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Le feu dans le ciel
Pendant ce temps, au Château d’Émeraude, les choses ne s’arrangeaient guère. La petite Kira n’arrêtait pas de pleurer dans les bras d’Armène, malgré tous les efforts déployés par le souverain pour la distraire. Elle enfouissait son visage dans les plis de la robe de la servante et y restait obstinément accrochée. Lorsqu’elle refusa de manger, Émeraude Ier craignit le pire.
— Elle n’a déjà que la peau sur les os ! s’exclama-t-il. Si elle ne mange rien, elle mourra avant que mon message n’atteigne sa mère !
Même le biberon de lait chaud n’eut pas l’effet désiré sur la petite. Armène était assise avec elle dans un fauteuil des appartements privés du roi et cherchait par tous les moyens à l’intéresser à un bol de céréales chaudes. Si seulement elle avait parlé la même langue qu’eux.
— Kira, mon cœur, écoute-moi, la pria la servante d’une voix insistante. Je sais que tu comprends tout ce que nous disons. Sache que nous partageons ta détresse, mais nous ne pouvons pas te ramener à Shola.
En entendant le nom de son royaume, elle leva de grands yeux noyés de larmes sur sa protectrice.
— Ta mère t’a confiée à nous et c’est notre devoir de prendre soin de toi.
— Mama…
Kira se redressa brusquement sur les genoux d’Armène, porta ses mains mauves à sa poitrine et grimaça de douleur. Croyant que la pupille du monarque était souffrante, Armène mit le château en état d’alerte. Le seul qui savait soulager tous les maux était Élund. Il n’avait plus le choix maintenant, il allait devoir s’occuper de l’enfant.
Le roi s’empara de Kira et la conduisit lui-même dans la haute tour du magicien. Élund avait commencé à enseigner la transmission de pensées à sa classe plus âgée, mais Émeraude Ier ne pouvait plus attendre. Il fit irruption dans la grande pièce circulaire, la petite fille dans les bras, Armène sur les talons.
— Majesté ? s’étonna le magicien.
— Je sais que votre travail auprès de ces futurs Chevaliers est de la plus haute importance, Élund, mais cette enfant ne va pas bien et je vous demande de me dire de quoi elle souffre pour que nous puissions la soigner.
Le magicien essayait de cacher sa peur du démon à ses jeunes élèves qui deviendraient un jour les preux défenseurs du royaume. D’ailleurs, ils avaient déjà tous tourné la tête en direction de leur professeur et ils s’attendaient à ce qu’il opère un miracle. Élund ne devait surtout pas perdre la face devant eux.
— Faites-la asseoir sur la table de cristal, déclara-t-il en faisant le brave.
Suivi des enfants, du magicien et d’Armène, Émeraude Ier y déposa Kira. Curieusement, elle ne chercha pas à s’accrocher à lui et accepta de demeurer assise toute seule sans le réconfort de bras humains. Le magicien s’approcha d’elle prudemment. D’un simple geste de la main, il anima la surface de la table d’une intense lumière blanche, émerveillant les enfants. Kira ne broncha pas. Elle fixait le magicien de ses yeux violets en cherchant désespérément quelqu’un qui comprenne ce qu’elle voulait dire, mais Élund était profondément concentré sur la lecture de son petit corps. Habituellement, lorsqu’un organe était atteint, la lumière blanche l’enveloppait et devenait rouge. Pourtant, rien ne se produisit.
— Mais elle n’a absolument rien, Majesté, déclara-t-il, en conservant ses distances avec l’enfant.
La lumière disparut, comme absorbée par la surface glacée de la grande table. Kira remit aussitôt ses mains sur ses côtes et grimaça.
— Si elle n’a rien, pourquoi fait-elle ce geste ? s’impatienta le roi.
— Ce n’est pas sa douleur à elle, indiqua soudain la petite voix aiguë d’un enfant.
Ils tournèrent tous la tête vers Hawke, le jeune Elfe dont la sensibilité surpassait de beaucoup celle des autres élèves.
— Tu comprends ce qu’elle essaie de nous dire ? s’étonna le monarque.
— Oui, sire, assura le frêle garçon aux yeux couleur de la forêt.
Kira se mit alors à quatre pattes et trottina vers Hawke. Elle s’arrêta au bord de la table, examina son visage et ses oreilles pointues puis posa la paume de sa petite main sur sa joue.
— Il est arrivé un grand malheur à une personne qu’elle aime… sa mère, je crois.
— Mais comment le saurait-elle ? demanda Émeraude Ier.
— Il y a un lien invisible entre elles, comme il y en a un aussi entre les gens de mon peuple… de mon ancien peuple, je veux dire…, bredouilla Hawke en baissant honteusement la tête.
— Donc, cette douleur, c’est sa mère qui la ressent ? demanda Armène, avec compassion.
— Oui, madame.
— Elle est malade ? voulut savoir le roi.
— Non, sire, déclara l’Elfe en relevant la tête, elle a été blessée. Quelque chose de froid s’est enfoncé dans sa chair. Je crains que ce ne soit la tête d’une flèche ou la lame d’un poignard.
Sa déclaration jeta la consternation sur le groupe. Les agressions étaient rares sur le continent, surtout dans les familles royales. On avait sans doute attaqué la reine alors qu’elle tentait de regagner Shola.
Le roi prit Kira et la déposa dans les bras d’Armène, lui demandant de lui faire avaler quelque chose avant qu’elle ne s’écroule d’inanition. Lisant dans les pensées de son souverain, Élund exigea de ses élèves qu’ils regagnent leurs tables de travail et qu’ils continuent leurs exercices. Puis, il suivit le roi dans la grande bibliothèque que peu de gens fréquentaient à part les Chevaliers. Le magicien referma les portes et entreprit de raconter au roi le curieux épisode des figurines que Kira avait matérialisées dans le bac à sable. Émeraude Ier haussa les sourcils mais ne parut pas vraiment surpris. Il lui parla de la vision que la petite Sholienne avait projetée dans son esprit et qui ressemblait fort à une attaque de la part de créatures étrangères.
— Le feu dans le ciel…, comprit alors le magicien. Majesté, je crains que les monstres que nous avions cru vaincus il y a des centaines d’années n’aient finalement pas tous péri.
— C’est de l’histoire ancienne, Élund. Et je n’en connais que les grandes lignes.
— Dans ce cas, je vous en brosserai un tableau complet dès que j’aurai terminé mes classes.
Le roi fit quelques pas dans la pièce déserte en réfléchissant aux implications d’une telle attaque sur Enkidiev. Les années de paix étaient-elles désormais révolues ?
— Et j’ai précipité nos seuls Chevaliers tout droit dans la gueule du loup, soupira-t-il.
Les traits du roi passèrent soudainement du découragement à l’espoir. Il ouvrit les grandes portes et, d’une voix forte, commanda à un serviteur qui passait d’aller chercher le soldat le plus fiable de sa garde personnelle. Il pouvait encore sauver Wellan et ses frères d’armes si un message leur parvenait dans les plus brefs délais.