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Scorpio entendait à peine le filet de voix, sec et mince comme du papier. Il leva la main pour faire taire ses compagnons et plissa les paupières, luttant contre la douleur lancinante de ses blessures. Valensin remballait déjà ses instruments chirurgicaux et ses onguents dans le linge ensanglanté.
— Quelle fille ? Je ne vois pas…, fit Scorpio.
La réponse du doyen Quaiche fit un bruit d’ongles raclant une plaque de métal.
— Elle se fait appeler Rashmika Els. Son vrai nom, je ne le connais pas, et il ne m’intéresse pas. Ce que je sais, c’est qu’elle est arrivée sur Hela à bord de votre vaisseau, il y a neuf ans. Nous avons fait le rapprochement. Du coup, bien des choses se mettent en place.
— Vraiment ?
La voix changea. L’autre homme, le chirurgien général, avait repris la parole :
— Je ne sais pas exactement comment vous vous y êtes pris, dit-il, mais je suis impressionné. Des souvenirs refoulés, de l’autosuggestion… qu’est-ce que c’était ?
— Je n’ai pas la moindre idée de ce que vous racontez.
— L’affaire de la gendarmerie de Vigrid.
— Mais qu’est-ce que vous racontez ?
— La fille devait être programmée pour émerger de sa coquille. Il fallait un déclencheur. À moins qu’elle n’ait su, au bout de huit ou neuf ans, à un niveau inconscient, qu’elle avait passé assez de temps parmi les villageois des malterres et qu’elle devait amorcer la phase suivante de l’infiltration : s’introduire au plus haut niveau de notre ordre même. Pourquoi, je n’en sais rien, mais je suis assez enclin à penser que vous, vous le savez.
Scorpio ne dit rien. Il le laissa poursuivre.
— Elle devait attendre l’arrivée d’un moyen de rejoindre la Voie Permanente, puis vous faire signe qu’elle était en route, afin que vous sachiez que vous deviez ramener votre vaisseau des profondeurs glacées de l’espace. C’était une question de timing : la réussite de vos négociations avec le doyen dépendait des informations privilégiées qui vous étaient fournies par la fille. Elle a dans la tête des machines qui ressemblent beaucoup aux implants conjoineurs, mais je doute que vous puissiez les lire depuis l’orbite. Alors il fallait un autre signal, qui ne pouvait pas vous échapper. La fille a fait sauter un entrepôt d’explosifs, c’est ça ? Le sabotage a attiré l’attention de la gendarmerie. Je ne crois pas qu’elle ait seulement conscience de l’avoir fait elle-même : elle a probablement agi dans un état voisin du somnambulisme, en réponse à des instructions profondément enfouies. Après quoi elle a obéi à un besoin irrépressible de partir de chez elle et de gagner les cathédrales. Elle s’était concocté un prétexte : la quête d’un frère depuis longtemps disparu, alors même que toutes les fibres de sa raison auraient dû lui dire qu’il était mort et enterré. En attendant, vous aviez reçu votre signal. Toutes les chaînes d’information locales avaient parlé du sabotage. Vous aviez sans doute les moyens de les intercepter, même loin d’Hela. J’imagine que la nouvelle comportait un code, la date et l’heure, peut-être, afin que vous ne puissiez douter que c’était bien l’œuvre de votre espionne.
Scorpio comprit qu’il n’avait aucune raison de continuer à bluffer.
— Je constate que vous accomplissez votre tâche avec beaucoup de sérieux, dit-il.
— Ma tâche… de sang. Mais je vois ce que vous voulez dire.
— Vous touchez à un cheveu de sa tête, et je vous pulvérise.
— Nous n’avons aucune intention de lui faire du mal, répondit le chirurgien général avec un sourire dans la voix. D’ailleurs, je crois que je vais plutôt vous passer le doyen. Il a une proposition intéressante à vous faire…
— Une proposition, en effet, reprit la voix ténue, comme si quelqu’un soufflait dans un roseau. Je m’apprêtais à prendre votre vaisseau par la force parce que je n’aurais jamais pensé avoir un moyen de pression sur vous. Il semble que la force ait échoué. Je suis étonné, je le répète : Seyfarth m’avait assuré du succès. Franchement, ça n’a plus d’importance maintenant que je tiens la fille. Il est évident qu’elle revêt une grande importance pour vous. Vous allez donc faire ce que je veux, et mes agents n’auront pas besoin de lever le petit doigt.
— J’écoute, fit Scorpio. Que voulez-vous ?
— Je vous ai dit que je voulais vous louer votre vaisseau. Comme preuve de ma bonne foi, et de ma grande mansuétude, cet arrangement tient toujours. Je vais utiliser votre vaisseau comme bon me semble, et je vous le rendrai avec ses occupants et son infrastructure plus ou moins intacts.
— Plus ou moins, releva Scorpio.
— Ne finassez pas avec moi, porcko. Je suis plus vieux, plus laid, et croyez-moi, ce n’est pas une formule de style.
Scorpio entendit sa propre voix comme si elle sortait d’une autre bouche :
— Que voulez-vous ?
— Regardez Hela, répondit Quaiche. Je sais que vous avez positionné des caméras-espions sur la totalité de votre orbite. Braquez-les sur ces coordonnées et dites-moi ce que vous voyez.
L’image mit quelques secondes à se matérialiser sur le compad de Scorpio. Ils virent alors un trou rectangulaire, nettement creusé dans le sol. On aurait dit une tombe fraîche. Les coordonnées renvoyaient à une partie d’Hela qui se trouvait dans la zone éclairée, mais le fond du trou était quand même dans l’ombre, une ombre ponctuée d’une succession de projecteurs industriels. D’après l’échelle superposée à l’image, la fosse devait faire cinq kilomètres de longueur et presque trois de largeur. La hauteur des parois était de deux kilomètres environ. Trois d’entre elles étaient revêtues d’un matériau gris, rugueux, et montaient selon un angle légèrement évasé par rapport à la base. Elles étaient garnies de gradins et de rampes d’accès, et des fenêtres étaient visibles entre des panneaux d’appareillage industriel et de cabines pressurisées. Autour des parois supérieures de la tranchée, Scorpio voyait des plaques rétractées, découpées pour s’encastrer les unes dans les autres. Dans les profondeurs ténébreuses, on devinait d’énormes mécanismes soulignés d’ombres baroques par les projecteurs : des choses qui évoquaient des pinces de homard prêtes à saisir leur proie, ou des molaires aplaties : les composants mobiles d’un harnais à la taille, gigantesque, du Spleen de l’Infini. Il voyait les rails et les vérins montés sur des pistons qui lui permettraient de se verrouiller autour de la coque d’à peu près n’importe quel gobe-lumen – dans les limites du raisonnable.
La quatrième paroi de la fosse – l’un des petits côtés – menait en pente beaucoup plus douce vers la plaine environnante. À voir comment les ombres de la surface tombaient sur le fond, il était évident que la tranchée était parallèle à l’équateur d’Hela.
— Vous avez reçu le message ? demanda Quaiche.
— Bien reçu, répondit Scorpio.
— C’est une fosse faite pour supporter la masse de votre bâtiment, et l’empêcher de s’échapper, même en poussée.
Scorpio nota la façon dont l’arrière du harnais pouvait être relevé ou abaissé afin de permettre d’ajuster avec précision l’inclinaison de la coque. Il voyait déjà le Spleen de l’Infini dans cette tranchée, épinglé là comme lui-même avait été cloué au mur.
— Et que voulez-vous en faire. Doyen ?
— Vous n’avez pas encore compris ?
— J’ai la comprenette un peu lente. C’est chromosomique.
— Alors je vais vous expliquer. Vous allez freiner Hela pour moi. Je vais utiliser votre vaisseau comme un frein, pour mettre ce monde en synchronisation parfaite avec Haldora.
— Vous êtes fou.
Scorpio entendit un bruit de crécelle, sec, désincarné. Un rire qui évoquait de vieilles brindilles qu’on aurait secouées dans un sac.
— Je suis un fou, mais un fou qui détient une chose dont vous avez salement envie. On négocie ? Vous avez soixante minutes à partir de maintenant. D’ici une heure exactement, je veux que votre vaisseau soit verrouillé dans cette casemate. J’ai déjà calculé une trajectoire d’approche qui minimisera les tensions latérales de la coque. Si vous la suivez, il n’y aura qu’un minimum de dégâts et de désagréments. Vous voulez la voir ?
— Bien sûr que je…
Il n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Une violente embardée ébranla le vaisseau, qui fut éjecté hors de son orbite. Les anciens se cramponnèrent instinctivement à la table. Le paquet d’instruments chirurgicaux de Valensin glissa sur le plateau et tomba à terre. La carcasse du vaisseau poussa des gémissements et des hurlements de protestation qui évoquaient les craquements d’immenses et antiques arbres malmenés par une tempête.
Ils descendaient. Le capitaine l’avait décidé.
Scorpio lança hargneusement quelques paroles dans son bloc-poignet :
— Quaiche, écoutez-moi ! On peut s’arranger ! Vous pouvez utiliser notre vaisseau, nous sommes déjà en route pour vous rejoindre, mais il faut que vous fassiez une chose pour moi en échange…
— Vous pourrez récupérer la fille quand nous n’aurons plus besoin de votre vaisseau.
— Je ne vous demande pas de nous la rendre maintenant. Mais je voudrais que vous arrêtiez la cathédrale. Ne lui faites pas franchir le pont.
— J’aimerais bien, vraiment, fit une voix aussi désincarnée qu’une fumée. Mais j’ai bien peur qu’il ne soit trop tard.
Dans le noyau de l’arme secrète, la cascade de réactions avait franchi un point de non-retour. Des processus physiques exotiques frémissaient, bouillonnaient, comme du lait qui déborde. Aucune intervention concevable, en dehors de la destruction violente de l’arme, ne pouvait maintenant l’empêcher de tirer. Les ultimes vérifications furent effectuées, c’est-à-dire que le système fut ajusté, vérifié, réajusté et revérifié un nombre incalculable de fois. Les processus en spirale se poursuivirent : une sorte de reflet devint une étincelle, qui devint à son tour une bille d’énergie nue, laquelle commença à s’enfler. La boule de feu devint encore plus grosse, avalant les mécanismes de confinement, couche après couche. Des capteurs microscopiques, massés autour de la sphère en expansion, enregistrèrent des tempêtes d’événements au niveau corpusculaire. L’espace-temps lui-même commença à se recroqueviller et à s’incurver, comme le bord d’un parchemin qu’on aurait tenu trop près d’une flamme. La sphère engloutit la dernière enveloppe de confinement et continua à se dilater. L’arme sentit que des parties d’elle-même étaient dévorées de l’intérieur : c’était en même temps glorieux et glaçant. Au cours des derniers moments de son existence, elle réassigna les fonctions du volume entourant la sphère en expansion, confiant une partie croissante de son contrôle conscient à ses couches extérieures. La sphère continuait à se dilater, mais elle commençait maintenant à se déformer, à s’allonger dans une certaine direction, en conformité exacte avec les prévisions. Une force dévastatrice fonça vers l’avant comme une lance, défonçant une moelle de strates abandonnées, faisant à l’arme l’effet d’un pal d’acier glacé. La pointe s’étendit au-delà de son blindage, au-delà de la nacelle, vers la face d’Haldora.
La sphère en expansion avait à présent englouti quatre-vingts pour cent du volume de l’arme secrète. Les ondes de choc se ruaient vers la surface de la géante gazeuse : en quelques nanosecondes, l’arme cesserait d’exister, à l’exception d’un nuage étincelant au bout d’un de ses rayons.
Elle était presque à court d’espace de traitement viable. Elle commença à rejeter des fonctions cognitives supérieures, se débarrassant de parties d’elle-même. Elle fit cela avec une étrange discrimination, soucieuse de préserver un minuscule noyau d’intelligence jusqu’au dernier moment possible. Il n’y avait plus de décisions à prendre ; rien à faire, qu’attendre la destruction. Mais elle devait le savoir : elle devait rester assez longtemps consciente pour s’assurer qu’elle avait joué son rôle.
Quatre-vingt-quinze pour cent de l’arme secrète étaient maintenant transformés en une boule fulminante, un feu d’enfer photo-leptonique. Ses systèmes cognitifs étaient étalés en une couche mince, atténuée, réduite à sa peau même : une croûte, un vernis bientôt craquelé, calciné, pétrifié par l’onde de choc de plus en plus rapide de l’explosion. Son intelligence mécanique dévala l’échelle cognitive jusqu’à ce qu’il n’en subsiste qu’un sentiment obstiné, bactérien, de sa propre existence, et du fait qu’elle était là dans un but précis.
La lumière jaillit à travers le dernier millimètre de blindage. À cet instant, les premiers retours d’images leur parvenaient d’Haldora. Les caméras fixées sur la peau de l’arme secrète relayaient les données vers la mare rabougrie de conscience qui était tout ce qui restait d’une intelligence naguère affûtée, et qui allait en s’amenuisant.
Le rayon avait effleuré la planète. Et il lui arrivait quelque chose, qui s’étalait à partir du point d’impact selon une onde de distorsion optique.
La conscience se ratatina et cessa d’être. Elle s’autorisa, pour finir, une vague exaltante d’autoconsommation qui allait en s’amenuisant.
Dans les profondeurs de la cathédrale Notre-Dame de Morwenna – dans l’immense hall de la Puissance Motrice –, plusieurs événements se produisirent presque instantanément. Un éclair de lumière intense inonda la salle à travers les étroites meurtrières incolores des hublots utilitaires situés au-dessus des manchons d’accouplage. Glaur, le chef d’équipe, cligna des yeux, aveuglé par les images résiduelles de l’éclair – les formes énormes, roses et vertes, des systèmes de propulsion gravées sur sa rétine en négatif –, quand la machinerie perdit sa synchronisation habituellement impeccable : il eut, l’espace d’un vertigineux battement de cœur, l’impression que le cisaillement complexe, aérien, des tiges, des valves et des compensateurs se désassemblait et disloquait tout ce qui se trouvait à proximité, le réduisant en un amalgame sanglant de métal et de chair.
Mais l’instant passa : les régulateurs et les amortisseurs firent leur office, rendant au mouvement son rythme syncopé habituel. Il y eut des gémissements et des couinements de protestation mécanique – assourdissants, pénibles – alors que des centaines de tonnes de métal en mouvement compensaient les contraintes des manchons, des valves et des rotules, mais rien ne se détacha ou ne vola vers lui. Glaur remarqua alors que les boîtiers de sécurité clignotaient sur le réacteur, de même que les voyants du servo-contrôle de la propulsion principale.
L’onde de désorganisation avait été amortie et contrôlée dans le hall de la Puissance Motrice, mais ces machines ne composaient qu’une partie de la chaîne, et l’onde se propulsait toujours. En une demi-seconde, elle franchit la barrière étanche de la paroi et se retrouva dans le vide. Un observateur qui aurait regardé la Morwenna de loin aurait vu les mouvements coulés habituels des arcs-boutants perdre leur coordination. Glaur n’avait pas besoin d’être à l’extérieur : il savait exactement ce qui allait se passer, il le voyait d’ici, avec la précision d’un plan coté. Il tendit même la main vers une poignée avant d’avoir consciemment décidé de le faire.
La Morwenna tituba. D’énormes masses de machinerie en mouvement – normalement contrebalancées de telle sorte que la marche de la cathédrale ne produisait qu’un infime balancement même au sommet de la Tour de l’Horloge – furent complètement déséquilibrées. La cathédrale bascula d’un côté, puis de l’autre. L’effet fut catastrophique, affolant, comme prévu : le basculement provoqua un nouveau frémissement dans les mécanismes de propulsion, et le processus se répercuta avant même que le premier déséquilibre ait été amorti.
Glaur serra les dents, se cramponna. Il regarda le plancher basculer par degrés entiers, horrifiants. Des sirènes se déclenchèrent ; des signaux d’alarme rouges, clignotants, flamboyèrent dans les hauteurs voûtées de la salle.
Une voix se fit entendre par les haut-parleurs. Il tendit la main vers le micro, élevant sa propre voix pour couvrir le vacarme.
— Ici le chirurgien général. Que se passe-t-il, en bas ?
— C’est Glaur, monsieur. Je ne sais pas. Il y a eu un éclair… Tout s’est mis à débloquer. Si je ne savais pas que c’est impossible, je dirais que quelqu’un a fait sauter une charge très puissante qui a atteint nos boîtiers électroniques.
— Ce n’était pas une charge nucléaire. Bon, mais que se passe-t-il dans le domaine dont vous avez le contrôle, au sein de la cathédrale ?
— Elle échappe à tout contrôle, monsieur.
— Elle va basculer ?
Glaur jeta un coup d’œil autour de lui.
— Non, monsieur. Non.
— Elle va quitter la Voie ?
— Non, monsieur. Pas ça non plus.
— Très bien. Je voulais juste m’en assurer.
Grelier marqua une pause. Dans l’intervalle entre ses phrases, Glaur entendit quelque chose de bizarre, comme le sifflement d’une bouilloire.
— Glaur, que vouliez-vous dire par : « Elle échappe à tout contrôle » ?
— Je veux dire, monsieur, que nous sommes sur pilote automatique, comme en cas d’urgence. Les commandes manuelles sont verrouillées sur le compteur de vingt-six heures. C’est le capitaine Seyfarth qui m’a fait faire ça, monsieur : il a dit que c’étaient les ordres de la Tour. Alors nous n’allons pas nous arrêter, monsieur. Nous ne pouvons pas nous arrêter.
— Merci, dit tout bas, calmement, Grelier.
Dans le ciel, au-dessus d’eux, ça n’allait pas du tout. À l’endroit où le rayon de l’arme avait atteint Haldora, une sorte d’onde avait fusé et s’était étendue selon des cercles concentriques. L’arme proprement dite avait disparu ; et le rayon l’avait suivie, englouti par Haldora. Seul subsistait, à l’endroit où elle avait été activée, un nuage blanc argenté qui allait en se dissipant.
Mais les effets se poursuivirent. À l’intérieur de l’onde circulaire, qui allait en s’étendant, les tourbillons et les bandes habituels de la géante gazeuse étaient absents. À la place, il n’y avait qu’une ecchymose rouge rubis, lisse et indifférenciée. En l’espace de quelques secondes, elle engloba toute la planète. Ce qui avait été Haldora n’était plus qu’une sorte d’œil injecté de sang.
Qui resta planté là un instant, à lorgner sinistrement Hela. Puis des indices de schéma commencèrent à apparaître sur la sphère rouge : ni les virgules et les queues-de-cheval des frontières chimiques, ni les bandes des anneaux de rotation différenciée, ni les yeux cyclopéens des houles majeures. C’étaient des schémas réguliers, précis, qui s’affinèrent encore comme si une main invisible avait nettoyé les dessins d’un tapis. Puis ils changèrent, formant tantôt un labyrinthe ornemental joliment ouvragé, tantôt une évocation de circonvolutions cérébrales. La couleur passa du rouge rubis au bronze, et enfin à une sorte d’argent patiné. De la planète jaillirent un millier de pointes, qui s’effondrèrent au bout d’un moment dans un océan de mercure indifférencié, lisse. Le mercure devint un quadrillage ; le quadrillage se changea en un plan de ville sphérique d’une complexité fantastique ; le plan urbain devint un Armageddon rampant.
La planète revint. Mais ce n’était plus la même planète. En un clin d’œil, Haldora devint une autre géante gazeuse, puis encore une autre, aux couleurs et aux bandes changeantes. Des anneaux apparurent dans le ciel : une guirlande de lunes, décrivant une procession d’orbites impossibles. Deux ensembles d’anneaux imbriqués l’un dans l’autre. Une douzaine de lunes parfaitement carrées.
Une planète à laquelle manquait un morceau bien net. Comme un gâteau de mariage dont un ogre aurait pris une énorme bouchée.
Une planète qui était le reflet d’un miroir d’étoiles.
Une planète dodécaédrique.
Rien.
L’espace de quelques secondes, il n’y eut plus là-haut qu’une sphère noire. Puis la sphère tremblota, comme un ballon plein d’eau.
L’immense mécanisme de camouflage était en train de flancher.