21
Le train traversait les mornes plaines d’Allemagne. De temps à autre, ils voyaient défiler l’oasis éclairée d’une ferme ou d’un petit hameau blotti dans la nuit, mais pendant d’interminables moments ce n’étaient que des champs monotones sous la lune, aussi hostiles et dépourvus de vie que l’espace intersidéral. Parfois ils entrevoyaient un renard, figé au milieu d’un mouvement, ou le vol en rase-mottes d’une chouette solitaire qui surveillait son territoire. Vidées de toute couleur par le clair de lune, ces créatures étaient aussi pâles que des fantômes. Ces petites poches de vie, si rassurantes qu’elles fussent, ne réussissaient qu’à souligner l’immense vide du territoire. Pourtant le bruit rythmé des roues du train, le doux balancement de la voiture, le rugissement distant, assourdi, de la locomotive, la chaleur d’un bon repas et du verre de vin qui l’avait accompagné, tout contribuait à plonger Auger dans une sorte de bien-être qu’elle savait provisoire et pas vraiment justifié, mais qui n’en était pas moins appréciable.
— Alors, commença Floyd, comment allons-nous dormir ?
— Que proposez-vous ?
— Je pourrais dormir sur le siège que je me suis payé…
Floyd n’était pas allé jusqu’à investir dans une couchette.
— Vous pouvez prendre la couchette du bas, dit-elle, magnanime, en se tapotant les commissures des lèvres avec sa serviette. Ça ne veut pas dire que nous sommes mariés, ni même spécialement bons amis.
— Il faut vous laisser ça : avec vous, on se sent vraiment apprécié.
— Ce que je veux dire, Wendell, c’est que c’est purement commercial. Ce qui ne veut pas dire que je ne suis pas contente de vous avoir dans les parages, au cas où ils se montreraient à nouveau.
— Les enfants ?
— Je crains qu’ils ne nous aient suivis, fit-elle avec un léger hochement de tête.
— Pas dans ce train, dit Floyd. Ils risqueraient trop de se faire repérer. Encore plus qu’en pleine ville.
— Puissiez-vous dire vrai. Et puis, il n’y a pas que les enfants…
Ils finissaient de dîner au wagon-restaurant. Les autres convives s’étaient peu à peu retirés au wagon-bar voisin, ou dans leurs cabines, laissant Auger et Floyd presque seuls. Un jeune couple d’Allemands faisait des projets de mariage dans un coin, pendant que deux hommes d’affaires belges ventripotents se racontaient des histoires de malversations financières en tétant de gros cigares, un cognac dans l’autre main. Aucun d’eux n’accordait la moindre attention à une conversation intime, à voix basse, entre deux étrangers qui parlaient anglais.
— Alors, quoi d’autre ? demanda Floyd.
— Ce que vous avez dit… Ce que vous m’avez montré, sur cette carte postale…
— Oui ?
— Eh bien, ça réduit à néant tous mes éventuels espoirs que ce n’était qu’un rêve.
— Vous n’avez pas imaginé ces enfants, de toute façon.
— C’est vrai, répondit Auger.
Elle finit son verre. Elle était un peu grise, mais ça lui était égal. Être un peu pompette en ce moment précis était un remède qui lui convenait.
— Mais l’allusion à la Pluie d’Argent, sur cette carte postale… Eh bien, ça veut dire que la situation est dix fois pire que je ne le craignais.
— Croyez-le ou non, ça m’aiderait si vous me disiez de quoi il s’agit, tenta Floyd.
— Je ne peux pas.
— C’est si terrible que ça ? Quand je vous ai soufflé ces deux petits mots à l’oreille, on aurait dit que quelqu’un avait marché sur votre tombe…
— Je n’aurais pas dû réagir aussi ostensiblement.
— À en croire votre réaction, ces deux mots étaient la dernière chose que vous auriez voulu entendre.
— Ou que je m’attendais à entendre, rectifia-t-elle.
— Venant de moi.
— De n’importe qui. Vous n’auriez pas dû garder cette carte, Wendell. C’était parfaitement malhonnête.
— Parce que vous croyez avoir donné un bon exemple en vous faisant passer pour la sœur de Susan White ?!
— C’est différent. J’étais obligée de jouer ce rôle.
— Moi aussi, Verity.
— Bon, eh bien, disons que nous sommes quittes, alors. On peut en rester là ?
— Pas avant de savoir ce que veulent dire ces deux petits mots.
— Je vous ai dit que je ne pouvais pas vous répondre !
— Si je devais parier, poursuivit Floyd, je dirais que c’est le nom de code d’une arme secrète. La question est : qui a le doigt sur le bouton ? Les gens pour qui vous roulez, White et vous, ou ceux qui ont tué White et Blanchard et qui ont lancé ces enfants à vos trousses ?
— Ce n’est pas notre arme, objecta-t-elle farouchement. Et d’abord pourquoi pensez-vous que Susan White a été assassinée ?
— C’est donc leur arme, et pas la vôtre…
— Ça suffit, Wendell !
— Je suppose que ça veut dire « oui ».
— Supposez ce que vous voulez, ça ne fait aucune différence pour moi.
— Bon, je vais relier les points et on va voir si ça fait une image : Susan White évente une conspiration. Dont le contrat Kaspar, à Berlin, fait partie. De même que la Pluie d’Argent, quoi que ce soit. Je suppose que tout est lié, d’une façon ou d’une autre, même si pour le moment je ne vois pas comment ces sphères de métal peuvent constituer une arme.
— Les sphères ne sont pas l’arme, dit-elle avec une froideur glacée. Je ne sais pas ce que c’est. Tout ce que je sais, c’est qu’elles ont un rapport avec cette affaire. Mais si je savais lequel, je ne serais pas dans ce train à subir ce harcèlement…
— Mais vous savez ce qu’est la Pluie d’Argent, n’est-ce pas ?
— Oui. Je sais exactement ce que c’est. J’ai vu ce que ça pouvait faire, de mes propres yeux, pas plus tard qu’il y a quelques jours.
— Où ça ?
— D’un vaisseau spatial, au-dessus de Mars. Où vouliez-vous que je sois ?
— Super. Et en vrai ?
— C’est une arme. Capable de tuer beaucoup de gens d’un seul coup. Plus que vous ne pouvez l’imaginer.
— Des milliers ?
— Plus.
— Des centaines de milliers ?
— Beaucoup plus.
— Des millions ?
— Vous chauffez. Pensez à la population de planètes entières, et vous serez assez près du compte.
— Bon, eh bien, c’est une sorte de bombe, comme les gros pétards que les Américains disent qu’ils vont construire un de ces jours…
— Une bombe atomique, vous voulez dire ?
Sa naïveté manqua lui arracher un éclat de rire, mais elle se retint. Au milieu du vingtième siècle, dans sa propre ligne temporelle, ça n’avait rien de naïf ; pas plus que les béliers et l’huile bouillante au Moyen Âge.
— Non, ce n’est pas une bombe atomique. Une bombe atomique, ce serait… terrible, d’accord, mais que vous la larguiez d’un avion ou que vous la mettiez dans un missile, elle serait dirigée contre une cible précise : une ville, par exemple. Bon, si elle vous tombe dessus, ou même si vous êtes dans la zone des retombées, c’est moche… Mais pour le restant de la planète les affaires continuent plus ou moins comme avant.
Floyd la regarda avec une sorte de fascination horrifiée.
— Alors que la Pluie d’Argent ?
— La Pluie d’Argent, c’est bien pire que ça. Elle touche tout le monde. Il n’y a pas moyen d’y échapper, nulle part où aller, aucun moyen de se protéger, même quand on sait à l’avance que ça va nous tomber dessus ; aucun moyen de négocier, aucune échappatoire possible…
Elle s’interrompit. Elle devait lui en dire suffisamment pour satisfaire sa curiosité sans pour autant aborder le cœur de la vérité. Elle regrettait déjà sa petite allusion finaude à Mars : ce genre d’allusion pouvait se révéler lourde de conséquences.
— C’est comme une peste qui se répand dans l’air. On ne sent rien quand on la respire. Ça ne fait pas mal. Et puis survient la mort. Horrible, mais rapide.
— Comme un genre de gaz moutarde ?
— Oui, dit-elle. Exactement comme ça.
— Vous avez dit que ça pouvait tuer des millions de gens…
— Oui.
— Qui emploierait une arme pareille ? Il risquerait d’en mourir aussi, alors ?
— S’il ne prenait pas les précautions nécessaires, répondit-elle. Alors oui. Ça se pourrait.
— Et ces précautions…
— Vous posez trop de questions, Wendell.
— Et ça ne fait que commencer. Et le contrat Kaspar, poursuivit-il, changeant de piste. Se pourrait-il que ces sphères dissimulent autre chose ?
— Comme quoi ?
— Cette Pluie d’Argent dont vous ne voulez pas me parler. Se pourrait-il que ce soit l’usine de Berlin qui la fabrique ?
— Non, répondit-elle en secouant la tête. La Pluie d’Argent ne marche pas comme ça. On ne la fabrique pas dans des fonderies, avec des machines-outils.
— Alors, un produit chimique ? S’il y a une fonderie, il y a probablement une usine chimique pas loin.
— Ça ne s’obtient pas non plus dans un labo de chimie.
Une petite voix lui murmurait, tout au fond d’elle-même, de faire attention à ce qu’elle disait, mais elle poursuivit quand même :
— La Pluie d’Argent est une arme très particulière. Elle exige des capacités de production très spécialisées, qui n’existent tout simplement ni en France ni en Allemagne.
Et nulle part sur cette planète, ajouta-t-elle in petto.
Floyd fit tourner son verre où restait un fond de vin.
— Alors, qui fait cette saloperie ?
— C’est ça le problème. Je n’en sais rien.
— Vous avez pourtant l’air d’en connaître un rayon sur la question.
— On pourrait la faire, mais pas sur place. Ce qui veut dire qu’il faudrait l’importer, et ensuite trouver un moyen de la déployer.
Elle pensa à la censure, qui bloquait automatiquement toutes les formes de nanotechnologie. À moins qu’il n’y ait un moyen encore inconnu de court-circuiter la censure, il était impossible de faire venir une chose comme la Pluie d’Argent sur T2. Ce que Skellsgard avait fait avec le marteau pneumatique – le démonter et le faire passer en pièces détachées – ne marcherait pas non plus.
Le rythme du train, les roues qui cliquetaient sur les joints des rails semblaient stimuler sa réflexion.
La technologie de T2 n’était pas, et de loin, assez avancée pour permettre de fabriquer une chose comme la Pluie d’Argent – et elle ne le serait pas avant un bon bout de temps. Évidemment, il y avait toujours la possibilité que les agents slashers aient fait procéder, quelque part, à un programme secret de recherche et de développement, mais Auger écarta cette hypothèse. La technologie industrielle de T2 en était restée à l’époque de la machine à vapeur, et aucune information avancée ne pourrait compenser ce handicap. La Pluie d’Argent était une arme incroyablement complexe, même selon les critères de la nanotechnologie disponible dans la lignée temporelle d’Auger. Or les habitants de T2 ignoraient jusqu’aux rudiments de ladite nanotechnologie. Les outils à leur disposition n’auraient même pas permis de fabriquer les composants nanotechnologiques les plus rudimentaires. Avec le temps, les bases techniques nécessaires seraient à leur portée – mais une partie de cette technologie magique, sinon sa totalité, se répandrait dans le monde, et le changerait. Quelle que puisse être la fonction des sphères du contrat Kaspar, elles avaient été fabriquées à l’aide d’une technologie et d’un savoir-faire indigènes.
Ce qui rendait d’autant plus anormale la référence à la Pluie d’Argent. Il était clair que quelqu’un prévoyait de l’utiliser. Mais on ne pouvait la produire sur T2, et on ne pouvait lui faire passer la censure.
Donc, ils avaient dû trouver un autre moyen de la faire venir. Quand on ne pouvait pas entrer par la porte de devant, songea-t-elle rêveusement, on cherchait une autre issue.
On cassait une fenêtre.
Un autre portail ? Même s’il y en avait un, il risquait fort de comporter aussi une censure.
Une chose était sûre, si terriblement évidente qu’elle l’avait complètement oblitérée : s’ils avaient trouvé le moyen de sortir de l’OVA, et de casser cette coque, alors ils pouvaient directement larguer la Pluie d’Argent dans l’atmosphère depuis l’espace.
Mais non. C’était impossible. Personne ne savait où se trouvait l’OVA. Il n’y avait qu’un lointain rapport entre la durée des transferts dans l’hyperweb et la distance réelle en années-lumière. Et il n’y avait absolument aucun indicateur de direction. Les pensées d’Auger revinrent à l’analogie avec la maison : l’hyperweb était une sorte de gigantesque réseau de galeries souterraines, sinueuses, ramifiées, qui débouchaient çà et là dans les fondations de vieilles maisons isolées. Mais il y avait beaucoup, beaucoup de demeures dispersées dans le paysage, et aucune façon de dire, de l’intérieur, dans laquelle un tunnel particulier avait émergé. Les portes étaient murées par des briques, les fenêtres par des planches. Si on avait pu les arracher, on aurait peut-être pu entrevoir le paysage environnant et tenter d’identifier la maison où arrivait le tunnel.
La coque pouvait-elle être cassée ou fendue de l’intérieur ?
— Verity ? demanda gentiment Floyd. Il y a quelque chose que vous voudriez me confier ?
— Je vous en ai déjà trop dit.
— Ce n’est pas mon avis.
Il s’adossa au dossier capitonné de son siège et riva sur elle un regard à la fois flatteur et un peu dérangeant. Ce n’était pas un homme déplaisant, loin de là ; un peu chiffonné aux entournures, peut-être, et il n’aurait pas volé une douche et un coup de peigne, mais elle avait connu pire.
— Je suis désolée, Wendell. Je vous ai dit tout ce que je pouvais.
— Vous n’avez pas encore toutes les réponses, c’est ça ?
— C’est ça, confirma-t-elle, contente de pouvoir répondre avec une parfaite honnêteté, pour une fois. Je n’ai que les pièces du puzzle que Susan White m’a laissées, et qui ne suffisent peut-être pas à reconstituer la réponse. Et si elles suffisent, je dois être trop bête pour le voir.
— À moins que la réponse ne soit pas si évidente.
— C’est ce que je n’arrête pas de me demander. Tout ce que je sais, c’est qu’elle devait être plus près de la vérité que je ne le suis.
— Pour ce que ça lui a servi…, fit Floyd.
— Oui, répondit Auger en levant son verre à la mémoire de Susan. Enfin, au moins, elle est morte en essayant.
Auger marchait seule sur les Champs-Élysées, le long d’un large trottoir ombragé par des arbres, au sein d’une marée humaine. Elle se rappelait avoir pris un train avec Floyd, mais leur enquête n’avait mené nulle part. Quand ils étaient arrivés à Berlin, ils avaient trouvé la ville sous la glace, hantée par des tribus de machines féroces, querelleuses. Comment avait-elle pu oublier ce détail crucial ? Le voyage n’avait été qu’une perte de temps. Elle était donc de retour à Paris, seule et un peu triste dans la foule enjouée du milieu de la matinée. Les gens faisaient leurs achats et se promenaient, les bras encombrés de sacs, de paquets et de bouquets de fleurs multicolores. Partout où portait son regard, c’était une tempête de couleurs, depuis les vêtements des Parisiens jusqu’aux vitrines pleines de jolies choses, en passant par les arbres qui croulaient sous des fruits pareils à des pierres précieuses. Des voitures et des autobus passaient à toute vitesse dans un brouillard d’ors et de chromes étincelants. Même les chevaux brillaient doucement, comme illuminés par une lumière intérieure. Au-dessus des têtes des passants qui oscillaient au rythme de leur marche, l’Arc de Triomphe dressait sa masse hérissée de drapeaux aux mille couleurs pastel. Auger ne savait pas où elle allait, ni ce qu’elle ferait en y arrivant. Il lui suffisait de suivre le courant, de se laisser porter par la multitude. Tout autour d’elle, des gens, en couples ou en groupes, riaient et faisaient des projets pour la journée. Leur gaieté commença à lui remonter le moral.
Derrière elle, un son rythmique, régulier, se détachait sur les autres bruits alentour. Elle regarda par-dessus son épaule, entre les gens, et elle vit un enfant, un petit garçon, à une dizaine de pas dans son dos. Il avançait méthodiquement, d’un pas comme réglé par une mécanique d’horlogerie, et chacun s’effaçait devant lui, comme repoussé par une force magnétique. Le gamin portait une chemise rouge et un short, des chaussettes blanches et des chaussures noires à boucle, et elle savait qu’elle l’avait déjà vu, il n’y avait pas si longtemps. Il avait un yo-yo, à ce moment-là, elle s’en souvenait, mais maintenant il avait un tambour accroché au cou, et il tapait dessus selon le rythme obsédant qui avait attiré son attention : une sorte de battement de cœur compliqué. Mais immuable. Il ne ralentissait ni n’accélérait jamais.
Le garçon la mettait mal à l’aise. Alors elle se laissa emporter par le flot de piétons. Graduellement, le son du tambour s’estompa. Lorsqu’elle ne l’entendit plus, elle risqua un coup d’œil derrière elle et ne vit qu’une épaisse masse de badauds et de promeneurs. Le petit joueur de tambour n’était plus en vue. Elle continua à marcher rapidement, regarda à nouveau par-dessus son épaule ; il s’était apparemment évaporé.
Mais l’atmosphère avait changé, dans la vaste avenue. Ce n’était pas le garçon – elle était sûre que personne, en dehors d’elle, ne l’avait vraiment remarqué –, mais le temps. Les couleurs avaient perdu leur éclat et leur vivacité, et les drapeaux, sur l’Arc de Triomphe, voletaient comme de vieux chiffons gris. Le ciel, l’instant d’avant d’un bleu fondamental, bouillonnait maintenant de nuages noirs comme du charbon. Sentant l’averse imminente, les gens se précipitaient à l’abri des auvents et des bouches de métro. Du haut en bas des Champs-Élysées, les parapluies formaient une mer houleuse, noire et palpitante.
Il commença à pleuvoir, d’abord par grosses gouttes erratiques qui tavelèrent le trottoir et l’assombrirent bientôt en entier. Puis les gouttes se firent plus précipitées, et il se mit à tomber des cordes pareilles à du verre filé, qui giclaient sur les parapluies, débordaient des gouttières. Les piétons qui n’avaient pas encore pris la précaution de trouver refuge quelque part coururent s’abriter. Mais ils étaient trop nombreux et il n’y avait pas assez de place pour tout le monde. Les voitures et les autobus projetaient des gerbes d’eau sur les passants qui détalaient. Les gens lâchaient leurs paquets, leurs emplettes, les abandonnaient aux éléments dans leur quête frénétique d’un abri. Le vent forcit, arrachant les parapluies, les faisant voler dans le ciel. Auger regarda autour d’elle, vit la pluie sculpter leur visage, leur faire adopter une expression rageuse. Mais elle ne ressentait rien de cela. La pluie était chaude et douce, et elle avait la fragrance d’un parfum coûteux. Elle offrit son visage au ciel, but la pluie, s’en laissa oindre. C’était délectable : tiède à l’endroit où les gouttes touchaient sa peau, délicieusement fraîche lorsqu’elle glissait dans sa gorge. Autour d’elle, les gens couraient de plus belle, glissant et dérapant sur les pavés trempés. Elle se demanda pourquoi ils ne s’arrêtaient pas pour savourer la pluie. Quelle mouche les avait piqués ?
Puis la texture de la pluie changea. Elle commença à lui picoter la peau et les yeux. À lui brûler la gorge. Elle ferma la bouche, offrant toujours son visage au ciel, mais n’avalant plus son eau. Les picotements s’intensifièrent. La pluie, claire comme le cristal l’instant d’avant, était maintenant opaque, pareille à de l’acier, et semblait relier le ciel et la terre par des câbles chromés. Des rivières de mercure coulaient des gouttières et débordaient des caniveaux, changeant les trottoirs en miroirs. Personne, en dehors d’Auger, n’arrivait plus à tenir debout. Les gens couraient dans tous les sens, se débattaient sur le sol, essayaient désespérément de se relever. La pluie coulait sur leur visage, formait des mares dans leurs yeux et leur bouche comme si elle essayait de s’y infiltrer. Un cheval qui avait perdu sa charrette piétinait inefficacement sur la chaussée pour rester en équilibre, puis ses pattes cédèrent sous son poids comme des brindilles. Finalement, même Auger détourna son visage du ciel. Elle tendit la main et regarda les fils étincelants courir dans les interstices entre ses doigts.
Les nuages commencèrent à se disperser, et peu à peu le ciel bleu reparut. L’averse se calma. La pluie se réduisit graduellement à un crachin, puis cessa tout à fait. Les trottoirs luisants comme des miroirs commencèrent à sécher sous le soleil qui brillait à nouveau. Les gens tombés à terre se relevèrent prudemment. Même le cheval reprit plus ou moins son assiette.
« C’est fini », entendait-elle dire dans la foule, autour d’elle, alors que les gens, soulagés, reprenaient leur marche le long de l’avenue. Personne ne semblait ennuyé d’avoir perdu ses affaires. Les gens se réjouissaient seulement que la Pluie d’Argent ait cessé. Les couleurs refleurissaient dans la rue.
« Mais non, ce n’est pas fini ! » hurlait Auger, qui était la seule à rester debout, immobile, alors que tout le monde se ruait autour d’elle, comme des vagues coulant autour d’un rocher. « Ce n’est pas fini ! »
Mais personne ne faisait attention à elle. Même quand elle mit ses mains en coupe et cria encore plus fort, « Ce n’est pas fini ! Ce n’est que le commencement ! », les gens continuèrent à passer à côté d’elle, indifférents. Elle tendit la main, attrapa un jeune couple, mais ils se dégagèrent et lui rirent au nez. Avec un sentiment terrible d’inéluctabilité, elle les regarda continuer à avancer vers l’Arc de Triomphe. Et puis, une dizaine de pas plus loin, ils eurent une sorte de défaillance et se figèrent, un pied en l’air ; et tout le monde en fit autant, exactement au même instant.
L’espace d’un moment, tout fut parfaitement calme et immobile sur les Champs-Élysées. Alors, très lentement, comme un seul homme, ces milliers de gens soudain statufiés, certains dans les postures les plus ridicules, basculèrent et tombèrent par terre. Les corps raides, inertes, jonchaient maintenant les trottoirs de l’avenue, à perte de vue. Et tout autour, au-delà du quartier des Champs-Élysées, une immobilité palpable s’était établie sur la ville. Rien ne bougeait, rien ne respirait. Les corps étaient devenus gris argent, vidés de toute couleur.
Tout était silencieux. C’était, d’une certaine façon, assez beau : une ville enfin libérée de son fléau d’humanité.
Puis un souffle d’air se leva et balaya l’avenue. À l’endroit où il effleurait les corps, il soulevait des panaches de poussière brillante qu’il entrelaçait dans l’air comme de longues écharpes étincelantes. La poussière détachée des corps les dépouillait d’abord de leurs vêtements, puis de leur chair, révélant des ossements de chrome et un réseau de nerfs et de tendons gris acier. Le vent prit de la force, abrasa les os, lissa les carcasses, les réduisit à des courbes abstraites, tel un étrange paysage de dunes enlacées. Des entrelacs de poussière poivrée, métallique, serpentaient entre les lèvres d’Auger.
Elle se mit à hurler. Bien inutilement : la Pluie d’Argent était venue, et personne n’avait pris garde à ses avertissements. Si seulement ils l’avaient écoutée. Mais à quoi bon, se demandait-elle, à quoi cela leur aurait-il servi, de toute façon ?
Elle entendit un bruit rythmique, au loin. Dans la lagune de restes squelettiques indistincts, une silhouette demeurait debout. Le petit joueur de tambour jouait toujours, et il venait vers elle, en se frayant un chemin entre les ossements…
— Verity, dit très doucement Floyd. Réveillez-vous. Vous faites un cauchemar.
Elle mit plusieurs secondes à émerger, à se désengluer de son rêve. Elle ouvrit les yeux, se retrouva dans la lumière crépusculaire de son compartiment. Floyd la secouait doucement. Il était debout à côté de sa couchette, la tête au niveau de la sienne.
— Je croyais que j’étais de retour à Paris, dit-elle. Je pensais que la pluie avait commencé.
— Vous hurliez à vous arracher la tête.
— Ils ne voulaient pas m’écouter. Ils pensaient que c’était fini… Ils se croyaient en sécurité.
Elle était trempée d’une sueur glacée.
— Tout va bien, dit-il. Vous êtes en sécurité. Ce n’était qu’un mauvais rêve… Un cauchemar.
Par la fente des rideaux, elle voyait au-dehors glisser le paysage sous la lune. Ils allaient à Berlin, ils étaient en route vers cette ville recouverte de glace, arpentée par des machines, aussi périlleuse, à sa façon, que le bol excavé de Paris. L’espace d’un moment, elle paniqua. Elle aurait voulu dire à Floyd qu’ils devaient faire demi-tour, que c’était inutile, un voyage pour rien. Et puis, peu à peu, ses pensées s’organisèrent et le rêve se dissipa. Ils allaient vers un autre Berlin, un Berlin qui n’avait pas connu le Nanocauste, ni aucune des autres horreurs du Siècle du Vide. Ce Paris brillamment éclairé, trempé de pluie, n’était qu’un rêve.
— Ils ne voulaient pas m’écouter, dit-elle doucement.
— Ce n’était qu’un cauchemar, répéta Floyd. Vous êtes en sécurité, maintenant.
— Non, dit-elle.
Elle ne pouvait se départir de l’impression que le rêve allait la rattraper d’un moment à l’autre. Elle voyait toujours le petit joueur de tambour marcher vers elle à travers le labyrinthe d’ossements, comme si cette partie du rêve continuait son déroulement quelque part sous son crâne, d’un mouvement inexorable, implacable, tel le ressort d’une horloge s’avançant vers une fin inéluctable.
— Vous êtes en sécurité.
— Non, dit-elle. Et vous non plus. Personne ne l’est. Nous devons empêcher ça d’arriver, Wendell. Nous devons faire cesser la pluie.
Il prit sa main entre les siennes. Peu à peu, elle cessa de trembler et resta allongée là, engourdie. Il lui tint la main un petit moment, et elle se laissa faire jusqu’à ce qu’elle retombe dans un sommeil agité, dérivant sans corps à travers les rues jonchées de poussière d’une ville vide, tel le dernier fantôme au monde.
Ils arrivèrent à Berlin en milieu de matinée. C’était un dimanche. Partout, dans la ville, des drapeaux et des fanions étaient à nouveau déployés. Maintenant que Rommel et von Stauffenberg étaient six pieds sous terre, de jeunes et brillants sujets avaient jugé qu’il était temps de donner une nouvelle chance au national-socialisme. Les publicitaires avaient imaginé des changement prudents : la vieille svastika aux angles droits avait disparu, remplacée par une version aux courbes plus douces. Les dignitaires du parti donnaient des fêtes sur le Pré du Zeppelin, mais ils gardaient leurs meilleures performances pour la lucarne vacillante de la télévision. On trouvait une petite tranche de Nuremberg dans tous les salons bourgeois, tous les bars à bière, toutes les cafétérias des gares. On parlait de libération sur parole pour le grand chef pensionnaire de la gare d’Orsay. Peut-être même d’une sorte de retour triomphant du Reichstag, au crépuscule de son existence chimiquement prolongée.
— Ça ne devrait pas être comme ça, dit tout bas Auger.
— Là, je suis bien d’accord, répondit Floyd dans un souffle.
Ils firent en taxi le bref trajet jusqu’à l’hôtel Am Zoo, dans le coin élégant du Kurfürstendamm. C’était un bon hôtel, aux marbres et aux chromes si impeccablement polis qu’on aurait pu dîner dessus. Au moins, l’endroit n’avait pas beaucoup changé. Floyd le connaissait assez bien, parce qu’il y était descendu deux ou trois fois, avec Greta, quelques années plus tôt. Ça paraissait être l’endroit évident où descendre, mais après avoir rempli leur fiche et transporté leurs maigres bagages dans la chambre qu’ils avaient réservée, Floyd commença à se sentir tenaillé par une pointe de culpabilité aussi ennuyeuse que familière. Ce n’était pourtant pas comme s’il trompait consciencieusement Greta, en retournant avec une autre femme dans ce vieil endroit romantique. C’était absurde pour deux raisons, se dit-il. Greta et lui n’étaient plus ensemble – même s’il n’était pas complètement exclu qu’ils le soient à nouveau un jour. Et Auger et lui – eh bien, c’était tout simplement ridicule. Comment cette pensée avait-elle pu lui passer par la tête ? Ils étaient là pour leur enquête. C’était strictement professionnel.
Et si elle lui plaisait ? Elle était agréable à regarder, intelligente, elle avait l’esprit vif et elle était intéressante – comment une espionne pouvait-elle être autre chose qu’intéressante ? Sacrée question ! –, mais n’importe quel homme aurait pu en dire autant. Elle lui plaisait ; ça n’exigeait pas un grand effort. Ce n’était pas comme s’il avait dû faire abstraction de ses défauts superficiels : elle n’en avait aucun – sauf peut-être la façon dont elle donnait l’impression de le traiter, comme s’il était incapable d’entendre la vérité et, pis encore, de la gérer. Ça, ça lui déplaisait fortement. Mais ça ne faisait que la lui rendre plus fascinante : une énigme qu’il devait élucider. Ou déballer, comme un paquet cadeau, peut-être, selon les circonstances. Lorsqu’elle s’était finalement rendormie, après le cauchemar, il était resté allongé sur la couchette inférieure, à l’écouter respirer, à penser à elle sous les draps et à se demander de quoi elle rêvait maintenant. Il n’était pas dingue d’elle. Mais c’était le genre de fille dont il aurait très facilement pu devenir dingue, s’il avait voulu.
Enfin, rien de tout ça n’avait de sens. Au cours de sa vie, elle avait dû en avoir, des hommes dans son genre, à ses genoux, et les écraser sous ses pieds, comme les feuilles en automne. Ça devait lui arriver si souvent que tout ce qu’elle remarquait était ce joli bruit d’écrasement. Qu’est-ce qu’une fille comme Verity Auger aurait bien pu avoir à faire avec un décavé, un minable de son espèce ? Wendell Floyd. Un musicien de jazz qui ne jouait pas. Un détective qui ne détectait rien.
S’il n’avait pas gardé cette carte postale, elle ne l’aurait même pas laissé monter avec elle, à bord de ce train.
Bon, peut-être qu’il n’était pas si bête, après tout.
— Wendell ? demanda-t-elle.
— Quoi ?
— Vous avez l’air préoccupé.
Il se rendit compte qu’il était debout à la fenêtre, à ruminer, depuis au moins cinq minutes. De l’autre côté du Kurfürstendamm, des ouvriers boulonnaient une grande statue en acier dédiée à la première ascension de l’Everest. Un jeune aviateur russe à califourchon au sommet levait son poing ganté en un salut chaleureux vers un avion qui le survolait, à moins que ce ne soit un défi impudent adressé à un Dieu vaincu, démodé.
— Je pensais juste au bon vieux temps, dit-il.
Auger était assise sur le lit, occupée à feuilleter un annuaire téléphonique. Elle avait enlevé ses chaussures et croisé ses jambes gainées de bas.
— Vous étiez déjà venu ici ?
— Il faut croire.
— Je regrette si j’ai compliqué les choses entre vous et…
— Greta, dit-il sans lui laisser le temps de prononcer son nom. Et non, vous n’avez rien compliqué. Elle sait à quoi s’en tenir.
Auger leva les yeux, le doigt pointé au milieu d’une page. Elle suçait une mèche de ses cheveux, comme si ça l’aidait à se concentrer.
— C’est-à-dire ?
— Que nous sommes là pour affaires. Que vous ne vouliez même pas que je vous accompagne. Qu’il n’y a rien de plus.
— Elle n’est pas jalouse ?
— Jalouse ? Pourquoi le serait-elle ?
— Absolument. Il n’y a pas de raison.
— Nous ne sommes que deux adultes qui ont des intérêts mutuels à Berlin…
— Et qui font des économies en partageant une chambre d’hôtel.
— Exactement, répondit Floyd avec un sourire. Maintenant que nous avons levé toute ambiguïté…
— Oui. Quel soulagement.
Elle se pencha à nouveau sur l’annuaire professionnel, se mouilla un doigt et tourna une page fine comme un mouchoir en papier.
— J’aurais dû chercher un autre hôtel, dit Floyd.
— Pardon ?
— Non, rien.
Il se tourna vers elle. Son regard s’attarda un instant sur ses mollets fuselés. Ce n’étaient pas les jambes les plus longues ou les plus sculpturales qu’il ait jamais vues, mais ce n’étaient pas les pires, loin de là.
— Floyd ?
Elle avait remarqué qu’il la regardait, et il détourna son regard vers son visage, un peu embarrassé par la direction que ses pensées avaient prise.
— Vous arrivez à quelque chose avec ce numéro de téléphone ? demanda-t-il.
Elle avait passé plusieurs coups de fil pendant qu’il regardait par la fenêtre, mais il n’y avait guère prêté attention. Quelques échanges avaient eu lieu, parce que tous leurs appels passaient par le standard de l’hôtel, mais son allemand rudimentaire faisait de l’écoute un exercice inutile.
— Ça n’a rien donné jusque-là, dit-elle. J’ai déjà essayé d’appeler de Paris, mais je me disais qu’il pouvait y avoir un problème avec les liaisons internationales.
— J’ai essayé aussi, reprit Floyd. Je n’ai pas eu de succès non plus. D’après l’opérateur, on aurait dit que la ligne avait été coupée. Comment une grosse entreprise comme ça aurait-elle pu oublier de payer la note, ou ne pas avoir de standardiste pour prendre les appels ? Ils n’ont pas entendu parler des répondeurs ?
Auger essaya à nouveau. Elle parlait très bien l’allemand, ou du moins ce qui faisait à Floyd l’impression d’être un très bon allemand.
— Non, dit-elle. La ligne est complètement interrompue. Il n’y a même pas de sonnerie, à l’autre bout.
Elle lissa la lettre de Kaspar Metals pour la défroisser.
— C’est peut-être le numéro qui est mauvais.
— Pourquoi imprimeraient-ils un mauvais numéro sur leur papier à en-tête ?
— Je n’en sais rien, répondit Auger. Peut-être qu’ils ont changé de numéro et qu’ils avaient encore tout un stock de leur ancien papier à en-tête. Peut-être que celui qui a envoyé ça a utilisé le vieux papier qu’il avait dans son bureau depuis des années.
— Minable, décréta Floyd.
— Mais pas répréhensible.
— Vous avez vérifié dans l’annuaire ?
— C’est le même numéro qui est indiqué, dit-elle. Cela dit l’annuaire n’a pas l’air récent. Je ne sais plus d’où partir. Nous avons une adresse sur la lettre, mais c’est une boîte postale, pour la correspondance avec toutes les aciéries. Ce n’est pas assez précis pour être utile. Ça ne nous dit même pas où est l’usine.
— Attendez, dit Floyd. Et si on court-circuitait Kaspar Metals en prenant directement contact avec le signataire de la lettre ? On verrait bien ce qu’il a à dire.
— Herr G. Altfeld, dit Auger, en regardant la lettre. Il pourrait habiter n’importe où. Il se pourrait même qu’il ne soit pas dans l’annuaire.
— Mais il y est peut-être. Si on vérifiait ?
Auger lui passa l’annuaire alphabétique de Berlin.
— Altfeld, voilà, dit Floyd en feuilletant le lourd volume corné. Altfeld, Altfeld, Altfeld… il y en a toute une tapée. Au moins une trentaine. Mais pas beaucoup avec un G comme initiale…
— Nous ne sommes pas sûrs que ce G soit l’initiale de son prénom, observa-t-elle.
— Commençons par là. Si nous ne touchons pas le jackpot, il sera toujours temps de passer aux autres Altfeld.
— On va en avoir pour une éternité…
— C’est le genre de travail de routine qui fait bouillir la marmite dans mon métier. Passez-moi un stylo, s’il vous plaît. Je vais commencer par faire une liste des candidats possibles. Et vous pourriez peut-être nous faire monter du café. La matinée risque d’être longue.