42
Hela, 2727
Une volée de petits vaisseaux noirs monta de la surface d’Hela. C’étaient pour la plupart des véhicules surface-orbite achetés, empruntés, volés ou confisqués à des Ultras. La plupart n’avaient que des propulsions chimiques ; quelques-uns, des moteurs à fusion. La majorité ne transportaient qu’un ou deux Gardes de la Cathédrale, installés dans un châssis squelettique, dépouillé, simplement protégé par une bulle blindée. Ils partaient d’aires d’atterrissage disséminées le long de la Voie, ou de bunkers dissimulés dans la glace, d’où ils s’envolaient dans des geysers de glace. Certains décollaient de la superstructure de cathédrales adventistes comme la Morwenna. De petites flèches subsidiaires, ou des tours en surplomb soutenues par des arcs-boutants se révélèrent soudain être des vaisseaux spatiaux qui étaient restés longtemps dissimulés. Des structures de camouflage tombèrent comme autant de feuilles grises, mortes. En prévision de la mise à feu, des ponts roulants complexes, en encorbellement, écartèrent les vaisseaux de la maçonnerie et des vitraux délicats. Des dômes et des coupoles s’ouvrirent le long de lignes de crête, révélant des vaisseaux serrés les uns contre les autres, qui s’élevèrent sur des plates-formes de lancement hydrauliques. Quand les vaisseaux prirent leur essor, la flamme de leurs moteurs grava des hauts-reliefs éclatants et des ombres d’un noir de poix dans les ornementations tarabiscotées de l’architecture. Des gargouilles semblèrent tourner la tête, la gueule béant dans un mélange de surprise et d’émerveillement. Le violent départ de cette énorme masse ébranla les cathédrales sur leurs bases. Quand les vaisseaux furent partis, elles étaient toujours là, et n’avaient que peu changé.
En quelques secondes, les vaisseaux de la Garde atteignirent l’orbite ; quelques secondes plus tard, ils s’étaient identifiés et signalés à leurs frères, déjà en position autour d’Hela. Dans toutes les directions, des propulsions flamboyaient, des vaisseaux se regroupaient en vagues d’assaut et entamaient leur course vers le Spleen de l’Infini.
Au moment précis où les vaisseaux de la Garde de la Cathédrale quittaient Hela, un petit appareil se posait sur l’aire d’atterrissage de la Morwenna et venait se ranger le long de la navette qui avait amené les délégués ultras depuis leur gobe-lumen.
Grelier passa plusieurs minutes dans le cockpit, à actionner des manettes à manche d’ivoire et à vérifier que les systèmes vitaux resteraient actifs pendant son absence. La cathédrale était maintenant dangereusement près du pont, et il n’avait pas l’intention d’y faire de vieux os quand elle amorcerait la traversée. Il inventerait un prétexte pour déguerpir : une mission pour la Tour de l’Horloge ou pour le ministère du Sang. Il n’aurait que l’embarras du choix. Même si le doyen lui demandait de rester auprès de lui pendant la traversée, il trouverait le moyen de prendre la poudre d’escampette ; il pourrait toujours trouver une explication pour arrondir les angles après coup. S’il y avait un après, bien sûr. En tout cas, il savait ce qu’il ne voulait pas : attendre que son vaisseau effectue son cycle de préchauffage.
Il boucla son casque, ramassa ses affaires, passa par le sas. Dehors, sur le terrain, il dut admettre que la vue était impressionnante. Il voyait l’endroit où le sol disparaissait, cette immense falaise vers laquelle ils glissaient. Rien ne pouvait plus les arrêter, se dit-il. En temps normal, ralentir l’avance de la Morwenna était une procédure bureaucratique d’une lenteur labyrinthique. La paperasse pouvait mettre des heures à redescendre jusqu’aux techniciens de la Puissance Motrice, qui avaient la haute main sur les commandes des moteurs. Il arrivait souvent que ceux-ci, conditionnés à penser que la cathédrale ne devait jamais ralentir, renvoient les instructions à l’envoyeur, et la paperasse remontait cahin-caha la chaîne de commandement, ce qui prenait des heures et des heures. Or ce que la cathédrale aurait dû faire, tout de suite, n’était pas ralentir, mais s’arrêter complètement. Grelier eut un frémissement : il ne voulait pas songer au temps que ça prendrait.
Des lueurs attirèrent son regard. D’innombrables étincelles zébraient les cieux. Des dizaines – non, des centaines – de vaisseaux. Que se passait-il ?
Il parcourut le ciel du regard, et sur l’horizon il vit l’écharde bien visible, gris fer, scintillante, d’un gobe-lumen vers lequel les autres vaisseaux se dirigeaient manifestement.
Ça n’allait vraiment pas, ça…
Grelier se détourna de la navette, impatient d’entrer dans la cathédrale et de découvrir ce qui se passait. Puis il remarqua une tache rouge, au bout de sa canne. Il pensait l’avoir nettoyée avant de quitter la colonie des malterres de Vigrid. Il ne l’avait manifestement pas fait à fond.
En se gourmandant, il essuya le bout de sa canne sur la surface couverte de givre du terrain d’atterrissage, y abandonnant une fleur rosée.
Puis il se mit en demeure de retrouver le doyen. Il avait des nouvelles intéressantes pour lui.
Orca Cruz vit les deux Adventistes avant les autres membres de son groupe – trois agents de la Ligue de Sécurité. Les intrus étaient au bout d’une large coursive au plafond bas, et ils avançaient vers eux d’un pas mesuré de somnambules.
Cruz se tourna vers ses hommes.
— Puissance minimale, dit-elle tout bas. Armes paralysantes uniquement. Ils n’ont pas de lance-flammes, et je voudrais les interroger.
Les membres de l’unité hochèrent la tête avec ensemble. Ils savaient ce que ça voulait dire.
Elle s’avança vers les Adventistes, le bout acéré de son arme pointé devant elle. Les Adventistes n’étaient pas lourdement cuirassés. Les rapports confus des autres éléments de la LS – la prévenant qu’ils avaient des lance-flammes – laissaient entendre qu’ils avaient enlevé leurs scaphandres pressurisés, mais elle n’avait pas voulu le croire. En fait, ils ne s’en étaient pas complètement débarrassés : ils en tenaient des fragments déchiquetés, et ils avaient ôté de larges parties incurvées de leurs pectoraux, mais ils portaient toujours leurs gants métalliques et leur casque à plumet rose.
Elle admirait leur stratégie : à ces profondeurs du gobe-lumen, le scaphandre était plus ou moins superflu, mais d’un autre côté les Ultras auraient scrupule à déployer des armes à énergie contre les envahisseurs, même s’ils savaient qu’ils étaient à distance de sécurité du vide, ou des systèmes critiques pour le vaisseau. L’instinct qui les poussait à protéger leur propre vaisseau était trop profondément inscrit en eux, même quand il était menacé d’invasion. Et à bord d’un vaisseau comme le Spleen de l’Infini – dont chaque atome était connecté au système nerveux du capitaine –, cet instinct était d’autant plus fort. Ils avaient tous vu ce qui arrivait quand un accident infligeait une blessure au vaisseau ; ils avaient tous ressenti la douleur du capitaine.
Cruz s’avança dans la coursive.
— Lâchez vos armes ! ordonna-t-elle. Vous savez que vous ne pouvez pas résister.
— Lâchez vos armes vous-mêmes, rétorqua l’un des Adventistes. Nous ne voulons que votre vaisseau. Personne ne sera blessé, et le vaisseau vous sera restitué.
— Vous auriez dû le demander plus gentiment, ironisa Cruz.
— Pourquoi ? Vous auriez accepté ?
— C’est peu vraisemblable, répondit-elle après un instant de réflexion.
— Alors je pense que nous n’avons plus rien à nous dire.
Le groupe de Cruz s’avança à une dizaine de mètres des Adventistes. Elle remarqua que l’un d’eux avait une main artificielle. Elle se souvenait de lui : Scorpio avait bien vérifié que la main ne contenait aucune bombe à antimatière.
— Dernier avertissement, dit-elle.
L’autre Adventiste lui lança une arme blanche. Elle tournoya dans l’air ; Cruz se plaqua à la paroi et sentit un souffle d’air bref, aigu, alors que l’arme lui frôlait la gorge et se fichait dans la cloison. Une autre arme fila dans l’air ; elle heurta sa cuirasse sans trouver de point faible.
— C’est bon. Fin de la partie. Force de pacification ! ordonna-t-elle en faisant signe à ses hommes d’intervenir. Débarrassez-moi de ça !
Ils passèrent devant elle, leurs baïonnettes et autres armes paralysantes prêtes à frapper. L’Adventiste à la main artificielle tendit le poing vers Cruz dans une attitude menaçante. Elle ne s’en inquiéta pas : l’examen de Scorpio avait montré que la main ne dissimulait ni projectile ni arme à rayon.
Le bout de l’index se sépara du reste du doigt, mais au lieu de tomber à terre il dériva lentement, à l’horizontale, comme un vaisseau spatial qui effectuerait un départ paresseux.
Cruz le regarda, pétrifiée. Le doigt accéléra, parcourut dix, vingt centimètres. Il s’approcha de son groupe, en tanguant légèrement, et bascula vers la droite au gré des mouvements de la main, comme s’il y était relié par un fil invisible.
Ce qui était la vérité, elle s’en rendait compte à présent.
— Une faux à monofilament ! hurla-t-elle. À terre, vite !
Ses hommes reculèrent devant les Adventistes alors que le bout du doigt commençait à décrire un cercle dans le plan vertical, comme mu par une volonté propre – en fait, la main de l’homme, qui exécutait des mouvements minimaux à la façon d’un chef d’orchestre flegmatique. Le cercle s’élargit, formant un anneau gris, flou, d’un mètre de large. À Chasm City, Orca Cruz avait vu les horreurs absolues dont ces faux étaient capables. Elle avait vu ce qui arrivait aux gens qui affrontaient des lignes de défense statiques, ou des faux circulaires comme celle à laquelle ils avaient affaire ici. Ce n’était pas joli. Mais ce qui l’avait le plus durablement frappée, plus que les cris, plus que les cadavres hideusement amputés, sectionnés ou grotesquement remodelés qu’elles laissaient derrières elles, c’était l’expression, toujours la même, entrevue sur leur visage à l’instant où ils prenaient conscience de leur erreur. Ils étaient moins terrifiés ou choqués que gênés, comme s’ils se rendaient compte qu’ils allaient donner d’eux-mêmes un spectacle terrible, écœurant.
— Reculez ! répéta-t-elle.
— Autorisation de tir demandée ! lança l’un des membres de son groupe.
Cruz secoua la tête.
— Pas encore ! Attendons d’être acculés.
Le disque ronflant de la faux avançait vers eux, émettant une note vibrante, haut perchée, presque musicale.
Scorpio essaya à nouveau, en grognant et en geignant, de faire passer son poids d’un pied sur l’autre pour se détacher du mur auquel il était épinglé. Il avait renoncé à appeler à l’aide. Les délégués adventistes n’étaient pas revenus, mais ils étaient toujours là : des bruits de bataille lui parvenaient, étouffés par le dédale des coursives, des canalisations et des cages d’ascenseur qui se renvoyaient les échos de cris et de hurlements. Il percevait aussi parfois la voix grave, plaintive, du vaisseau en réaction à l’agression. Aucun des dégâts que les Adventistes pouvaient lui occasionner avec leurs armes blanches ou leurs lance-flammes ne risquait d’endommager gravement le Spleen de l’Infini, qui avait survécu à l’attaque frontale d’une de ses propres armes secrètes. Mais une simple écharde pouvait provoquer une souffrance hors de proportion avec sa gravité réelle.
Scorpio se démena de plus belle, attisant le feu sauvage qui lui embrasait les épaules. Là… on aurait dit que quelque chose commençait à céder, non ? Mais était-ce lui ou les armes qui l’immobilisaient ?
Il essaya encore, perdit connaissance. Il revint à lui, plusieurs secondes, peut-être quelques minutes plus tard. Il était toujours cloué à la paroi, un goût métallique désagréable dans la bouche. Cela dit, il était encore vivant et – abstraction faite de la douleur – il ne se sentait pas beaucoup plus mal que quand Seyfarth l’avait épinglé là. Quand celui-ci s’était vanté de n’avoir atteint aucun de ses organes vitaux, il disait probablement vrai. Mais rien ne prouvait que Scorpio ne commencerait pas à se vider de son sang dès que l’arme serait retirée. Pourquoi la LS mettait-elle tellement de temps à le retrouver ?
Vingt soldats, se dit-il, ça pouvait faire beaucoup de dégâts, aucun doute là-dessus, mais ils ne pouvaient espérer s’emparer seuls de tout un vaisseau. Ils savaient depuis le début qu’ils n’avaient aucune chance de faire passer en douce une puissance de feu suffisante à bord du Spleen de l’Infini, pas à cette époque où tout le monde était si chatouilleux sur les questions de sécurité. Or Seyfarth lui faisait l’effet d’un homme qui savait ce qu’il faisait, et il était très peu probable qu’il se soit porté volontaire pour une mission suicide.
Scorpio poussa un gémissement, non de douleur physique, mais de souffrance morale : il avait commis une terrible erreur. On ne pouvait pas lui reprocher d’avoir laissé monter les délégués à bord. Sur ce coup-là, on lui avait forcé la main, et s’il n’avait pas deviné la véritable nature de leur cuirasse, c’était parce qu’il ne connaissait pas le truc. Il n’en avait jamais entendu parler. Il avait bien scanné leurs scaphandres, mais il n’avait pas regardé les scaphandres proprement dits, il avait regardé à travers. Il aurait fallu les leur ôter et les examiner en laboratoire pour mettre en évidence les défauts de leurs cuirasses. Non : ce n’était pas là qu’il avait commis une erreur. C’était quand il avait donné l’ordre de lancer les moteurs. Il n’aurait vraiment pas dû. Pourquoi les Adventistes voulaient-ils voir les moteurs en poussée ? Ils avaient eu tout le temps d’observer le vaisseau quand il était en approche du système, si c’était ce qui les intéressait.
En fait, s’il avait bien compris, la mise à feu des moteurs était un signal envoyé à Hela. Ça voulait dire qu’ils étaient dans la place, qu’ils avaient réussi à franchir le barrage de la sécurité, et qu’ils amorçaient l’opération de prise de contrôle.
C’était le signal d’envoyer les renforts.
À l’instant où cette pensée se cristallisait dans sa tête, il entendit le vaisseau pousser un nouveau gémissement, mais très différent des précédents. On aurait dit une sorte de glas, le tintement désaccordé d’une très grosse cloche fêlée.
Scorpio ferma les yeux. Il savait exactement ce que c’était : l’alarme de la coque. Le Spleen de l’Infini était attaqué du dehors en même temps que de l’intérieur. Génial, se dit-il. Il y avait des jours où il se demandait s’il n’aurait pas mieux valu qu’il reste dans son caisson de cryosomnie. Ou pourquoi il avait survécu au dégel, tout compte fait.
Un instant plus tard, les lames acérées qui l’épinglaient au mur lui transmirent une vibration formidable : la structure entière du vaisseau s’ébrouait. Il poussa un hurlement et s’évanouit à nouveau.
Il fut réveillé par une douleur plus forte que jamais, et étrangement rythmée, comme s’il avait convulsé dans son sommeil. Mais ce n’était pas lui qui bougeait ; c’était la paroi qui s’enflait et se dégonflait, comme un énorme poumon qui aurait inspiré, exp…
Alors, de façon tout à fait inattendue, il se détacha et s’affala par terre, les membres étalés, la mâchoire inférieure baignant dans le mucus puant, répugnant, exsudé par le vaisseau. Les deux armes tranchantes tombèrent à côté de lui. Il essaya de se mettre à genoux et se rendit compte avec stupéfaction qu’il pouvait faire pression avec ses bras sans que la douleur devienne deux ou trois fois plus intense. Il n’avait donc rien de cassé. Pas les bras, du moins.
Il se releva tant bien que mal, palpa ses blessures. Il saignait beaucoup, mais ce n’était pas le jaillissement du sang artériel. Il en allait probablement de même avec les blessures de sortie. Quant aux hémorragies internes, toujours possibles, il ne pouvait être sûr de rien, mais il s’en préoccuperait le moment venu.
Se demandant encore ce qui lui était arrivé, il remit un genou en terre et ramassa l’une des armes. C’était la première, le boomerang. Il reconnaissait la courbure de la cuirasse dont il était un fragment. Il le rejeta, flanqua un coup de pied dans l’autre et porta la main à sa ceinture. À travers des vagues de douleur, il saisit la poignée de la piézo-lame de Clavain. Il la sortit de son étui, appuya sur le bouton qui déclenchait l’effet piézo-électrique et sentit la vibration transmise à sa paume.
Dans la pénombre de la coursive, devant lui, quelque chose bougea.
— Scorpio.
Il plissa les paupières, craignant à moitié de voir un autre Adventiste, espérant que c’était quelqu’un de la LS.
— Prenez votre temps, dit-il, ce qui semblait répondre aux deux éventualités.
— On a des problèmes, Scorp. De gros problèmes.
La silhouette sortit de l’obscurité. Scorpio accusa le coup. Lui. Il ne s’attendait vraiment pas à ça…
— Capitaine, dit-il dans un souffle.
— J’ai cru comprendre que vous aviez besoin d’aide pour vous dégager de ce mur. Désolé d’avoir mis si longtemps.
— Mieux vaut tard que jamais, fit Scorpio.
C’était une apparition du troisième type. Non, se dit Scorpio, rectification : cette apparition méritait une nouvelle classification à elle toute seule. Ce n’était pas une simple altération locale de la structure du vaisseau, une reconfiguration d’une paroi ou une réaffectation temporaire de pièces de droïdes. Cette… chose était bien réelle, et distincte du vaisseau proprement dit. C’était un artefact bien concret : un scaphandre énorme, compliqué, servo-actif, un genre de golem. Et il était vide. La visière était relevée : le casque n’hébergeait qu’une ombre. La voix provenait d’un haut-parleur situé sous le menton du casque et qui servait normalement aux communications audio dans un environnement pressurisé.
— Ça va, Scorp ?
— Je ne suis pas encore fichu, fit-il en pressant la main sur sa blessure. Et vous non plus, apparemment.
— C’était une erreur de les laisser monter à bord.
— Je sais, fit Scorpio en baissant les yeux sur ses drôles de brodequins. Je regrette.
— Ce n’était pas votre faute, répondit le capitaine. C’était la mienne.
Scorpio releva les yeux sur l’apparition, riva son regard aux ténèbres du casque : toute autre attitude aurait paru discourtoise.
— Et maintenant ? Ils font venir des renforts, c’est ça ?
— C’est leur plan, Scorp. Les vaisseaux ont commencé à attaquer. Je les ai pour la plupart esquivés, mais quelques-uns ont réussi à se faufiler entre les défenses de ma coque. Ils ont commencé à y faire des trous, et ça me fait un mal de chien.
— Et à part ça, comment ça va ? demanda Scorpio, en écho à sa question.
— Oh, ça va, c’est juste qu’ils commencent vraiment à m’exaspérer. Je pense qu’on a assez rigolé pour aujourd’hui. Vous ne trouvez pas ?
Scorpio hocha vigoureusement la tête, et étouffa un gémissement de douleur.
— Ils ont choisi le mauvais porcko pour faire mumuse.
L’immense scaphandre s’inclina vers lui, puis se détourna, ses énormes bottes faisant gicler le mucus boueux.
— Ils ont commis une plus grosse bourde en choisissant le mauvais vaisseau. Bon, on y va, faire quelques dégâts ?
— Ouais, répondit Scorpio avec un sourire pervers. À notre tour de rigoler.
Orca Cruz et son groupe avaient battu en retraite, le plus loin possible. Les deux Adventistes les avaient repoussés jusqu’à un nœud majeur de galeries et de cages d’ascenseur, une sorte de valve cardiaque dans l’anatomie du capitaine, qui donnait plus ou moins accès à toutes les autres parties du Spleen. Les Adventistes ne devaient pas arriver jusque-là. Ils n’étaient qu’une vingtaine – peut-être moins, à présent –, et ils ne pouvaient espérer obtenir qu’un contrôle transitoire, chancelant, sur de très petites zones du vaisseau, mais c’était à Cruz de limiter leur pouvoir de nuisance. Et si ça impliquait d’infliger de petites souffrances locales à John Brannigan, eh bien, tant pis.
— Allez, dit-elle. Désarmez-les. De petites décharges contrôlées. Je veux qu’il en reste assez pour les interroger.
Ses dernières paroles furent noyées par le rugissement soudain, furibard, des armes automatiques. Des traceurs esquissèrent des lignes convergentes, brillantes, le long de la coursive. L’Adventiste à la main artificielle tomba, la jambe droite hachée par les impacts de balles. Le démon hurlant de la faux trancha un arc dans le sol et se figea. Un mécanisme de rétraction réenroula le monofilament sur lui-même, ramenant le bout de doigt vers le reste de la main.
L’autre Adventiste gisait sur le côté, dans le sang coulant de sa poitrine, sous les pièces restantes de son armure.
Le vaisseau gémit.
— Je vous avais prévenus, fit Cruz.
Son arme était encore froide, dans sa main. Elle n’avait pas tiré un coup de feu.
Le second Adventiste bougea, se griffa le visage avec la main, comme un homme qui essaie de chasser une abeille.
— Ne bougez pas ! fit Cruz en s’approchant prudemment. Ne bougez pas, et vous verrez peut-être la fin de la journée.
Il continua à se griffer la figure, se concentrant sur son œil. Il enfonça ses doigts dans son orbite, s’arracha l’œil et le tint entre son pouce et son index pendant un moment : un œil humain, d’une solidité vitreuse, ruisselant de sang – cruelle, horrible friandise…
— Je vous ai dit…, commença Orca Cruz.
Il écrasa son globe oculaire entre ses doigts, le réduisant en poussière. Des volutes de fumée jaune de chrome en émergèrent. Un instant plus tard, Cruz sentit le gaz innervant infiltrer ses poumons.
Elle n’eut pas besoin qu’on lui dise que ce serait mortel.
Du point de vue privilégié, protégé, de son donjon, le doyen étudiait l’avancement des manœuvres. Grâce aux caméras entourant Hela, il avait suivi en temps réel la prise de contrôle du vaisseau ultra, en tous les points de son orbite. La flamme de propulsion avait craché son étincelle révélatrice : le message de Seyfarth annonçant que la première phase de l’opération avait réussi. Il avait assisté au départ des vaisseaux de la Garde de la Cathédrale, puis à la réunion et à la coordination des escadres au-dessus d’Hela. De petits vaisseaux, fragiles, certes, mais nombreux. Des corbeaux pouvaient frapper un homme à mort.
Il n’avait pas d’informations sur l’avancement de la mission à l’intérieur du vaisseau. Si Seyfarth avait suivi son plan, les vingt membres de l’unité avancée avaient commencé leur attaque peu après que le signal avait été envoyé vers Hela. Seyfarth était un homme courageux : il devait savoir que ses chances de survie jusqu’à l’arrivée des renforts n’étaient pas excellentes. Mais c’était un surviveur. S’il était vraisemblable que certains membres de son unité resteraient sur le carreau, Quaiche doutait fort que Seyfarth lui-même figure au nombre des victimes. Il était bien vivant, et il se battait encore, quelque part dans ce vaisseau.
Le doyen aurait donné n’importe quoi pour savoir ce qui se passait dans ce satané vaisseau à ce moment précis. Après tout ce temps passé à prévoir, à programmer cette folie, à y rêver, à lui faire prendre vie, il était frappé par l’énorme injustice qui l’empêchait de voir si les événements se déroulaient comme prévu. Il avait toujours éludé ce hiatus, dans son imagination : soit sa stratégie réussissait, soit elle ratait, et il n’y avait pas de raison de se torturer en ruminant ses incertitudes, voire en envisageant son échec.
À présent, il avait des doutes. Sur les écrans, le vaisseau était entouré par un halo de paillettes : des explosions. On aurait dit une forteresse sombre, menaçante, d’où on aurait tiré un feu d’artifice. Les défenses de la coque opposaient une résistance inattendue aux escadres. La plupart des bâtiments ultras étaient munis d’armes défensives, et Quaiche n’était pas très surpris de constater qu’elles étaient déployées. Mais l’ampleur des défenses, leur rapidité et leur efficacité le laissaient pantois. Et si les forces qui avaient pris pied à l’intérieur du bâtiment rencontraient les mêmes difficultés ? Et si Seyfarth était mort ? Et si tout capotait, inéluctablement, catastrophiquement ?
Son lit médicalisé émit un tintement : un message arrivait. Il activa une commande de sa main tremblante.
— Quaiche, dit-il.
— La Garde de la Cathédrale au rapport, fit une voix étouffée, presque couverte par l’électricité statique. Les incursions des unités de relève trois et huit ont échoué. On nous annonce que la coque a été percée. Pas de perte de pression significative. Les escadrilles de renforts sont maintenant à bord du Spleen de l’Infini. Tentative de rendez-vous en cours avec les éléments de la force d’attaque avancée.
Quaiche poussa un soupir. Il était déçu, au fond. Évidemment, tout se passait comme prévu, mais – évidemment aussi – ça se révélait un peu plus difficile que prévu. Enfin, c’était la nature de toutes les missions qui en valaient un peu la peine, et le succès final ne faisait aucun doute.
— Tenez-moi au courant, dit-il.
Les deux silhouettes dépareillées – l’énorme scaphandre vide du capitaine et la forme enfantine du porcko – se dirigeaient en pataugeant dans le mucus vers le théâtre des opérations. Ils empruntaient des coursives et des passages qui n’avaient jamais été complètement réhabilités en prévision d’une occupation humaine : envahis par les rats-droïdes, puants à cause des effluents et des toxines, plongés dans des ténèbres de crypte, parfois trouées par une lueur anémique, crachotante. Scorpio ne savait plus où il était. Ils se trouvaient dans des sections du vaisseau qui lui étaient rigoureusement étrangères, empruntant des écoutilles obscures et des ouvertures secrètes. Et plus la visite guidée se prolongeait, plus il était frappé par l’absence de tout ce qui traduisait généralement la réalité d’une quelconque autorité à bord : systèmes électriques et hydrauliques bricolés tant bien que mal, flèches de direction luminescentes peintes au pochoir. Là, tout était anatomique. Il comprit qu’ils se déplaçaient dans des sections que le capitaine était seul à connaître, le long de corridors privés qu’il avait dû hanter seul. C’était sa chair et son sang, se dit Scorpio, il en faisait ce qu’il voulait.
Le porcko ne se faisait pas d’illusion : le capitaine n’était pas réellement, physiquement là. Le scaphandre n’était qu’une façon de focaliser son attention. À tous les autres points de vue, le capitaine était toujours aussi omniprésent, l’environnant dans tous les recoins de son architecture. Scorpio aurait préféré un mannequin doté d’un visage plutôt qu’un scaphandre vide, mais c’était toujours mieux que de se retrouver seul. Il avait été grièvement blessé par le chef des Adventistes, et il savait que tôt ou tard il éprouverait le choc différé de ces blessures. Avec quelle force, il l’ignorait. Il en aurait ri, vingt ans auparavant. Aujourd’hui, il avait du mal à prendre quoi que ce soit à la légère. Et pourtant, il avait l’impression que cette espèce de compagnie lui permettait de retarder le moment de payer l’addition. Laissez-moi quelques heures, c’est tout, se disait-il. Juste le temps de régler ce bordel.
Quelques heures, c’était tout ce qu’il demandait. Tout ce qu’il lui fallait.
— Scorp, il y a un problème dont nous devrions discuter avant qu’il ne soit trop tard.
— Capitaine ?
— J’ai une certaine chose à faire avant que ça ne devienne impossible. Nous sommes venus ici en réponse aux instructions d’Aura, dans l’espoir de trouver un moyen de lutter efficacement contre les Inhibiteurs. Quaiche et les Shifteurs ont toujours été au cœur du problème. C’est pour ça que nous avons envoyé Aura sur Hela, il y a neuf ans. Elle devait réunir des informations, infiltrer les cathédrales en rentrant par la petite porte, sans qu’on soupçonne ses relations avec nous. C’était un bon plan, Scorp ; le meilleur que nous avions à l’époque. Mais nous ne devons pas oublier Haldora proprement dite.
— Personne ne l’oublie, lui assura Scorpio. Aura pense déjà avoir réussi à établir le contact avec les ombres, par l’intermédiaire de ce scaphandre. Ça devrait nous suffire pour le moment, non ?
— Ça nous aurait suffi si les Adventistes ne nous avaient pas joué un tour de cochon. Or nous n’avons aucune action sur le scaphandre : c’est Quaiche qui en fait ce qu’il veut, et nous ne pouvons plus avoir confiance en lui. Il est temps de passer à l’étape supérieure. Nous ne pouvons placer tous nos espoirs dans cette ligne de négociation.
— Alors on lance le pack d’instruments, comme prévu ?
— Le pack n’a jamais été prévu que comme une manœuvre de diversion. Il est probable que les instruments ne nous apprendront rien qu’Aura ne nous ait déjà dit. Tôt ou tard, il faudra dégainer l’artillerie lourde.
Pendant un instant, Scorpio oublia sa souffrance.
— Alors, à quoi pensez-vous ?
— Nous devons savoir ce qu’il y a à l’intérieur d’Haldora, répondit le capitaine. Nous devons voir derrière le camouflage et nous ne pouvons pas nous permettre de rester là, les bras ballants, en attendant la prochaine éclipse.
— L’arme secrète, fit Scorpio, devinant les intentions du capitaine. Vous voulez l’utiliser, c’est ça ? Tirer dans cette planète, et voir ce qui se passera ?
— Je vous l’ai dit : je crois, en effet, qu’il est temps de sortir l’artillerie lourde.
— C’est la dernière que nous ayons. Faites en sorte que ça marche, capitaine.
Il tourna vers Scorpio l’ouverture noire de son casque.
— Je ferai de mon mieux, dit-il.
C’est alors que le capitaine ralentit son allure. Le porcko s’arrêta et s’abrita derrière sa grosse masse.
— Il y a quelque chose devant, Scorp.
Scorpio scruta les ténèbres.
— Je ne vois rien.
— Je le sens, mais je n’ai pas de caméras, ici. Il va falloir que j’aille voir ça avec le scaphandre.
Ils tournèrent au coin d’une légère courbe, se frayant un chemin dans un nœud de galeries entrecroisées. Soudain, ils se retrouvèrent dans une partie du vaisseau que Scorpio crut reconnaître – l’une des galeries par lesquelles il avait emmené les Adventistes, le jour même. Des bras de lumière fixés aux parois distillaient une lumière sépia, morne.
— Il y a des cadavres, ici, Scorp. Et ça ne sent pas bon.
Le scaphandre avança à grands pas, pataugeant dans des fluides innommables. Les cadavres étaient des masses vagues, à moitié enfouies dans le mucus et l’ombre. La lumière frontale du scaphandre s’alluma, jouant sur les formes. Des rats-droïdes effarouchés fuirent devant la lumière.
— Ce ne sont pas des Adventistes, remarqua Scorpio.
Le scaphandre s’agenouilla à côté du cadavre le plus proche.
— Vous les reconnaissez ?
Scorpio s’accroupit en grimaçant, poignardé par les douleurs jumelles qui lui étreignaient la poitrine. Il retourna le corps qui se trouvait près du capitaine, palpa le bandeau de cuir grossier qui lui cachait l’œil.
— Orca Cruz…
Sa propre voix lui parut détachée, factuelle. Elle est morte, pensa-t-il. Cette femme qui t’a été loyale pendant plus de trente années de ta vie est morte ; cette femme qui t’a aidé, protégé, s’est battue pour toi et t’a fait rire avec ses histoires est morte, et elle est morte à cause de tes erreurs, de ta connerie. Tu l’as abandonnée, tu n’as pas vu clair dans les plans des Adventistes. Et tout ce que tu es capable de ressentir, c’est l’impression qu’on a piétiné une chose qui t’appartenait…
Il y eut un sifflement de pistons et de servo-mécanismes. Les monstrueux gantelets du scaphandre qui était le capitaine lui tapotèrent doucement le dos.
— Tout va bien, Scorp. Je sais ce que vous éprouvez.
— Je ne ressens rien.
— C’est ce que je veux dire. C’est trop tôt. Trop soudain.
Scorpio regarda les autres cadavres, tous des membres de la LS. Leurs armes avaient disparu, mais aucun n’avait l’air blessé. Il n’oublierait pas de sitôt l’expression du visage de Cruz.
— C’était une femme bien, dit-il. Elle est restée avec moi alors qu’elle aurait pu se bâtir un petit empire à Chasm City. Elle ne méritait pas ça. Aucun d’eux ne méritait ça.
Il s’obligea à se redresser et s’adossa à la paroi. D’abord Lasher, lors de l’expédition vers Resurgam. Ensuite Blood, à qui il avait dit adieu, probablement pour toujours. Et maintenant Cruz : son dernier, son précieux lien avec sa vie à Chasm City, dont il ne se souvenait déjà qu’à moitié.
— Je ne sais pas pour vous, capitaine, dit-il, mais là, je commence à mal le prendre.
— Moi, ça fait déjà un moment, répondit le scaphandre vide.
Le combat faisait toujours rage dans le Spleen de l’Infini. Mais lentement, le sort se tournait contre les forbans adventistes. Partout, dans le vaisseau, les derniers éléments de la Garde de la Cathédrale avaient été interceptés par les défenses de la coque ou s’étaient enfoncés dans les entrailles du vaisseau. Ça avait fait des dégâts : on repérait des cratères et des cicatrices fraîches dans le paysage déjà tourmenté de la coque. Les petits vaisseaux qui avaient atteint le gros et s’y étaient ancrés – avec des grappins explosifs, des tampons époxy, des harpons-fusées et des engins de forage – ressemblaient à des tiques mécaniques à moitié incrustées dans la chair d’un animal monstrueux. Partout ailleurs, des épaves fracassées étaient incrustées dans les crevasses et les replis du Spleen de l’Infini, des panaches de fluides et de vapeur filtraient dans le vide. D’autres bâtiments avaient été éventrés avant d’atteindre le gobe-lumen, et leurs carcasses calcinées, mâchurées, suivaient le gigantesque vaisseau en orbite autour d’Hela. Aucun renfort additionnel n’avait été lancé de la lune : l’assaut devait être total, submergeant, et toutes les unités de Gardes de la Cathédrale, à l’exception de quelques-unes, avaient été mobilisées pour la première vague.
Les rares éléments qui tentaient encore la manœuvre d’accostage devaient savoir que leurs chances de succès étaient minces. La résistance était plus forte que prévu : ces satanés Ultras avaient minimisé la puissance de leurs armes défensives ; c’était bien la première fois. Mais les éléments réguliers de la Garde étaient d’une loyauté indéfectible envers la cathédrale ; ils étaient liés par le sang à l’ordre adventiste. La doctrine quaichéiste coulait dans leurs veines, aussi puissante qu’au premier jour, et pour eux, battre en retraite était littéralement impensable. Ils n’avaient pas besoin de connaître le but de leur mission pour comprendre qu’elle était d’une importance cruciale pour le doyen.
Uniquement préoccupés de trouver une retraite sûre, aucun d’eux ne remarqua qu’une porte s’ouvrait dans la coque du Spleen. Ce n’était qu’une écharde de lumière jaune dans les accrétions gothiques du capitaine. La porte avait l’air minuscule, mais c’était seulement à cause de l’échelle étourdissante du bâtiment proprement dit.
Quelque chose en émergea, se déplaçant avec l’autonomie fluide, déterminée, d’une machine. Ça ne ressemblait pas vraiment à un vaisseau spatial, pas même au genre d’engins balourds qu’on utilisait pour les transferts de bord à bord. On aurait plutôt dit une curieuse sculpture abstraite : une juxtaposition irréelle de capots blindés, vert bronze, sans fenêtres et parfaitement lisses, comme si on les avait sculptés dans le savon ou le marbre. La chose était nichée dans une nacelle noire, une ébauche géodésique, munie de trappes d’accès, de propulseurs et de systèmes de navigation et de visée.
C’était une amie secrète, une arme de classe infernale. Il y en avait quarante, autrefois ; c’était la dernière. La science qui leur avait donné le jour, les principes inhérents à sa conception puis à sa construction étaient sûrement moins avancés que ceux des dernières additions à l’arsenal du Spleen, comme les mines-ballons ou les armes hypométriques. Personne n’en aurait jamais la certitude. Mais ce qui était sûr, c’est que les nouvelles armes étaient des instruments d’une précision chirurgicale, et l’arme secrète avait encore son utilité.
Elle sortit complètement de la trappe. Autour de la nacelle, des fusées crachèrent des langues de flamme blanc-bleu. Leur lumière illumina le Spleen de l’Infini et projeta une lumière crue sur les formes noires des derniers vaisseaux de la Garde.
Personne ne s’en aperçut.
L’arme secrète pivota, sa nacelle se positionna dans l’axe d’Haldora, puis elle accéléra, s’éloignant du Spleen de l’Infini, du combat, et de la face éraflée d’Hela.
Vasko et Khouri se trouvaient dans le donjon grouillant de miroirs. Vasko parcourut la pièce du regard. Elle était plus ou moins telle qu’ils l’avaient laissée. Le doyen était toujours allongé sur son lit médicalisé, placé au même endroit. Rashmika était assise devant la même petite table, sur laquelle était posé un joli service à thé de porcelaine. Vasko observa attentivement ses réactions, se demandant si elle avait recouvré la mémoire. Il ne pouvait pas croire que la vue de sa mère ne provoquait aucune réaction chez elle. Même si elle ne se souvenait pas de tout, il y avait des choses qu’on n’oubliait pas, se disait-il.
Mais si Rashmika avait eu la moindre réaction, elle lui avait échappé. Elle inclina simplement la tête vers lui, comme elle l’aurait fait pour saluer n’importe quel visiteur.
— Vous êtes seuls ? demanda le doyen Quaiche.
— Nous sommes venus en éclaireurs, répondit Vasko. Nous ne voyons pas l’intérêt de débarquer à plusieurs douzaines avant d’avoir estimé les possibilités d’hébergement.
— Je vous ai dit que nous avions toute la place disponible, répondit le doyen. Pour tous les délégués que vous voudrez nous envoyer.
Rashmika prit la parole :
— Ils ne sont pas fous, Doyen. Ils savent ce qui arrivera d’ici quelques heures.
— La traversée vous inquiète ? demanda-t-il, comme si ces craintes étaient ridicules.
— Disons que nous préférerions l’observer d’une certaine distance, répondit Vasko. C’est légitime, non ? Rien dans notre accord ne stipule que nous devons absolument rester à bord de la Morwenna. Après tout, si nous ne voulons pas que nos délégués soient présents, c’est nous qui en pâtissons.
— Je suis quand même déçu, fit Quaiche. J’espérais que vous voudriez partager ce moment avec moi. Le spectacle sera beaucoup moins impressionnant de loin.
— Je n’en doute pas un instant. D’un autre côté, comme ça, vous serez tranquille pour apprécier ça en direct. Nous ne voudrions pas interférer avec un événement sacré, conclut-il en choisissant soigneusement ses mots.
— Je ne considérerais pas cela comme une intrusion, répondit le doyen. Enfin, si c’est ce que vous voulez… Je ne peux pas vous en empêcher. Mais nous sommes encore à douze heures de la traversée. Il n’y a pas d’urgence.
— Vous êtes inquiet ? demanda Khouri.
— Pas le moins du monde, répondit Quaiche. Ce pont a été placé là pour une raison précise. Je l’ai toujours su.
— Il y a l’épave d’une autre cathédrale, au fond du gouffre, reprit Vasko. Ça ne vous inquiète pas du tout ?
— Ça me dit que la foi du doyen de cette cathédrale était défaillante, répondit Quaiche.
Le communicateur de Vasko vibra. Il porta son bloc-poignet à son oreille, écouta attentivement. Il fronça les sourcils, se retourna et murmura quelque chose à l’oreille de Khouri.
— Un problème ? demanda Quaiche.
— Des soucis à bord du vaisseau, répondit Vasko. Je ne sais pas exactement quoi, mais on dirait que ça a un rapport avec vos délégués.
— Mes délégués ? Et quels problèmes pourraient-ils poser ?
— On dirait qu’ils essaient de s’emparer du vaisseau, répondit Vasko. Vous n’êtes évidemment pas au courant, n’est-ce pas ?
— Eh bien, maintenant que vous m’en parlez…, fit Quaiche avec une très médiocre parodie de sourire… il se pourrait que j’en aie une idée.
L’une des portes du donjon s’ouvrit à la volée. Six gardes adventistes en uniforme rouge entrèrent, armés jusqu’aux dents et l’air de savoir se servir de leur arsenal.
— Je regrette d’être obligé d’en arriver là, fit Quaiche, alors que les gardes faisaient signe à Vasko et à Khouri de s’asseoir en face de Rashmika. Mais j’ai vraiment besoin de votre vaisseau et franchement, il n’y avait pas beaucoup de chances que vous me le donniez, hein ?
— Mais nous avions un accord ! s’exclama Vasko. Nous vous avions offert notre protection !
— L’ennui, c’est que ce n’est pas de protection que j’ai besoin, rétorqua Quaiche, le métal étincelant de son écarteur d’yeux lançant des éclairs. C’est de propulsion.