035…
Bien décidés à reprendre leur temple profané par Satan, les descendants des douze tribus d’Israël s’étaient massés devant l’entrée principale des murailles et tentaient de forcer ses épaisses portes en les trouant avec des roquettes de bazooka. C’est alors que des soldats grimpèrent sur les remparts de chaque côté du portail et ouvrirent le feu sur les manifestants. Ils se mirent à tomber comme des mouches, jusqu’à ce qu’un minuscule rayon lumineux jaillisse du ciel et traverse le crâne d’un des démons.
À la base de Jérusalem, Eisik manipulait les réglages du satellite sur son clavier d’une main de maître. L’image que lui renvoyait la caméra de l’engin spatial était aussi claire que s’il avait été sur place. Il laissa partir un second jet de laser et faucha un autre des serviteurs du Prince des Ténèbres.
— Et de deux ! s’exclama-t-il fièrement.
Tu es vraiment habile, le félicita Adielle, debout derrière lui.
— J’ai gagné des compétitions de jeux vidéo quand j’étais petit.
— Tu ne m’as jamais dit ça.
— Je suis un homme discret.
— Fais en sorte que notre satellite ne soit pas repéré, sinon Cédric va nous faire jeter en prison pour le reste de nos jours.
Eisik ne put s’empêcher de penser qu’il ne détesterait pas être ainsi enfermé avec sa patronne, mais qu’une île déserte serait certainement préférable. « C’était le pire châtiment imposé à un pirate, jadis », se rappela-t-il.
— Et de trois !
Les jeunes Israéliens qui étaient armés ouvrirent le feu sur les soldats qui tentaient de les faucher.
— Arrête, maintenant, Eisik, ordonna Adielle. Je crois qu’ils peuvent se débrouiller à partir d’ici.
— À moins que ces gorilles aient demandé des renforts.
La directrice aperçut alors l’air de tristesse de son second dans son reflet sur l’écran.
— Dis-moi ce qui te tracasse.
— Il y a des jours où je sens que je suis à la place que Dieu a choisie pour moi.
— Mais pas aujourd’hui ?
— Ils ont presque mon âge et ils se battent avec ferveur pour leurs convictions.
— Toi, tu mènes ton combat autrement, c’est tout.
— C’est la même chose quand je vous vois partir, armée jusqu’aux dents. J’aimerais tellement avoir votre audace.
— Ce n’en est pas, Eisik. J’ai été entraînée à tuer quand j’étais plus jeune que ces protestataires. Je suis dans mon élément, quand j’ai un fusil entre les mains. Sur un clavier, je suis nulle, alors que tu es un as. C’est pour ça que j’ai besoin de toi.
— Je comprends que nous sommes peut-être sur le point d’être annihilés, mais est-ce que je pourrais solliciter une faveur ?
— Certainement.
— Si nous survivons à la fin du monde, est-ce que nous pourrions demander à Vincent McLeod de venir ici pour installer un de ses logiciels intelligents ?
— Tout ce que tu voudras, Eisik.
Cette promesse redonna beaucoup d’espoir au jeune technicien, qui ne savait plus à quoi se rattacher dans ce monde en pleine ébullition.
Satan était paresseusement assis dans un fauteuil beaucoup plus confortable que son trône en or et regardait ce qui se passait ailleurs sur la planète. Dès que son Faux Prophète aurait conquis Rome, il irait s’installer au Vatican d’où il dirigerait tous les gouvernements du monde. La campagne de vaccination allait bon train, malgré le fait que les journalistes parlaient de bastions de résistance dans certains pays où l’on refusait de se faire inoculer.
La soudaine apparition de lésions sur la peau des humains, même si elle n’était pas son œuvre, achèverait de les convaincre d’accepter l’injection. Quelque part, ses démons étaient en train de programmer le plus gros ordinateur du monde et à partir de cette fabuleuse machine, il pourrait faire marcher ses esclaves humains au doigt et à l’œil.
Les images de l’océan et des rivières rouges le firent sursauter. Caritas vint se placer derrière lui et massa doucement ses larges épaules pour l’apaiser.
— Qu’y a-t-il, mon amour ?
— Je pense qu’Arimanius a exagéré, cette fois.
— C’est peut-être ton téléviseur qui fait défaut.
— Toutes les autres couleurs sont exactes, sauf celle de l’eau.
Le Prince des Ténèbres n’avait nul besoin d’une télécommande pour agir sur les fonctions du téléviseur. Il leva le bout des doigts et le volume de l’appareil augmenta. Il écouta toutes les théories avancées par divers savants sur l’étrange coloration autant de l’eau salée que de l’eau douce. Des poissons commençaient à remonter en surface, asphyxiés. Les téméraires qui n’avaient avalé qu’une goutte du liquide toxique avaient trouvé la mort dans d’atroces souffrances.
— Pourquoi ton lieutenant chercherait-il à tuer tes futurs sujets puisque que tu n’auras aucun mal à leur faire faire ce que tu veux ? s’étonna Caritas.
— Et s’il n’était pas responsable de ce phénomène ?
— Il faudrait que ce soit un autre démon qui possède autant de puissance que toi.
— Cristobal ?
— C’est un Anantas, mais il ne connaît pas l’étendue de ses pouvoirs, affirma la reine. De toute façon, il n’a aucune disposition à faire le mal.
— Alors qui ?
Le choc des premières roquettes secoua tout le temple.
— Mais qu’est-ce qui se passe, cette fois-ci ? se hérissa le Prince des Ténèbres.
Les secousses se firent de plus en plus rapprochées.
— On dirait que tu as un ennemi très déterminé, fit remarquer Caritas. Veux-tu que je nous en débarrasse ?
— Non, je m’en occupe.
D’un pas lourd, Satan se dirigea vers les portes du temple qui s’ouvrirent devant lui. Il déploya ses sombres ailes et se hissa sur le toit du portique afin d’évaluer la situation avant d’intervenir. Il vit alors les milliers de rebelles massés devant le portail de la muraille qu’ils étaient d’ailleurs en train de défoncer avec beaucoup d’efficacité, tandis que les soldats chargés de défendre son palais tiraient sur eux. Un de ses officiers Orphis grimpa le rejoindre.
— Qui sont-ils ? s’enquit Satan.
— Les descendants des premières tribus d’Israël, apparemment, mon seigneur.
— Que veulent-ils ?
— Ils désirent vous chasser de ce temple qui, disent-ils, leur appartient.
— C’est moi qui l’ai fait construire ! tonna l’Ange de l’Abîme. Pourquoi tes hommes sont-ils incapables de les repousser ?
— Nous ne conservons qu’une petite garnison, ici.
— Pour protéger ton empereur, tu n’as placé que quelques soldats en faction ?
— Vous possédez des pouvoirs inégalés dans tout l’univers, mon seigneur. Nous n’avons pas pensé que ce serait nécessaire.
Satan se tourna vers le démon et le fixa droit dans les yeux.
— Tu as raison.
D’un bond prodigieux, le Prince des Ténèbres se retrouva sur l’arche sous laquelle étaient attachées les portes d’acier qui allaient bientôt céder sous les martèlements répétés des salves de bazooka.
— Écoutez-moi ! hurla-t-il en se couvrant d’écailles bleues.
Ses ailes se refermèrent dans son dos.
— Je veux la paix, chez moi !
Toutes les mitraillettes des résistants se braquèrent sur le reptilien et ouvrirent le feu, mais aucune de leurs balles ne l’atteignit. Elles retombèrent toutes sur le sol, en une pluie de métal. Au bout de plusieurs minutes, les tirs s’arrêtèrent.
— Croyez-vous vraiment pouvoir me tuer avec vos jouets ?
Toutes les armes devinrent si brûlantes dans les mains des rebelles qu’ils durent les laisser tomber à leurs pieds.
— Ce temple est à moi et personne ne me le prendra, de gré ou de force ! Est-ce que je me fais bien comprendre ?
— Il appartient aux enfants d’Israël, pas aux démons de l’enfer ! cria une voix.
— Laissez-moi vous déboucher les oreilles.
Satan ouvrit les bras et des flammes sortirent de terre, emprisonnant les protestataires dans un enclos de feu.
— Je veux la paix chez moi !
La rue entière se transforma en un gigantesque bûcher, auquel aucun des cent quarante-quatre mille jeunes gens ne purent s’échapper. De terribles cris de douleur s’en élevèrent pendant de longues minutes, puis ce fut le silence. Satisfait, Satan huma l’odeur de la chair brûlée et éteignit le feu. Il se laissa tomber sur le sol, au milieu des corps calcinés.
— Quand je donne un ordre, je veux qu’on m’obéisse !
Sa voix retentit dans toute la ville. Bientôt elle serait entendue sur la planète entière. Il se retourna vers les portes qui se mirent à se réparer d’elles-mêmes. Les énormes trous se colmatèrent et le métal se redressa dans un grincement presque reptilien. Lorsqu’elles furent de nouveau bien droites, les portes s’ouvrirent devant leur maître qui les franchit sans se presser.
— J’aimerais savoir qui fomente ces révoltes inutiles, grommela-t-il en reprenant sa forme humaine.
— Ce sont les Nagas, lui répondit une voix en provenance de l’obscurité qui régnait entre les remparts et les murs du temple.
— Montre-toi ou subis le même sort que ces infidèles.
Le démon sortit de l’ombre et Satan le reconnut aussitôt.
— Asmodeus…
— Le seul et l’unique.
Le Shesha se transforma en jeune punk.
— Les rumeurs à ton sujet sont troublantes, indiqua Satan.
— On dit n’importe quoi des démons qui réussissent mieux que les autres.
— Qui réussissent quoi, Asmodeus ?
— Votre nouvelle reine m’a demandé de venger ses fils, vos frères, et je m’acquitte plutôt bien de cette tâche. J’ai tué près de la moitié des Nagas, à moi seul, alors que les Dracos ont été incapables de se débarrasser d’eux pendant des siècles.
— Apparemment, il en reste suffisamment pour m’empoisonner l’existence.
— Je les ai dans ma mire.
— Tu es venu jusqu’ici pour me dire ça ?
— Malgré tout le respect que je vous dois, c’est pour la reine que je suis ici.
— Elle est à l’intérieur. Tu as dix minutes pour faire le bravache à ses pieds.
Asmodeus se courba très bas devant le maître du monde et le suivit dans le temple. Caritas était allongée sur un sofa de velours, vêtu d’une robe incarnat de style renaissance qui rehaussait sa beauté.
— Viens-tu m’annoncer qu’ils ont tous payé pour leur crime ? demanda-t-elle en se redressant.
— Non seulement j’ai exécuté ces casse-pieds, mais pour que tout entraînement d’une future génération de varans soit impossible, j’ai également assassiné leurs précieux mentors. Il ne reste qu’une poignée de Nagas, ici même, à Jérusalem. Je les ai gardés pour la fin.
— Tu seras récompensé, démon.
— J’y compte bien, ma reine.
Satan retourna s’asseoir dans son fauteuil, mais prêta l’oreille aux propos du Shesha au lieu de regarder la télévision. Il n’ignorait rien de ce qui se passait en enfer, mais chaque fois qu’il était question d’Asmodeus, les pistes se brouillaient. Il avait entendu dire que ce dernier avait provoqué les démons les plus rusés en duel et qu’il les avait terrassés les uns après les autres. Asmodeus avait ensuite créé sa propre coterie et s’était approprié une île après avoir dévoré la famille humaine qui l’habitait. Ahriman aussi avait vaguement mentionné ses différends avec ce Shesha envieux, qu’il avait dû retourner aux enfers pour calmer ses ambitions.
Que Caritas l’ait libéré pour se débarrasser des traqueurs était bien fâcheux, car Satan ne voulait pas indisposer cette reine-dragon qui, si elle le désirait, pourrait prendre sa place à la tête du monde. Il ne pouvait donc pas arracher à Asmodeus sa langue fourchue qui ne répandait que des propos pleins de fiel.
— J’ai suffisamment pris de votre temps, Majesté, annonça le Shesha avec un air blasé.
— Quand tu reviendras, apporte-moi les glandes des derniers Nagas.
— Il en sera fait selon votre volonté.
Satan le suivit des yeux tandis qu’il quittait le temple.
— On dirait de la jalousie, le piqua Caritas.
— Il cache quelque chose.
— Est-ce vraiment important, puisqu’il remplit son rôle à merveille ?
— C’est juste une impression. Ne t’en inquiète pas.
Caritas s’assit sur les genoux de son jeune amant et glissa ses doigts dans ses cheveux noirs.
— J’aurais préféré que tu répondes que tu ne le laisserais jamais m’arracher à toi, mais j’oubliais que tu crois aveuglément en tes propres capacités.
Elle l’embrassa en fouillant dans son esprit. Il ne se sentait nullement menacé par le Shesha, mais il ne lui faisait pas confiance non plus. Sans doute le ferait-il exécuter dès qu’il en aurait l’occasion.