Espace interstellaire,
parages de Pi Eridani 40, 2675
Scorpio regardait s’éloigner les combats, confortablement installé dans la capsule d’observation en forme d’araignée.
Des décharges d’énergie crevaient comme des pustules dans l’espace entourant Ararat. Des fleurs de lumière éclosaient et se fanaient sur plusieurs secondes, lentement, interminablement, s’attardant comme des notes de violon. Ces jeux de lumière étaient concentrés dans un volume limité, plus ou moins sphérique, entourant la planète. Au-delà, les ténèbres étaient complètes. Ces fleurs lumineuses qui bourgeonnaient et s’estompaient au ralenti, d’une façon agréablement aléatoire, éveillaient en lui des souvenirs – probablement reconstitués – de créatures marines communiquant dans des profondeurs insondables à l’aide de schémas bioluminescents. Ce n’était pas un combat mais une réunion intime, rare et précieuse, une célébration de la ténacité de la vie dans les ténèbres glacées des profondeurs océanes.
Au cours des phases initiales de la guerre de l’espace, dans le système de Pi Eridani, la règle dominante était la furtivité maximale. Tous les groupes, Inhibiteurs et humains, s’ingéniaient à dissimuler leurs activités en employant des propulsions, des instruments et des armes qui n’irradiaient d’énergie – s’ils en irradiaient – que dans les angles aveugles, étroits et strictement limités, situés entre les bandes des capteurs orthodoxes. Pour reprendre l’analogie de Remontoir, c’était comme si deux hommes marchaient silencieusement dans une pièce obscure, en se flanquant des coups de couteau. Si l’un d’eux recevait une blessure, il ne pouvait crier, sous peine de révéler sa présence. Il ne pouvait pas se permettre de saigner, ni d’offrir de résistance tangible au passage de la lame. Quant à celui qui avait frappé, il devait ôter son arme rapidement, pour ne pas signaler sa propre position. L’analogie était assez appropriée si l’on imaginait une pièce de plusieurs années-lumière de côté, où les protagonistes étaient des vaisseaux spatiaux pilotés par des êtres humains et des machines-Loups. Quant aux armes, c’était l’escalade en puissance, en portée et en faculté de dissimulation. La coque des vaisseaux s’était assombrie, leur température s’était abaissée au niveau du vide spatial ; les émissions de leurs propulsions étaient indécelables, leurs armes striaient les ténèbres sans être détectées, tuant avec la même discrétion.
Et puis, l’un ou l’autre des combattants avait fini par trouver plus pratique de renoncer à la discrétion, et l’autre avait suivi. La guerre n’était plus furtive ; la règle était désormais la transparence maximale. Armes, vaisseaux et énergies se déchaînaient avec libéralité.
Bien au chaud et en sécurité dans la capsule d’observation capitonnée de cuir, Scorpio repensa à ce que Clavain lui avait dit plus d’une fois, en assistant à un engagement lointain : la guerre était belle, quand on avait la chance de ne pas y être impliqué. Elle n’était que bruit et fureur, couleur et mouvement, une agression massive des cinq sens. C’était du grand spectacle, comme une pièce de théâtre pleine de bravoure. Un spectacle à couper le souffle. Extrêmement romantique, quand on se contentait d’y assister. L’ennui, c’est qu’ils étaient impliqués. Certes, ils n’étaient pas partie prenante dans l’engagement autour d’Ararat, mais leur propre destin dépendait, de façon critique, de son issue. Et Scorpio en était responsable dans une large mesure : Remontoir lui avait demandé de lui remettre toutes les armes secrètes, et il avait refusé. À cause de ça. Remontoir ne pouvait garantir que la mission de couverture marcherait.
La console émit un signal sonore : une dose de radiations gravitationnelles spécifiques venait de frôler le Spleen de l’Infini.
— Et voilà, fit Vasko d’une voix sourde, factuelle. La dernière arme secrète, si je ne me trompe.
— Il ne devait pas les utiliser si vite, fit Khouri. Quelque chose a dû mal tourner.
Elle était assise avec lui dans la capsule d’observation, Aura dans les bras.
— Attendons de voir, répondit Scorpio. Remontoir a peut-être simplement changé de stratégie.
Ils regardèrent un rayon mystérieux – une émission de lumière visible, même dans le vide – se diffuser avec une lenteur élégante à travers tout le champ de bataille. Il s’étendait avec une sorte d’obscénité, comme une langue, vers une cible inhibitrice invisible, située au point diamétralement opposé de la sphère de combat. Scorpio n’osait même pas imaginer l’éclat que ce rayon pouvait avoir de près ; il n’était que trop visible déjà, même sans grossissement optique ou accroissement d’intensité. Toutes les lumières avaient été mises en veilleuse dans la capsule d’observation. Ils avaient même éteint les commandes de navigation afin d’avoir la meilleure vue possible de l’engagement. Des boucliers avaient été soigneusement positionnés pour filtrer l’éclat et la radiation des moteurs.
La capsule fut ébranlée par une secousse. Une masse s’était détachée du gros vaisseau. Scorpio avait appris à ne pas perdre son sang-froid dans ce genre de situation. Il attendit que la capsule se stabilise et choisisse un nouvel emplacement pour se refixer avec le calme imperturbable d’une tarentule, suivant les protocoles d’un antique algorithme d’évitement de collision.
Khouri regarda par l’un des hublots, tenant Aura de telle sorte qu’elle puisse assister au spectacle, alors même qu’elle avait toujours les yeux clos.
— C’est bizarre, ça, là-bas, dit-elle. Ça ne ressemble à aucune autre partie du vaisseau. Qui a fait ça ? Le capitaine ou la mer ?
— La mer, sans doute, répondit Scorpio. Mais je ne sais pas si les Mystifs ont joué un rôle là-dedans ou non. Il y avait toute une écologie marine grouillante, en dehors des Mystifs, comme sur n’importe quelle autre planète aquatique.
— Pourquoi chuchotez-vous ? demanda Vasko. Il peut nous entendre, ici ?
— Je chuchote parce que c’est étrange et beau, répondit Scorpio. Et puis il se trouve que j’ai mal à la tête. Un problème typiquement porcko. Nous avons le crâne un peu trop petit pour notre cerveau, et ça empire avec l’âge. Nos nerfs optiques sont comprimés, nous devenons progressivement aveugles. Quand nous ne sommes pas atteints, avant cela, de dégénérescence maculaire. C’est chouette, hein ? fit-il en souriant dans le noir.
— C’est juste que je me demandais…
— Vous ne lui avez pas répondu, fit Khouri. Il peut nous entendre, ici ?
— John ? fit Scorpio avec un haussement d’épaules. Je ne sais pas. Mais je lui accorderais le bénéfice du doute. Simple question de politesse, hein ?
— Je ne vous savais pas porté sur la politesse, remarqua Khouri.
— J’y travaille.
Aura gargouilla.
La capsule raidit ses pattes, se rapprocha de la coque, et il y eut un délicat claquement de surfaces entrant en contact. Elle resta suspendue sous le ventre aplati du Spleen de l’Infini, à l’endroit où il reposait sur le fond marin d’Ararat. Tout autour se trouvaient des formations coralliennes aux tons pastel, atténués. Il y avait des structures gris-vert aussi vastes que des vaisseaux, des forêts de doigts crochus, tendus vers le bas, comme des candélabres de pierre. Toutes ces grosseurs, qui s’étaient formées au cours des vingt-trois années pendant lesquelles le vaisseau avait été immergé, offraient un charmant contrepoint de rocaille aux transformations plus radicales infligées à la coque par le processus de reconfiguration auquel la Peste avait condamné le capitaine. Elles étaient restées intactes même lorsque les Mystifs avaient déplacé le Spleen vers des eaux plus profondes, et elles avaient survécu au départ d’Ararat, puis à l’engagement avec les Loups. John Brannigan, qui avait reconfiguré la partie inférieure du vaisseau pour lui permettre de se poser sur Ararat, aurait pu sans nul doute les retirer. Le vaisseau tout entier était une externalisation de sa psyché, la concrétisation de sa culpabilité, de sa détestation de lui-même et de son désir d’absolution.
Or rien n’indiquait que d’autres transformations aient eu lieu à cet endroit. Peut-être, se dit rêveusement Scorpio, le capitaine appréciait-il d’arborer ces verrues et ces stigmates de vie marine morte, exactement comme Scorpio aimait la cicatrice qu’il avait à l’épaule, à l’endroit où il avait effacé le tatouage représentant un scorpion. Effacer cette cicatrice aurait été lui enlever une partie de ce qu’il était. Ararat avait changé le capitaine. Scorpio en était certain, comme il était certain que le capitaine le sentait. Mais en quoi cela l’avait-il changé, au juste ? D’ici peu, se dit-il, il devrait mettre le capitaine à l’épreuve.
Scorpio avait déjà pris les dispositions qui s’imposaient. Il avait une poignée de poussière rouge vif dans sa poche.
Vasko changea de position, faisant craquer son siège.
— Oui, il vaudrait mieux être poli avec lui, dit-il. Après tout, rien ne se fera ici sans son accord, vous vous en rendez bien compte.
— Vous parlez comme si vous envisagiez un conflit dans l’avenir, fit Scorpio.
Il ne quittait pas de l’œil le rayon diffus de l’arme secrète, la trace brillante qui s’inscrivait dans le volume de combat. À l’endroit où se trouvait l’arme secrète, il n’y avait plus maintenant qu’une trace de matière mourante qui allait en s’estompant. L’arme était une arme à un coup, jetable.
— Parce que vous pensez qu’il n’y en aura pas ? rétorqua Vasko.
— Je suis un optimiste. Je pense que nous finirons par retrouver la raison.
— Vous avez remporté la bataille des armes secrètes, fit Vasko. Remontoir a accepté vos conditions, et le vaisseau aussi. Je n’en suis pas surpris : le vaisseau se sentait plus tranquille avec les armes que sans elles. Mais rien ne prouve encore que c’était ce que nous pouvions faire de mieux. Et quid de la prochaine fois ?
— La prochaine fois ? Je ne vois pas de conflits à l’horizon, répondit Scorpio.
Et pourtant si, et il se sentait bien isolé, maintenant que Remontoir et Antoinette n’étaient plus là. Remontoir et les derniers Conjoineurs étaient repartis la veille, emportant leurs droïdes, leurs machines et leurs ultimes armes secrètes. À la place, ils avaient laissé derrière eux des usines opérationnelles et les énormes choses étincelantes que Scorpio les avait regardés assembler. Remontoir avait expliqué que les armes et les mécanismes n’avaient été testés que de façon très imparfaite. Avant de les utiliser, ils devraient se livrer à un calibrage laborieux, suivant un ensemble de procédures que les techniciens conjoineurs leur avaient laissées. Ils n’avaient pu les effectuer eux-mêmes : s’ils étaient restés plus longtemps à bord, leurs petits vaisseaux n’auraient pu regagner le groupe de combat principal autour d’Ararat. Même avec les systèmes suppresseurs d’inertie, ils étaient encore horriblement limités par les contraintes liées aux réserves de carburant et aux marges de delta-V. Les lois de la physique entraient encore en ligne de compte. Ils ne se souciaient pas seulement de leur propre survie, mais aussi de leur utilité pour le Nid Maternel. Ils étaient donc repartis, avec le seul homme qui, de l’avis de Scorpio, aurait pu s’opposer à Aura, si les circonstances l’exigeaient.
Et je me retrouve tout seul, se dit-il.
— J’entrevois au moins une occasion de litige dans un proche avenir, fit Vasko.
— Vous pourriez éclairer ma lanterne ?
— Il faudra que nous nous mettions d’accord sur notre destination : allons-nous vers Hela, vers l’extérieur, ou retournons-nous vers Yellowstone ? Tout le monde sait ce que vous en pensez.
— « Tout le monde », hein ?
— Vous êtes en minorité, Scorp. Ce n’est que l’énoncé d’un fait.
— Il n’y aura pas nécessairement de conflit, fit Khouri d’un ton apaisant. Tout ce que Vasko veut dire, c’est que la majorité des seniors pense qu’Aura a des informations privilégiées, et que nous devrions écouter ce qu’elle nous dit.
— Ça ne veut pas dire qu’ils ont raison, et que nous ferons une trouvaille utile sur Hela, objecta Scorpio.
— Il doit y avoir quelque chose dans ce système, insista Vasko. Les éclipses… Tout ça doit avoir un sens.
— C’est l’expression d’une psychose de masse. Quand les gens sont désespérés, ils se mettent à avoir des hallucinations. Vous croyez que vous ferez une grande découverte sur cette planète ? Parfait. Allez-y. Vous verrez bien. Et vous m’expliquerez ensuite pourquoi ça n’a pas sauvé les indigènes.
— Les Shifteurs, précisa Vasko.
— Peu importe. Ils ont été anéantis, bordel de merde ! Ça ne vous incite pas à la réflexion ? Vous ne pensez pas que s’il y avait quelque chose de précieux dans ce système ils s’en seraient servis et qu’ils seraient encore vivants ?
— Peut-être que ce n’est pas une chose qu’on peut utiliser à la légère, répondit Vasko.
— Génial. Et vous voulez aller là-bas, chercher cette chose qu’ils auraient eu peur d’utiliser alors que l’autre solution était l’extinction ? Je vous en prie, ne vous gênez pas. Vous m’enverrez une carte postale. Je serai à une vingtaine d’années-lumière de là.
— Vous avez peur, Scorpio ? demanda Vasko.
— Ce n’est pas de la peur, répondit-il avec un calme qui le surprit lui-même. Juste de la prudence. Il y a une différence. Vous comprendrez, un jour.
— Ce que Vasko veut dire, c’est que nous ne pourrons pas savoir ce qui s’est vraiment passé là-bas tant que nous n’y serons pas allés, intervint Khouri. Pour le moment, nous ne savons presque rien d’Hela ou des Shifteurs. Les églises ne permettent pas aux équipes scientifiques extérieures d’approcher. Les Ultras ne mettent pas leur nez dans ces histoires, parce qu’ils se font un joli paquet en exportant des reliques shifteuses sans intérêt. Mais nous avons besoin d’en savoir plus.
— Plus, fit Aura, qui éclata de rire.
— Si elle sait que nous devons aller là-bas, pourquoi ne nous dit-elle pas pourquoi ? objecta Scorpio avec un mouvement de menton en direction de la petite fille, réduite à une forme vague dans l’obscurité. La réponse doit bien être là, quelque part, non ?
— Elle ne le sait pas, répondit Khouri.
— Vous voulez dire qu’elle ne veut pas encore nous le dire, ou qu’elle ne le saura jamais ?
— Ni l’un ni l’autre, Scorp. Je veux dire que ça ne lui a pas encore été révélé.
— Je ne comprends pas, fit-il.
— Je vous ai répété ce que Valensin nous a dit : il examine Aura tous les jours, et tous les jours il émet un avis différent sur son stade de développement. Si elle était une enfant normale, elle ne serait pas encore née. Elle ne parlerait pas ; elle ne respirerait même pas. Certains jours, elle parle comme une enfant de trois ans. D’autres jours, elle semble avoir à peine plus d’un an. Il voit ses structures mentales fluctuer comme des nuages. Elle change à vue d’œil. Elle a une chaudière dans la tête, Scorp. Et vous vous étonnez qu’elle ne puisse pas vous dire au juste pourquoi nous devons aller sur Hela ? C’est comme si vous demandiez à un enfant pourquoi il a besoin de manger. Il peut vous dire qu’il a faim, mais c’est tout.
— Qu’entendez-vous par « ça ne lui a pas encore été révélé » ?
— Je veux dire que tout est là, répondit-elle, toutes les réponses, ou du moins tout ce qu’il faudrait pour les obtenir. Mais c’est encodé, et le cryptage est trop puissant pour être converti par le cerveau d’un enfant, même de deux ou trois ans. Elle ne pourra pas trouver de sens à ces souvenirs tant qu’elle n’aura pas grandi…
— Vous êtes grande, vous. Vous voyez dans sa tête. Vous n’avez qu’à démêler tout ça.
— Ce n’est pas comme ça que ça marche. Je ne vois que ce qu’elle comprend. Et je ne reçois d’elle, la plupart du temps, qu’une vision enfantine de ce qui l’entoure. Simple, cristalline, brillante. Composée de couleurs primaires. Je voudrais que vous voyiez comme les couleurs peuvent être brillantes, pour un enfant, fit-elle avec un sourire éblouissant dans les ténèbres.
— Je ne vois pas très bien les couleurs, personnellement.
— Vous ne pourriez pas oublier cinq minutes que vous êtes un porcko ? gronda Khouri. Ça irait vraiment mieux pour tout le monde si vous ne rameniez pas tout à ça.
— Eh bien, désolé, mais je n’arrête pas d’en revenir à ça.
Il l’entendit soupirer.
— Tout ce que je veux dire, Scorp, c’est que nous n’aurons aucune idée de l’importance que peut receler Hela tant que nous n’y serons pas allés. Et nous avons intérêt à y aller en douceur. Pas question d’arriver en défouraillant à tout va. Il faudra que nous trouvions ce que nous cherchons avant d’avoir à le demander. Nous devons nous préparer à le prendre par la force, si nécessaire, et à faire en sorte de l’obtenir du premier coup. Mais avant tout, il faut que nous allions là-bas.
— Et si c’était ce que nous pouvions faire de pire ? Si tout ça n’était qu’un piège, destiné à faciliter les choses aux Inhibiteurs ?
— Elle travaille pour nous, Scorp, pas pour eux.
— Ça, c’est ce que nous supposons, dit-il.
— C’est ma fille. Vous ne croyez pas que j’ai une idée de ses motivations ?
Vasko posa la main sur l’épaule de Scorpio, interrompant le débat.
— Vous devriez regarder ça, dit-il.
Scorpio regarda le combat et vit aussitôt ce que Vasko avait repéré. Ce n’était pas bon. Le rayon de l’arme secrète était dévié de sa trajectoire, comme un rayon lumineux entrant dans l’eau. On ne voyait rien à l’endroit où il changeait de direction, mais il ne fallait pas beaucoup d’imagination pour conclure que c’était un point focal d’énergie inhibitrice. La dernière arme avait été utilisée. Ils ne pouvaient plus rien faire, à présent. Ils devaient se contenter de rester assis là, les bras croisés, à regarder ce qui était arrivé au rayon dévié.
Scorpio n’aurait su dire pourquoi, mais il était sûr qu’il n’allait pas se disperser innocemment dans l’espace interstellaire et s’enfoncer dans la nuit.
Ce n’était pas comme ça que l’ennemi pratiquait.
Ils n’eurent pas longtemps à attendre. Ils virent, sous un certain grossissement, le rayon friser la courbure de la plus proche lune d’Ararat, traverser des centaines de kilomètres de croûte et ressortir de l’autre côté. La lune commença à se déliter comme un puzzle défait. Un sang rocheux, rouge feu, suinta de la plaie avec une lenteur onirique. Ils avaient l’impression de regarder le film en accéléré d’une fleur au cœur rouge s’épanouissant à l’aube.
— Ce n’est pas bon, fit Khouri.
— Vous pensez toujours que ça fonctionne selon le plan ? demanda Vasko.
La lune frappée étendait un tentacule de pus rouge cerise qui allait en se figeant le long de son orbite. Scorpio regardait, désemparé, atterré, se demandant ce que ça pouvait impliquer pour la population d’Ararat. La chute de quelques millions de tonnes de débris dans l’océan aurait déjà eu des conséquences terribles pour les gens qu’ils avaient laissés en arrière, or la quantité de matière représentée par la lune était bien, bien plus importante que ça.
— Je ne sais pas, fit Scorpio.
Un peu plus tard, un son différent retentit sur le panneau de commandes.
— Un message crypté de Remontoir, annonça Vasko. Je le lis ?
Scorpio acquiesça et regarda s’afficher une image pixellisée, brouillée, de Remontoir. La transmission était hautement compressée, sujette à des saccades, se figeant parfois alors que Remontoir continuait à parler.
— Désolé, dit-il. Ça n’a pas marché tout à fait aussi bien que je l’espérais.
— À quel point ? articula Scorpio.
— Un petit agrégat de machines inhibitrices semble vous pourchasser, poursuivit Remontoir comme s’il l’avait entendu. Pas aussi grand que l’amas qui nous a suivis de Delta Pavonis, mais on ne peut pas faire comme s’il n’existait pas non plus. Avez-vous achevé les tests des armes hypométriques ? Ça devrait être votre priorité, à présent. Et vous auriez peut-être intérêt à mettre le reste de la machinerie en action aussi.
Remontoir s’interrompit, son image se désagrégeant et se recombinant.
— Je voulais vous dire…, poursuivit-il. C’est moi qui ai merdé. Ça n’a rien à voir avec le nombre d’armes secrètes de notre arsenal. Même si vous me les aviez toutes données, le résultat aurait été le même. En réalité, vous avez bien fait d’en garder la moitié. Vous avez bien fait de suivre votre instinct. Monsieur Porcky. Je suis heureux de la petite conversation que nous avons eue, juste avant mon départ. Vous avez encore une chance.
Il eut un sourire forcé, que Scorpio accueillit avec reconnaissance.
— Il se pourrait que vous soyez tenté de répondre à cette transmission. Je vous recommande de n’en rien faire. Les Loups vont essayer de préciser le réglage de votre position, et un signal clair tel que celui-là ne vous rapporterait rien de bon. Au revoir, et bonne chance.
C’était tout : le message était terminé.
— « Monsieur Porcky » ? releva Vasko. C’est vous ?
— C’est une longue histoire, soupira Scorpio.
— Il n’a parlé ni de lui, ni de ce qu’il allait faire, remarqua Khouri.
— Il a dû se dire que ce n’était pas important, répondit Scorpio. Et comme nous ne pouvons rien faire pour lui… Enfin, il a fait ce qu’il pouvait pour nous.
— Mais ça n’a pas suffi, nota Vasko.
— Peut-être que non, fit Scorpio. Bah, c’est toujours mieux que rien.
— La conversation dont il a parlé…, reprit Khouri. De quoi s’agit-il ?
— Ça, répondit Scorpio, c’est entre Monsieur Tic-Tac et moi.