Hela, 2727
Le capitaine ultra s’appelait Heckel, et son vaisseau le Troisième Gazomètre. Il était descendu dans une navette à coque rouge de conception préhistorique – une triade de sphères reliées entre elles, avec de grands dessins de mygales stylisées.
Même selon les derniers critères en vigueur, Heckel faisait à Quaiche l’impression d’un drôle de spécimen. L’exosquelette de mobilité dans lequel il était arrivé à bord de la Morwenna était un étrange assemblage de cuir et de laiton, agrémenté de joints en accordéon de caoutchouc vulcanisé et de plaques de métal poli rivetées. Des lames d’essuie-glace allaient et venaient derrière les petits oculaires grillagés de son casque pour essuyer la condensation. Par les joints et les valves mal entretenues filtraient des filets de vapeur. Il était flanqué de deux assistants qui n’arrêtaient pas d’ouvrir et de refermer des opercules de son scaphandre, de tripoter des boutons de cuivre et des valves. Quand Heckel parlait, sa voix émergeait d’un orgue dont les tuyaux miniatures dépassaient du sommet de son casque. Il devait sans cesse rajuster les manettes dans la région de sa poitrine pour empêcher sa voix de sombrer dans les graves ou de devenir trop stridente.
Quaiche ne comprenait rien à ce qu’il racontait, mais ça ne faisait rien : Heckel voyageait avec son interprète, une petite humaine standard aux yeux de biche, vêtue d’un scaphandre plus moderne. Son casque s’était replié sur lui-même, se rétractant à la façon d’une crête de cacatoès, afin que tous puissent voir son visage.
— Vous n’êtes pas une Ultra, remarqua Quaiche.
— C’est important ?
— Je trouve ça drôle, c’est tout. C’est comme ça que j’ai commencé, en faisant le même boulot que vous.
— Ça doit faire un bout de temps.
— Mais ça ne leur facilite pas pour autant les négociations avec les gens comme nous, hein ?
— Nous, Doyen ?
— Les standard. Autrement dit, vous et moi.
Elle le dissimulait bien, mais il vit qu’elle était amusée. Il imagina ce qu’elle voyait : un vieil homme gisant sur un lit médicalisé, d’une fragilité mortelle, entouré par un public de miroirs mouvants, ses yeux décalottés pareils à deux fruits pelés. Il ne portait pas ses lunettes noires.
— Je n’ai pas toujours été tel que vous me voyez, reprit-il avec un mouvement de la main. J’étais un homme standard, autrefois, je pouvais vivre dans une société normale sans que personne ne batte un cil. J’ai été embauché par des Ultras, exactement comme vous. La reine Jasmina, de l’Ascension Gnostique.
Heckel ajusta les boutons sur sa poitrine, puis pépia quelque chose d’incompréhensible.
— Il dit que Jasmina n’a pas très bonne réputation, même parmi les Ultras, traduisit l’interprète. Il dit qu’aujourd’hui encore, dans certains cercles ultras, le simple fait de prononcer son nom passe pour le summum du mauvais goût.
— J’ignorais que les Ultras avaient seulement la notion du mauvais goût, rétorqua gravement Quaiche.
Heckel flûta quelques notes stridentes, péremptoires.
— Il dit que vous ignorez bien des choses, traduisit l’interprète. Il dit aussi qu’il n’a pas que ça à faire, et que si c’est pour entendre ce genre de choses, il n’a aucune intention d’y passer une minute de plus.
Quaiche tripota le bord de sa couverture écarlate.
— Bon, bon… Juste pour éclairer ma lanterne… vous êtes prêts à envisager ma proposition ?
L’interprète écouta Heckel pendant un moment, puis s’adressa à Quaiche :
— Il dit qu’il comprend la logique de l’arrangement de sécurité que vous proposez.
Quaiche hocha la tête avec enthousiasme, obligeant les miroirs à s’incliner avec un parfait synchronisme.
— Évidemment, ce serait dans notre intérêt mutuel. J’y gagnerais la protection d’un vaisseau comme le Troisième Gazomètre, une assurance contre les éléments ultras moins scrupuleux dont nous connaissons tous l’existence. En échange de cette protection – qui ne serait pas éternelle, bien sûr, mais conclue pour une période limitée –, il y aurait des compensations en termes de préférence commerciale, d’informations de première main, des avantages de ce genre. L’accord serait fructueux pour les deux parties, capitaine Heckel. Pour cela, vous n’auriez qu’une chose à faire : accepter de rapprocher le Troisième Gazomètre d’Hela, et vous soumettre à certains accords d’amitié mutuelle très souples… une petite délégation de la cathédrale à bord de votre vaisseau et, naturellement, un groupe identique à bord de la cathédrale Notre-Dame de Morwenna. Vous auriez également un accès privilégié aux reliques shifteuses les plus remarquables…
Quaiche détourna le regard, comme s’il voyait des ennemis dans les ombres du donjon.
— Et nous ne serions plus obligés de regarder constamment derrière notre dos, conclut-il.
Le capitaine trompeta une réponse.
— Il dit qu’il comprend les avantages en termes économiques, traduisit l’interprète, mais il tient à souligner le risque qu’il prendrait en rapprochant son vaisseau d’Hela. Il fait allusion au destin qu’a connu l’Ascension Gnostique.
— Et c’est lui qui me faisait remarquer qu’il était de mauvais goût d’y faire allusion…
Elle ignora sa réponse.
— Il aimerait, avant de poursuivre cette discussion, que ces accords commerciaux tellement avantageux soient explicités. Il voudrait aussi que soit précisée la durée maximum de la période de protection, et…
Elle s’interrompit pendant qu’Heckel pépiait une série d’exigences probablement délirantes, puis :
— Il souhaiterait que soient exclus de l’accord certains intervenants qui sont actuellement dans le système, ou s’en approchent. Parmi les intervenants à exclure figureraient, de façon non exclusive, les vaisseaux de commerce suivants : la Nuit Transfigurée, la Madone des Guêpes, le Grand Silence Sous la Neige…
Elle continua jusqu’à ce qu’elle remarque la main levée de Quaiche.
— Il sera toujours temps d’en discuter, dit-il, sentant l’espoir s’éloigner. Entre-temps, la cathédrale procédera – naturellement – à un examen technique complet du Troisième Gazomètre, afin de vérifier que le bâtiment ne présente aucun danger pour Hela ou ses habitants…
— Le capitaine demande si vous doutez de la bonne tenue de son vaisseau, dit l’interprète.
— Pas du tout ! Pourquoi en douterais-je ? Il est arrivé jusqu’ici, n’est-ce pas ? D’un autre côté, s’il n’a rien à cacher…
— Le capitaine souhaite se retirer dans sa navette pour réfléchir.
— Évidemment, fit Quaiche avec empressement, comme si l’autre pouvait lui demander tout ce qu’il voulait. C’est une proposition sérieuse, et on ne devrait jamais rien décider dans la précipitation. La nuit porte conseil. Parlez-en autour de vous. Demandez des avis. Dois-je vous faire venir une escorte ?
— Le capitaine retrouvera bien le chemin de sa navette, dit-elle.
Quaiche écarta les doigts en signe d’adieu.
— Eh bien, c’est parfait. Transmettez mes meilleures salutations à votre équipage. Et considérez mon offre comme très sérieuse…
Le capitaine tourna les talons, ses assistants continuant à ajuster les valves de contrôle et les leviers dans la bouilloire ridicule qui lui servait de scaphandre. Sur un rythme dingue, cliquetant, il commença à se propulser vers la porte. Son départ fut d’une lenteur aussi pénible que son arrivée, son harnachement paraissant incapable de se mouvoir de plus d’un pouce à la fois.
Le capitaine s’arrêta et se retourna, laborieusement. Les lames d’essuie-glace allaient et venaient. L’orgue à tuyaux émit une nouvelle séquence de notes flûtées.
— Pardonnez-moi, fit l’interprète, mais le capitaine a une autre question. En approchant de la cathédrale Notre-Dame de Morwenna, suite à un problème technique de la navette, il a effectué un écart par rapport au chemin de vol initialement prévu.
— Un problème technique ? Ça, c’est une surprise…
— Lors de cette déviation, il a assisté à des travaux d’excavation significatifs, un peu au nord de la Voie Permanente, vers le plateau de Jarnsaxa. Il dit que ça ressemblait à des fouilles partiellement camouflées. À l’aide du radar de la navette, il a détecté une cavité en pente, de plusieurs kilomètres de longueur et au moins un kilomètre de profondeur. Il a supposé que ces fouilles étaient liées à la découverte de reliques shifteuses.
— Ça, c’est bien possible, fit Quaiche en affectant de prendre un ton détaché.
— Le capitaine a été intrigué. Il admet qu’il n’est pas spécialiste de ces questions, mais on lui avait dit que la plupart des chantiers de fouilles shifteuses se trouvaient dans les régions des pôles d’Hela.
— On trouve des vestiges shifteurs partout sur Hela, répliqua Quaiche. C’est juste que, à cause des caprices de la géographie, ils sont plus faciles à trouver dans les régions des pôles. Je ne sais pas ce que c’est que ce chantier qu’il a vu, ou pourquoi il a supposé qu’il était camouflé. La plupart des travaux de fouilles sont malheureusement effectués hors de l’administration directe des églises. Nous ne pouvons pas fliquer tout le monde.
— Le capitaine vous remercie pour votre réponse on ne peut plus complète.
Quaiche se renfrogna et troqua son froncement de sourcils contre un sourire indulgent. Qu’est-ce que c’était : un sarcasme, ou n’avait-elle pas prononcé sa phrase sur le ton voulu ? C’était une humaine standard, comme lui, le genre de personnes sur le visage desquelles il lisait jadis à livre ouvert. Maintenant, elle et ses pareils – et pas seulement les femmes, mais presque tout le monde – échappaient à sa compréhension instinctive. Il les regarda partir et attendit avec impatience que la pièce ait évacué l’odeur de chaud, métallique et entêtante, qui persistait dans le sillage du capitaine.
Bientôt, le tapotement de la canne annonça l’arrivée de Grelier. Il n’était pas loin. Il avait dû suivre l’échange à l’aide de caméras et de micros espions.
— Ça paraît assez prometteur, risqua le chirurgien général. Ils ne vous ont pas envoyé promener derechef, et ils ont un vaisseau. À mon avis, ils ont hâte de conclure.
— C’est aussi ce que je pense, fit Quaiche en frottant une tache de condensation sur l’un de ses miroirs, restaurant à Haldora sa netteté habituelle. En réalité, quand on fait abstraction de son bluff pas très convaincant, l’impression que ça me fait, c’est que ce Heckel a le plus grand besoin de notre arrangement… Ce sont les caractéristiques techniques de leur vaisseau, transmises par nos espions dans l’essaim-parking, dit-il en levant une feuille de papier qu’il avait tenue plaquée sur sa poitrine pendant toutes les négociations. Ce n’est pas brillant. Ce satané rafiot tombe en ruine. Il a eu de la chance d’arriver dans le système.
— Laissez-moi voir ça, fit Grelier en parcourant le papier du regard. Rien ne prouve que tout ça soit la vérité vraie.
— Comment ça ?
— Bah, les Ultras ont l’habitude de sous-évaluer leurs bâtiments jusqu’à la désinformation pour donner à leurs concurrents une fausse impression de supériorité, et pour dissuader les pirates.
— Mais ils surévaluent toujours leurs capacités défensives, ajouta Quaiche en agitant le doigt. En ce moment même, il n’y a pas un vaisseau dans cet essaim qui n’ait des armes d’une espèce ou d’une autre, même si elles sont maquillées en systèmes d’évitement de collision tout ce qu’il y a de plus innocent. Ils ont la trouille, Grelier, ils crèvent de trouille, et ils veulent que tout le monde sache qu’ils ont les moyens de se défendre. Ça ? fit-il en récupérant son papier. C’est de la blague. Ils ont besoin de nous pour rafistoler leur épave. Ça devrait être le contraire, si leur protection devait avoir la moindre utilité pour nous.
— Je vous répète qu’avec les Ultras il ne faut rien tenir pour acquis.
Quaiche chiffonna le papier et le jeta à l’autre bout de la pièce.
— Le problème, c’est que je n’arrive pas à deviner leurs intentions. Je ne sais jamais ce qu’ils ont dans le crâne.
— Qui pourrait déchiffrer les intentions d’une monstruosité comme Heckel ? rétorqua Grelier.
— Oh, je ne veux pas seulement parler de lui. Je parle des Ultras en général, ou même des humains standard qui les accompagnent. Pour moi, la femme était à mettre dans le même sac. J’étais incapable de dire si elle était sincère ou si elle me parlait sur un ton paternel, encore moins si elle croyait vraiment ce qu’Heckel lui faisait dire.
Grelier porta le pommeau de sa canne à ses lèvres.
— Vous voulez mon avis ? Vous avez bien estimé la situation : elle n’était que son porte-parole, et il était très désireux de faire affaire avec vous.
— Peut-être même trop, insista Quaiche.
Grelier tapota le sol avec le bout de sa canne.
— Oubliez un peu le Troisième Gazomètre. Et l’Alouette en Piqué ? Les documents permettent de penser qu’elle est pourvue d’armes très utiles, et le capitaine a l’air disposé à négocier.
— Les documents mentionnent aussi une instabilité de la propulsion tribord. Ça ne vous a pas échappé, quand même ?
— Bah, ce n’est pas comme si nous leur demandions de nous emmener où que ce soit, répondit Grelier. Tout ce que nous attendons d’eux, c’est qu’ils restent en orbite autour d’Hela pour intimider les autres. Tant que leurs armes sont à la hauteur, quelle importance s’ils n’arrivent pas à repartir une fois leur contrat rempli ?
Quaiche agita vaguement la main.
— Pour être honnête, je n’ai pas apprécié le type qu’ils ont envoyé. Il n’arrêtait pas de fuir partout sur le parquet. Nous avons mis deux semaines à faire disparaître les taches. Et l’instabilité de la propulsion n’est pas un mince problème, malgré ce que vous semblez penser. Le vaisseau avec lequel nous traiterons restera en orbite à quelques dizaines de secondes-lumière de notre surface, Grelier. Nous ne pouvons pas risquer qu’il nous pète à la figure.
— Eh bien, retour à la case départ, rétorqua fraîchement Grelier. Il y a d’autres Ultras à interviewer, non ?
— Suffisamment pour m’occuper à temps complet, mais c’est toujours le même problème : je n’arrive tout simplement pas à savoir si ces gens disent la vérité ou non. Grelier, je suis tellement absorbé par la contemplation d’Haldora que je ne vois rien d’autre. Je suis incapable de percer à jour leurs stratégies et leurs faux-fuyants.
— Nous avons déjà eu cette conversation. Vous savez que vous pouvez toujours faire appel à moi.
— Et je n’y manque pas. Mais sans vous offenser, Grelier, vous en savez plus long sur le sang et le clonage que sur la nature humaine.
— Alors consultez d’autres personnes. Constituez un comité de sélection.
— Non, trancha Quaiche.
En même temps, il se disait que Grelier avait tout à fait raison – ils en avaient parlé bien des fois ; et ils arrivaient toujours à la même conclusion.
— Ces négociations sont, par leur nature même, extrêmement sensibles, reprit-il. Je ne peux risquer une fuite vers les autres cathédrales.
Il fit signe à Grelier de lui nettoyer les yeux.
— Regardez-moi, poursuivit-il pendant que le chirurgien général ouvrait l’armoire à pharmacie et trempait ses cotons-tiges dans une solution antiseptique. Je suis devenu un objet d’horreur, à bien des points de vue, cloué sur ce lit, à peine capable de survivre sans lui. Et même si j’étais en assez bonne santé pour le quitter, je demeurerais prisonnier de Notre-Dame de Morwenna, éternellement captif de la ligne optique de mes bien-aimés miroirs.
— Prisonnier volontaire, précisa Grelier.
— Vous savez ce que je veux dire. Je ne peux me déplacer parmi les Ultras alors qu’ils se déplacent parmi nous. Je ne peux monter à bord de leurs vaisseaux comme les autres envoyés œcuméniques.
— Les espions sont faits pour ça.
— Quand même, je suis limité. J’ai besoin d’un homme de confiance, Grelier, un homme dans mon genre, en plus jeune. Quelqu’un qui pourrait évoluer parmi eux comme je le faisais, et qu’il ne leur viendrait pas à l’idée de soupçonner.
— Soupçonner ? releva Grelier en tamponnant les yeux de Quaiche.
— Enfin, je veux dire, quelqu’un en qui ils auraient automatiquement confiance. Pas du tout comme vous.
— Restez tranquille…
Quaiche eut un mouvement de recul alors que le liquide piquant entrait en contact avec son globe oculaire. Il n’en revenait pas d’avoir encore des terminaisons nerveuses à cet endroit, mais Grelier avait un don surnaturel pour trouver celles qui lui restaient.
— En fait, dit Grelier d’un ton rêveur, j’ai eu une idée. Ça vaut peut-être la peine que je vous en parle… Vous savez que j’aime me tenir au courant de tout ce qui se passe sur Hela. Pas seulement les affaires habituelles concernant les cathédrales et la Voie, mais aussi la vie dans les villages…
— C’est tout à fait ça, oui. Le bon petit vampire que vous êtes passe sa vie par monts et par vaux, en quête de souches non répertoriées, de rapports sur les nouvelles hérésies intéressantes des colonies d’Hauk, et tout ce qui s’ensuit. Pas vrai ?
— Je ne nie pas que le ministère du Sang joue un petit rôle dans l’affaire, mais en cours de route je récolte toutes sortes d’informations intéressantes… Ne remuez pas comme ça !
— Et vous, ne me bouchez pas la vue ! Quel genre d’informations ?
— Lors de mon avant-dernier réveil, il y a huit ans… Je me souviens d’ailleurs très bien de ce réveil : c’est là que j’ai constaté que j’avais désormais besoin de cette canne… Bref, vers la fin de cette période de réveil, j’ai fait un long voyage vers le nord, à la recherche de ces souches non répertoriées auxquelles vous faisiez allusion. Pour revenir, j’ai pris l’une des caravanes et je suis resté les yeux grands ouverts… oh, pardon, patron !… à l’affût de tout ce qui pouvait paraître étonnant…
— Je me souviens de ce voyage, le coupa Quaiche. Mais je ne me rappelle pas que vous m’ayez dit qu’il s’était passé quoi que ce soit d’intéressant.
— Il ne s’est rien passé. Ou plutôt, c’est ce que j’ai pensé, sur le coup. Et puis j’ai entendu un bulletin d’informations, ces jours-ci, et ça m’a rappelé quelque chose…
— Vous allez me faire lanterner encore longtemps ?
Grelier poussa un soupir et rangea posément son matériel dans l’armoire.
— Il y avait une famille, dit-il. Les parents et deux enfants : un fils, et une fille plus jeune. Ils venaient des malterres de Vigrid.
— C’est passionnant. Vraiment fascinant.
— Le fils cherchait du travail sur la Voie, et j’ai assisté à l’entretien de recrutement, comme j’en ai le droit. Par pure curiosité, en fait. Je ne m’intéressais pas particulièrement à ce cas, mais on ne sait jamais : et si un candidat particulier se présentait ? Le fils avait des aspirations, poursuivit Grelier en claquant la porte de l’armoire. Il cherchait un poste dans les services techniques, à l’entretien de la Voie, au planning de la stratégie, quelque chose comme ça. Mais à l’époque la Voie n’avait pas besoin de gratte-papier. Les seuls postes disponibles se trouvaient… au bout le plus pointu, disons…
— Les quémandeurs n’ont pas à dicter leurs choix, commenta Quaiche.
— D’accord. Mais dans ce cas, l’agent de recrutement a décidé de ne pas dévoiler franchement et complètement les données du poste. Il a dit au fils qu’il n’aurait pas de mal à lui trouver un emploi sûr, bien payé, dans les services techniques. Et comme ce serait un travail strictement analytique, exigeant un esprit clair, froid et détaché, il n’était pas question d’initiation virale de quelque sorte que ce soit.
— S’il avait dit la vérité, il aurait perdu le candidat.
— C’est à peu près certain. C’était un jeune homme intelligent, sans aucun doute. Il aurait été vraiment dommage de l’envoyer à la pose des fusibles ou allez savoir quel boulot présentant une espérance de vie aussi faible. Et comme c’était une famille laïque – elles le sont presque toutes, dans les malterres –, il aurait radicalement refusé d’avoir votre sang dans les veines.
— Ce n’est pas mon sang. Juste un virus.
Grelier leva le doigt pour l’interrompre.
— L’ennui, c’est que l’agent de recrutement avait de bonnes raisons de mentir. En réalité, ce n’était qu’un mensonge par omission. Tout le monde savait qu’il n’y avait pas beaucoup de postes dans les bureaux. Franchement, je pense que le fils le savait, lui aussi, mais sa famille avait besoin d’argent…
— Ah, Grelier, Grelier ! Je suis sûr que vous allez en venir au fait un jour…
— Je ne me souviens plus très bien du fils. Mais la fille… Je la vois encore aujourd’hui, aussi nettement que si c’était hier, nous regardant tous comme si nous étions en verre. Elle avait les yeux les plus stupéfiants, une sorte de brun doré, avec des petits points brillants…
— Quel âge avait-elle ?
— Huit ou neuf ans, je dirais.
— Vous me dégoûtez.
— Ce n’était pas ça du tout. Tout le monde l’a senti, à ce moment-là, à commencer par l’agent de recrutement. Elle n’arrêtait pas de dire à ses parents qu’il mentait. Elle en était sûre. Elle était vraiment outrée. C’était comme si tout le monde dans la pièce jouait un jeu, et qu’on ne lui en avait rien dit.
— Les enfants se comportent parfois bizarrement dans un environnement adulte. C’était une erreur de la laisser assister à l’entretien.
— Elle ne se comportait pas bizarrement du tout, rectifia Grelier. Je considère au contraire qu’elle agissait d’une façon on ne peut plus rationnelle. C’étaient les adultes qui ne l’étaient pas. Tout le monde savait que l’agent de recrutement mentait, mais elle était la seule à le dire.
— Elle avait dû surprendre des remarques avant l’entretien, de gens qui disaient que les recruteurs sont tous des menteurs…
— C’aurait été possible, mais même sur le coup je me suis dit que ça allait un peu plus loin que ça. Je pense qu’elle avait tout simplement compris que le recruteur mentait rien qu’en le regardant. Il y a des gens comme ça. C’est un don. Il n’y a pas une personne sur mille qui l’a, et beaucoup moins au point où cette petite fille l’avait.
— Elle était télépathe ?
— Non. C’était juste une petite fille qui avait une conscience aiguë des informations subliminales à la disposition de tout un chacun. L’expression faciale, d’abord. Les muscles du visage peuvent effectuer quarante-trois mouvements distinctifs, permettant des dizaines de milliers de combinaisons.
Bien joué, Grelier, se dit Quaiche. Cette petite digression était manifestement prévue depuis le début.
— Beaucoup de ces expressions sont involontaires, poursuivit-il. À moins d’être très bien entraîné, on ne peut pas mentir sans se trahir par ses expressions. La plupart du temps, évidemment, ça n’a pas d’importance. Les gens qui nous entourent ne sont pas moins futés, c’est juste qu’ils ne remarquent pas ces microexpressions. Mais imaginez que vous en ayez conscience : non seulement vous auriez les moyens de déchiffrer les gens qui vous entourent alors qu’ils ne savent même pas que vous les observez, mais vous disposeriez aussi du self-control qui vous permettrait de bloquer l’émission de vos propres signaux.
Quaiche commençait à comprendre où l’autre voulait en venir.
— Hmm, fit-il. Je ne vois pas à quoi ça pourrait bien servir avec un phénomène comme Heckel, mais avec un négociateur de base… Ou quelqu’un qui aurait un visage… Vous pensez que vous pourriez m’apprendre ce tour ?
— Je vais faire mieux que ça, répondit Grelier. Je vais vous amener la fille. Elle vous l’apprendra elle-même.
L’espace d’un instant, Quaiche regarda l’image suspendue d’Haldora, mesmérisée par un filament grouillant d’éclairs dans la région polaire sud.
— Encore faudrait-il que vous l’ameniez ici, dit-il. Ce ne sera pas facile, si on ne peut lui mentir…
— Ça devrait être moins difficile que vous ne pensez. C’est comme l’antimatière : il suffit d’avoir les bons outils pour la manier. Je vous ai dit que quelque chose m’était revenu, il y a quelques jours. C’était le nom de la fille : Rashmika Els. Il était question d’elle dans un bulletin d’informations des malterres de Vigrid. Il y avait une photo. Elle doit avoir huit ou neuf ans de plus qu’à l’époque où je l’ai rencontrée, mais c’était bien elle ; je n’oublierai pas ses yeux de sitôt. Elle a disparu. La gendarmerie faisait tout un tas d’histoires à son sujet.
— Alors elle ne peut pas nous être utile.
Grelier eut un sourire.
— Sauf que je l’ai retrouvée. Elle est à bord d’une caravane et elle se dirige vers la Voie.
— Vous l’avez rencontrée ?
— Pas exactement. Je me suis rendu à bord de la caravane, mais je ne me suis pas montré à cette demoiselle. Je ne voulais pas l’effrayer alors qu’elle peut nous être utile. Elle est absolument déterminée à découvrir ce qui est arrivé à son frère, mais même à elle, l’idée d’approcher de la Voie doit inspirer de la méfiance.
L’espace d’un instant, la belle conjonction des événements fit sourire Quaiche.
— Hmm… Et qu’est-il arrivé à son frère, au juste ?
— Il est mort dans des travaux de déblaiement, répondit Grelier. Écrasé sous la Morwenna.