Ararat, 2675

 

L’ascenseur descendait depuis plusieurs minutes quand il fit une embardée. Il quittait sa cage habituelle. Antoinette poussa un cri, pensant que l’ascenseur allait s’écraser, mais il continua sa course en douceur pendant une douzaine de secondes. Puis il y eut une autre série de saccades, alors que la cabine changeait à nouveau de trajet. Elle n’avait aucune idée de l’endroit où elle pouvait bien se trouver. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’elle était dans les profondeurs du vaisseau. Peut-être sous le niveau de l’eau, dans les quelques centaines de mètres où la coque était immergée. Les cartes qu’elle aurait pu prendre avec elle – et n’avait évidemment pas prises – auraient été, de toute façon, complètement inutiles, à présent. Non seulement il était très difficile d’accéder à ces niveaux submergés depuis les ponts supérieurs, mais ils étaient sujets à des changements de configuration convulsifs et perturbants. Pendant longtemps, on avait supposé que les cages d’ascenseur demeuraient stables alors que tout le reste changeait, mais Antoinette savait que ce n’était pas le cas, et qu’il aurait été vain d’essayer de se repérer à des points de référence apparemment familiers. Si elle avait apporté un compas à inertie et un gravitomètre, elle aurait pu situer sa position à quelques douzaines de mètres dans l’espace tridimensionnel, mais elle ne l’avait pas fait, et elle n’avait pas le choix : elle devait faire confiance au capitaine.

L’ascenseur arriva à destination. La porte s’ouvrit, et les dernières gouttes de fluide se répandirent à l’extérieur. Elle tapa du pied pour égoutter ses semelles, sentant la désagréable humidité de l’ourlet de son pantalon contre la peau de ses chevilles. Elle n’était vraiment pas en tenue pour une rencontre avec le capitaine. Qu’allait-il penser ?

Elle jeta un coup d’œil hors de la cabine et réprima un hoquet de surprise et de plaisir. Elle savait que chaque seconde comptait, mais elle prit le temps de se laisser émouvoir par le spectacle qui s’offrait à elle : dans les profondeurs du vaisseau où elle était descendue, elle s’attendait à se retrouver dans un espace typiquement humide et sinistre. Elle supposait que le capitaine se manifesterait par la manipulation des détritus locaux, de vieux bouts de ferraille, par la distorsion d’une paroi ou n’importe quoi de ce genre.

Or le capitaine l’avait emmenée dans un endroit tout différent. C’était une salle gigantesque, apparemment sans limites. Dans toutes les directions, des arbres se perdaient dans un lointain bleu-vert puis montaient à la rencontre d’un ciel infini, d’un bleu fondamental, riche et profond. Une brise agréablement parfumée lui apportait un friselis de vie animale. Des oiseaux babillaient dans les hautes branches. En contrebas s’étendait une merveilleuse petite clairière à laquelle on accédait par un escalier de bois rustique, un peu bancal. Sur le côté, un petit lac était alimenté par une cascade bouillonnante. Sauf à l’endroit où elle était d’une blancheur crémeuse à cause des remous provoqués par la chute d’eau, la mare était du noir délicieux de l’espace qui lui conférait une fraîcheur merveilleusement attirante. Non loin de l’eau, sur l’herbe tondue comme une pelouse, se trouvait une table de bois entourée sur deux côtés de longs rondins en guise de bancs.

Elle fit machinalement un pas hors de l’ascenseur. La porte se referma dans son dos. Antoinette ne vit pas mieux à faire que de prendre l’escalier et descendre vers la clairière, où l’herbe frémissait de tous les tons de vert et d’or imaginables.

Elle se souvint que Clavain lui avait parlé de cet endroit, une fois. Une clairière dans le Spleen de l’Infini. Elle était jadis bien localisée, mais après l’évacuation du grand vaisseau, pendant les journées qui avaient suivi son atterrissage sur Ararat, personne n’avait plus jamais réussi à la retrouver. Des groupes avaient exploré les zones du vaisseau où elle était censée se trouver, mais en vain.

La clairière était gigantesque. Il était stupéfiant de penser que l’on pouvait perdre un endroit pareil, mais le Spleen de l’Infini était tellement vaste ! Et si le vaisseau ne voulait pas qu’on la retrouve, le capitaine avait assurément les moyens de la dissimuler. Il pouvait rediriger toutes les coursives, les colonnes d’escalier et les cages d’ascenseur. Tout l’endroit – la salle, la clairière et le reste – avait pu être déplacé dans le vaisseau, à la façon de certaines balles qui effectuaient de lents et sinueux déplacements dans des corps, des années après avoir été tirées.

Antoinette doutait d’arriver à retrouver un jour cet endroit. Le capitaine l’avait amenée ici selon ses conditions, qui n’étaient pas négociables, et elle n’aurait peut-être plus jamais l’occasion de le revoir.

— Antoinette.

La voix était un sifflement, une modulation du murmure de la cascade.

— Oui ?

— Vous avez encore oublié quelque chose, hein ?

Elle eut un sourire. Elle n’était pas aussi distraite qu’elle le craignait, tout compte fait.

Elle mit les lunettes… et la clairière se para de couleurs encore plus vives peut-être. Il y avait des oiseaux, des taches mouvantes rouges et vertes sur le fond bleu nuit du ciel. Des oiseaux ! C’était génial de revoir des oiseaux, même si elle savait qu’ils étaient créés par les lunettes.

Antoinette regarda autour d’elle et se rendit compte avec un sursaut qu’elle n’était pas seule. Des gens étaient assis à la table, sur les rondins placés de part et d’autre.

Des gens bizarres. Vraiment bizarres.

— Venez, fit l’un d’eux, l’invitant à prendre la place libre.

L’homme qui lui faisait signe était John Brannigan, elle en fut aussitôt certaine, même s’il se manifestait sous une forme légèrement différente, cette fois.

Elle repensa aux deux premières apparitions. Elles évoquaient toutes les deux Mars, se dit-elle. Dans la première, il portait un scaphandre spatial si ancien qu’elle n’aurait pas été étonnée d’y voir une ouverture par laquelle on mettait le charbon. La deuxième fois, le scaphandre était légèrement moins démodé : pas moderne, certes, mais plus récent que le premier d’une bonne génération. John Brannigan avait aussi l’air un peu plus âgé – de dix ou vingt ans, d’après son estimation. Et cette fois-ci, il avait encore vieilli et portait une combinaison plus récente, d’un demi-siècle, sinon plus.

À vrai dire, c’était moins une combinaison qu’une sorte de cocon, dans une matière qui ressemblait à la bave gris argent de certains insectes et qui aurait été soigneusement enroulée autour de lui. À travers ce matériau transparent, elle repéra un ramassis vague et complexe de mécanismes à l’air organique : des bosses en forme de rognons, des masses violettes qui ressemblaient à des poumons ; des choses qui palpitaient et puisaient. Elle vit des fluides d’un vert vif courant dans des kilomètres de tuyauterie intestinale grouillante. En dessous de tout ça, le capitaine était nu, et les vils systèmes de cathéters et d’évacuation des déchets étaient exhibés à tous les regards. Il avait l’air un peu égaré. C’était un homme d’un siècle très éloigné ; un homme qui paraissait finalement plus distant et plus étranger que les versions primitives qu’il lui avait laissé entrevoir lors de ses deux apparitions précédentes.

Le costume lui laissait la tête à nu. Il semblait avoir vraiment beaucoup vieilli. Sa peau donnait l’impression d’avoir été aspirée sur son crâne par un processus de thermoformage, de sorte qu’elle épousait les moindres de ses creux et bosses. On aurait pu suivre les veines sous sa peau avec une précision chirurgicale. Il avait l’air tellement fragile qu’elle aurait pu l’écraser entre ses mains.

Elle s’assit à la place qu’on lui désignait. Les autres, autour de la table, portaient tous le même genre de tenue, avec des variations de détail, mais ils n’étaient pas identiques. Il leur manquait des parties entières de leur anatomie, et leur scaphandre avait comblé les cavités de leur corps avec les mêmes machineries organiques complexes et les mêmes tubulures vert vif apparentes que dans le scaphandre du capitaine. Il y avait une femme à qui il manquait un bras. À la place, sous la couche de bave solidifiée du cocon, se trouvait un moulage en fibre de verre d’un membre plein d’une armature expérimentale d’os, de chair et de fibres nerveuses. Un homme avait un visage de verre, dont les tissus vivants étaient pressés contre la surface interne. Un autre avait l’air plus ou moins normal au premier abord, sauf qu’il avait deux têtes : une tête de femme, émergeant plus au moins au bon endroit, et une tête de jeune homme qui partait de l’épaule droite.

— Ne faites pas attention à eux, dit le capitaine.

Antoinette se rendit compte qu’elle devait les regarder en ouvrant de grands yeux.

— Je ne…

— Ce sont des soldats, reprit John Brannigan avec un sourire. Des forces avancées de la Coalition pour la Pureté Neurale.

Ces mots renvoyaient Antoinette à une histoire qu’elle avait oubliée depuis longtemps.

— Et vous ? demanda-t-elle.

— J’ai fait partie de ces forces, pendant un moment. Quand ça correspondait à mes besoins immédiats. Nous étions sur Mars, nous combattions les Conjoineurs, mais je ne peux pas dire que j’y mettais tout mon cœur.

Antoinette se pencha en avant. La table, au moins, était complètement réelle.

— John, il y a une question dont il faut vraiment que nous parlions…

— Oh, ne jouez pas les rabat-joie. Je viens seulement de commencer à papoter avec mes copains soldats.

— Tous ces gens sont morts, John. Ils sont morts il y a trois ou quatre cents ans, au bas mot. Alors, faites-nous grâce du trip nostalgique, vous voulez bien ? Putain, il faut que vous repreniez pied dans la réalité, dans l’ici et le maintenant !

Il lui fit un clin d’œil et eut un mouvement de menton en direction de l’un des cocons.

— Vous voyez Kolenkow, là ? La femme à deux têtes ?

— Difficile de la rater, soupira Antoinette.

— Celui qu’elle a sur l’épaule, c’est son frère. Ils s’étaient enrôlés ensemble. Il a été dézingué par une araignée nettoyeuse. Décapité. Ils lui cultivent un nouveau corps sur Deimos. Ils auraient pu greffer sa tête sur une machine en attendant, mais c’est toujours mieux d’être raccordé à un vrai corps.

— Ça, je vous crois. Bon, capitaine…

— Alors Kolenkow trimbale la tête de son frère jusqu’à ce que son corps soit prêt. Ils pourraient même retourner au combat comme ça, en attendant. J’ai déjà vu ça. Il en faut un paquet pour faire peur aux araignées, mais j’imagine qu’un combattant à deux têtes pourrait faire son petit effet…

— Capitaine. John. Écoutez-moi. Il faut vous concentrer sur le présent. Nous avons un problème, ici, sur Ararat, d’accord ? Je sais que vous êtes au courant ; nous en avons déjà parlé.

— Oh, ce truc-là, dit-il, du ton d’un enfant à qui on aurait rappelé qu’il avait des devoirs à faire.

Antoinette tapa si fort sur la table qu’elle se fit mal au poing.

— Je sais que vous ne voulez pas vous en mêler, John, mais il faut quand même que nous en parlions. Vous ne pouvez pas partir comme ça, tout simplement parce que ça vous chante. Vous sauverez peut-être quelques milliers de personnes, mais vous en tuerez beaucoup, beaucoup d’autres.

La compagnie changea. Elle était toujours assise à une table entourée de soldats – elle reconnaissait même certains visages –, mais ceux-ci donnaient l’impression d’avoir traversé quelques années de guerre. Et d’une sale guerre. Le capitaine avait maintenant un bras artificiel bringuebalant et les scaphandres n’étaient plus faits de bave d’insecte, mais constitués d’assemblages de plaques lubrifiées, qui coulissaient les unes sur les autres, hyper-réfléchissantes, comme des écailles de mercure gelé.

— Putains de Demarchistes ! lança le capitaine. Gardons toute cette merde biotech sophistiquée pour le moment où nous en aurons vraiment besoin. On était vraiment en train de leur foutre une branlée, aux araignées ! Et puis ils ont résilié les licences, sous prétexte qu’on violait les règles d’usage. Tout ce joli grouillement bien net a fondu en une putain de nuit. Les armes biologiques, les scaphandres, tout ça c’est parti. Maintenant, regardez avec quoi on est obligés de travailler !

— Je suis sûre que vous vous en sortirez très bien, fit Antoinette. Capitaine, écoutez-moi. Les Schèmes Mystifs sont en train de déplacer le vaisseau. Ils le mettent en sûreté. Il faut que vous leur laissiez le temps.

— Ils ont eu tout le temps, dit-il dans un moment réconfortant de lucidité, de lien avec le présent.

— Pas assez, reprit-elle.

Le poing d’acier de son nouveau bras se crispa.

— Vous ne comprenez pas. Nous devons quitter Ararat. Certaines fenêtres s’ouvrent au-dessus de nous.

— Des fenêtres, John ? demanda-t-elle, sentant sa nuque la picoter.

— Je les sens. Je sens beaucoup de choses. Je suis un vaisseau, bordel de merde !

Soudain, le capitaine et Antoinette furent tout seuls. Dans le reflet éclatant de son armure, elle vit un oiseau traverser le ciel.

— Vous êtes un vaisseau. D’accord. Alors arrêtez de geindre et conduisez-vous comme un vaisseau, retrouvez enfin le sens des responsabilités vis-à-vis de votre équipage. Y compris moi. Qu’est-ce que c’est que ces fenêtres ?

Il ne répondit pas tout de suite. Avait-elle réussi à se faire entendre de lui, ou l’avait-elle projeté dans des labyrinthes de régression encore plus profonds ?

— Des occasions de fuir, dit-il enfin. Des voies dégagées. Elles n’arrêtent pas de s’ouvrir et de se refermer.

— Vous pourriez vous tromper. Et ça, ce serait vraiment, vraiment grave.

— Je ne crois pas me tromper.

— Nous attendions, nous espérions un signe, dit Antoinette. Un message de Remontoir. Mais il n’y en a pas eu.

— Il n’arrive peut-être pas à nous contacter. Peut-être qu’il essaie, et que nous n’aurons pas mieux.

— Laissez-nous encore quelques heures, dit-elle. C’est tout ce que nous vous demandons. Juste le temps de mettre le vaisseau à distance de sécurité. Je vous en prie, John.

— Je voudrais savoir… la fille. Aura. Parlez-moi d’elle.

Antoinette tiqua. Elle se souvenait d’avoir abordé le sujet avec lui, mais pas de lui avoir dit son nom.

— Aura va bien, dit-elle, sur la réserve. Pourquoi ?

— Qu’a-t-elle à dire sur la question ?

— Elle pense que nous devrions faire confiance aux Schèmes Mystifs, répondit Antoinette.

— Et alors ?

— Alors, elle n’arrête pas de faire allusion à un endroit appelé Hela. Qui aurait un rapport avec un homme nommé Quaiche.

— C’est tout ?

— C’est tout. Si ça se trouve, ça ne veut rien dire du tout. Elle ne s’adresse même pas directement à nous ; c’est sa mère qui nous transmet ses paroles. Je ne crois pas que Scorpio la prenne au sérieux. Franchement, je ne suis pas sûre d’y croire tout à fait moi-même. On dirait qu’ils tiennent à ce qu’Aura ait de la valeur à cause de ce qu’elle nous a coûté. Et si elle n’en avait aucune ? Si ce n’était qu’une enfant comme les autres ? Ou si elle en savait un peu, mais pas autant que tout le monde le voudrait ?

— Qu’en pense Malinin ?

— Malinin ? Que vient-il faire là-dedans ? demanda-t-elle, prise au dépourvu.

— Ils parlent de lui. Je les entends. De la même façon que je les entends parler d’Aura. Ces milliers de gens qui sont en moi, tous leurs secrets, leurs chuchotements. Ils ont besoin d’un nouveau chef. Ça pourrait être Malinin. Ou Aura.

— Il n’y a même pas eu d’annonce officielle concernant l’existence d’Aura, dit Antoinette.

— Qu’est-ce que ça changerait ? Tout le monde est au courant, Antoinette. On ne peut pas garder un secret comme ça.

— Ils ont déjà un chef, répondit-elle.

— Ils veulent quelqu’un de nouveau, de brillant et d’un peu effrayant. Quelqu’un qui entend des voix, et par qui ils aimeront se laisser diriger pendant une période d’incertitude. Scorpio n’est pas ce chef.

Le capitaine marqua une pause, caressa sa fausse main avec les doigts couturés de cicatrices de l’autre.

— Les fenêtres n’arrêtent pas de s’ouvrir et de se refermer. Je sens une urgence croissante. Si Remontoir est derrière ça, il se pourrait qu’il ne puisse plus nous offrir d’autres occasions de fuir. Bientôt, très bientôt, il faudra que je fasse mouvement.

Elle se dit qu’elle avait perdu son temps. Elle avait d’abord cru qu’en lui montrant cet endroit il l’invitait à un nouveau niveau d’intimité, mais sa position n’avait pas changé d’un iota. Elle avait exposé son point de vue, et c’était tout juste s’il l’avait écoutée.

— Je n’aurais pas dû me donner la peine, conclut-elle.

— Antoinette, écoutez-moi, maintenant. Je vous apprécie plus que vous ne le pensez. Vous m’avez toujours traité avec gentillesse et compassion. Ne serait-ce que pour ça, vous comptez pour moi, et je m’inquiète de votre survie.

Elle le regarda dans les yeux.

— Et alors, John ?

— Alors, allez-y. Vous avez encore le temps. Mais plus beaucoup.

— Merci. Mais… si ça ne vous ennuie pas… je préférerais rester un moment à bord.

— Une raison particulière ?

— Ouais, fit-elle en parcourant l’endroit du regard. C’est à peu près le seul vaisseau convenable en ville.

 

 

Scorpio parcourut la navette dans un sens puis dans l’autre. Il avait fait en sorte que presque toutes les surfaces du fuselage soient transparentes, en dehors d’une bande au sol et d’une portion où Valensin attendait avec Khouri et sa fille. Tous les éclairages superflus étant éteints, le monde, au-dehors, lui apparaissait un peu comme s’il était un poisson flottant dans l’air du soir.

Avec la tombée du jour, il était devenu évident que le combat spatial se rapprochait d’Ararat. La couverture de nuages s’était déchirée, peut-être à cause des énergies phénoménales qui se déversaient dans la stratosphère. Les signalements d’engins qui s’écrasaient sur la planète arrivaient à une fréquence telle qu’on n’avait pas le temps de les traiter. Des traînées de flammes barraient le ciel d’un horizon à l’autre toutes les deux ou trois minutes, marquant l’embrasement, dans l’espace aérien, d’objets non identifiés – des vaisseaux spatiaux, des missiles, ou des choses pour lesquelles les colons n’avaient peut-être même pas de nom. De temps à autre, ils en voyaient se déplacer en formations serrées, étranges. Ils effectuaient des virages en épingle à cheveux ou des changements de direction brutaux, qui n’auraient pas dû être possibles. Les protagonistes du conflit déployaient manifestement les dispositifs à suppression d’inertie avec une désinvolture qui terrifiait Scorpio. C’est ce qu’Aura leur avait dit, par la bouche de sa mère. La technologie non humaine était à l’évidence plus contrôlable qu’à l’époque où Clavain et Skade se tiraient la bourre entre Yellowstone et l’espace de Resurgam. Mais il y avait encore des gens qui racontaient des histoires d’horreurs datant de l’époque où la technologie n’était pas au point. Poussée aux limites de l’instabilité, la suppression d’inertie avait des conséquences effroyables sur la chair et sur l’esprit. Si on l’utilisait maintenant comme une technique militaire de routine – comme un enfant jouant dans son bac à sable –, alors il ne voulait même pas penser à ce qui passait aujourd’hui pour dangereux et à n’utiliser qu’en dernière extrémité.

Il songea un instant à Antoinette et espéra qu’elle arriverait à convaincre le capitaine de changer d’avis. Il n’osait pas trop y croire, mais d’un autre côté rien ne prouvait que Brannigan avait vraiment l’intention de faire décoller le vaisseau. Peut-être l’allumage des propulsions conjoineurs n’était-il qu’une façon de vérifier qu’elles étaient en état de marche, s’ils en avaient besoin un jour. Ça ne voulait pas forcément dire que le vaisseau allait décoller dans les heures à venir.

Ce genre d’optimisme désespéré, teinté de fatalisme, ne lui était pas encore familier. En tout cas, il lui était rigoureusement étranger pendant toutes les années passées à Chasm City. Il était profondément pessimiste, au fond. C’était peut-être pour ça qu’il n’avait jamais été très doué pour la prévision à long terme, pour réfléchir à plus de quelques jours en avant. Quand on avait tendance à penser, à un niveau inné, que les choses iraient toujours de mal en pis, à quoi bon essayer de changer l’avenir ? Il ne restait plus qu’à essayer de tirer le meilleur parti de la situation présente.

Mais là, il espérait – en dépit de tous les indices contraires – que le vaisseau allait rester sur Ararat. Il devait y avoir un problème chez lui pour qu’il se mette à penser de cette façon. Il devait avoir le cerveau dérangé. Et par quoi ? Bah, pour ça, il n’avait pas loin à chercher.

Quelques heures plus tôt, à peine, il avait rompu avec la discipline qu’il s’imposait depuis vingt-trois ans. Avec Clavain, il s’était efforcé de vivre selon ses critères. Pendant des années, il avait détesté les êtres humains standard pour ce qu’ils lui avaient fait lorsqu’il était leur esclave. Et si ça n’avait pas suffi à attiser sa haine, il n’avait qu’à penser à ce qu’il était : ce bâtard d’homme et de porc à la démarche chaloupée, comique, ce compromis qui avait tous les défauts de l’un et de l’autre, et aucune de leurs qualités. Il connaissait la litanie de ses tares. Il ne pouvait pas marcher comme un homme. Il ne pouvait pas tenir des choses avec ses mains, comme eux. Il ne voyait et il n’entendait pas aussi bien qu’eux. Il y avait des couleurs qu’il ne connaîtrait jamais. Sa pensée n’était pas aussi fluide que la leur, et il n’avait pas leur capacité d’abstraction. Pour lui, la musique n’était qu’une succession de sons complexes, sans aucun contenu émotionnel. Son espérance de vie était au mieux des deux tiers environ de celle d’un homme qui n’aurait jamais reçu de traitement de longévité, ou de modifications génétiques. Et son espèce n’avait même pas le goût que la nature avait prévu, ou du moins était-ce ce que les hommes disaient quand ils ne savaient pas qu’il était à portée de voix.

Ça faisait mal. Putain, ce que ça faisait mal !

Mais il osait penser que cette haine – que tout ça était derrière lui. Ou sinon derrière lui, au moins dans un petit compartiment mental étanche qu’il n’ouvrait jamais. Qu’en temps de crise.

Et même dans ce cas, il réussissait à contenir son animosité, il l’utilisait pour y puiser énergie et résolution. Le côté positif, c’est qu’elle l’avait forcé à s’améliorer. Elle l’avait obligé à trouver en lui-même des qualités de commandement et de compassion qu’il n’aurait jamais cru posséder. Il allait leur montrer de quoi un porcko était capable. Il allait leur faire voir qu’un porcko pouvait être un homme d’État comme Clavain ; qu’il pouvait penser aussi juste, aussi loin qu’eux. Être doux et cruel comme eux, quand les circonstances l’exigeaient.

Et pendant vingt-trois ans, ça avait marché. La rancœur avait fait de lui un homme meilleur. Mais pendant tout ce temps, il s’en rendait compte il présent, il était resté dans l’ombre de Clavain. Même quand Clavain était parti pour son île, il n’avait pas réellement abdiqué le pouvoir.

Sauf que, maintenant, Clavain était parti pour de bon. Le nouveau régime n’était pas en vigueur depuis plus de quelques douzaines d’heures – il n’y avait pas plus de quelques douzaines d’heures que Scorpio assumait, vaille que vaille, les dures réalités du vrai commandement, et il avait déjà flanché. Il s’était déchaîné contre Hallatt. Cet homme incarnait, dans cet instant de rage, l’humanité standard tout entière. D’accord, c’était Blood qui avait lancé le couteau, mais il avait la main sur le sien. Blood n’avait été qu’une extension de la volonté de Scorpio.

Il n’avait jamais vraiment apprécié Hallatt. Ce n’était pas nouveau. Ce type s’était compromis avec le gouvernement totalitaire de Resurgam. On ne pouvait rien prouver, mais il était plus que probable qu’il était au moins au courant pour les séances d’interrogatoire et de torture, pour les exécutions cautionnées par l’État. Et pourtant, il fallait bien que les réfugiés de Resurgam soient représentés, d’une façon ou d’une autre. Hallatt avait fait des bonnes choses, à la fin de l’exode. Des gens que Scorpio considérait comme fiables étaient prêts à en témoigner. Il n’était pas blanc-bleu, mais il n’était pas incriminé directement. Et – quand on y regardait de plus près – dans l’histoire personnelle d’à peu près tous ceux qui venaient de Resurgam, il y avait des détails scabreux. Par où passait la frontière entre le bien et le mal ? Cent soixante-dix mille réfugiés étaient venus du vieux monde vers Ararat, et bien rares étaient ceux qui n’avaient jamais été associés au gouvernement. Dans les États totalitaires, la machinerie bureaucratique touchait plus de vies qu’elle n’en laissait de côté. On ne pouvait pas manger, dormir ou respirer sans être, d’une certaine façon, complice de son fonctionnement.

Il n’aimait pas Hallatt. Mais Hallatt n’était ni un monstre, ni un fugitif. Et pourtant, en cet instant de rage incandescente, il avait frappé un homme fondamentalement honnête qu’il n’aimait pas, point final. Hallatt l’avait poussé à bout avec son scepticisme bien compréhensible à propos d’Aura, et il s’était laissé atteindre par cette provocation à l’endroit où elle pouvait lui faire le plus mal. Il s’était jeté sur Hallatt, mais ç’aurait pu être sur n’importe qui. Et même quelqu’un qu’il aimait vraiment, comme Antoinette, Xavier Liu ou n’importe lequel des aînés de la colonie – n’importe qui, pourvu que la provocation ait été assez sérieuse.

Et le pire, ou presque, c’était la façon dont le reste du groupe avait réagi. Quand sa rage était retombée, quand l’énormité de ce qu’il avait fait avait commencé à lui apparaître, il s’était attendu à une révolte. Au moins à ce qu’on remette ouvertement en cause son aptitude au commandement.

Mais il ne s’était rien passé. Ils avaient quasiment fermé les yeux, déplorant son geste, mais acceptant cet éclair de folie comme faisant partie du personnage. C’était un porcko, et avec les porckos, on pouvait s’attendre à tout.

C’était ce qu’ils pensaient tous. Même Blood, peut-être.

Hallatt s’en était sorti. Le poignard n’avait atteint aucun organe vital. Scorpio ne savait pas s’il fallait mettre ça sur le compte de la précision phénoménale de Blood au lancer de couteau, ou au contraire à une imprécision tout aussi spectaculaire.

Et il n’avait pas envie de le savoir.

En réalité, personne n’aimait vraiment Hallatt, et le fait qu’il ait avoué ne pas faire confiance à Khouri n’avait rien arrangé. Il ne ferait plus partie des seniors de la colonie. Les représentants de Resurgam étaient régulièrement remplacés, et l’éviction d’Hallatt n’était pas aussi dramatique qu’elle aurait pu l’être. Cela dit, même si les circonstances de sa démission étaient tenues secrètes, quelque chose filtrerait, inévitablement. Il y aurait des rumeurs de violence, et le nom de Scorpio serait sûrement prononcé.

Tant pis. Scorpio s’en remettrait. Il y avait déjà eu des épisodes de violence, dans le passé, et les rumeurs avaient toujours été grandement exagérées, comme toujours. Mais elles ne lui avaient pas vraiment nui, à long terme.

Seulement, cette violence était justifiée. Il n’y avait pas de haine derrière. Scorpio n’avait pas la volonté de faire payer les horreurs que les hommes leur avaient infligées, à ses pareils et à lui-même. C’était une violence nécessaire. Mais ce qu’il avait fait à Hallatt n’avait rien à voir avec la sécurité de la planète. C’était personnel.

Il s’était planté, et dans ce sens, il avait aussi trahi Ararat.

— Scorp ? Ça va ?

C’était Khouri. Elle était assise dans la partie à l’ombre de la navette. Les droïdes monitoraient toujours la couveuse d’Aura, mais Khouri montait aussi la garde sur elle. Une ou deux fois, il l’avait entendue lui parler doucement, et même fredonner. Ça lui paraissait bizarre, compte tenu de leur lien neural.

— Ça va, répondit-il.

— Vous avez l’air préoccupé. C’est ce qui s’est passé dans l’iceberg ?

Sa remarque le surprit. La plupart du temps, ses expressions étaient complètement opaques aux étrangers.

— Eh bien, il y a le petit problème de la guerre dans laquelle nous sommes entraînés, et le fait que je ne suis pas certain que nous soyons toujours en vie la semaine prochaine. À part ça…

— Nous sommes tous préoccupés par la guerre, dit-elle. Mais c’est autre chose. Je ne vous avais jamais vu comme ça, avant que nous allions récupérer Aura.

Il demanda à la navette de former un fauteuil pour lui, un siège à hauteur de porcko, et s’assit à côté d’elle. Il remarqua que Valensin luttait désespérément contre le sommeil, sa tête tombant et se redressant périodiquement. Ils étaient tous épuisés, à la limite de la rupture.

— Je suis étonné que vous vouliez me parler, dit-il.

— Ah bon ? Et pourquoi donc ?

— À cause de ce que vous m’avez demandé, et que je vous ai refusé. Je pensais que vous me détesteriez, ajouta-t-il avec un geste en direction d’Aura, au cas où son explication ne serait pas claire pour elle. Ce serait bien compréhensible.

— Je n’ai pas apprécié, en effet.

— Alors…, fit-il en écartant les mains dans un geste fataliste.

— Mais ce n’était pas vous, Scorp. Ce n’est pas vous qui m’avez empêchée de la reprendre dans mon ventre. C’est la situation, le bordel dans lequel nous sommes. Vous vous êtes contenté de faire ce que vous croyiez sensé. Je n’ai pas surmonté le choc, mais ne vous mettez pas martel en tête, d’accord ? C’est la guerre. Ce n’est pas le moment de faire du sentiment. Je m’en remettrai. Et puis j’ai toujours ma fille.

— Elle est belle, fit Scorpio.

Il ne le pensait pas, mais ça paraissait être la chose à dire compte tenu des circonstances.

— Vraiment ? demanda-t-elle.

Il regarda l’enfant cramoisie, toute ridée.

— Vraiment.

— Je craignais que vous ne la détestiez, Scorp. À cause de ce qu’elle vous a coûté.

— Clavain ne l’aurait pas détestée, dit-il. Ça me suffit.

— Merci, Scorp.

Ils restèrent assis en silence pendant une minute ou deux. Au-dessus d’eux, à travers la coque transparente, les jeux de lumière se poursuivaient. Une arme ou un système de transmission situé dans l’espace proche d’Ararat traçait des lignes dans le ciel : des arcs de cercle, des angles et des lignes droites, qui mettaient quelques secondes à se fondre sur le fond violet presque noir. Ces lignes le turlupinaient. Elles étaient bizarres. Il avait l’impression qu’elles recelaient une signification implicite, mais il n’avait pas la vivacité d’esprit pour la détecter.

— Il s’est passé quelque chose, dit-il tout bas.

— Concernant Aura ?

— Non. Me concernant, en fait. Vous n’étiez pas là, mais j’ai blessé un homme, aujourd’hui.

Scorpio baissa les yeux sur ses petites chaussures presque enfantines. Il avait mal jugé la hauteur du siège, et ses orteils touchaient à peine le sol.

— Je suis sûre que vous aviez vos raisons, dit Khouri.

— C’est le problème : je n’en avais pas. Je l’ai blessé sous l’effet d’une rage aveugle. Quelque chose a cédé en moi, une barrière que j’avais réussi à maintenir pendant les vingt-trois dernières années. Enfin, c’est ce que je me racontais.

— On a tous des jours comme ça, dit-elle.

— J’essaie d’éviter. Pendant vingt-trois ans, je me suis efforcé d’éviter ce genre d’erreur. Et aujourd’hui, j’ai flanché. J’ai tout fichu en l’air, dans un moment de faiblesse.

Elle ne dit rien, ce qu’il prit pour un encouragement à continuer.

— Je détestais les hommes. Je pensais avoir d’assez bonnes raisons.

Il ouvrit sa vareuse de cuir et dénuda son épaule droite. Trente années – sans parler de la lente accumulation de blessures, dont certaines très récentes – avaient estompé sa cicatrice. Khouri ne put s’empêcher de détourner les yeux un instant, puis elle lui rendit son regard sans ciller.

— C’est eux qui vous ont fait ça ?

— Non. C’est moi, avec un laser.

— Je ne comprends pas.

Il suivit la ligne de crête de la cicatrice, détourant chaque îlot, chaque péninsule de chair boursouflée.

— J’ai brûlé un tatouage que j’avais à cet endroit. Un scorpion vert. C’était une marque d’appartenance. Je ne l’ai pas compris tout de suite. Je pensais que c’était une marque honorifique, une sorte de badge dont je pouvais être fier.

— Je regrette, Scorp.

— Je les détestais pour ça, et pour ce que j’étais. Mais je me suis vengé, Ana. Dieu m’est témoin que je me suis vengé.

Il referma sa vareuse. Khouri se pencha et l’aida à boutonner les gros brandebourgs conçus pour ses doigts malhabiles.

— Vous aviez le droit, dit-elle.

— Je pensais avoir surmonté ça. Je pensais l’avoir évacué.

Elle secoua la tête.

— Ça ne se reproduira plus, Scorp. Croyez-moi, vous ne perdrez jamais cette rage. Ce qui m’est arrivé n’a rien à voir avec ce qu’ils vous ont fait – ce n’est pas ce que je veux dire –, mais je sais ce que c’est de détester quelqu’un qu’on ne peut même pas détruire, qui sera toujours hors de portée. Ils m’ont pris mon mari, Scorp. Des employés de l’armée sans visage ont merdé et me l’ont arraché.

— Il est mort ?

— Non. Juste hors d’atteinte, à trente putains d’années de voyage en vaisseau stellaire. C’est pareil, en fait. Enfin, il y a pire.

— Vous avez tort, dit-il. C’est aussi grave que tout ce qu’ils m’ont fait.

— Peut-être. Je ne sais pas. Ce n’est pas un concours de bites. Mais tout ce que je sais, c’est que j’ai essayé de pardonner, d’oublier. J’ai fait une croix sur l’espoir de revoir Fazil. J’ai même accepté le fait qu’il était probablement mort depuis longtemps, où qu’il se trouve en réalité. J’ai eu une fille d’un autre homme. J’imagine que c’est ce qu’on appelle tourner la page.

Il savait que le père de son enfant était mort aussi, mais le ton de sa voix n’en trahissait rien.

— Ce n’est pas passer à autre chose, Ana. Juste rester en vie.

— Je savais que vous comprendriez, Scorp. Mais vous comprenez aussi ce que je dis sur le pardon et l’oubli, n’est-ce pas ?

— Que ça n’arrivera pas ? risqua-t-il.

— Je pourrais vivre un million d’années que j’en serais incapable. Si l’un de ces types entrait dans cette pièce, l’un des imbéciles qui ont viandé ma vie par un moment d’inattention – je pense que je ne pourrais pas me retenir. Ce que je veux dire, c’est que la rage ne s’estompe pas. Elle diminue, et en même temps elle s’autoalimente. On se contente de l’enfouir et de l’attiser, comme un petit feu qu’on n’arrive pas à laisser mourir. C’est ce qui nous fait continuer, Scorp.

— N’empêche que j’ai merdé.

— Non. Vous avez sacrément réussi à mettre votre colère sous le boisseau pendant vingt-trois ans, et vous l’avez laissée échapper aujourd’hui. Et alors ? fit-elle avec une soudaine colère. Putain de merde ! Ce que vous avez vécu dans cet iceberg, Scorp, je ne le souhaiterais même pas à l’un de ces employés. Je sais ce que Clavain représentait pour vous. Vous avez vécu un enfer sur Terre. Ce qui est fou, ce n’est pas que vous ayez perdu votre sang-froid une fois, c’est que vous ayez réussi à le garder si longtemps. Honnêtement, Scorp, s’exclama-t-elle, sa colère se muant en véhémence, vous exigez trop de vous-même. Que s’est-il passé là-bas ? Ce n’était pas un chemin de roses, mon vieux. Vous avez bien mérité de flanquer quelques coups, vous ne croyez pas ?

— Ce n’était pas un simple coup.

— Le gars va s’en sortir ?

— Ouais, fit-il à regret.

Khouri haussa les épaules.

— Alors calmez-vous. Ce que ces gens veulent maintenant, c’est un chef. Ils n’ont pas besoin d’un type qui se traîne en pleurnichant parce qu’il a mauvaise conscience.

— Merci Ana, fit-il en se levant. Merci.

— Je vous ai aidé, ou je n’ai réussi qu’à compliquer encore les choses ?

— Vous m’avez aidé.

Le siège se fondit à nouveau dans le mur.

— Bon. Parce que vous savez, Scorp, je ne suis pas du genre éloquent. Je serais même plutôt du genre ronchon, au fond. Loin de chez moi, avec des drôles de trucs dans la tête, et une fille que je ne suis pas sûre d’arriver un jour à comprendre. Mais en réalité, je ne suis qu’une vieille ronchon.

— Je serais mal placé d’en vouloir aux ronchons, dit-il.

Puis, inévitablement, il se retrouva incapable d’aligner deux paroles.

— Je regrette ce qui vous est arrivé. J’espère qu’un jour…

Il regarda autour de lui et remarqua que Vasko franchissait la ligne opaque tracée au sol et s’approchait d’Aura.

— Je ne sais pas… J’espère juste qu’un jour cette rage deviendra un peu plus petite et plus brillante. Et peut-être qu’un jour elle sera assez petite et brillante, et qu’elle disparaîtra, comme ça !

— Et ce serait bien ?

— Je ne sais pas.

Elle eut un sourire.

— Moi non plus. Mais je crois que si deux personnes doivent le découvrir un jour, c’est bien nous.

— Scorpio ? demanda Vasko.

— Oui ?

— Vous devriez venir voir ça. Vous aussi, Ana.

Ils réveillèrent Valensin. Vasko les emmena vers une autre partie de la navette, puis effectua quelques modifications de la coque pour accroître la visibilité du ciel nocturne, faisant apparaître des cloisons afin d’atténuer la luminosité des ailes de la navette. Il opérait avec une aisance qui aurait pu faire croire qu’il avait pratiqué ce genre d’exercice pendant la moitié de sa vie.

Scorpio vit les mêmes traînées lumineuses qui apparaissaient et s’estompaient et qu’il avait déjà remarquées. Il avait toujours le sentiment lancinant, obsédant, qu’elles voulaient dire quelque chose, mais elles n’avaient pas plus de sens pour lui qu’une minute plus tôt.

— Je ne vois pas ce que vous voulez me montrer, Vasko.

— Je vais accroître la persistance lumineuse des images…

— Vous pouvez faire ça ? bougonna Scorpio.

— C’est facile, fit Vasko en tapotant la surface lisse, froide, du fuselage intérieur. Ces vieilles machines peuvent à peu près tout faire, quand on sait le leur demander.

— Alors faites-le ! ordonna Scorpio.

Ils levèrent les yeux. Valensin, qui était bien réveillé, à présent, plissait les paupières derrière ses drôles de lunettes en forme de losange.

Les traînées lumineuses semblèrent soudain s’attarder dans le ciel nocturne. Avant, seules deux ou trois étaient visibles en même temps. Maintenant, elles étaient visibles par douzaines, aussi brillantes que des images tracées sur la rétine par le soleil couchant.

Et elles voulaient bien dire quelque chose.

— Mon Dieu…, fit Khouri.

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