24
Floyd la regarda avec un demi-sourire.
— Résonner ?
— Résonner.
— Et ça méritait au moins deux meurtres, et peut-être beaucoup plus ? Une vulgaire putain de cloche ?
— Ce ne sont pas de vulgaires putains de cloches, dit-elle.
Floyd pointa la crosse de l’automatique dans sa direction.
— Pour une gentille fille du Dakota, je trouve que vous parlez curieusement, tout à coup.
— Si vous trouvez ça curieux, dit Auger, je vous suggère de rester un peu dans le coin.
— Écoutez, vous ne pourriez pas arrêter de faire des mystères ? Je commence à en avoir jusque-là.
Il venait de prononcer ces paroles lorsque le ciel leur tomba sur la tête dans un bruit cataclysmique. Des fragments de ciment de la taille du poing se mirent à dégringoler du plafond, et l’air s’emplit de poussière grise. Auger toussa, se protégeant les yeux et la bouche avec sa main.
— Ce n’est pas tombé loin, dit-elle. Ils doivent être en train de s’attaquer au bâtiment. Nous en avons plus que nous ne l’espérions. Sortons d’ici avant d’être enterrés vivants.
— Ce coup-là, je suis d’accord.
Ils reprirent, Floyd en tête, l’échelle qui remontait vers la mezzanine. Le bâtiment s’ébranla de nouveau et des fragments de plafond se détachèrent encore. Une faille aussi large qu’un homme apparut, révélant des poutres fracassées, du béton, des tubulures et des fils électriques. Des moteurs ronflaient et grondaient au-dessus de leurs têtes, accompagnant les déplacements des bulldozers. Le socle de fonte d’une machine-outil pencha dangereusement au-dessus du trou.
— Ne restons pas ici ! siffla Auger.
Ils firent en courant le tour de la mezzanine jusqu’à la porte de l’escalier. Floyd s’arc-bouta sur le panneau, essaya de l’ouvrir en poussant dessus de toutes ses forces, mais il ne bougea pas d’un pouce. Il avait beau s’escrimer, la porte ne faisait pas mine de vouloir bouger.
— C’est coincé, dit-il, le visage convulsé, hoquetant sous l’effort.
— Ça ne peut pas être coincé, dit Auger. On vient d’entrer par là…
— Mais la porte frottait déjà par terre. Le cadre entier a dû fléchir. Je ne peux pas l’ouvrir.
— Pourquoi l’avez-vous fermée ?
— Si quelqu’un entrait après nous, je voulais le savoir. Je me disais que, comme elle faisait du bruit, personne ne pourrait l’ouvrir sans que nous l’entendions…
— Une idée brillante, vraiment !
Floyd appliqua une dernière poussée sur la porte, mais il était évident que même en combinant leurs efforts ils ne parviendraient pas à l’ouvrir.
— Je vois que vous êtes du genre à aimer dire « Je vous l’avais bien dit », grommela-t-il.
— Seulement aux gens qui le méritent. Bon, et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?
— On trouve un autre moyen de sortir d’ici. C’est tout.
— Il n’y en a pas.
— On redescend, dit Floyd. Notre seul espoir est qu’il y ait des portes à l’autre bout de la salle.
Elle le regarda d’un air dubitatif.
— Et même s’il y en a, vous pensez que nous avons davantage de chances de les ouvrir ?
— Le seul moyen de le savoir, c’est d’essayer… Venez !
Ils se précipitèrent au sous-sol, contournèrent la sphère et la cuve de fuel qui se trouvait au bout de la salle. Il y avait bel et bien des portes, deux fois plus hautes que Floyd, assez larges pour laisser passer un camion et visiblement conçues pour s’éclipser dans les murs, sur les côtés, mais quand Floyd essaya de les faire coulisser, elles refusèrent aussi obstinément que la porte de l’escalier de bouger.
— Elles doivent être bloquées de l’autre côté, dit-il, la respiration haletante.
— Alors on est vraiment dans la merde jusqu’au cou, et sans schnorkel, hein ?
Floyd la regarda, un peu sidéré malgré les circonstances.
— Vous venez vraiment de dire ce que je viens d’entendre ?
— Je suis un peu tendue, répliqua-t-elle, sur la défensive.
— Eh bien, reprit Floyd, maintenant que vous le dites, un schnorkel nous serait bien utile. Ou plutôt, une barre à mine.
— Quoi ?
— Il me semble qu’il y a un interstice entre ces portes… Si on pouvait mettre quelque chose entre les panneaux, les faire jouer, on pourrait les écarter suffisamment pour se faufiler dans l’intervalle.
— Dans une autre salle souterraine ?
— Non… J’ai l’impression de voir le jour. Cherchons autour de nous. Nous trouverons bien un bout de ferr…
Il y eut un autre bruit d’écrasement violent. La machine-outil et son socle de fonte cédèrent avec un gémissement et glissèrent par le trou dans le plafond, entraînant avec eux des tonnes de maçonnerie et d’acier. La masse de métal tordu resta suspendue au-dessus d’eux, retenue par quelques tuyaux et des câbles qui s’étaient enroulés autour.
Le tout se trouvait juste au-dessus de la sphère.
— Cette chose ne restera pas longtemps accrochée comme ça, dit Auger.
— Eh bien, tirons-nous d’ici avant qu’elle dégringole. Vous regardez du côté gauche, moi je vais voir à droite. N’importe quel bout de métal fera l’affaire.
Auger commença à fouiller de son côté de la salle, fourrageant dans le fouillis qu’ils avaient contribué à créer.
— Et vite ! hurla Floyd.
Les mains d’Auger tombèrent sur un morceau de cornière perforée. L’un des bouts était cassé, et il semblait avoir la forme idéale pour s’encastrer entre les panneaux de la porte.
— Wendell ! J’ai trouvé !
Elle leva l’instrument improvisé, le soumettant à son inspection.
— Ah, bravo ! Exactement ce qu’il nous faut !
Elle courut vers lui aussi vite que ses talons le lui permettaient et lui passa le bout de métal. Il le soupesa comme un chasseur jaugeant une nouvelle lance.
— Vite ! dit-elle.
Il introduisit le bout pointu dans la fissure entre les deux panneaux et commença à peser dessus de tout son poids. Les énormes portes grincèrent et gémirent. Simultanément, les murs de la salle furent ébranlés par une nouvelle secousse, et la machine-outil suspendue glissa d’un demi-mètre vers le bas avant de s’immobiliser dans une position encore plus instable.
— Ça marche, dit Floyd. Je pense que ça va le…
Il y eut un bruit de métal cassé, et les panneaux s’écartèrent de la largeur d’une main. Une lame de lumière sinistre coupa la pièce en deux.
— C’est un bon début, dit Auger. Allez, continuez.
— J’essaie, dit Floyd en redoublant d’efforts, ajustant la position de ses pieds pour optimiser sa position. Mais je ne sais pas combien de temps ce bout de ferraille va tenir. Regardez si vous pouvez en trouver un autre, au cas où celui-ci lâcherait…
Elle resta enracinée sur place, impatiente de se faufiler par l’interstice.
— Verity ! Allez chercher un autre bout de ferraille !
Trébuchant sur ses talons, elle repartit fouiller l’autre côté de la salle. Elle sentit son pantalon se déchirer sur une aspérité de métal acéré et quelque chose lui entailla le genou. Elle trébucha, tomba en avant, tendit la main pour amortir sa chute. Ses doigts se refermèrent sur une barre d’acier.
Se relevant, remarquant à peine la douleur qu’elle avait à la jambe, elle souleva sa prise.
— J’ai trouvé ça !
— Apportez-moi ça. J’ai peur que mon outil ne…
L’éventail de lumière s’élargit. La fente entre les deux panneaux de la porte était maintenant assez large pour passer la tête.
Auger s’approchait de la double porte lorsqu’une secousse effroyable ébranla à nouveau la salle. Elle se figea sur place et leva les yeux avec un sentiment atroce d’inéluctabilité. Dans un ultime cri de liberté, le socle et la machine échappèrent à leurs liens arachnéens, chutèrent sur le haut du harnais qui supportait la sphère, avant de glisser sur le côté dans un vacarme assourdissant.
La sphère oscilla, mais, l’espace d’un moment, il ne se passa rien de plus. Auger s’obligea à bouger à nouveau, cramponnant toujours la barre de fer.
Puis elle s’arrêta et regarda à nouveau la sphère : un bruit de frottement, puis un coup de fouet, annonçant la rupture des nombreux brins qui constituaient les câbles de soutènement. Ils lâchaient, l’un après l’autre. Elle n’eut qu’un instant pour enregistrer cela avant que toute la ligne claque, frappant en retour le harnais avec une force stupéfiante.
La sphère tomba.
Elle heurta le sol et se fendit en deux au niveau de la faille, comme un fruit trop mûr. Désormais distordue, de moins en moins sphérique, elle réussit malgré tout à rouler, prenant de la vitesse à chaque rotation.
Auger suivit sa trajectoire avec horreur : elle roulait vers les doubles portes, et Floyd. Elle ouvrit la bouche pour hurler – un avertissement inutile, comme si Floyd avait pu ne pas voir ce qui se passait –, mais il était trop tard, beaucoup trop tard. La sphère endommagée se rua sur la double porte, l’enfonçant, s’encastra dans l’ouverture. Le métal émit un horrible bruit en se cabrant. On aurait presque dit un cri humain, interrompu avec une sécheresse écœurante.
— Non… soupira Auger.
Soudain, tout parut très silencieux. Même les engins de démolition s’étaient immobilisés. Elle lâcha sa barre, l’entendit heurter le sol, dans un coin très éloigné de l’univers, et se dirigea mécaniquement, avec une lenteur inexorable, vers la porte, essayant de ne pas penser à ce qu’elle allait trouver.
Floyd, étalé par terre, parfaitement immobile, le visage détourné, un sang vermeil maculant ses cheveux. Son chapeau avait roulé dans un coin.
— Non, dit Auger. Ne soyez pas mort. Je vous en prie, ne soyez pas mort. Vous n’aviez rien à faire ici. Vous n’auriez jamais dû vous mêler de tout ça…
Il était tombé en travers de la porte, hors de la trajectoire de la sphère, et elle n’avait pas dû rouler sur lui. Elle prit sa tête entre ses mains, très doucement, et la tourna de façon à voir ses yeux. Ils étaient fermés, comme s’il dormait. Sa bouche était entrouverte, et sa poitrine se gonflait et retombait, mais avec une irrégularité inquiétante, comme si chaque souffle était un combat.
— Restez avec moi ! dit Auger. Vous n’allez pas mourir comme ça, pas maintenant, après tout le chemin que nous avons fait. Maintenant que nous avons commencé à aller quelque part. Maintenant que vous avez commencé à me plaire.
Elle secoua la tête. Elle avait les mains poissées par son sang.
— Vous m’écoutez, Wendell ? Réveillez-vous, espèce de détective à la gomme ! Putain de merde, vous allez vous réveiller et me parler !
Elle reposa doucement sa tête sur le ciment, se leva, mesura du regard l’ouverture que la sphère avait pratiquée dans les portes. Elle aurait pu s’y faufiler sans trop de mal, mais pour rien au monde elle n’aurait laissé Floyd se faire enterrer vivant. Elle s’assit par terre, passa un bras autour de ses épaules, glissa l’autre sous son dos et, en grognant sous l’effort, réussit à le mettre en position assise, appuyé contre l’un des panneaux coulissants. Sa tête pendouillait sur sa poitrine. Il avait toujours les yeux fermés.
Le laissant là, le dos contre la porte, elle rampa par-dessus la sphère jusque dans l’espace qu’elle avait créé en se logeant entre les panneaux, se coinçant un coude sous le chambranle de la porte au passage. Au-delà, exactement comme Floyd l’avait prévu, une rampe en pente douce montait vers le niveau du sol. Des tourbillons grisâtres tournoyaient dans l’air : la poussière des bâtiments abattus.
Elle se tourna vers Floyd, tendit les bras par le trou et le prit sous les aisselles.
— Allez, venez, dit-elle.
Les dents serrées, elle réussit en bandant ses muscles à relever Floyd. Il était maintenant mi-assis, mi-debout, mais elle ne pouvait le soulever suffisamment pour le faire passer par l’ouverture. Elle allait se désarticuler les bras. Épuisée, elle retomba sur le ciment de la rampe. Son instinct lui hurlait de fiche le camp tout de suite, avant que les engins de démolition ne provoquent l’effondrement total de la structure entière.
Elle trouva un dernier sursaut d’énergie. Cette fois, elle réussit à lui faire passer la tête et les épaules au niveau de l’ouverture. Sa chemise se déchira au bord de la porte enfoncée alors qu’elle sentait son poids s’appesantir sur elle, et tout à coup il tomba par l’ouverture, sur le plan incliné en ciment. Il atterrit en un tas informe, bras et jambes emmêlés, le visage écrasé contre le sol, la bouche ouverte, tel un ivrogne.
Roulant doucement sur lui, elle s’agenouilla à côté de lui et prit son visage dans ses mains, écartant doucement ses cheveux de ses joues et de son front.
Floyd gémit et ouvrit les yeux. Il inspira profondément et se passa la langue sur les lèvres.
— Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ?
— Merci, mon Dieu ! Vous êtes sain et sauf !
— Sain et sauf ? J’ai un tel mal de tête qu’il me faudrait un comprimé d’aspirine gros comme le Hindenburg !
— Pendant un instant, là, tout de suite, j’ai cru que vous étiez mort.
— Ne rêvez pas.
— Ne dites pas ça, Wendell. J’étais morte de peur.
Il se tâta l’arrière du crâne, regarda sa main. Rouge de sang.
— J’ai dû prendre un sacré coup sur le bocal. Est-ce que ça en valait la peine, au moins ?
Tenant toujours sa tête dans ses bras, elle attira son visage vers elle, se pencha sur lui et l’embrassa. Il sentait la terre et la poussière. Mais elle prolongea le baiser, et quand elle tenta de se redresser, il l’en empêcha doucement.
— Hmm, ça en valait la peine, dit-elle.
— J’imagine que oui, en effet.
Elle s’écarta, se sentant tout à coup maladroite et stupide. Floyd ne l’avait pas repoussée, mais elle avait l’impression d’avoir commis une terrible erreur de jugement. Elle baissa les yeux. Elle aurait voulu que la terre s’entrouvre sous elle et l’engloutisse.
— Je suis désolée, dit-elle. Je ne sais pas ce qui…
Floyd leva la main, passa les doigts dans ses cheveux et l’attira à nouveau contre lui.
— Pas d’excuses, dit-il.
— Je suis ridicule…
— Mais non, dit-il. Pas du tout. Je pense que vous êtes merveilleuse. La seule chose que je ne comprends pas, c’est ce qu’une gentille fille comme vous peut bien trouver à un vieux has-been décrépit comme moi.
— Vous n’êtes pas un has-been, Wendell. Un peu effiloché sur les bords, peut-être, et vous pourriez perdre quelques kilos. Mais vous êtes un homme formidable, qui croit à la nécessité de finir ce qu’il commence. Et vous vous inquiétez suffisamment pour vos amis pour risquer votre propre vie afin de les aider. Ça va peut-être vous faire un choc, mais il n’y a pas tellement de gens comme ça dans les parages.
— D’accord. Et pour ce qui est de mes bons côtés ?
— Ne poussez pas le bouchon trop loin, soldat.
Elle se redressa, s’éloigna un peu.
— Bon, vous croyez pouvoir tenir debout ? Il faut qu’on parte d’ici avant de s’attirer davantage d’ennuis. Je m’en fais quand même pour votre tête.
— Je survivrai, dit Floyd. Je suis détective privé. Si je ne prends pas au moins un coup sur la tête par semaine, c’est que je ne fais pas bien mon boulot.
Il se leva, un peu chancelant, mais il réussit à marcher sans son aide.
— Il faudra quand même que vous vous fassiez examiner, dit Auger.
Il se palpa à nouveau l’arrière de la tête. Apparemment, il ne saignait plus.
— Je tiendrai bien le coup jusqu’à Paris, répondit-il. Verity, maintenant qu’on a un peu brisé la glace… je voudrais vous demander quelque chose.
— Allez-y, Wendell.
— À partir de maintenant, je voudrais vraiment que vous m’appeliez Floyd.
— Entendu, dit-elle. À une condition, et ce n’est pas négociable.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Vous m’appelez Auger. Chez moi, il n’y a que mon ex-mari qui m’appelle Verity.
— Vous êtes sûre, Auger ?
— Fichtrement sûre, Floyd.
Elle l’aida à attaquer la rampe en pente douce vers le niveau du sol.
— Si vous commencez à voir double, ou à avoir des nausées, vous me le dites tout de suite, d’accord ?
— Vous serez la première à le savoir. Entre-temps, vous voulez bien me dire ce que vous avez compris, ici ?
— Je n’ai rien compris du tout.
— Mais quand j’ai fait tinter la cloche, ça a… éveillé des échos en vous, non ?
— Je ne sais pas, dit-elle en secouant la tête. J’ai pensé, l’espace d’une minute…
Elle laissa sa phrase en suspens.
— Pensé quoi ? insista-t-il alors qu’ils débouchaient enfin au rez-de-chaussée.
Les engins de démolition semblaient s’être arrêtés depuis un moment. Sans s’être concertés, Auger et Floyd en firent autant, s’appuyant au mur le plus proche, le temps d’une pause bien méritée.
— Les sphères sont faites pour résonner. J’en suis pratiquement sûre. Leur forme, la précision exigée pour l’usinage, la façon dont elles devaient être suspendues… tout mène à la même conclusion. Mais elles ne sont pas censées tinter comme des cloches. Rien ne doit venir les frapper.
— Alors, qu’est-ce qui pourrait les faire sonner ?
— Dans mon travail, reprit Auger, dans le travail que je faisais avant d’être embarquée dans ce merdier, nous travaillions avec du matériel très sensible. En réalité, pour votre gouverne, je suis archéologue.
— Les archéologues sont censées être des vieilles filles grisâtres, avec des lunettes en demi-lunes et qui ne voient jamais la lumière du jour, non ?
— Pas celles que j’avais l’habitude de fréquenter, répondit Auger. Non, nous on met la main à la pâte.
— Avec ce matériel sensible ?
— Le truc, c’est que sa sensibilité implique souvent de le faire fonctionner à des températures très basses. On le refroidit vraiment beaucoup, pour améliorer son fonctionnement.
— Et quand Altfeld a parlé des exigences de température…
Elle se mordit la lèvre, sous l’effet de la concentration.
— J’ai commencé à me demander, en effet, si les sphères ne faisaient pas partie d’une sorte de matériel de détection. Et maintenant je crois savoir ce que c’est.
— Eh bien, dites-le-moi.
— Les sphères forment une unique machine, aussi grande que l’Europe, une partie étant à Paris, une autre quelque part à Berlin et la troisième à Milan. En réalité, elles font partie du même instrument. Il faut qu’il soit très grand pour marcher.
— Et c’est quoi, cet instrument, au juste ?
— Une antenne, dit-elle. Exactement comme pour un poste de radio. Seulement il n’est pas conçu pour détecter les ondes radio, mais la gravité.
— Vous avez pigé tout ça rien qu’en regardant cette sphère ?
— Non. Je ne suis pas mauvaise, mais quand même pas assez forte pour ça. Dans mon travail, on utilise aussi des instruments pour mesurer la gravité. Des instruments sophistiqués pour scruter le sol, pour détecter les changements de densité causés par les structures enfouies. Inutile de dire que pendant notre formation nous avons étudié la théorie du fonctionnement de ces choses, ainsi que l’histoire de la détection des ondes gravifiques.
— Écoutez, je ne lis peut-être pas les bons journaux, dit Floyd, mais je ne savais pas qu’il y avait une histoire de la détection des ondes gravifiques…
— Si, si, absolument, répondit Auger. Mais on ne peut pas vous en vouloir de l’ignorer.
Ils regardèrent autour d’eux. La rampe émergeait dans une sorte de canyon étroit, formé par deux longues rangées de bâtiments partiellement démolis à la hauteur du premier ou du deuxième niveau. Des tuyaux, des tapis convoyeurs et des passerelles s’entrecroisaient au-dessus de leurs têtes.
— Dites-moi ce que j’ai besoin de savoir.
— Vous risquez d’avoir du mal à suivre, Floyd.
— Ça me fera oublier mon mal de tête.
— Alors, il faut que je vous parle de l’espace-temps. Vous êtes prêt ?
— Allez-y, je suis prêt à encaisser.
— On a un dicton, quand on étudie la gravité : la matière dit à l’espace-temps comment se courber ; l’espace-temps dit à la matière comment bouger.
— Ah, c’est beaucoup plus clair, là, subitement.
— Attendez. Le truc, c’est que tout ce que nous voyons est inclus dans l’espace-temps. On peut l’envisager comme une sorte de fluide caoutchouteux, une espèce de gelée à moitié figée. Et comme tout a une masse, tout agit sur ce fluide, le déforme, l’étiré, le compresse plus ou moins. Cette distorsion, nous l’interprétons comme la gravité. La masse de la Terre attire l’espace-temps autour d’elle, et la distorsion de l’espace-temps autour de la Terre fait tomber les choses vers la planète, ou les fait orbiter autour si elles ont la vitesse voulue.
— Comme la pomme de Newton ?
— Vous suivez bien, Floyd. Parfait. Maintenant, avançons encore d’un cran : le Soleil attire sa propre couverture d’espace-temps autour de lui, et il dicte à la Terre et à toutes les autres planètes leur façon de se déplacer autour de lui.
— Et ?
— Le Soleil suit dans l’espace-temps un chemin dicté par la distorsion gravitationnelle de la galaxie tout entière.
— Et la galaxie ? Non, ne me répondez pas. Je vois le tableau.
— La moitié seulement, rectifia Auger. Nous avons parlé jusque-là d’une courbure permanente de l’espace-temps autour d’un objet massif. Or il y a d’autres façons de le courber. Imaginez deux étoiles qui tournent l’une autour de l’autre comme si elles dansaient la valse. Vous voyez ce que je veux dire ?
— Bien sûr. Je visualise la scène tout en vous écoutant.
— Mettons que ces étoiles soient supermassives et superdenses. Faites-les tourner l’une autour de l’autre comme des derviches, décrivant une spirale qui les mène à une collision finale. Vous avez une source assez intense d’ondes gravifiques. Elles émettent une onde, comme une note fixe, jouée par un instrument de musique.
— Je pensais que vous n’aimiez pas la musique.
— Non, dit-elle, mais je sais reconnaître une analogie pratique quand j’en vois une.
— Bon. Alors, deux étoiles qui tournent l’une autour de l’autre produisent une onde gravifique…
— Ce genre d’onde peut être produite par d’autres mécanismes, mais le fait est qu’il y a beaucoup d’étoiles binaires dans l’espace : beaucoup de sources d’ondes gravifiques potentielles semées dans le ciel. Et elles émettent toutes une note unique, une signature unique.
— Alors, si je détecte une note…
— Vous pouvez trouver exactement l’endroit d’où elle vient.
— Comme on reconnaît le schéma des éclairs lumineux d’un phare ?
— Exactement, répondit Auger. Mais c’est là que ça se corse. D’une façon ou d’une autre, il faut mesurer ces ondes. Or la gravité est déjà, au départ, la force la plus faible de l’univers, alors quand il s’agit d’en mesurer des variations de puissance microscopiques… autant essayer d’écouter quelqu’un qui murmurerait de l’autre côté de l’océan.
— Alors, comment peut-on faire ça ?
Elle était sur le point de le lui expliquer quand un mouvement, au-dessus de leur tête, attira son regard : un éclair de métal brillant sur le ciel gris, bas. Ils eurent juste le temps de repérer la petite silhouette accroupie sur l’un des tuyaux aériens, et la vilaine petite arme qu’elle cramponnait dans sa patte pareille à une serre.
— Floyd… ! commença-t-elle.
Il y eut une détonation rapide, aiguë, comme un rire. Auger éprouva une soudaine brûlure dans l’épaule droite, et puis elle se retrouva par terre, et la douleur empira. Le pseudo-enfant était debout, en équilibre sur son tuyau, apparemment indifférent au vertige. Il tenait l’arme en l’air et retirait de la poignée un mince chargeur en forme de faucille pour en insérer un autre.
Floyd prit l’automatique qu’Auger lui avait donné, ôta, du pouce, le cran de sécurité et, le tenant à deux mains, visa le ciel en plissant les paupières.
— Abattez cette saloperie, dit Auger en grimaçant de douleur.
Floyd fit feu. L’arme tressauta dans sa main, la balle ricocha sur le tuyau. L’enfant commença à abaisser sa propre arme, visa soigneusement.
Floyd tira à nouveau deux coups en l’air. Cette fois, il n’atteignit pas le tuyau.
Le bébé de guerre tomba de son perchoir en hurlant, ses petits bras minces et ses jambes fluettes s’agitant en tous sens, heurta le sol, rebondit une fois et resta parfaitement immobile.
Un garçon.
Floyd tourna sur lui-même et scruta les bâtiments alentour à la recherche d’autres pseudo-enfants. Auger se redressa et palpa la blessure qu’elle avait à l’épaule. Ses doigts revinrent tachés de sang, mais pas autant qu’elle le craignait. La douleur était cuisante. Elle tâta son omoplate, constata qu’il y avait une tache humide, dessous.
— Je pense qu’il était seul, dit Floyd en s’accroupissant au-dessus d’elle.
— Il est mort ?
— Mourant.
— Il faut que je lui parle, dit-elle.
— Restez où vous êtes, fillette, dit doucement Floyd. On vient de vous tirer dessus. Il y a d’autres priorités, en ce moment.
— Ça ira, dit-elle. La balle est ressortie.
— Vous ignorez combien il en a tiré, et si elles ne se sont pas fragmentées. Vous avez besoin de soins, et un peu vite !
Elle réussit à se lever, en prenant appui sur Floyd. Le bébé de guerre était resté à l’endroit où il était tombé et gargouillait sans bruit dans une mare de sang, la tête tordue vers eux. Il avait les yeux ouverts et regardait dans leur direction.
— Je le reconnais, dit-elle. C’est celui qui a poignardé le serveur à la gare du Nord.
— Peut-être.
— Je l’ai bien regardé, dit-elle. Je sais que c’est lui. Il nous a suivis jusqu’ici.
Elle s’en approcha en clopinant et envoya, d’un coup de pied, promener son pistolet sur le côté. La tête tourna, pivota sur son cou pour la recadrer dans son champ de vision. La bouche s’ouvrit sur un sourire hébété et un filet de sang suinta des lèvres cendreuses. La langue noire remua, comme s’il essayait de former des mots.
Auger lui appuya son pied sur la gorge. Elle se félicitait de ne pas avoir réussi à arracher les talons de ses chaussures.
— Parle ! ordonna-t-elle. Dis-moi ce que tu pouvais bien foutre à construire, ici, une antenne résonnante de détection d’ondes gravifiques, et ce que ça a à voir avec la Pluie d’Argent !
La langue noire suintait et se tortillait comme une larve prisonnière. L’enfant émit un gargouillis liquide.
— Peut-être que si vous enleviez votre pied de sa gorge…, suggéra Floyd.
Auger se pencha et ramassa l’arme du bébé de guerre. Elle se rappela qu’il venait d’y insérer un chargeur plein juste avant de faire cette chute mortelle.
— Je veux des réponses, espèce de tas de merde ratatiné ! Je veux savoir pourquoi il a fallu que Susan et les autres meurent ! Je veux savoir ce que vous voulez faire avec la Pluie d’Argent, bande d’enculés !
— Il est trop tard, dit l’enfant péniblement, entre deux hoquets de sang et de sanie. Beaucoup… trop tard.
— Ah ouais ? Alors, pourquoi vous vous acharnez à empêcher tout le monde d’approcher de ce merdier ?
— C’est la chose à faire, Verity. Tu le sais, au fond de ton cœur…
Le pseudo-enfant toussa, éparpillant des gouttelettes de sang alentour, et poursuivit :
— Ces gens ne devraient pas exister. Ce ne sont que trois milliards de points sur une photo. Des points, Verity. Pas autre chose. Recule et ils se fondront en une masse amorphe…
Elle pensa à son rêve, à la Pluie d’Argent tombant sur les Champs-Élysées, à tous ces gens qui s’étaient relevés en pensant que la vie allait continuer, et qui se trompaient si terriblement. Elle se rappela avoir essayé de les avertir. Elle repensa au petit garçon qui marchait entre les ossements en jouant du tambour.
Elle eut une sorte de vertige. Tout à coup, elle eut très froid, se sentit faiblir.
Elle pressa la détente.
Et puis elle tomba à genoux, près du cadavre du bébé de guerre, et vomit tripes et boyaux.
Floyd l’aida doucement à se relever.
— Ce n’était pas un enfant, dit-elle. C’était un… une chose, une arme.
— Vous n’avez pas besoin de me convaincre. Maintenant, tirons-nous d’ici avant que les coups de feu n’attirent l’attention des gens qu’il ne faudrait pas. Il faut qu’on vous emmène à l’hôpi…
— Non, dit-elle. Ramenez-moi à Paris. C’est tout ce qui compte.