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Près d’Ararat, 2675
Dès que la navette fut solidement arrimée dans la soute-parking, Scorpio lança le cycle de repressurisation du sas. Le vaisseau, beaucoup plus petit et plus effilé, qui les avait accompagnés était garé à côté, encore sifflant, avec son odeur de moteur, âcre, antiseptique, une odeur de pharmacie. On aurait dit une flèche de ténèbres, une éclaboussure d’encre en forme de silex, une tache dans un de ces lests d’évaluation psychologique. Une chose en deux dimensions, comme emboutie dans une fine plaque de métal noir.
Une chose tranchante.
La Ligue de Sécurité avait déjà formé un cordon autour des deux appareils. Les agents reconnaissaient la navette, et se méfiaient de l’autre appareil, se dit Scorpio. Les deux engins avaient bénéficié de la même invitation, mais il n’était pas question de prendre le moindre risque. Il ne garda que quelques hommes sous la main, au cas où le vaisseau recèlerait vraiment une surprise désagréable.
Il retroussa sa manche, parla dans son bloc-poignet :
— Antoinette ? Vous êtes là ?
— Une minute, Scorp. Je monte. Vous avez vu notre invité ?
— Je m’en occupe, répondit-il.
Il s’approcha du vaisseau noir. Il n’était pas beaucoup plus gros que la capsule dans laquelle Khouri était descendue sur Ararat. Il estimait qu’il n’y avait pas de place à l’intérieur pour plus d’une ou deux personnes. Il tapota contre la surface noire. Elle était froide au toucher. Les poils de ses mains le picotaient, comme électrisés.
Une lame de lumière rose fendit la machine noire par le milieu, et une partie de la coque s’éclipsa, révélant un intérieur obscur. Un homme s’extirpait du cocon d’une couchette d’accélération et des commandes moulées autour de lui. Remontoir. Scorpio avait vu juste. Il était un peu plus vieux que dans ses souvenirs, mais toujours fondamentalement le même : un homme très mince, très grand, très chauve, entièrement vêtu de noir, ce qui accentuait l’analogie avec une araignée. Son crâne avait une forme à nulle autre pareille : allongée en forme de larme.
Scorpio se pencha pour l’aider à sortir.
— Monsieur Porcky, je présume, dit Remontoir.
Scorpio hésita un instant. Ce nom lui rappelait des souvenirs enfouis depuis des décennies. Il fouilla dans sa mémoire à la recherche d’une image. Il se rappela l’époque où ils étaient allés incognito, Remontoir et lui, dans la Ceinture de Rouille et à Chasm City, à la poursuite de Clavain, lorsqu’il avait déserté le camp conjoineur pour la première fois. Monsieur Porcky était le nom d’emprunt de Scorpio. Comment Remontoir s’appelait-il, déjà… ?
— Monsieur Tic-Tac, dit-il enfin, au moment où le silence commençait à devenir pesant.
Ils ne pouvaient pas se sentir, à l’époque. Et comment aurait-il pu en être autrement ? Remontoir détestait les porckos (il avait le souvenir d’avoir été effroyablement torturé par l’un d’eux dans un lointain passé). Il avait été contraint de faire appel à Scorpio parce que sa connaissance du terrain pouvait lui être utile. Quant à Scorpio, il n’aimait pas les Conjoineurs – mais personne ne les aimait, en dehors des Conjoineurs eux-mêmes. Et il n’aimait pas particulièrement Remontoir. Mais on lui avait forcé la main. On lui avait promis la liberté en échange de son aide. Et s’il refusait, on l’avait menacé de le livrer aux autorités, qui avaient prévu de lui organiser un joli petit procès public.
Donc, ça n’avait pas spécialement bien démarré entre eux, mais la haine s’était graduellement dissipée, en partie sous l’effet d’un respect commun pour Clavain. Et là, au final, Scorpio était plutôt content de le voir – réaction qui aurait sidéré et consterné celui qu’il était autrefois.
Remontoir se leva, s’étira, tournant ses membres dans tous les sens comme pour vérifier qu’ils étaient bien là.
— On fait une sacré paire de reliques, tous les deux, dit-il.
— J’ai peur d’avoir de bien mauvaises nouvelles…, commença Scorpio.
— Clavain ?
— Je suis vraiment navré.
— Je m’en doutais. À la minute où je vous ai vu, j’ai compris qu’il était mort. Quand est-ce arrivé ?
— Il y a quelques jours.
— Et comment est-il mort ?
— Très mal. C’était affreux, Rem. Mais il est mort pour Ararat. Il s’est conduit en héros, jusqu’à la fin.
Remontoir ferma les yeux et pendant un instant il fut ailleurs, perdu dans un paysage mental uniquement accessible aux Conjoineurs. Il resta ainsi, raide et les yeux clos, pendant une dizaine de secondes, puis il rouvrit les yeux. Ses prunelles brillaient de vitalité, sans la moindre trace de tristesse.
— Eh bien, j’ai eu du chagrin, dit-il.
Scorpio savait qu’il ne fallait pas en douter. Les Conjoineurs étaient comme ça. Le fait que Remontoir ait jugé que son vieil allié et ami méritait une période de deuil en disait long sur l’estime qu’il lui portait. Il lui aurait été très facile de se mettre dans un état d’esprit d’acceptation sereine. En expérimentant l’épreuve du chagrin, il avait rendu un hommage immense, impressionnant, à Clavain. Et cela même si ça ne lui avait pris que dix ou douze secondes.
— Sommes-nous en sûreté ? demanda Scorpio.
— Pour le moment, oui. Nous avons soigneusement programmé votre fuite, créant une diversion majeure à l’aide des moyens à notre disposition. Nous savons que les Loups pourraient redéployer certaines de leurs ressources et vous abattre, mais nos simulations montrent que nous pouvons les contrer, pourvu que vous partiez juste au moment voulu.
— Vous pouvez vaincre les Loups ?
— Pas les vaincre, Scorpio, fit Remontoir d’un ton paternaliste, plein d’un doux reproche. Nous pouvons mettre en œuvre une concentration délibérée de puissance afin de combattre un petit nombre de machines inhibitrices dans un endroit localisé, et leur infliger des dégâts, les repousser, les obliger à se regrouper. Mais en réalité, ça revient à jeter des cailloux à une meute de chiens. Contre une force plus massive, nous serions pratiquement impuissants. Et à long terme, ce serait la mort – du moins, c’est ce que nous disent nos simulations.
— Nous avons tout de même survécu, jusqu’à présent.
— Avec les armes et les techniques qu’Aura nous a données, oui. Mais cette source est à présent pratiquement tarie. Et les Loups ont témoigné d’une faculté remarquable à singer nos contre-offensives. Ce sont des machines très efficaces, fit Remontoir, les yeux pétillants d’admiration.
Scorpio éclata de rire. Après tout ce qu’ils avaient enduré, c’était l’issue que Remontoir prévoyait pour eux ?
— Alors nous sommes foutus, c’est ça ?
— À long terme, du moins selon nos prévisions actuelles, le pronostic n’est pas bon.
Derrière Remontoir, le vaisseau noir se referma, redevenant une masse d’ombre aux contours acérés.
— Alors, pourquoi ne pas renoncer tout de suite ?
— Parce qu’il y a toujours une chance, même infime, que les prévisions soient erronées.
— Je pense qu’il faut que nous parlions, dit Scorpio.
— Je connais l’endroit idéal, annonça Antoinette Bax en entrant dans la soute. Suivez-moi, tous les deux, fit-elle en saluant Remontoir d’un hochement de tête, comme s’ils s’étaient quittés quelques minutes auparavant. Ça devrait vous plaire.