8
L’énorme catapulte électromagnétique en forme de tonneau se balançait lentement dans l’espace. Les quelques robots spatiaux qui l’entouraient l’orientèrent et l’immobilisèrent à coups d’infimes micro-poussées.
Casque avec micro intégré sur le crâne, dreadlocks tirées en arrière, Denise Nadis parlait au robot de la catapulte qui venait d’être déployée, tout en tapotant son micro du bout d’un ongle pourpre.
— On y est ? intervint Bella.
— Ça baigne.
Bella ouvrit un canal vers le Shenzhou Cinq en appliquant les protocoles de réponses que les Chinois leur avaient précisés.
— Ici le capitaine Bella Lind, commandant du véhicule d’exploration Rockhopper. Il y a une demi-heure, nos capteurs ont détecté le Shenzhou Cinq dans notre zone d’exclusion. Nous sommes autorisés – et même fortement incités – à engager une action défensive contre toute menace potentielle.
Bella marqua une pause et s’efforça d’adopter un ton raisonnable et conciliant :
— Nous avons les moyens de nous défendre. Nous avons déployé une catapulte orientable dans laquelle est placé un robot spatial équipé d’un engin de destruction nucléaire, du type utilisé pour remodeler les comètes. Si je largue cette bombe près de vous, vous allez subir de sérieux dégâts : elle va griller l’électronique embarquée ou mettre à mal votre bouclier. J’espère ne pas avoir à en arriver là. Si ce message est un avertissement suffisant, vous déciderez de libérer mon espace aérien en rebroussant chemin. Dans le cas contraire, je vous enverrai un coup de semonce. S’il ne vous dissuade pas, il n’y aura pas de second avertissement. Je vais continuer à charger nos catapultes jusqu’à ce que vous receviez ce message. Plus vous vous approcherez de nous, plus vous deviendrez une cible facile. Je vous conjure de faire demi-tour dès maintenant. Vous avez cinq minutes pour me signaler vos intentions en modifiant votre poussée et votre trajectoire.
Ce message avait été transmis en temps réel. Même en tenant compte du décalage dû au logiciel de traduction, Wang Zhanmin devait déjà l’avoir reçu. Il n’aurait pas le temps de consulter Beijing sur le comportement à adopter, mais il n’avait certainement pas besoin de leur assistance. Le fichier vidéo qu’elle avait joint à son message – le déploiement de la catapulte – était sans doute suffisamment convaincant en lui-même. Dans l’espace, tout le monde savait les dégâts qu’un tel engin pouvait causer si on le pointait dans la mauvaise direction.
Sauf que cinq minutes passèrent, sans aucun changement notable du côté du vaisseau chinois : sa poussée resta identique, son transpondeur Doppler ne réagit pas. Bella rallongea le délai de deux minutes, puis ordonna à la catapulte de lancer sa charge utile.
Des caméras à téléobjectifs filmaient l’engin en forme de canon scié. La cage de fer qui contenait en temps normal des blocs de matériau cométaire fila à l’extrémité du lanceur en moins de deux dixièmes de seconde, trop vite pour que l’œil puisse l’enregistrer, et le recul propulsa la catapulte dans la direction opposée. Quand la charge utile en jaillit, elle avait emmagasiné une vitesse de quatorze kilomètres par seconde.
Nadis signala à Bella que le robot et sa charge nucléaire, maintenant aussi dangereux que des obus d’artillerie, avaient survécu au lancement. Il leur faudrait cinq heures pour atteindre le Shenzhou Cinq, mais grâce à ses propulseurs le robot pourrait ajuster son itinéraire si le vaisseau chinois déviait de sa trajectoire de vol.
Bella ne se faisait pas beaucoup d’illusions. D’après ce qu’elle savait des Chinois, si Wang Zhanmin n’avait pas encore renoncé, il ne le ferait jamais.
Elle appela Nadis :
— Dans quel état est la catapulte, Denise ?
— Couverte de bleus et toute cabossée, mais elle peut sans doute supporter une autre poussée.
— D’accord. Charge un autre robot dans la boîte. À mon avis, un seul coup de semonce ne suffira pas à faire entendre raison à ce Wang.
À son grand regret, il apparut vite qu’elle avait raison. Elle aurait de loin préféré voir le Shenzhou Cinq s’éloigner la queue entre les jambes, mais pendant les quatre heures qui suivirent, le vaisseau chinois maintint son cap sans dévier d’un centimètre, avec une combustion sans à-coups.
Durant la phase finale d’interception, le robot spatial s’approcha à moins de cent kilomètres du Shenzhou Cinq, assez près pour prouver aux Chinois que Bella ne plaisantait pas, mais pas assez pour leur causer plus que quelques dommages.
L’engin à fragmentation s’ouvrit comme une fleur, tête d’épingle d’un bleu intense visible à trois cent mille kilomètres à la ronde, méchante petite étoile apparue dans le ciel sans y être invitée. Quand l’éclair nucléaire s’éteignit, ils constatèrent que le signal émis par le transpondeur du Shenzhou Cinq leur parvenait toujours, tic-tac de pulsar obsédant.
— Ce salaud n’a même pas cillé, constata Schrope.
Assis dans le bureau de Bella, ils digéraient la nouvelle.
— Ce type est courageux, Craig. Ceux qui parviennent aussi loin ont droit à tout mon respect, quel que soit le drapeau qu’ils accrochent à leur mur.
— Mais quand même, vous lui avez fait une promesse ! J’ai reprogrammé le second robot spatial pour une interception plus rapprochée. Cent kilomètres, ce n’est pas suffisant, visiblement. Que diriez-vous de cinquante ?
— Allez-y doucement. Nous voulons les effrayer et les déloger, c’est tout.
— Cinquante kilomètres, c’est encore une sacrée distance ! Le courageux capitaine Wang s’ennuie sûrement comme un rat mort. Grâce à nous, il aura des choses à raconter, quand il écrira chez lui.
Bella attendit encore cinq minutes. Le Shenzhou Cinq pouvait décider de modifier tardivement sa trajectoire après ce premier coup de semonce. Hélas, aucun changement ne se produisit. Les Chinois se comportaient comme s’ils n’avaient pas remarqué ce tir d’avertissement. Bella brûlait d’envie de leur envoyer un nouveau message – elle revoyait le visage aimable du jeune commandant chinois chaque fois qu’elle fermait les yeux –, mais c’était elle qui avait affirmé qu’ils n’auraient pas de seconde chance…
Elle demanda à Nadis de tirer le deuxième coup de semonce.
— Distance de l’explosion, cinquante kilomètres, lui annonça Nadis tandis que le robot filait dans l’espace.
— Attention, c’est une opération de persuasion et rien d’autre, ne l’oubliez pas, ajouta vivement Bella.
Bella n’était pas en service. Elle aurait dû en profiter pour rattraper ses heures de sommeil en retard, mais elle trouvait cette idée risible. Elle s’échina sur son vélo d’appartement jusqu’à atteindre un état d’épuisement qui se dressa soudain devant elle comme un mur de fer, mais qu’elle finit par traverser pour se retrouver dans l’état de lucidité lui succédant toujours.
Penser à Svetlana ne faisait qu’empirer les choses, mais malgré le problème des Chinois, qui aurait dû accaparer toute son attention, Bella revenait sans cesse à ce qu’elle avait fait à sa meilleure amie…
Avec l’accord de Ryan Axford, elle l’avait placée en détention dans une annexe de l’infirmerie, la pièce habituellement réservée aux cas contagieux. Axford avait raconté à son équipe qu’il avait dû la réadmettre à la suite de quelques complications consécutives à son accident, sans préciser lesquelles. Un pieux mensonge… qui n’en était peut-être même pas un, se disait Bella, presque convaincue que l’incident des catapultes avait poussé son amie à bout. Pour toutes les deux, cette admission à l’infirmerie représentait un moyen de sauver la face. Il devenait inutile de mentionner les divergences d’opinion entre Bella et son ingénieur-chef, et personne ne saurait que Svetlana avait été relevée de ses fonctions jusqu’au retour du Rockhopper en orbite terrestre. Ensuite, on pourrait gérer cette affaire avec la discrétion qui s’imposait.
À l’évidence, Svetlana – tout comme elle – se sentait mortifiée, profondément blessée, et une réconciliation semblait hors de question pour l’instant. D’ailleurs, Bella non plus n’en avait pas envie. Svetlana l’avait mise dans une position difficile. Malgré les pressions terribles qu’elle subissait, Bella avait tenté de régler le problème avec tact, mais Svetlana n’avait pas voulu en tenir compte. Apparemment, la seule chose qui comptait à ses yeux, c’était cette blessure faite à son orgueil : comment Bella osait-elle traiter ses avertissements par le mépris ? La jeune femme aurait dû comprendre que, quelque part, son amie voulait désespérément la croire.
Si Svetlana s’en était tenue à cela – faire comprendre à Bella qu’elle souffrait, qu’elle était déçue et se sentait dénigrée –, elles auraient sans doute pu réparer les dégâts. Mais Svetlana était allée trop loin. À l’instant où elle avait mentionné Cagan, Bella avait compris que la jeune femme la détestait vraiment. Incroyable, la vitesse à laquelle une amitié pouvait se transformer en haine, comme l’aiguille affolée d’un compas passant d’un pôle à l’autre…
Elles avaient été d’excellentes amies, elles feraient d’excellentes ennemies.
Quand Bella s’arrêta de pédaler, la sueur lui piquait les yeux. Elle avait l’impression que de fins éclats de verre avaient remplacé les os, la moelle et les muscles de ses jambes. Elle but un litre d’eau, donna à manger aux poissons et vérifia le PH de l’aquarium. Attiré par sa présence, un groupe de tétras aux nageoires rouges pointa le nez vers la surface.
Ces poissons translucides la sidéraient. Leurs colonnes vertébrales semblaient comme dessinées au pinceau, traits ténus à l’encre de Chine. L’un des tétras se montrait toujours plus téméraire que les autres, ce qui stupéfiait Bella : comment un organisme aussi simple pouvait-il survivre ? Comment pouvait-il exprimer une personnalité bien à lui, même insignifiante ?
Elle envisagea de se préparer un repas, puis renonça. Elle n’avait rien mangé depuis vingt-quatre heures, mais se sentait incapable d’avaler quoi que ce soit. De toute façon, si elle avait eu faim, l’exercice lui aurait coupé l’appétit, comme c’était presque toujours le cas. Elle se mit donc à surfer sur les différents fils d’information que le vaisseau recevait. À sa grande consternation, le temps consacré au Rockhopper – donc à Janus – s’était considérablement réduit. Les chaînes dites sérieuses diffusaient encore quelques débats sur l’épineuse question du face-à-face avec les Chinois, mais en la reléguant bien loin des gros titres.
Un avion transportant une équipe de jeunes athlètes s’était écrasé près du sommet du Tirich Mir, dans l’Hindu Kush. Ce genre d’accident faisait presque systématiquement la une. Comme le temps était dégagé, quelques caméras orbitales télécommandées filmaient les survivants, qui apparaissaient à l’écran sous forme de petites taches infrarouges serrées les unes contre les autres autour de la croix brisée de l’épave. Grâce à un logiciel de reconnaissance biométrique, ces taches avaient toutes un nom, et une biographie qui défilait en bas de l’écran. Les hélicoptères ne pouvant parvenir jusqu’à eux, les services d’urgence du Pakistan leur avaient envoyé des télé-robots qui progressaient avec difficulté dans la montagne. C’était une véritable course contre la montre, contre l’hypovolémie et l’hypoxie.
Bella fixa l’image satellite des survivants avec une vague indignation. Trois d’entre eux – un enseignant et deux enfants – étaient morts depuis la dernière mise à jour. Elle regarda les survivants marcher lourdement dans la neige pour ne pas geler sur place.
Son flexi carillonna, et le visage de Craig Schrope s’encadra à l’écran.
— Je vous écoute, dit-elle à contrecœur.
— J’ai des nouvelles à vous apprendre, commença-t-il sans regarder la caméra, comme s’il redoutait la réaction de Bella. Vous êtes assise, j’espère ? Nous avons tiré un autre coup de semonce.
— C’était l’idée, oui. Comment se sont-ils comportés ?
— Eh bien…
Son ton était vraiment étrange.
— Craig, qu’avez-vous à me dire ?
— On a visé trop près.
— Comment ça ?
— Nous les avons rayés de la carte.
Le Shenzhou Cinq s’était volatilisé, lui expliqua-t-il. Son transpondeur s’était tu, et sa signature de poussée avait disparu. Il faudrait attendre confirmation, mais ce ne serait qu’une simple formalité, Bella le savait.
— Nous étions censés user de dissuasion, répondit-elle avec un calme glacial. Allez-y, expliquez-moi ce qui a foiré.
— L’explosion était programmée à cinquante kilomètres de leur vaisseau. Elle n’aurait pas dû les atteindre…
— Oui, mais aux dernières nouvelles nous les avons pulvérisés ! Si c’est ça que vous appelez « les atteindre »…
— Je suis conscient du problème.
— Bon sang ! Vous allez m’expliquer ce qui s’est passé, oui ou non ?
— Ils ont probablement changé de trajectoire. Notre modèle prédictif était correct, mais s’ils ont dévié… Bah, c’est leur problème. Nous avions la loi de notre côté, conclut Schrope en haussant les épaules.
— Ah bon ? Vous allez arriver à dormir parce qu’un juriste de Niagara Falls spécialisé dans le droit spatial va vous soutenir que vous étiez dans votre bon droit ?
— Pour être franc avec vous, oui.
Toute la rage accumulée depuis la confrontation avec Svetlana déborda soudain comme une inondation, et Bella explosa :
— Vous êtes un reptile, Craig ! J’ai élevé des poissons plus humains que vous !
Elle éteignit brusquement son flexi avant d’avoir à regretter ce qu’elle allait dire.
Bella entra dans le complexe médical baigné d’une lumière verte apaisante. À son grand soulagement, Jim était réveillé. Redressé contre son oreiller, il consultait un flexi étalé sur ses genoux. Il la dévisagea par-dessus ses verres de lecture en demi-lune et lui lança :
— Si tu es venue me remonter le moral, c’est raté, je peux te le dire.
Rien qu’en voyant la tête de Bella, il avait compris que quelque chose de grave venait de se produire.
— Désolée.
— Prends une chaise, va. On dirait que le monde et son épouse sont venus te demander de résoudre leurs problèmes. C’est vraiment aussi grave que ça ? insista-t-il en la scrutant, les yeux plissés.
— Oh oui, soupira-t-elle en dépliant une chaise.
La tête baissée, l’air accablée, elle s’assit à son chevet.
— Oui, c’est très grave. Pire que ça, même. J’ai condamné Svetlana à l’isolement parce qu’elle commençait à saper mon autorité.
— Que s’est-il passé ? lui demanda-t-il, stupéfait.
— Elle est persuadée que le QG nous trompe, et que nous n’aurons pas assez de carburant pour rentrer à la base après la mission Janus…
— Seigneur ! Et tu n’as pas jugé bon de m’en parler ?
— Je ne voulais pas t’imposer ce fardeau, Jim.
— Mais c’est fait, maintenant.
— La situation a empiré.
— Ah bon ? Génial ! Qu’est-ce qui peut être pire que coller en détention l’un des membres les plus chevronnés de l’équipage ?
— Il vient de se produire un événement vraiment grave… et pour couronner le tout, j’ai fait une vraie, une énorme bêtise… Tu te rappelles, le Shenzhou Cinq ?
— Bien sûr, dit-il en éteignant son flexi et en le poussant de côté. Le vaisseau chinois, celui qui nous invite à nous joindre à lui pour une glorieuse et mutuellement fructueuse exploration de Janus…
— Lui-même. Nous venons de le détruire.
Il ôta ses lunettes, les plia, les posa délicatement sur sa table de chevet.
— Raconte-moi ce qui s’est passé, Bella.
Tout y passa : la zone d’exclusion des EEU, l’incident des catapultes, les charges utiles lancées vers le vaisseau chinois, son affrontement avec Schrope.
— Nous voulions seulement les avertir, insista-t-elle. L’idée, c’était de les effrayer, pas de les effacer de la face de la galaxie !
— As-tu constaté une quelconque réaction de leur capitaine après le premier coup de semonce ?
— Non, aucune.
— Parce qu’il avait sans doute reçu l’ordre de ne pas reculer.
Chisholm se mordit les lèvres et ajouta, en secouant la tête :
— C’était une situation difficile, mais si tu veux mon avis, personne n’a rien à se reprocher. Les Chinois ont refusé de nous écouter, il fallait agir, et nous l’avons fait.
— Mais de là à les descendre…
— Nous leur avions posé un ultimatum, Bella. C’est leur problème s’ils ne l’ont pas respecté.
— Le commandant Wang n’a fait qu’obéir aux ordres…
— Ne te lamente pas trop pour ce type, Bella. Dès demain, ce sera un héros de la nation ; il ne faudra même pas une semaine : ils vont installer sa veuve dans une jolie propriété de Shanghai et donner son nom à une place.
— Nous les avons tués, lui et tout son équipage !
— C’est Beijing qui les a tués.
— Ils n’ont même pas eu le temps de demander des instructions à leurs supérieurs…
— C’est quand même Beijing la coupable, même si l’équipage a reçu ses ordres des semaines auparavant. Je suis désolé pour eux, Bella, mais c’est ça, l’exploration spatiale.
— Je ne t’ai pas tout dit. J’ai dit des choses vraiment inexcusables.
— À qui ? À Svetlana ?
— Non, pire. À Schrope.
— Ainsi, tu as fini par perdre les pédales avec le Fox-Terrier de Shalbatana…
— J’étais à deux doigts de l’accuser de les avoir descendus exprès.
Chisholm sembla ruminer cette idée, comme s’il ne la trouvait pas si absurde que cela.
— Il aurait pu, à ton avis ?
— Oui, Jim. Un vrai jeu d’enfant. Il lui aurait suffi d’intervertir quelques lignes de code. Il en est tout à fait capable.
— Je n’y crois pas. Il est à la botte de la compagnie, certes, mais il n’est pas psychotique, lui fit remarquer Chisholm en sirotant l’eau qu’il venait de tirer d’un distributeur. Mais, dis-moi, comment le Fox-Terrier a-t-il réagi ?
— Pas très bien.
— Raconte, insista Chisholm, l’air amusé.
— Entre-temps, je l’avais déjà traité de reptile et je lui avais raccroché au nez.
— De reptile ? répéta Chisholm, pensif. Oui, mais quel genre de reptile ?
— Nous ne sommes pas entrés dans les détails.
— Ah, tant mieux. Au moins, tu as laissé la discussion ouverte.
— Tu vois toujours le bon côté des choses…
— Le bon côté des choses, c’est justement la question qui me préoccupe en ce moment. Et le Fox-Terrier, qu’est-ce qu’il a dit ?
— Il m’a demandé des excuses par écrit.
Chisholm cilla.
— Il te tient, là. Ta remarque ne l’a sûrement pas ému, car ce mec a un cuir aussi épais que la croûte de glace du satellite Europe. Que tu le traites de reptile, il s’en moque. Par contre, tu lui as fourni le prétexte idéal pour jouer les victimes.
— Je sais. Je m’en veux, tu ne peux pas savoir. Je suis tombée en plein dans le panneau.
— Je te parie que ce salaud avait un flexi en mode « enregistrement » sous sa veste. S’il ne te voit pas battre ta coulpe, il va envoyer le tout au QG et les psys de la compagnie en feront leurs choux gras.
— Je sais.
— Ils mettront en doute ton aptitude au commandement ; ils diront que la mission Janus te perturbe, et que tu commences à te défouler sur tes subordonnés les plus proches. Le cas Svetlana pourrait te causer beaucoup d’ennuis, Bella.
— Mais c’est Craig qui m’a poussée à la suspendre !
— C’est toi qui as pris la décision, non ?
— Oui, admit-elle, résignée.
— Il sait très bien ce qu’il fait, visiblement. Il te pousse à la faute parce qu’il veut obtenir ta suspension, Bella. Il brûle d’envie de carrer ses fesses dans ton fauteuil de commandant.
— Dans ce cas, pourquoi me demander de faire mon mea culpa ?
— Ce gars se constitue un stock de munitions. Même s’il te laisse t’en sortir cette fois-ci, il aura un gros dossier sur toi quand nous retournerons sur Terre. Si avec ça il n’obtient pas le Rockhopper, ça lui vaudra au minimum une promotion.
— Quelle petite merde sournoise !
— Entièrement d’accord avec toi. Mais tu as intérêt à t’excuser.
— Je savais que tu me dirais ça. Et je les ai déjà rédigées, ces excuses.
— Tant mieux. Je parie que tu as eu l’impression de te faire arracher les dents.
— Si cela peut préserver la cohésion de l’équipage, je veux bien qu’on me les arrache toutes, sans problème.
— Caresse-le un peu dans le sens du poil, puis envoie-le-moi. Je lui en toucherai un mot, pour voir si je peux arrondir les angles. Je lui dirai que tu as subi une énorme pression. Et s’il se retourne contre toi quand nous serons rentrés, il me trouvera sur sa route.
— Merci, lui dit-elle d’un air peu convaincu.
— Je pourrais parler à Svetlana, aussi. Ryan l’a mise à l’isolement, c’est bien cela ?
— Oui, pour qu’elle ne soit plus en contact avec le reste de l’équipage. En fait, nous n’avons rien à lui reprocher. Je me sens dégueulasse, mais je ne savais pas quoi faire d’autre.
— Elle est très bonne dans son domaine, hein ?
— C’est la meilleure, tu veux dire.
— Ces doutes qu’elle a soulevés… tu les as examinés ?
— Oui, et d’abord je l’ai crue. Elle m’a soumis des preuves extrêmement convaincantes. Et puis j’ai consulté le QG et… il apparaît que ses chiffres ne collaient pas.
— Elle s’est plantée dans ses calculs ?
— Pire que ça. D’après eux, elle a falsifié les données qu’elle m’a montrées pour renforcer sa théorie.
— Ouh là là, gémit-il en fermant les yeux, sous le choc. C’est très grave, ce que tu me dis là.
— Au QG, ils prétendent qu’elle serait victime d’une sorte de crise. Je ne peux pas y croire, Jim… Nous parlons de Svetlana Barseghian, pas d’une petite bleue occupant son premier poste ! Je l’ai vue surmonter tous les problèmes possibles et imaginables sans verser une seule goutte de sueur ! D’ailleurs moi non plus je ne suais pas, à l’époque.
— Tu penses que si ça t’est arrivé, ça peut lui arriver aussi…
— Quand tu mets un objet sous pression, il finit par craquer, tôt ou tard.
— Et ça vaut également pour les gens.
— Nous ne sommes que des petites pièces dans une grosse machine, Jim. Aucun de nous n’est invulnérable.
Il la dévisagea avec une attention extrême.
— Tu traverses une mauvaise passe, on dirait. Ça n’a pas dû être facile, hein ?
— Elle ne l’a pas bien pris du tout. Elle m’a dit de ces choses… articula péniblement Bella. J’ai failli gifler ma meilleure amie !
— Je suis sûr que tu as agi pour le mieux dans l’exercice de ta fonction.
— Oui, mais j’ai beau me le répéter…
— Rien n’y fait.
— Exact.
Chisholm prit la main de Bella et ce contact humain la réconforta un peu, malgré son désespoir. En cet instant, très égoïstement, elle était heureuse que Jim Chisholm soit malade, donc dispensé de ses obligations. Ainsi, ils avaient pu parler à cœur ouvert, sans tenir compte des règles de commandement qui s’appliquaient en temps normal.
— Levez un peu le pied, Bella Lind. C’est un ordre.
Elle envoya son message d’excuses à Schrope, puis commit l’erreur de vouloir dormir. Quand son réveil sonna et qu’elle émergea du sommeil, elle se sentait encore plus mal qu’avant. Elle avait fait des rêves agités et répétitifs retraçant sans répit les événements du jour. Elle assistait à la destruction du Shenzhou Cinq sous plusieurs angles différents, puis le rêve se perdait dans des méandres surprenants, la disparition du vaisseau chinois se combinant au crash de l’avion dans l’Hindu Kush. De la neige jusqu’aux genoux, Bella se traînait dans le noir malgré le froid glacial, une torche braquée devant elle. Elle recherchait des survivants. À chaque fois, le rêve se terminait au moment où elle découvrait Wang Zhanmin enseveli dans la neige, toujours revêtu de sa combinaison spatiale. À chaque fois, elle savait exactement où creuser pour le retrouver. Elle ôtait la neige de sa visière et constatait qu’il vivait encore ; heureux d’avoir été sauvé, il la dévisageait d’un air indulgent et soulagé, puis elle se réveillait quelques instants et retombait dans le sommeil, et le rêve recommençait. En s’extirpant péniblement de sa couchette, elle constata très vite qu’elle n’avait pas éliminé les toxines accumulées au cours de ces derniers jours, du moins pas complètement.
Si c’était le prix à payer pour rattraper Janus, dans quel état seraient-ils à la fin de la mission ?
Svetlana arracha les pastilles adhésives du moniteur de surveillance collées sur sa peau par Axford. Les machines se lancèrent aussitôt dans un chœur strident et offusqué. Elle les écarta sans ménagement et descendit du lit. Ses vêtements l’attendaient, soigneusement pliés sur la table de chevet : pantalon de jogging, tee-shirt, chemise écossaise qu’elle portait sans la boutonner. Elle se sentait un peu sonnée, mais il fallait s’y attendre après tout ce temps passé au lit. En ouvrant la porte pneumatique qui l’isolait du reste de l’infirmerie, elle entendit Jim Chisholm se redresser derrière le rideau de séparation. Il l’apostropha d’une voix réduite à un vague coassement :
— Svetlana ? Vous allez bien ?
— Ça va, Jim.
— Que faites-vous ? On dirait que… quelque chose ne va pas ?
— Ne me posez pas de question, cela vaut beaucoup mieux.
— Je sais pourquoi vous êtes ici. Je suis au courant, pour votre prise de bec avec Bella…
Elle ouvrit les rideaux et le vit, la tête presque engloutie par son oreiller. Il y avait une tache grise humide sur le tissu, à côté de sa bouche. Pour la première fois, il avait vraiment l’air en sale état, comme si sa maladie avait enfin crevé la surface. Trois semaines plus tôt, Svetlana était persuadée qu’il survivrait à la mission Janus et au voyage de retour sur la Terre, mais rien n’était moins sûr, finalement.
— Nous avons un gros problème, commença-t-elle, et je…
Elle était debout pour la première fois depuis des heures, et quelque chose venait de la frapper. Un petit changement, qu’elle attribua d’abord à son état de faiblesse.
— La gravité… comprit-elle enfin.
— Vous avez remarqué ? J’ai cru que je me faisais des idées, dit Chisholm en hochant la tête du mieux qu’il pouvait, mouvement presque imperceptible au creux de son oreiller.
— Nous ne volons plus à un demi-g.
— Effectivement, nous avons un peu ralenti… à deux cinquièmes peut-être ? Encore moins ?
Les yeux écarquillés, il guettait sa réaction.
— Mais nous n’en sommes pas encore au vingtième jour, lui fit remarquer Svetlana. Au mieux, nous ne rattraperons Janus que dans vingt-quatre heures !
— Il doit bien y avoir une raison.
— Sans doute un problème de moteur. Je ne vois pas d’autre explication.
Une horrible supposition lui vint soudain à l’esprit : et s’ils avaient réduit le régime du moteur parce que les réserves de carburant commençaient à baisser ? Dans quelques minutes, dans quelques secondes, le moteur allait s’éteindre comme une bougie qu’on souffle et le Rockhopper s’enfoncerait dans la nuit, entraînant son équipage terrifié dans une inexorable chute.
Mais ses craintes s’évanouirent très vite. Le moteur continuerait à tourner normalement jusqu’à l’ultime hoquet des réservoirs, et même s’ils avaient moins de carburant qu’ils ne le pensaient, comme elle en était persuadée, ils étaient encore loin de la panne sèche. Ils avaient largement de quoi mener la mission Janus. C’était le retour qui poserait problème.
— Quand est-ce arrivé ? Vous avez trouvé quelque chose sur ShipNet ?
— Non, rien du tout, répondit le malade.
— Et ni Bella ni Craig ne vous en ont touché un mot ?
— Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, je ne suis plus exactement dans le secret des dieux. Ils veulent m’éviter toute contrariété. C’est gentil de leur part, hein ?
Drogué jusqu’aux yeux, il perdait et retrouvait sa lucidité comme un homme en train de se noyer. S’ils l’avaient écarté, ce n’était pas seulement par bonté d’âme, se dit Svetlana. Elle conserva une expression qu’elle espérait aussi neutre que possible.
— Je dois en parler à quelqu’un, dit-elle. Ils ne se sont peut-être même pas rendu compte que nous avions un problème.
— Bella ne va pas apprécier que vous quittiez l’infirmerie.
— Dans quelque temps, elle me remerciera, croyez-moi.
Elle ne croisa personne en sortant et franchit la passerelle avec une légèreté irréelle. Plus elle réfléchissait à la question, moins l’hypothèse de la défaillance technique lui semblait plausible. Soit le moteur fonctionnait bien, soit c’était la panne, la vraie. Il n’existait pas de moyen terme avec un rendement un peu réduit. Et comme le carburant n’était pas en cause, il n’y avait qu’une seule explication possible : Bella avait donné l’ordre de ralentir.
Elle commençait à douter…
Svetlana traversa discrètement le vaisseau. Heureusement, c’était la « nuit », et les couloirs étaient plongés dans une pénombre rougeâtre. Elle ne rencontra qu’une seule personne : Brenda Gammel, de l’équipe des EVA de Parry. Plongée dans ses pensées, celle-ci la gratifia d’un signe de tête poli mais distrait, sans chercher à savoir ce qu’elle faisait là. Si Svetlana avait croisé un membre de son équipe, il y aurait sûrement eu des questions sur son absence et la raison de son retour.
En chemin, elle perdit un peu de son assurance. Si Bella commençait à prendre son point de vue en considération, ne valait-il pas mieux laisser les choses suivre leur cours ?
Elle atteignit les quartiers de Parry et frappa tout doucement à la porte jusqu’à ce qu’il lui ouvre. Il recula en la voyant, stupéfait, puis fronça les sourcils d’un air inquiet.
— Mais bon sang, Svieta…
— Laisse-moi entrer, Parry, le coupa-t-elle. Je dois te parler.
Il fit coulisser la porte à fond pour permettre à sa compagne de se faufiler dans le box.
— Ça va m’attirer des ennuis, je suppose ?
— Tu en as déjà, des ennuis. Alors un peu plus ou un peu moins…
— C’est Bella qui t’a autorisée à quitter l’infirmerie ?
— Ne t’occupe pas de ça. Que se passe-t-il avec le vaisseau ? Bella a donné l’ordre de ralentir ?
— Oui, répondit sobrement Parry.
Elle sentit une certaine jubilation l’envahir. Les doutes de Bella allaient se comporter comme un glissement de terrain qui naît à partir d’une toute petite altération…
— Elle a laissé des commentaires sur ShipNet ?
— Non. Elle fera une annonce au prochain changement d’équipe, si la situation reste la même.
— Elle connaît la situation, Parry. Il n’y a aucune issue possible. Le QG ne peut plus faire machine arrière.
— Je crois que nous ne parlons pas de la même chose. Il y a eu du nouveau. Et jusqu’ici, seuls les officiers sont au courant.
Elle sentit sa jubilation fondre comme neige au soleil.
— Du nouveau ? Que veux-tu dire ?
— Nous aurons peut-être assez de carburant, finalement.
— Impossible, rétorqua-t-elle énergiquement. Sur ce point, je sais que j’ai raison. Je n’arrive pas à en convaincre Bella, voilà tout… Bon sang, Parry, tu sais que j’ai raison, hein ?
— Oui, je te crois, mais tout cela n’a peut-être plus aucune importance.
— Bien sûr que si, putain !
Elle regretta aussitôt sa réaction : s’il y avait quelqu’un avec qui elle voulait éviter la bagarre, c’était bien Parry Boyce. D’un ton plus calme, elle insista :
— Pourquoi ? Qu’est-ce qui a changé ?
— Janus.
— Ah bon ? Raconte !
— Nous avons braqué un laser vers Janus pendant trois jours, un laser optique à basse énergie, rien qui puisse passer pour un geste hostile.
— Oui, je sais. Pour cartographier les détails du relief, et pour nous donner une meilleure idée de la distance nous séparant de Janus, de façon à affiner notre approche.
Ils avaient étudié la question dans le groupe de discussion de Saul Regis.
— Que se passe-t-il, Parry ?
— Janus ne ralentit pas à proprement parler, mais il réduit son accélération. Comme s’il avait compris que nous voulions le rattraper, et avait décidé de nous faciliter la tâche.
Elle trouva cette nouvelle aussi intrigante qu’inquiétante.
— Pourquoi aurait-il parcouru tout ce chemin avant de s’arrêter ? Tu ne vas quand même pas me dire qu’il vient seulement de remarquer notre existence !
— Et pourquoi pas ?
— Je ne marche pas. Il y a un piège. Il y a toujours un piège.
— Je ne vois pas pourquoi ce serait obligatoire. Mettons que Janus ait été forcé de quitter le système solaire, pour une raison ou une autre… Ordre de Spica, un truc dans le genre… Il doit fuir, mais au moins il peut ralentir un peu pour nous offrir une meilleure vue sur lui. Une occasion de se dire au revoir…
En constatant le scepticisme évident de sa compagne, Parry s’était interrompu.
— Allons, écoute-moi, reprit-il quelques instants plus tard. Si Janus n’accélère plus, pourquoi ne pas ralentir nous aussi ? Chaque gramme de carburant que nous ne brûlerons pas pour rester à son niveau pendant les cinq journées d’observation prévues est un gramme économisé pour notre voyage de retour.
— Ces enfoirés ne pouvaient pas savoir que ça se produirait, rétorqua-t-elle, cinglante. Et de toute façon, cette économie serait insignifiante !
— Tu ne pourras peut-être pas prouver que tu avais raison, du moins pas avant notre retour sur Terre, mais vois le bon côté des choses ! Janus ne nous a pas attaqués, ne nous a envoyé aucun coup de semonce et ne cherche pas à nous semer ! Tu ne comprends donc pas ? Janus veut nous connaître !
— Si, je crois comprendre… mais peut-être pas la même chose que toi.
Une minute s’écoula en silence, puis Svetlana se blottit dans l’étreinte confortable de Parry et ils s’enlacèrent. Ils échangeaient un baiser quand quelqu’un cogna sur la paroi en plastique : trois coups autoritaires, façon descente de police. Une voix assourdie leur parvint à travers le plastique :
— Parry, c’est Bella ! Tu sais ce qui m’amène ici, je suppose ?
Tout en faisant glisser le panneau, Svetlana s’exclama :
— Parry n’y est pour rien ! Il ne me cachait pas !
— Mais bon sang ! Pourquoi t’obstines-tu à compliquer la situation ? lui lança Bella.
Elle était seule, les cheveux ébouriffés comme si elle venait de tomber du lit.
— Parce que nous allons mourir à cause de toi !
— Parry t’a raconté le changement de comportement de Janus ? demanda Bella d’un ton égal à son ancienne amie.
— Oui, mais tu dois quand même faire faire demi-tour à notre vaisseau !
— Hors de question, répliqua Bella d’un ton ferme. Dans vingt-quatre heures, nous saurons si Janus accepte que nous l’observions de plus près. Si c’est le cas, nous mènerons notre mission à son terme, comme prévu.
— Et s’il se remet à accélérer ? Nous brûlerons tout notre carburant juste pour continuer à le suivre ?
Bella hésita un peu trop longtemps. Svetlana venait de repérer une faille à la surface de sa belle assurance, une petite fissure qu’elle avait fait naître et espérait bien voir s’élargir.
— Dans ce cas, nous réexaminerons la situation.
— Tu es à deux doigts de me croire, n’est-ce pas ? Qu’est-ce qui t’arrête, Bella ? Craig Schrope ?
Des pas sonores signalèrent l’approche d’une autre personne, et Svetlana se propulsa à moitié hors du compartiment de Parry. Ses jambes pendillaient dans le couloir quand le nouveau venu se pencha en agrippant la rambarde. Il portait une combinaison bleue zippée, matelassée aux entournures.
— Bonsoir, Craig, dit Svetlana d’un ton glacial.
— Il y a un problème, ici ? demanda Schrope en regardant Svetlana comme s’il n’était pas du tout surpris de la voir. Aux dernières nouvelles, vous étiez censée vous trouver à l’infirmerie. C’était ce dont nous étions convenus, n’est-ce pas ?
— Elle n’a pas tenu sa promesse, soupira tristement Bella.
— Mais quel est votre problème, Svetlana ?
— Tirez-vous d’ici, Craig ! Je veux parler au véritable commandant de ce vaisseau, pas à un péteux instrumentalisé par la compagnie !
Quelque part dans le couloir, une autre paroi coulissa bruyamment. Quelqu’un passa la tête à l’extérieur, les regarda pendant une seconde puis disparut à nouveau.
— Bon, on aura essayé, au moins… dit Schrope.
— Vous pensez à quoi, pour la suite ? intervint Parry. Vous allez la balancer dans le vide ?
— Et vous, vous comptez rester un crétin toute votre vie, Boyce ?
— Je ne fais que suivre votre exemple, Fox-Terrier !
— Parry, dit Bella d’un ton menaçant, je n’ai pas besoin de ça en ce moment. Je t’en prie, ne t’en mêle pas.
— Vous allez devoir m’enfermer, sinon je ferai tout pour m’emparer de ce vaisseau ! lança Svetlana à ses supérieurs. Voilà, vous savez exactement quelles sont mes intentions !
— Très bien, la question est réglée, alors, conclut Schrope. Merci pour ces précisions, Svetlana. J’ai toujours apprécié la franchise. Elle rend les décisions comme celle que nous allons prendre tellement plus faciles…
Ils l’enfermèrent d’un air désolé, comme des parents qui envoient leur fillette dans sa chambre pour une faute qu’elle sait grave mais qu’elle comprend à peine. Ils l’enfermaient pour son bien, pas pour se débarrasser d’elle. Elle pouvait toujours consulter ShipNet, mais avec un accès limité.
Au terme de cet absurde coup de théâtre, elle s’était vu attribuer deux « gardiennes » appartenant à l’équipe médicale de Ryan Axford, Jagdeep Singh et Judy Sugimoto. Svetlana ne se donna même pas la peine de leur demander ce qu’on leur avait raconté à son sujet. L’une des deux l’escortait systématiquement lors de ses escapades au gymnase ou à la salle de bains, avec une sollicitude dont elle n’avait jamais bénéficié lorsqu’elle était vraiment leur patiente. Durant ces courtes expéditions, elle ne croisait jamais personne, et elle disposait de la salle de bains pour elle toute seule. Même chose au gymnase, qu’on arrivait toujours à lui réserver sous un prétexte ou un autre. Elle aurait pu refuser de prendre de l’exercice, mais comme elle voulait rester en bonne forme au cas où, elle se soumit au programme qu’on lui proposait. De plus, en courant à petites foulées, en soulevant des haltères, elle se libérait en partie de la frustration accumulée.
Parry était autorisé à lui rendre visite, mais toujours en compagnie de l’une des infirmières. Il venait toutes les six ou huit heures, entre ses plages de travail avec l’équipe des EVA.
— C’est ridicule, lui dit Svetlana lors de l’une de ces visites. Bella a tout bloqué ! Je ne sais même plus quel jour on est !
— Tu crois qu’elle te maintient dans le noir, mais ce n’est pas vrai, Svieta. Je ne la défends pas – je pense sincèrement qu’elle a tort –, mais je crois qu’elle regrette profondément d’avoir dû agir ainsi avec toi.
— Elle n’y était pas obligée !
— Si, plus ou moins. Votre désaccord l’affecte terriblement, je le sais. Elle pense qu’elle a bousillé une amitié, une très belle amitié, et cela ne la réjouit pas du tout.
— Mais elle refuse d’admettre la vérité !
— Non, tu te trompes, la contra Parry d’un ton gentil mais ferme. Elle a examiné tes preuves sous toutes les coutures, elle prend tout cela très au sérieux, mais elle n’est toujours pas convaincue.
Il soupira. Dans un geste étrange de contrition, il pétrissait sa casquette rouge comme s’il était venu à elle pour se repentir.
— La situation n’est pas aussi mauvaise que tu l’imagines, tu sais, insista-t-il.
— De là où je me trouve, ça m’a pourtant l’air drôlement grave.
— Bella ne t’a pas coupée de tout… pas plus que nous, en tout cas. C’est ce que je sous-entendais quand je t’ai dit qu’elle ne te maintenait pas dans le noir.
— Je n’ai accès à rien, même pas aux nouvelles du QG ! Si ce n’est pas le noir total, qu’est-ce que c’est ?
— Ce que je veux dire, c’est que ça n’a rien à voir avec Bella. C’est à cause de l’antenne de transmission. Ils ont des problèmes avec la réception du signal.
— Quel genre de problèmes ?
— Aucune idée. L’antenne ne capte plus rien, c’est tout. On dirait que le reste du système s’est volatilisé…
— Mais il y a sûrement des gens qui s’en occupent ! Ils n’ont pas encore résolu le problème ?
— Apparemment non.
— Si seulement Bella me laissait libre accès à ShipNet… Je pourrais jeter un coup d’œil…
— Tu le ferais ?
— Ce n’est pas moi qui ai demandé qu’on me suspende de mes fonctions. Je leur ai juste dit que je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour faire faire demi-tour à ce vaisseau.
— Tu le penses toujours ?
— Oui, absolument. Mais si Bella veut mon opinion sur cette antenne, il ne tient qu’à elle de l’avoir.
— Je ne sais pas ce qu’elle en fera, mais je lui transmettrai ta proposition. Elle va probablement attendre d’abord les conclusions de ton équipe.
— Ce n’est sûrement pas bien grave. Depuis combien de temps sont-ils là-dessus ?
— Presque douze heures.