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Tunguska les conduisit par les couloirs blancs, tortueux, en apesanteur, jusqu’à un noyau sous vide, propre et net, situé vers l’arrière du vaisseau. C’était là qu’il avait entreposé la navette du Vingtième-Siècle-SA après l’avoir récupérée alors qu’elle se précipitait vers la Terre gelée. La navette avait été remise à neuf : la carlingue, naguère délabrée et bugnée de partout, avait été polie et astiquée, les trous et les bosses effacés. Sans le cheval volant qui était le logo de la compagnie à laquelle elle appartenait, Auger ne l’aurait probablement pas reconnue.
— Je n’en reviens pas que vous ne l’ayez pas tout simplement envoyée à la casse, dit-elle.
— Je l’aurais plutôt recyclée pour récupérer les matériaux, répondit Tunguska. Mais j’ai préféré jouer la carte de la prudence.
Les deux missiles étaient maintenant en place : lisses et effilés, deux requins qui embrassaient comme des parenthèses la coque à laquelle ils étaient fixés par des patins extradés.
— Ils feront l’affaire ? Vous en êtes sûr ? demanda Auger.
— Je me méfie un peu des affirmations dogmatiques, après la dernière petite débâcle. Mais oui, j’ai une certaine confiance en eux.
— Et la navette ?
— Elle tiendra le coup.
— Eh bien, allons-y.
Tunguska les escorta à bord. Le vaisseau bourdonnait déjà, paré pour un départ immédiat. Il sentait le propre, comme si on venait de le déballer.
— Les réservoirs sont pleins, dit-il en indiquant la console de commande. J’ai dû siphonner un peu d’hydrogène de notre système de réfrigération, mais nous ne devrions pas en manquer.
— Merci, Tunguska, dit Auger.
— Si je peux faire autre chose pour vous, quoi que ce soit…
— Vous en avez fait plus qu’assez, Cassandra et vous, tous les deux… tout le monde. Je vous suis vraiment reconnaissante.
— Moi aussi, dit Floyd.
— Nous partageons tous une responsabilité collective pour le crime de Niagara, répondit Tunguska.
— Eh bien, espérons qu’il n’aura pas l’occasion de le commettre.
— Pourrez-vous jamais nous pardonner, Auger ?
Elle réfléchit un instant et dit :
— Je pense que tout le monde mérite un peu de mansuétude, n’est-ce pas ?
— Certains plus que d’autres.
Elle prit la grande main de Tunguska dans la sienne.
— Je sais ce que je fais. Et Floyd aussi. Ne nous attendez pas. À la minute où vous aurez réussi à remettre l’extra-drive en service, tirez-vous d’ici.
— Je vous attendrai de l’autre côté, dit-il en lui serrant la main. Bonne chance, Auger. Transmettez mes salutations à Niagara. Je regrette de ne pas pouvoir lui faire part de mes sentiments en personne.
— Je veillerai à ce qu’il en ait double dose, dit Auger.
Ils étaient partis depuis une heure lorsque Auger se tourna vers Floyd et dit :
— Il y a quelque chose dont il faut que nous parlions…
— Ça ne peut pas attendre que nous ayons réglé son compte à Niagara ?
— Il se pourrait que nous n’en ayons plus le temps, à ce moment-là.
Le discours, les phrases qu’elle avait préparées mentalement, lui restait en travers de la gorge. Tout ce qu’elle réussit à dire fut :
— Qu’allez-vous faire, maintenant ?
Il la regarda comme si c’était la question la plus stupide qu’on lui ait jamais posée.
— Maintenant ?
— Du reste de votre vie, je veux dire. Maintenant que vous savez… tout. Maintenant que vous ne pourrez plus inspirer une bouffée d’air sans vous rappeler que rien de ce qui vous entoure n’est ce qu’il a l’air d’être.
— J’imagine que je ferai comme tout le monde : je continuerai à vivre et j’oublierai les grandes questions.
— Ce n’est pas une réponse.
— C’est la vérité. J’aurai toujours besoin de chaussures, de manger et de payer les factures d’électricité. Quoi qu’il puisse y avoir tout là-haut dans le ciel, j’aurai toujours besoin de mettre un toit au-dessus de ma tête. Et puis, j’ai des projets.
— Des projets dont vous voudriez me parler ?
— Je dois d’abord m’occuper de Custine, dit Floyd. Je dois le blanchir aux yeux de la police. Pour ça, je vais être obligé de négocier avec Maillol, et peut-être de trouver un moyen de pression sur l’inspecteur Belliard. Il y a au moins un bébé de guerre mort dans le tunnel, à Cardinal-Lemoine. Il se pourrait que Maillol ait besoin d’en trouver un vivant avant de pouvoir intervenir en ma faveur. Mais je ne le saurai pas avant de lui avoir téléphoné.
— Ça ne vous occupera pas jusqu’à la fin de vos jours…
— C’est tout ce que j’ai au programme, pour le moment. Après ça, je suivrai les autres lièvres, quels qu’ils soient.
— D’autres lièvres, comme le frère de Caliskan ?
— S’il est là, je le trouverai. Et si je le trouve, je le ferai parler.
— Ce sont des gens dangereux, dit Auger.
— Je sais.
— Ils sont organisés et ils ne reculeront devant rien pour protéger leurs secrets. Ils n’hésiteraient pas à tuer trois milliards de personnes. Ce n’est sûrement pas la mort d’un petit détective qui les empêcherait de dormir…
— Alors peut-être qu’ils ne me verront pas venir. Et je ne suis pas seul. J’ai Custine avec moi. Peut-être Maillol, si j’arrive à lui faire entendre raison. À nous trois, nous pourrions changer la donne.
— Vous avez déjà changé la donne, dit-elle. Si vous n’aviez pas pris Blanchard au sérieux, tout ce que Susan a fait aurait été perdu. Nous n’aurions jamais eu connaissance du plan de Niagara.
— C’était une affaire, dit Floyd avec un haussement d’épaules désinvolte. Il fallait la résoudre.
Floyd sentit la navette frémir alors que le premier missile se désaccouplait et filait sur une lance de flamme pareille à une écharde arrachée au soleil. Six heures avaient passé depuis qu’ils avaient quitté le vaisseau de Tunguska, mais ils avaient plutôt l’impression que ça en faisait vingt. Ils n’avaient rien à faire, qu’attendre que la navette se positionne en vue de la frappe ; et redouter que Niagara leur joue, au dernier moment, un tour qui anéantirait tous les stratagèmes minutieux de Tunguska. Mais la poursuite s’était déroulée en parfaite conformité avec les simulations d’attaque, jusqu’à l’ultime moment avant le lancement du missile. Niagara n’avait rien en réserve ; pas d’autre solution que de poursuivre sa course dans l’atmosphère de T2 en espérant y arriver le premier. Il devait savoir que c’était devenu une mission suicide pour lui, et que même s’il réussissait à libérer les spores de Pluie d’Argent sur T2, il ne survivrait pas assez longtemps pour voir leurs effets meurtriers.
Les deux vaisseaux étaient maintenant suffisamment proches pour entrer dans le rayon d’action limité des missiles improvisés. La navette de Niagara suivait une parabole forcée qui l’avait déjà menée à moins d’un millier de kilomètres de la surface de T2, et la navette du Vingtième-Siècle-SA la suivait à moins de la moitié de cette distance.
Ils regardèrent la traînée de condensation du missile poignarder le ciel piqueté de nuages au-dessus de l’océan Pacifique. Aucun des instruments à bord de la navette n’était capable d’afficher la position du missile, mais les machines de Cassandra alimentaient la tête d’Auger d’un commentaire continu ; un bredouillis incessant de télémétrie qui la faisait à l’occasion tiquer, quand les nombres excédaient sa faculté de traitement.
Floyd la regarda, dans l’expectative.
— On se rapproche, dit-elle. Et tout a l’air d’aller bien.
Floyd arrivait tout juste à distinguer sur l’océan, en dessous d’eux, le reflet du vaisseau qu’ils pourchassaient. Ils en étaient encore à cinq cents kilomètres, mais c’était la seule chose – en dehors du missile – qui bougeait sur T2, chevauchant une flamme brillante, vibrante, qui poursuivait ses changements de trajectoire subits afin d’esquiver les éventuels missiles.
— Quatre cents kilomètres, annonça Auger. Le missile a toujours l’air dans la course. Tunguska l’a peut-être fabriqué en hâte, mais il ne s’en sort pas mal du tout.
— Je suis content qu’il soit de notre côté.
— Moi aussi. Floyd, ce n’est peut-être pas le moment idéal…
— Quand est-ce que ça le sera, de toute façon ?
— Quoi qu’il puisse arriver maintenant, je ne regrette pas notre rencontre. Je ne regrette rien de cette aventure.
— Vraiment ?
— Et je pourrais vivre un million d’années que je n’en regretterais jamais rien.
Puis elle fronça les sourcils alors que les machines réactualisaient les données directement dans son cerveau.
— Deux cents kilomètres, et nous nous rapprochons toujours. Niagara sait qu’il a un missile aux fesses, maintenant…
Floyd vit la petite étincelle de la propulsion de Niagara s’agiter de plus en plus, ballottée en tous sens comme une plume malmenée par le vent. Il se demanda ce que pouvaient endurer, avec ces mouvements désordonnés, ceux qui étaient encore en vie à bord de ce vaisseau. Peut-être Niagara et ses acolytes étaient-ils tous morts, maintenant, écrasés par la violence de la poursuite, sacrifiés sur l’autel de leur mission.
Mais peut-être que l’équipage était encore vivant, après tout. En ce cas, il devait souffrir le martyre.
Floyd savait quelle option avait sa préférence.
— Ah, il y a du changement, dit Auger. L’albédo du vaisseau de Niagara…
Floyd le vit aussi : l’étincelle mouvante devint, juste un instant, une traînée de lumière argentée.
Le vaisseau de Niagara semblait avoir explosé. Il voulait croire que c’était possible, que le missile avait réussi à traverser l’espace d’un bond, plus vite que prévu. Mais la flamme des réacteurs brûlait toujours, propre et nette comme une dague.
— Que s’est-il passé ? C’est nous qui…
— Non, nous n’y sommes pour rien. Il s’est juste débarrassé d’une grosse partie de sa coque. Il l’a abandonnée comme une vieille peau. Ça ne peut vouloir dire qu’une chose, Floyd : il est prêt à larguer les spores.
Le vaisseau frémit. Le deuxième et dernier missile avait été lancé.
— Premier missile en approche… soixante kilomètres… quarante… vingt…
Floyd regardait toujours, espérant de toutes ses forces. La tache argentée avançait toujours.
— Zéro, dit Auger. Nada. Et merde !
Le premier missile filait dans l’atmosphère, s’enfonçant dans le ciel au-dessus d’un saupoudrage d’îles que Floyd ne reconnut pas.
— On n’a plus le temps de lui faire faire demi-tour…
— Essayez.
Mais le missile avait déjà choisi son propre destin. Un point lumineux bourgeonna, devint d’un coup éblouissant et disparut tout aussi vite.
— L’ogive s’est détruite d’elle-même. Ce n’est pas bon.
— Et le deuxième ?
— Il se rapproche. Il est à trois cents kilomètres.
La tache mouvante qu’était le vaisseau de Niagara changea soudain de direction. Même sans grossissement, Floyd vit que la trajectoire de l’appareil s’infléchissait nettement sur l’arrière-plan lisse, clair et brillant de l’immense océan. Sur sa face étincelante étaient semés, comme par le pinceau d’un peintre, des nuages et des îles disposés selon des lignes brisées et des courbes élégantes. C’était son monde, tel que personne ne l’avait jamais vu jusque-là, et il en eut le souffle coupé.
Mais c’était désolant : c’était une vision merveilleuse, magnifique, et il n’avait tout simplement pas le temps d’en profiter.
La prochaine fois, peut-être.
— Le salaud ralentit, dit Auger.
— Il est prêt.
— Deux cent cinquante kilomètres. Le missile ralentit.
— Il ralentit ?
— Le missile a retenu la leçon de son collègue, et il ne veut pas faire la même erreur.
— J’espère vraiment qu’il sait ce qu’il fait…
— Deux cents kilomètres, et il ralentit toujours. Peut-être qu’il a une avarie. Bordel ! J’espère que ce n’est pas ça.
— Si c’est le cas, on n’aura plus qu’à rentrer dedans avec notre propre vaisseau.
Auger le regarda avec une expression indéchiffrable. Impressionnée ou horrifiée, il n’aurait su le dire.
— Ne vous en faites pas pour ça, dit-elle. J’ai déjà entré le programme d’interception.
— Ravi de l’apprendre.
— Je vous en aurais parlé.
Elle cilla, commença à dire quelque chose. Floyd eut l’impression d’arriver à sentir le torrent de chiffres qui défilaient dans sa tête.
— Le missile, Auger ?
— Il ralentit à cent kilomètres… Non, attendez… Attendez ! Il accélère !
— Continuez !
— C’est trop tard. Il n’arrivera jamais à…
La seconde ogive explosa. La tête d’épingle lumineuse enfla, devint d’une clarté aveuglante… et continua à se dilater. Floyd ferma les yeux très fort mais ça ne servit à rien, la lumière traversa sa peau, ses os, le vidant de toute pensée en dehors de la conscience de sa propre intolérable luminosité, pareille à une déclaration divine.
Et puis, lentement, régulièrement, inéluctablement, elle faiblit. Et il n’y eut plus rien.
Que le ciel vide.
— La détonation n’a pas été amortie, dit Auger d’une voix lointaine, presque déconnectée, comme si elle parlait en rêve. Il n’a pas tenté de limiter l’onde de choc. Il devait être sûr de porter le coup fatal.
— Il n’y a plus rien, là-bas.
— Je sais.
— Ça veut dire qu’on a réussi, dit Floyd. Ça veut dire qu’on a sauvé la Terre.
— L’une d’elles, rectifia-t-elle.
— Bon, enfin, il ne faut pas trop en demander. Ça suffira pour aujourd’hui.