The Project Gutenberg EBook of Oeuvres complètes de Paul Verlaine, Vol. 1
by Paul Verlaine

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Title: Oeuvres complètes de Paul Verlaine, Vol. 1
Poèmes Saturniens, Fêtes Galantes, Bonne chanson, Romances sans
paroles, Sagesse, Jadis et naguère


Author: Paul Verlaine

Release Date: February 20, 2005 [EBook #15112]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLÈTES DE PAUL VERLAINE ***




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(BnF/Gallica)








POÈMES SATURNIENS



Les Sages d'autrefois, qui valaient bien ceux-ci,

Crurent, et c'est un point encor mal éclairci,

Lire au ciel les bonheurs ainsi que les désastres,

Et que chaque âme était liée à l'un des astres.

(On a beaucoup raillé, sans penser que souvent

Le rire est ridicule autant que décevant,

Cette explication du mystère nocturne.)

Or ceux-là qui sont nés sous le signe SATURNE,

Fauve planète, chère aux nécromanciens,

Ont entre tous, d'après les grimoires anciens,

Bonne part de malheur et bonne part de bile.

L'Imagination, inquiète et débile,

Vient rendre nul en eux l'effort de la Raison.

Dans leurs veines, le sang, subtil comme un poison,

Brûlant comme une lave, et rare, coule et roule

En grésillant leur triste Idéal qui s'écroule.

Tels les Saturniens doivent souffrir et tels

Mourir,—en admettant que nous soyons mortels.—

Leur plan de vie étant dessiné ligne à ligne

Par la logique d'une Influence maligne.

P.V.

PROLOGUE


Dans ces temps fabuleux, les limbes de l'histoire,

Où les fils de Raghû, beaux de fard et de gloire,

Vers la Ganga régnaient leur règne étincelant,

Et, par l'intensité de leur vertu, troublant

Les Dieux et les Démons et Bhagavat lui-même,

Augustes, s'élevaient jusqu'au néant suprême,

Ah! la terre et la mer et le ciel, purs encor

Et jeunes, qu'arrosait une lumière d'or

Frémissante, entendaient, apaisant leurs murmures

De tonnerres, de flots heurtés, de moissons mûres,

Et retenant le vol obstiné des essaims,

Les Poètes sacrés chanter les Guerriers saints,

Ce pendant que le ciel et la mer et la terre

Voyaient—rouges et las de leur travail austère—

S'incliner, pénitents fauves et timorés,

Les Guerriers saints devant les Poètes sacrés!

Une connexité grandiosement calme

Liait le Kchatrya serein au Chanteur calme,

Valmiki l'excellent à l'excellent Rama:

Telles sur un étang deux touffes de padma.

—Et sous tes cieux dorés et clairs, Hellas antique,

De Sparte la sévère à la rieuse Allique,

Les Aèdes, Orpheus, Akaïos, étaient

Encore des héros altiers et combattaient,

Homéros, s'il n'a pas, lui, manié le glaive,

Fait retentir, clameur immense qui s'élève,

Vos échos, jamais las, vastes postérités,

D'Hektôr, et d'Odysseus, et d'Akhilleus chantés.

Les héros à leur tour, après les luttes vastes,

Pieux, sacrifiaient aux neuf Déesses chastes,

Et non moins que de l'art d'Arès furent épris

De l'Art dont une Palme immortelle est le prix,

Akhilleus entre tous! Et le Laëtiade

Dompta, parole d'or qui charme et persuade,

Les esprits et les coeurs et les âmes toujours,

Ainsi qu'Orpheus domptait les tigres elles ours.

—Plus tard, vers des climats plus rudes, en des ères

Barbares, chez les Francs tumultueux, nos pères,

Est-ce que le Trouvère héroïque n'eut pas

Comme le Preux sa part auguste des combats?

Est-ce que, Théroldus ayant dit Charlemagne,

Et son neveu Roland resté dans la montagne

Et le bon Olivier et Turpin au grand coeur,

En beaux couplets et sur un rythme âpre et vainqueur,

Est-ce que, cinquante ans après, dans les batailles,

Les durs Leudes perdant leur sang par vingt entailles,

Ne chantaient pas le chant de geste sans rivaux,

De Roland et de ceux qui virent Roncevaux

Et furent de l'énorme et suprême tuerie,

Du temps de l'Empereur à la barbe fleurie?

—Aujourd'hui l'Action et le Rêve ont brisé

Le pacte primitif par les siècles usé,

Et plusieurs ont trouvé funeste ce divorce

De l'harmonie immense et bleue et de la Force.

La Force qu'autrefois le Poète tenait

En bride, blanc cheval ailé qui rayonnait,

La force, maintenant, la Force, c'est la Bête

Féroce bondissante et folle et toujours prête

A tout carnage, à tout dévaslement, à tout

Égorgement d'un bout du monde à l'autre bout!

L'Action qu'autrefois réglait le chant des lyres,

Trouble, enivrée, en proie aux cent mille délires

Fuligineux d'un siècle en ébullition,

L'Action à présent,—ô pitié!—l'Action,

C'est l'ouragan, c'est la tempête, c'est la houle

Marine dans la nuit sans étoiles, qui roule

Et déroule parmi des bruits sourds l'effroi vert

Et rouge des éclairs sur le ciel entr'ouvert!

—Cependant, orgueilleux et doux, loin des vacarmes

De la vie et du choc désordonné des armes

Mercenaires, voyez, gravissant les hauteurs

Ineffables, voici le groupe des Chanteurs

Vêtus de blanc, et des lueurs d'apothéoses

Empourprent la fierté sereine de leurs poses:

Tous beaux, tous purs, avec des rayons dans les yeux,

Et sur leur front le rêve inachevé des Dieux,

Le monde que troublait leur parole profonde,

Les exile. A leur tour ils exilent le monde!

C'est qu'ils ont à la fin compris qu'ils ne faut plus

Mêler leur note pure aux cris irrésolus

Que va poussant la foule obscène et violente,

Et que l'isolement sied à leur marche lente.

Le Poète, l'amour du Beau, voilà sa foi,

L'Azur, son étendard, et l'Idéal, sa loi!

Ne lui demandez rien de plus, car ses prunelles,

Où le rayonnement des choses éternelles

A mis des visions qu'il suit avidement,

Ne sauraient s'abaisser une heure seulement

Sur le honteux conflit des besognes vulgaires,

Et sur vos vanités plates; et si naguères

On le vit au milieu des hommes, épousant

Leurs querelles, pleurant avec eux, les poussant

Aux guerres, célébrant l'orgueil des Républiques

Et l'éclat militaire et les splendeurs auliques.

Sur la kitare, sur la harpe et sur le luth,

S'il honorait parfois le présent d'un salut

Et daignait consentir à ce rôle de prêtre

D'aimer et de bénir, et s'il voulait bien être

La voix qui rit ou pleure alors qu'on pleure ou rit,

S'il inclinait vers l'âme humaine son esprit,

C'est qu'il se méprenait alors sur l'âme humaine.

Maintenant, va, mon Livre, où le hasard te mène.



MELANCHOLIA

A Ernest Boutier.


I


RÉSIGNATION


Tout enfant, j'allais rêvant Ko-Hinnor,

Somptuosité persane et papale,

Héliogabale et Sardanapale!

Mon désir créait sous des toits en or,

Parmi les parfums, au son des musiques,

Des harems sans fin, paradis physiques!

Aujourd'hui plus calme et non moins ardent,

Mais sachant la vie et qu'il faut qu'on plie,

J'ai dû refréner ma belle folie,

Sans me résigner par trop cependant.

Soit! le grandiose échappe à ma dent,

Mais fi de l'aimable et fi de la lie!

Et je hais toujours la femme jolie!

La rime assonante et l'ami prudent.


II


NEVERMORE


Souvenir, souvenir, que me veux-tu? L'automne

Faisait voler la grive à travers l'air atone,

Et le soleil dardait un rayon monotone

Sur le bois jaunissant où la bise détone.

Nous étions seul à seule et marchions en rêvant,

Elle et moi, les cheveux et la pensée au vent.

Soudain, tournant vers moi son regard émouvant:

«Quel fut ton plus beau jour!» fit sa voix d'or vivant,

Sa voix douce et sonore, au frais timbre angélique.

Un sourire discret lui donna la réplique,

Et je baisai sa main blanche, dévotement.

—Ah! les premières fleurs qu'elles sont parfumées!

Et qu'il bruit avec un murmure charmant

Le premier oui qui sort de lèvres bien-aimées!


III


APRÈS TROIS ANS


Ayant poussé la porte étroite qui chancelle,

Je me suis promené dans le petit jardin

Qu'éclairait doucement le soleil du matin,

Pailletant chaque fleur d'une humide étincelle.

Rien n'a changé. J'ai tout revu: l'humble tonnelle

De vigne folle avec les chaises de rotin...

Le jet d'eau fait toujours son murmure argentin

Et le vieux tremble sa plainte sempiternelle.

Les roses comme avant palpitent; comme avant,

Les grands lys orgueilleux se balancent au vent.

Chaque alouette qui va et vient m'est connue.

Même j'ai retrouvé debout la Velléda,

Dont le plâtre s'écaille au bout de l'avenue.

—Grêle, parmi l'odeur fade du réséda.


IV


VOEU


Ah! les oarystis! les premières maîtresses!

L'or des cheveux, l'azur des yeux, la fleur des chairs,

Et puis, parmi l'odeur des corps jeunes et chers,

La spontanéité craintive des caresses!

Sont-elles assez loin toutes ces allégresses

Et toutes ces candeurs! Hélas! toutes devers

Le Printemps des regrets ont fui les noirs hivers

De mes ennuis, de mes dégoûts, de mes détresses!

Si que me voilà seul à présent, morne et seul,

Morne et désespéré, plus glacé qu'un aïeul,

Et tel qu'un orphelin pauvre sans soeur aînée.

O la femme à l'amour câlin et réchauffant,

Douce, pensive et brune, et jamais étonnée,

Et qui parfois vous baise au front, comme un enfant


V


LASSITUDE


A batallas de amor campo de pluma.

(CONGORA)


De la douceur, de la douceur, de la douceur!

Calme un peu ces transports fébriles, ma charmante.

Même au fort du déduit, parfois, vois-tu, l'amante

Doit avoir l'abandon paisible de la soeur.

Sois langoureuse, fais ta caresse endormante,

Bien égaux les soupirs et ton regard berceur.

Va, l'étreinte jalouse et le spasme obsesseur

Ne valent pas un long baiser, même qui mente!

Mais dans ton cher coeur d'or, me dis-tu, mon enfant,

La fauve passion va sonnant l'oliphant.

Laisse-la trompetter à son aise, la gueuse!

Mets ton front sur mon front et ta main dans ma main,

Et fais-moi des serments que tu rompras demain,

Et pleurons jusqu'au jour, ô petite fougueuse!


VI


MON RÊVE FAMILIER


Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant

D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime,

Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même

Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.

Car elle me comprend, et mon coeur, transparent

Pour elle seule, hélas! cesse d'être un problème

Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,

Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

Est-elle brune, blonde ou rousse?—Je l'ignore.

Son nom? Je me souviens qu'il est doux et sonore,

Comme ceux des aimés que la Vie exila.

Son regard est pareil au regard des statues,

Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave; elle a

L'inflexion des voix chères qui se sont tues.


VII


A UNE FEMME


A vous ces vers, de par la grâce consolante

De vos grands yeux où rit et pleure un rêve doux,

De par votre âme, pure et toute bonne, à vous

Ces vers du fond de ma détresse violente.

C'est qu'hélas! le hideux cauchemar qui me hante

N'a pas de trêve et va furieux, fou, jaloux,

Se multipliant comme un cortège de loups

Et se pendant après mon sort qu'il ensanglante.

Oh! je souffre, je souffre affreusement, si bien

Que le gémissement premier du premier homme

Chassé d'Éden n'est qu'une églogue au prix du mien!

Et les soucis que vous pouvez avoir sont comme

Des hirondelles sur un ciel d'après-midi,

—Chère,—par un beau jour de septembre attiédi.


VIII


L'ANGOISSE


Nature, rien de toi ne m'émeut, ni les champs

Nourriciers, ni l'écho vermeil des pastorales

Siciliennes, ni les pompes aurorales,

Ni la solennité dolente des couchants.

Je ris de l'Art, je ris de l'Homme aussi, des chants,

Des vers, des temples grecs et des tours en spirales

Qu'étirent dans le ciel vide les cathédrales,

Et je vois du même oeil les bons et les méchants.

Je ne crois pas en Dieu, j'abjure et je renie

Toute pensée, et quant à la vieille ironie,

L'Amour, je voudrais bien qu'on ne m'en parlât plus.

Lasse de vivre, ayant peur de mourir, pareille

Au brick perdu jouet du flux et du reflux,

Mon âme pour d'affreux naufrages appareille.



EAUX-FORTES


A François Coppée.


I


CROQUIS PARISIEN


La lune plaquait ses teintes de zinc

Par angles obtus.

Des bouts de fumée en forme de cinq

Sortaient drus et noirs des hauts toits pointus.

Le ciel était gris, la bise pleurait

Ainsi qu'un basson.

Au loin, un matou frileux et discret

Miaulait d'étrange et grêle façon.

Moi, j'allais, rêvant du divin Platon

Et de Phidias,

Et de Salamine et de Marathon,

Sous l'oeil clignotant des bleus becs de gaz.


II


CAUCHEMAR


J'ai vu passer dans mon rêve

—Tel l'ouragan sur la grève,

D'une main tenant un glaive

Et de l'autre un sablier,

Ce cavalier

Des ballades d'Allemagne

Qu'à travers ville et campagne,

Et du fleuve à la montagne,

Et des forêts au vallon,

Un étalon

Rouge-flamme et noir d'ébène,

Sans bride, ni mors, ni rène,

Ni hop! ni cravache, entraîne

Parmi des râlements sourds

Toujours! toujours!

Un grand feutre à longue plume

Ombrait son oeil qui s'allume

Et s'éteint. Tel, dans la brume,

Éclate et meurt l'éclair bleu

D'une arme à feu.

Comme l'aile d'une orfraie

Qu'un subit orage effraie,

Par l'air que la neige raie,

Son manteau se soulevant

Claquait au vent,

Et montrait d'un air de gloire

Un torse d'ombre et d'ivoire,

Tandis que dans la nuit noire

Luisaient en des cris stridents

Trente-deux dents.


III


MARINE


L'Océan sonore

Palpite sous l'oeil

De la lune en deuil

Et palpite encore,

Tandis qu'un éclair

Brutal et sinistre

Fend le ciel de bistre

D'un long zigzag clair,

Et que chaque lame,

En bonds convulsifs,

Le long des récifs,

Va, vient, luit et clame,

Et qu'au firmament,

Où l'ouragan erre,

Rugit le tonnerre

Formidablement.


IV


EFFET DE NUIT


La nuit. La pluie. Un ciel blafard que déchiquette

De flèches et de tours à jour la silhouette

D'une ville gothique éteinte au lointain gris.

La plaine. Un gibet plein de pendus rabougris

Secoués par le bec avide des corneilles

Et dansant dans l'air noir des gigues non-pareilles,

Tandis que leurs pieds sont la pâture des loups.

Quelques buissons d'épine épars, et quelques houx

Dressant l'horreur de leur feuillage à droite, à gauche,

Sur le fuligineux fouillis d'un fond d'ébauche.

Et puis, autour de trois livides prisonniers

Qui vont pieds nus, un gros de hauts pertuisaniers

En marche, et leurs fers droits, comme des fers de herse,

Luisent à contresens des lances de l'averse.


V


GROTESQUES


Leurs jambes pour toutes montures,

Pour tous biens l'or de leurs regards,

Par le chemin des aventures

Ils vont haillonneux et hagards.

Le sage, indigné, les harangue;

Le sot plaint ces fous hasardeux;

Les enfants leur tirent la langue

Et les filles se moquent d'eux.

C'est qu'odieux et ridicules,

Et maléfiques en effet,

Ils ont l'air, sur les crépuscules,

D'un mauvais rêve que l'on fait:

C'est que, sur leurs aigres guitares

Crispant la main des libertés,

Ils nasillent des chants bizarres,

Nostalgiques et révoltés;

C'est enfin que dans leurs prunelles

Rit et pleure—fastidieux—

L'amour des choses éternelles,

Des vieux morts et des anciens dieux!

—Donc, allez, vagabonds sans trêves,

Errez, funestes et maudits,

Le long des gouffres et des grèves,

Sous l'oeil fermé des paradis!

La nature à l'homme s'allie

Pour châtier comme il le faut

L'orgueilleuse mélancolie

Qui vous fait marcher le front haut.

Et, vengeant sur vous le blasphème

Des vastes espoirs véhéments,

Meurtrit votre front anathème

Au choc rude des éléments.

Les juins brûlent et les décembres

Gèlent votre chair jusqu'aux os,

Et la fièvre envahit vos membres,

Qui se déchirent aux roseaux.

Tout vous repousse et tout vous navre,

Et quand la mort viendra pour vous,

Maigre et froide, votre cadavre

Sera dédaigné par les loups!



PAYSAGES TRISTES


A Catulle Mendès.



I


SOLEILS COUCHANTS


Une aube affaiblie

Verse par les champs

La mélancolie

Des soleils couchants.

La mélancolie

Berce de doux chants

Mon coeur qui s'oublie

Aux soleils couchants.

Et d'étranges rêves,

Comme des soleils

Couchants, sur les grèves,

Fantômes vermeils,

Défilent sans trêves,

Défilent, pareils

A des grands soleils

Couchants, sur les grèves.


II


CRÉPUSCULE DU SOIR MYSTIQUE


Le Souvenir avec le Crépuscule

Rougeoie et tremble à l'ardent horizon

De l'Espérance en flamme qui recule

Et s'agrandit ainsi qu'une cloison

Mystérieuse où mainte floraison

—Dahlia, lys, tulipe et renoncule—

S'élance autour d'un treillis, et circule

Parmi la maladive exhalaison

De parfums lourds et chauds, dont le poison

—Dahlia, lys, tulipe et renoncule—

Noyant mes sens, mon âme et ma raison,

Mêle, dans une immense pâmoison,

Le Souvenir avec le Crépuscule.


III


PROMENADE SENTIMENTALE


Le couchant, dardait ses rayons suprêmes

Et le vent berçait les nénuphars blêmes;

Les grands nénuphars entre les roseaux,

Tristement luisaient sur les calmes eaux.

Moi j'errais tout seul, promenant ma plaie

Au long de l'étang, parmi la saulaie

Où la brume vague évoquait un grand

Fantôme laiteux se désespérant

Et pleurant avec la voix des sarcelles

Qui se rappelaient en battant des ailes

Parmi la saulaie où j'errais tout seul

Promenant ma plaie; et l'épais linceul

Des ténèbres vint noyer les suprêmes

Rayons du couchant dans ses ondes blêmes

Et des nénuphars, parmi les roseaux,

Des grands nénuphars sur les calmes eaux.


IV


NUIT DU WALPURGIS CLASSIQUE


C'est plutôt le sabbat du second Faust que l'autre.

Un rhythmique sabbat, rhythmique, extrêmement

Rhythmique.—Imaginez un jardin de Lenôtre,

Correct, ridicule et charmant.

Des ronds-points; au milieu, des jets d'eau; des allées

Toutes droites; sylvains de marbre; dieux marins

De bronze; çà et là, des Vénus étalées;

Des quinconces, des boulingrins;

Des châtaigniers; des plants de fleurs formant la dune;

Ici, des rosiers nains qu'un goût docte effila;

Plus loin, des ifs taillés en triangles. La lune

D'un soir d'été sur tout cela.

Minuit sonne, et réveille au fond du parc aulique

Un air mélancolique, un sourd, lent et doux air

De chasse: tel, doux, lent, sourd et mélancolique,

L'air de chasse de Tannhauser.

Des chants voilés de cors lointains où la tendresse

Des sens étreint l'effroi de l'âme en des accords

Harmonieusement dissonnants dans l'ivresse;

Et voici qu'à l'appel des cors

S'entrelacent soudain des formes toutes blanches,

Diaphanes, et que le clair de lune fait

Opalines parmi l'ombre verte des branches,

—Un Watteau rêvé par Raffet!—

S'entrelacent parmi l'ombre verte des arbres

D'un geste alangui, plein d'un désespoir profond;

Puis, autour des massifs, des bronzes et des marbres

Très lentement dansent en rond.

—Ces spectres agités, sont-ce donc la pensée

Du poète ivre, ou son regret, ou son remords,

Ces spectres agités en tourbe cadencée,

Ou bien tout simplement des morts?

Sont-ce donc ton remords, ô rèvasseur qu'invite

L'horreur, ou ton regret, ou ta pensée,—hein?—tous

Ces spectres qu'un vertige irrésistible agite,

Ou bien des morts qui seraient fous?—

N'importe! ils vont toujours, les fébriles fantômes,

Menant leur ronde vaste et morne et tressautant

Comme dans un rayon de soleil des atomes,

Et s'évaporent à l'instant

Humide et blême où l'aube éteint l'un après l'autre

Les cors, en sorte qu'il ne reste absolument

Plus rien—absolument—qu'un jardin de Lenôtre,

Correct, ridicule et charmant.


V


CHANSON D'AUTOMNE


Les sanglots longs

Des violons

De l'automne

Blessent mon coeur

D'une langueur

Monotone.

Tout suffocant

Et blême, quand

Sonne l'heure,

Je me souviens

Des jours anciens

Et je pleure;

Et je m'en vais

Au vent mauvais

Qui m'emporte

Deçà, delà,

Pareil à la

Feuille morte.


VI


L'HEURE DU BERGER


La lune est rouge au brumeux horizon;

Dans un brouillard qui danse, la prairie

S'endort fumeuse, et la grenouille crie

Par les joncs verts où circule un frisson;

Les fleurs des eaux referment leurs corolles,

Des peupliers profilent aux lointains,

Droits et serrés, leurs spectres incertains;

Vers les buissons errent les lucioles;

Les chats-huants s'éveillent, et sans bruit

Rament l'air noir avec leurs ailes lourdes,

Et le zénith s'emplit de lueurs sourdes.

Blanche, Vénus émerge, et c'est la Nuit.


VII


LE ROSSIGNOL


Comme un vol criard d'oiseaux en émoi,

Tous mes souvenirs s'abattent sur moi,

S'abattent parmi le feuillage jaune

De mon coeur mirant son tronc plié d'aune

Au tain violet de l'eau des Regrets,

Qui mélancoliquement coule auprès,

S'abattent, et puis la rumeur mauvaise

Qu'une brise moite en montant apaise,

S'éteint par degrés dans l'arbre, si bien

Qu'au bout d'un instant on n'entend plus rien,

Plus rien que la voix célébrant l'Absente,

Plus rien que la voix,—ô si languissante!—

De l'oiseau qui fut mon Premier Amour,

Et qui chante encor comme au premier jour;

Et, dans la splendeur triste d'une lune

Se levant blafarde et solennelle, une

Nuit mélancolique et lourde d'été,

Pleine de silence et d'obscurité,

Berce sur l'azur qu'un vent doux effleure

L'arbre qui frissonne et l'oiseau qui pleure.



CAPRICES


A Henry Winter.



I


FEMME ET CHATTE


Elle jouait avec sa chatte;

Et c'était merveille de voir

La main blanche et la blanche patte

S'ébattre dans l'ombre du soir.

Elle cachait—la scélérate!—

Sous ces mitaines de fil noir

Ses meurtriers ongles d'agate,

Coupants et clairs comme un rasoir.

L'autre aussi faisait la sucrée

Et rentrait sa griffe acérée,

Mais le diable n'y perdait rien...

Et dans le boudoir où, sonore,

Tintait son rire aérien,

Brillaient quatre points de phosphore.


II


JÉSUITISME


Le chagrin qui me tue est ironique, et joint

Le sarcasme au supplice, et ne torture point

Franchement, mais picote avec un faux sourire

Et transforme en spectacle amusant mon martyre,

Et sur la bière où gît mon Rêve mi-pourri,

Beugle un De profundis sur l'air du Traderi.

C'est un Tartufe qui, tout en mettant des roses

Pompons sur les autels des Madones moroses,

Tout en faisant chanter à des enfants de choeurs

Ces cantiques d'eau tiède où se baigne le coeur,

Tout en ami donnant ces guimpes amoureuses

Qui serpentent au coeur sacré des Bienheureuses,

Tout en disant à voix basse son chapelet,

Tout en passant la main sur son petit collet,

Tout en parlant avec componction de l'âme,

N'en médite pas moins ma ruine,—l'infâme!


III


LA CHANSON DES INGÉNUES


Nous sommes les Ingénues

Aux bandeaux plats, à l'oeil bleu,

Qui vivons, presque inconnues,

Dans les romans qu'on lit peu.

Nous allons entrelacées,

Et le jour n'est pas plus pur

Que le fond de nos pensées,

Et nos rêves sont d'azur;

Et nous courons par les prés

Et rions et babillons

Des aubes jusqu'aux vesprées,

Et chassons aux papillons;

Et des chapeaux de bergères

Défendent notre fraîcheur,

Et nos robes—si légères—

Sont d'une extrême blancheur;

Les Richelieux, les Caussades

Et les chevaliers Faublas

Nous prodiguent les oeillades,

Les saluts et les «hélas!»

Mais en vain, et leurs mimiques

Se viennent casser le nez

Devant les plis ironiques

De nos jupons détournés;

Et notre candeur se raille

Des imaginations

De ces raseurs de muraille,

Bien que parfois nous sentions

Battre nos coeurs sous nos mantes

A des pensers clandestins,

En nous sachant les amantes

Futures des libertins.


IV


UNE GRANDE DAME


Belle «à damner les saints», à troubler sous l'aumusse

Un vieux juge! Elle marche impérialement.

Elle parle—et ses dents font un miroitement—

Italien, avec un léger accent russe.

Ses yeux froids où l'émail sertit le bleu de Prusse

Ont l'éclat insolent et dur du diamant.

Pour la splendeur du sein, pour le rayonnement

De la peau, nulle reine ou courtisane, fût-ce

Cléopâtre la lynce ou la chatte Ninon,

N'égale sa beauté patricienne, non!

Vois, ô bon Buridan: «C'est une grande dame!»

Il faut—pas de milieu!—l'adorer à genoux.

Plat, n'ayant d'astre aux cieux que ces lourds cheveux roux

Ou bien lui cravacher la face, à cette femme!


V


MONSIEUR PRUDHOMME


Il est grave: il est maire et père de famille.

Son faux col engloutit son oreille. Ses yeux,

Dans un rêve sans fin, flottent insoucieux

Et le printemps en fleurs sur ses pantoufles brille.

Que lui fait l'astre d'or, que lui fait la charmille

Où l'oiseau chante à l'ombre, et que lui font les cieux,

Et les prés verts et les gazons silencieux?

Monsieur Prudhomme songe à marier sa fille

Avec monsieur Machin, un jeune homme cossu.

Il est juste-milieu, botaniste et pansu,

Quant aux faiseurs de vers, ces vauriens, ces maroufles,

Ces fainéants barbus, mal peignés, il les a

Plus en horreur que son éternel coryza,

Et le printemps en fleurs brille sur ses pantoufles.


INITIUM


Les violons mêlaient leur rire du chant des flûtes,

Et le bal tournoyait quand je la vis passer

Avec ses cheveux blonds jouant sur les volutes

De son oreille où mon Désir comme un baiser

S'élançait et voulait lui parler sans oser.

Cependant elle allait, et la mazurque lente

La portait dans son rythme indolent comme un vers,

—Rime mélodieuse, image étincelante,—

Et son âme d'enfant rayonnait à travers

La sensuelle ampleur de ses yeux gris et verts.

Et depuis, ma Pensée—immobile—contemple

Sa Splendeur évoquée, en adoration,

Et, dans son Souvenir, ainsi que dans un temple,

Mon Amour entre, plein de superstition.

Et je crois que voici venir la Passion.


ÇAVITRI


(MAHA-BRAHATA)


Pour sauver son époux, Çavitri fit le voeu

De se tenir trois jours entiers, trois nuits entières,

Debout, sans remuer jambes, buste ou paupières:

Rigide, ainsi que dit Vyaça, comme un pieu.

Ni, Curya, tes rais cruels, ni la langueur

Que Tchandra vient épandre à minuit sur les cimes

Ne firent défaillir, dans leurs efforts sublimes,

La pensée et la chair de la femme au grand coeur.

—Que nous cerne l'Oubli, noir et morne assassin,

Ou que l'Envie aux traits amers nous ait pour cibles.

Ainsi que Çavitri faisons-nous impassibles,

Mais, comme elle, dans l'âme ayons un haut dessein.


SUB URBE


Les petits ifs du cimetière

Frémissent au vent hiémal,

Dans la glaciale lumière.

Avec des bruits sourds qui font mal,

Les croix de bois des tombes neuves

Vibrent sur un ton anormal.

Silencieux comme les fleuves,

Mais gros de pleurs comme eux de flots,

Les fils, les mères elles veuves,

Par les détours du triste enclos,

S'écoulent,—lente théorie,

Au rythme heurté des sanglots.

Le sol sous les pieds glisse et crie,

Là-haut de grands nuages tors

S'échevèlent avec furie.

Pénétrant comme le remords,

Tombe un froid lourd qui vous écoeure,

Et qui doit filtrer chez les morts,

Chez les pauvres morts, à toute heure

Seuls, et sans cesse grelottants,

—Qu'on les oublie ou qu'on les pleure!—

Ah! vienne vite le Printemps,

Et son clair soleil qui caresse,

Et ses doux oiseaux caquetants!

Refleurisse l'enchanteresse

Gloire des jardins et des champs

Que l'âpre hiver tient en détresse!

Et que,—des levers aux couchants,

L'or dilaté d'un ciel sans bornes

Berce de parfums et de chants,

Chers endormis, vos sommeils mornes!


SÉRÉNADE


Comme la voix d'un mort qui chanterait

Du fond de sa fosse,

Maîtresse, entends monter vers ton retrait

Ma voix aigre et fausse.

Ouvre ton âme et ton oreille au son

De la mandoline:

Pour toi j'ai fait, pour toi, cette chanson

Cruelle et câline.

Je chanterai tes yeux d'or et d'onyx

Purs de toutes ombres,

Puis le Léthé de ton sein, puis le Styx

De tes cheveux sombres.

Comme la voix d'un mort qui chanterait

Du fond de sa fosse,

Maîtresse, entends monter vers ton retrait

Ma voix aigre et fausse.

Puis je louerai beaucoup, comme il convient,

Cette chair bénie

Dont le parfum opulent me revient

Les nuits d'insomnie.

Et pour finir, je dirai le baiser

De ta lèvre rouge,

Et ta douceur à me martyriser,

—Mon Ange!—ma Gouge!

Ouvre ton âme et ton oreille au son

De ma mandoline:

Pour toi j'ai fait, pour toi, cette chanson

Cruelle et câline.


UN DAHLIA


Courtisane au sein dur, à l'oeil opaque et brun

S'ouvrant avec lenteur comme celui d'un boeuf,

Ton grand torse reluit ainsi qu'un marbre neuf.

Fleur grasse et riche, autour de toi ne flotte aucun

Arôme, et la beauté sereine de ton corps

Déroule, mate, ses impeccables accords.

Tu ne sens même pas la chair, ce goût qu'au moins

Exhalent celles-là qui vont fanant les foins,

Et tu trônes, Idole insensible à l'encens.

—Ainsi le Dahlia, roi vêtu de splendeur;

Élève, sans orgueil, sa tête sans odeur,

Irritant au milieu des jasmins agaçants!


NEVERMORE


Allons, mon pauvre coeur, allons, mon vieux complice,

Redresse et peins à neuf tous tes arcs triomphaux;

Brûle un encens ranci sur tes autels d'or faux;

Sème de fleurs les bords béants du précipice;

Allons, mon pauvre coeur, allons, mon vieux complice!

Pousse à Dieu ton cantique, ô chantre rajeuni;

Entonne, orgue enroué, des Te Deum splendides;

Vieillard prématuré, mets du fard sur tes rides:

Couvre-toi de tapis mordorés, mur jauni;

Pousse à Dieu ton cantique, ô chantre rajeuni.

Sonnez, grelots; sonnez, clochettes; sonnez, cloches!

Car mon rêve impossible a pris corps, et je l'ai

Entre mes bras pressé: le Bonheur, cet ailé

Voyageur qui de l'Homme évite les approches.

—Sonnez, grelots; sonnez, clochettes; sonnez, cloches!

Le Bonheur a marché côte à côte avec moi;

Mais la FATALITÉ ne connaît point de trêve:

Le ver est dans le fruit, le réveil dans le rêve,

Et le remords est dans l'amour: telle est la loi.

—Le Bonheur a marché côte à côte avec moi.


IL BACIO


Baiser! rose trémière au jardin des caresses!

Vif accompagnement sur le clavier des dents

Des doux refrains qu'Amour chante en les coeurs ardents,

Avec sa voix d'archange aux langueurs charmeresses!

Sonore et gracieux Baiser, divin Baiser!

Volupté non pareille, ivresse inénarrable!

Salut! L'homme, penché sur ta coupe adorable,

S'y grise d'un bonheur qu'il ne sait épuiser.

Comme le vin du Rhin et comme la musique,

Tu consoles et tu berces, et le chagrin

Expire avec la moue en ton pli purpurin...

Qu'un plus grand, Goethe ou Will, te dresse un vers classique.

Moi, je ne puis, chétif trouvère de Paris,

T'offrir que ce bouquet de strophes enfantines:

Sois bénin et, pour prix, sur les lèvres mutines

D'Une que je connais, Baiser, descends, et ris.


DANS LES BOIS


D'autres,—des innocents ou bien des lymphatiques,—

Ne trouvent dans les bois que charmes langoureux,

Souffles frais et parfums tièdes. Ils sont heureux!

D'autres s'y sentent pris—rêveurs—d'effrois mystiques.

Ils sont heureux! Pour moi, nerveux, et qu'un remords

Épouvantable et vague affole sans relâche,

Par les forêts je tremble à la façon d'un lâche

Qui craindrait une embûche ou qui verrait des morts.

Ces grands rameaux jamais apaisés, comme l'onde.

D'où tombe un noir silence avec une ombre encor

Plus noire, tout ce morne et sinistre décor

Me remplit d'une horreur triviale et profonde.

Surtout les soirs d'été: la rougeur du couchant

Se fond dans le gris bleu des brumes qu'elle teinte

D'incendie et de sang; et l'angélus qui tinte

Au lointain semble un cri plaintif se rapprochant.

Le vent se lève chaud et lourd, un frisson passe

Et repasse, toujours plus fort, dans l'épaisseur

Toujours plus sombre des hauts chênes, obsesseur,

Et s'éparpille, ainsi qu'un miasme, dans l'espace.

La nuit vient. Le hibou s'envole. C'est l'instant

Où l'on songe aux récits des aïeules naïves...

Sous un fourré, là-bas, là-bas, des sources vives

Font un bruit d'assassins postés se concertant.


NOCTURNE PARISIEN


A Edmond Lepelletier.


Roule, roule ton flot indolent, morne Seine,—

Sur tes ponts qu'environne une vapeur malsaine

Bien des corps ont passé, morts, horribles, pourris,

Dont les âmes avaient pour meurtrier Paris.

Mais tu n'en traînes pas, en tes ondes glacées,

Autant que ton aspect m'inspire de pensées!

Le Tibre a sur ses bords des ruines qui font

Monter le voyageur vers un passé profond,

Et qui, de lierre noir et de lichen couvertes,

Apparaissent, tas gris, parmi les herbes vertes.

Le gai Guadalquivir rit aux blonds orangers

Et reflète, les soirs, des boléros légers,

Le Pactole a son or, le Bosphore a sa rive

Où vient faire son kief l'odalisque lascive.

Le Rhin est un burgrave, et c'est un troubadour

Que le Lignon, et c'est un ruffian que l'Adour.

Le Nil, au bruit plaintif de ses eaux endormies,

Berce de rêves doux le sommeil des momies.

Le grand Meschascébé, fier de ses joncs sacrés,

Charrie augustement ses îlots mordorés,

Et soudain, beau d'éclairs, de fracas et de fastes,

Splendidement s'écroule en Niagaras vastes.

L'Eurotas, où l'essaim des cygnes familiers

Mêle sa grâce blanche au vert mat des lauriers,

Sous son ciel clair que raie un vol de gypaète,

Rhythmique et caressant, chante ainsi qu'un poète.

Enfin, Ganga, parmi les hauts palmiers tremblants

Et les rouges padmas, marche à pas fiers et lents

En appareil royal, tandis qu'au loin la foule

Le long des temples va, hurlant, vivante houle,

Au claquement massif des cymbales de bois,

Et qu'accroupi, filant ses notes de hautbois,

Du saut de l'antilope agile attendant l'heure,

Le tigre jaune au dos rayé s'étire et pleure.

—Toi, Seine, tu n'as rien. Deux quais, et voilà tout,

Deux quais crasseux, semés de l'un à l'autre bout

D'affreux bouquins moisis et d'une foule insigne

Qui fait dans l'eau des ronds et qui pêche à la ligne.

Oui, mais quand vient le soir, raréfiant enfin

Les passants allourdis de sommeil ou de faim,

Et que le couchant met au ciel des taches rouges,

Qu'il fait bon aux rêveurs descendre de leurs bouges

Et, s'accoudant au pont de la Cité, devant

Notre-Dame, songer, coeur et cheveux au vent!

Les nuages, chassés par la brise nocturne,

Courent, cuivreux et roux, dans l'azur taciturne.

Sur la tête d'un roi du portail, le soleil,

Au moment de mourir, pose un baiser vermeil.

L'Hirondelle s'enfuit à l'approche de l'ombre.

Et l'on voit voleter la chauve-souris sombre.

Tout bruit s'apaise autour. A peine un vague son

Dit que la ville est là qui chante sa chanson,

Qui lèche ses tyrans et qui mord ses victimes;

Et c'est l'aube des vols, des amours et des crimes.

—Puis, tout à coup, ainsi qu'un ténor effaré

Lançant dans l'air bruni son cri désespéré,

Son cri qui se lamente, et se prolonge, et crie,

Éclate en quelque coin l'orgue de Barbarie:

Il brame un de ces airs, romances ou polkas,

Qu'enfants nous tapotions sur nos harmonicas

Et qui font, lents ou vifs, réjouissants ou tristes,

Vibrer l'âme aux proscrits, aux femmes, aux artistes.

C'est écorché, c'est faux, c'est horrible, c'est dur,

Et donnerait la fièvre à Rossini, pour sûr;

Ces rires sont traînés, ces plaintes sont hachées;

Sur une clef de sol impossible juchées,

Les notes ont un rhume et les do sont des la,

Mais qu'importe! l'on pleure en entendant cela!

Mais l'esprit, transporté dans le pays des rêves,

Sent à ces vieux accords couler en lui des sèves;

La pitié monte au coeur et les larmes aux yeux,

Et l'on voudrait pouvoir goûter la paix des cieux,

Et dans une harmonie étrange et fantastique

Qui tient de la musique et tient de la plastique,

L'âme, les inondant de lumière et de chant,

Mêle les sons de l'orgue aux rayons du couchant!

—Et puis l'orgue s'éloigne, et puis c'est le silence,

Et la nuit terne arrive et Vénus se balance

Sur une molle nue au fond des cieux obscurs:

On allume les becs de gaz le long des murs.

Et l'astre et les flambeaux font des zigzags fantasques

Dans le fleuve plus noir que le velours des masques;

Et le contemplateur sur le haut garde-fou

Par l'air et par les ans rouillé comme un vieux sou

Se penche, en proie aux vents néfastes de l'abîme.

Pensée, espoir serein, ambition sublime,

Tout, jusqu'au souvenir, tout s'envole, tout fuit,

Et l'on est seul avec Paris, l'Onde et la Nuit!

—Sinistre trinité! De l'ombre dures portes!

Mané-Thécel-Pharès des illusions mortes!

Vous êtes toutes trois, ô Goules de malheur,

Si terribles, que l'Homme, ivre de la douleur

Que lui font en perçant sa chair vos doigts de spectre,

L'Homme, espèce d'Oreste à qui manque une Électre,

Sous la fatalité de votre regard creux

Ne peut rien et va droit au précipice affreux;

Et vous êtes aussi toutes trois si jalouses

De tuer et d'offrir au grand Ver des épouses

Qu'on ne sait que choisir entre vos trois horreurs,

Et si l'on craindrait moins périr par les terreurs

Des Ténèbres que sous l'Eau sourde, l'Eau profonde,

Ou dans tes bras fardés, Paris, reine du monde!

—Et tu coules toujours, Seine, et, tout en rampant,

Tu traînes dans Paris ton cours de vieux serpent,

De vieux serpent boueux, emportant vers tes havres

Tes cargaisons de bois, de houille et de cadavres!


MARCO1

Note 1: (retour) L'auteur prévient que le rythme et le dessin de cette ritournelle sont empruntés à un poème faisant partie du recueil de M. J.-T. de Saint-Germain: les Roses de Noël (Mignon). Il a cru intéressant d'exploiter au profit d'un tout autre ordre d'idées une forme lyrique un peu naïve peut-être, mais assez harmonieuse toutefois dans sa maladresse même, et qui n'a point trop mal réussi, ce semble, à son inventeur, poète aimable.

Quand Marco passait, tous les jeunes hommes

Se penchaient pour voir ses yeux, des Sodomes

Où les feux d'Amour brûlaient sans pitié

Ta pauvre cahute, ô froide Amitié;

Tout autour dansaient des parfums mystiques

Où l'âme, en pleurant, s'anéantissait.

Sur ses cheveux roux un charme glissait;

Sa robe rendait d'étranges musiques

Quand Marco passait.

Quand Marco chantait, ses mains, sur l'ivoire,

Évoquaient souvent la profondeur noire

Des airs primitifs que nul n'a redits,

Et sa voix montait dans les paradis

De la symphonie immense des rêves,

Et l'enthousiasme alors transportait

Vers des cieux connus quiconque écoutait

Ce timbre d'argent qui vibrait sans trèves,

Quand Marco chantait.

Quand Marco pleurait, ses terribles larmes

Défiaient l'éclat des plus belles armes;

Ses lèvres de sang fonçaient leur carmin

Et son désespoir n'avait rien d'humain;

Pareil au foyer que l'huile exaspère,

Son courroux croissait, rouge, et l'on aurait

Dit d'une lionne à l'âpre forêt

Communiquant sa terrible colère,

Quand Marco pleurait.

Quand Marco dansait, sa jupe moirée

Allait et venait comme une marée,

Et, tel qu'un bambou flexible, son flanc

Se tordait, faisant saillir son sein blanc;

Un éclair partait. Sa jambe de marbre,

Emphatiquement cynique, haussait

Ses mates splendeurs, et cela faisait

Le bruit du vent de la nuit dans un arbre,

Quand Marco dansait.

Quand Marco dormait, oh! quels parfums d'ambre

Et de chair mêlés opprimaient la chambre!

Sous les draps la ligne exquise du dos

Ondulait, et dans l'ombre des rideaux

L'haleine montait, rhythmique et légère;

Un sommeil heureux et calme fermait

Ses yeux, et ce doux mystère charmait

Les vagues objets parmi l'étagère,

Quand Marco dormait.

Mais quand elle aimait, des flots de luxure

Débordaient, ainsi que d'une blessure

Sort un sang vermeil qui fume et qui bout,

De ce corps cruel que son crime absout:

Le torrent rompait les digues de l'âme,

Noyait la pensée, et bouleversait

Tout sur son passage, et rebondissait

Souple et dévorant comme de la flamme,

Et puis se glaçait.


CESAR BORGIA


PORTRAIT EN PIED


Sur fond sombre noyant un riche vestibule

Où le buste d'Horace et celui de Tibulle

Lointain et de profil rêvent en marbre blanc,

La main gauche au poignard et la main droite au flanc,

Tandis qu'un rire doux redresse la moustache,

Le duc CÉSAR, un grand costume, se détache.

Les yeux noirs, les cheveux noirs et le velours noir

Vont contrastant, parmi l'or somptueux d'un soir,

Avec la pâleur mate et belle du visage

Vu de trois quarts et très ombré, suivant l'usage

Des Espagnols ainsi que des Vénitiens,

Dans les portraits de rois et de praticiens.

Le nez palpite, fin et droit. La bouche, rouge,

Est mince, et l'on dirait que la tenture bouge

Au souffle véhément qui doit s'en exhaler.

Et le regard errant avec laisser-aller,

Devant lui, comme il sied aux anciennes peintures,

Fourmille de pensers énormes d'aventures.

Et le front, large et pur, sillonné d'un grand pli,

Sans doute de projets formidables rempli,

Médite sous la toque où frissonne une plume

S'élançant hors d'un noeud de rubis qui s'allume.


LA MORT DE PHILIPPE II


A Louis-Xavier de Ricard.


Le coucher d'un soleil de septembre ensanglante

La plaine morne et l'âpre arête des sierras

Et de la brume au loin l'installation lente.

Le Guadarrama pousse entre les sables ras

Son flot hâtif qui va réfléchissant par places

Quelques oliviers nains tordant leurs maigres bras.

Le grand vol anguleux des éperviers rapaces

Raye à l'ouest le ciel mat et rouge qui brunit,

Et leur cri rauque grince à travers les espaces.

Despotique, et dressant au-devant du zénith

L'entassement brutal de ses tours octogones,

L'Escurial étend son orgueil de granit.

Les murs carrés, percés de vitraux monotones,

Montent droits, blancs et nus, sans autres ornements

Que quelques grils sculptés qu'alternent des couronnes.

Avec des bruits pareils aux rudes hurlements

D'un ours que des bergers navrent de coups de pioches

Et dont l'écho redit les râles alarmants,

Torrent de cris roulant ses ondes sur les roches,

Et puis s'évaporant en de murmures longs,

Sinistrement dans l'air, du soir, tintent les cloches.

Par les cours du palais, où l'ombre met ses plombs,

Circule—tortueux serpent hiératique—

Une procession de moines aux frocs blonds

Qui marchent un par un, suivant l'ordre ascétique,

Et qui, pieds nus, la corde aux reins, un cierge en main,

Ululent d'une voix formidable un cantique.

—Qui donc ici se meurt? Pour qui sur le chemin

Cette paille épandue et ces croix long-voilées

Selon le rituel catholique romain?—

La chambre est haute, vaste et sombre. Niellées,

Les portes d'acajou massif tournent sans bruit,

Leurs serrures étant, comme leurs gonds, huilées.

Une vague rougeur plus triste que la nuit

Filtre à rais indécis par les plis des tentures

A travers les vitraux où le couchant reluit,

Et fait papilloter sur les architectures,

A l'angle des objets, dans l'ombre du plafond,

Ce halo singulier qu'ont voit dans les peintures.

Parmi le clair-obscur transparent et profond

S'agitent effarés des hommes et des femmes

A pas furtifs, ainsi que les hyènes font.

Riches, les vêtements des seigneurs et des dames

Velours panne, satin soie, hermine et brocart,

Chantent l'ode du luxe en chatoyantes gammes,

Et, trouant par éclairs distancés avec art

L'opaque demi-jour, les cuirasses de cuivre

Des gardes alignés scintillent de trois quart

Un homme en robe noire, à visage de guivre,

Se penche, en caressant de la main ses fémurs.

Sur un lit, comme l'on se penche sur un livre.

Des rideaux de drap d'or roides comme des murs

Tombent d'un dais de bois d'ébène en droite ligne,

Dardant à temps égaux l'oeil des diamants durs.

Dans le lit, un vieillard d'une maigreur insigne

Égrène un chapelet, qu'il baise par moment,

Entre ses doigts crochus comme des brins de vigne

Ses lèvres font ce sourd et long marmottement,

Dernier signe de vie et premier d'agonie,

—Et son haleine pue épouvantablement.

Dans sa barbe couleur d'amarante ternie,

Parmi ses cheveux blancs où luisent des tons roux

Sous son linge bordé de dentelle jaunie,

Avides, empressés, fourmillants, et jaloux

De pomper tout le sang malsain du mourant fauve,

En bataillons serrés vont et viennent les poux.

C'est le Roi, ce mourant qu'assisté un mire chauve,

Le Roi Philippe Deux d'Espagne,—Saluez!

Et l'aigle autrichien s'effare dans l'alcôve,

Et de grands écussons, aux murailles cloués,

Brillent, et maints drapeaux où l'oiseau noir s'étale

Pendent deçà delà, vaguement remués!...

—La porte s'ouvre. Un flot de lumière brutale

Jaillit soudain, déferle et bientôt s'établit

Par l'ampleur de la chambre en nappe horizontale:

Porteurs de torches, roux, et que l'extase emplit,

Entrent dix capucins qui restent en prière:

Un d'entre eux se détache et marche droit au lit.

Il est grand, jeune et maigre, et son pas est de pierre,

Et les élancements farouches de la Foi

Rayonnent à travers les cils de sa paupière;

Son pied ferme et pesant et lourd, comme la Loi,

Sonne sur les tapis, régulier, emphatique;

Les yeux baissés en terre, il marche droit au Roi.

Et tous sur son trajet dans un geste extatique

S'agenouillent, frappant trois fois du poing leur sein,

Car il porte avec lui le sacré Viatique.

Du lit s'écarte avec respect le matassin,

Le médecin du corps, en pareille occurrence,

Devant céder la place, Ame, à ton médecin.

La figure du Roi, qu'étire la souffrance,

A l'approche du fray se rassérène un peu.

Tant la religion est grosse d'espérance!

Le moine, cette fois, ouvrant son oeil de feu,

Tout brillant de pardons mêlés à des reproches,

S'arrête, messager des justices de Dieu.

—Sinistrement dans l'air du soir tintent les cloches.

Et la Confession commence. Sur le flanc

Se retournant, le roi, d'un ton sourd, bas et grêle,

Parle de feux, de juifs, de bûchers et de sang.

—«Vous repentiriez-vous par hasard de ce zèle?

Brûler des juifs, mais c'est une dilection!

Vous fûtes, ce faisant, orthodoxe et fidèle.»—

Et, se pétrifiant dans l'exaltation,

Le Révérend, les bras croisés en croix, tête dressée,

Semble l'esprit sculpté de l'Inquisition.

Ayant repris haleine, et d'une voix cassée,

Péniblement, et comme arrachant par lambeaux

Un remords douloureux du fond de sa pensée,

Le Roi, dont la lueur tragique des flambeaux

Éclaire le visage osseux et le front blême,

Prononce ces mots: Flandre, Albe, morts, sacs, tombeaux.

—«Les Flamands, révoltés contre l'Église même,

Furent très justement punis, à votre los,

Et je m'étonne, ô Roi, de ce doute suprême.

«Poursuivez.»—Et le roi parla de don Carlos.

Et deux larmes coulaient tremblantes sur sa joue

Palpitante et collée affreusement à l'os.

—«Vous déplorez cet acte, et moi je vous en loue!

L'Infant, certes, était coupable au dernier point,

Ayant voulu tirer l'Espagne dans la boue

«De l'hérésie anglaise, et de plus n'ayant point

Frémi de conspirer—ô ruses abhorrées!—

Et contre un Père, et contre un Maître, et contre un Oint!»—

Le moine ensuite dit les formules sacrées

Par quoi tous nos péchés nous sont remis, et puis,

Prenant l'Hostie avec ses deux mains timorées,

Sur la langue du Roi la déposa. Tous bruits

Se sont tus, et la Cour, pliant dans la détresse,

Pria, muette et pâle, et nul n'a su depuis

Si sa prière fut sincère ou bien traîtresse.

—Qui dira les pensers obscurs que protégea

Ce silence, brouillard complice qui se dresse?—

Ayant communié, le Roi se replongea

Dans l'ampleur des coussins, et la béatitude

De l'Absolution reçue ouvrant déjà

L'oeil de son âme au jour clair de la certitude,

épanouit ses traits en un sourire exquis

Qui tenait de la fièvre et de la quiétude.

Et tandis qu'alentour ducs, comtes et marquis,

Pleins d'angoisses, fichaient leurs yeux sous la courtine.

L'âme du Roi montait aux cieux conquis.

Puis le râle des morts hurla dans la poitrine

De l'auguste malade avec des sursauts fous:

Tel l'ouragan passe à travers une ruine.

Et puis, plus rien; et puis, sortant par mille trous,

Ainsi que des serpents frileux de leur repaire,

Sur le corps froid les vers se mêlèrent aux poux.

—Philippe Deux était à la droite du Père.


ÉPILOGUE


I


Le soleil, moins ardent, luit clair au ciel moins dense.

Balancés par un vent automnal et berceur,

Les rosiers du jardin s'inclinent en cadence.

L'atmosphère ambiante a des baisers de soeur,

La Nature a quitté pour cette fois son trône

De splendeur, d'ironie et de sérénité:

Clémente, elle descend, par l'ampleur de l'air jaune,

Vers l'homme, son sujet pervers et révolté.

Du pan de son manteau que l'abîme constelle,

Elle daigne essuyer les moiteurs de nos fronts,

Et son âme éternelle et sa forme immortelle

Donnent calme et vigueur à nos coeurs mous et prompts.

Le frais balancement des ramures chenues,

L'horizon élargi plein de vagues chansons,

Tout, jusqu'au vol joyeux des oiseaux et des nues,

Tout aujourd'hui console et délivre.—Pensons.


II


Donc, c'en est fait. Ce livre est clos. Chères Idées

Qui rayiez mon ciel gris de vos ailes de feu

Dont le vent caressait mes tempes obsédées,

Vous pouvez revoler devers l'Infini bleu!

Et toi, Vers qui tintais, et toi, Rime sonore,

Et vous, Rythmes chanteurs, et vous, délicieux

Ressouvenirs, et vous, Rêves, et vous encore,

Images qu'évoquaient mes désirs anxieux,

Il faut nous séparer. Jusqu'aux jours plus propices

Ou nous réunira l'Art, notre maître, adieu,

Adieu, doux compagnons, adieu, charmants complices!

Vous pouvez revoler devers l'Infini bleu.

Aussi bien, nous avons fourni notre carrière

Et le jeune étalon de notre bon plaisir,

Tout affolé qu'il est de sa course première,

A besoin d'un peu d'ombre et de quelque loisir.

—Car toujours nous t'avons fixée, ô Poésie,

Notre astre unique et notre unique passion,

T'ayant seule pour guide et compagne choisie,

Mère, et nous méfiant de l'Inspiration.


III


Ah! l'Inspiration superbe et souveraine,

L'Égérie aux regards lumineux et profonds,

Le Genium commode et l'Erato soudaine,

L'Ange des vieux tableaux avec des ors au fond,

La Muse, dont la voix est puissante sans doute,

Puisqu'elle fait d'un coup dans les premiers cerveaux,

Comme ces pissenlits dont s'émaille la route,

Pousser tout un jardin de poèmes nouveaux,

La Colombe, le Saint-Esprit, le saint délire,

Les Troubles opportuns, les Transports complaisants,

Gabriel et son luth, Apollon et sa lyre,

Ah! l'Inspiration, on l'invoque à seize ans!

Ce qu'il nous faut à nous, les Suprêmes Poèles

Qui vénérons les Dieux et qui n'y croyons pas,

A nous dont nul rayon n'auréola les têtes,

Dont nulle Béatrix n'a dirigé les pas,

A nous qui ciselons les mots comme des coupes

Et qui faisons des vers émus très froidement,

A nous qu'on ne voit point les soirs aller par groupes

Harmonieux au bord des lacs et nous pàmant,

Ce qu'il nous faut, à nous, c'est, aux lueurs des lampes,

La science conquise et le sommeil dompté,

C'est le front dans les mains du vieux Faust des estampes,

C'est l'Obstination et c'est la Volonté!

C'est la Volonté sainte, absolue, éternelle,

Cramponnée au projet comme un noble condor

Aux flancs fumants de peur d'un buffle, et d'un coup d'aile

Emportant son trophée à travers les cieux d'or!

Ce qu'il nous faut à nous, c'est l'étude sans trêve,

C'est l'effort inouï, le combat non pareil,

C'est la nuit, l'âpre nuit du travail, d'où se lève

Lentement, lentement, l'Oeuvre, ainsi qu'un soleil!

Libre à nos Inspirés, coeurs qu'une oeillade enflamme.

D'abandonner leur être aux vents comme un bouleau:

Pauvres gens! l'Art n'est pas d'éparpiller son âme:

Est-elle eu marbre, ou non, la Vénus de Milo?

Nous donc, sculptons avec le ciseau des Pensées

Le bloc vierge du Beau, Paros immaculé,

Et faisons-en surgir sous nos mains empressées

Quelque pure statue au péplos étoile,

Afin qu'un jour, frappant de rayons gris et roses

Le chef-d'oeuvre serein, comme un nouveau Memnon

L'Aube-Postérité, fille des Temps moroses,

Fasse dans l'air futur retentir notre nom!




FÊTES GALANTES



CLAIR DE LUNE


Votre âme est un paysage choisi

Que vont charmants masques et bergamasques,

Jouant du luth et dansant et quasi

Tristes sous leurs déguisements fantasques.

Tout en chantant sur le mode mineur

L'amour vainqueur et la vie opportune,

Ils n'ont pas l'air de croire à leur bonheur

Et leur chanson se mêle au clair de lune,

Au calme clair de lune triste et beau,

Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres

Et sangloter d'extase les jets d'eau,

Les grands jets d'eau sveltes parmi les marbres.


PANTOMIME


Pierrot, qui n'a rien d'un Clitandre,

Vide un flacon sans plus attendre,

Et, pratique, entame un pâté.

Cassandre, au fond de l'avenue,

Verse une larme méconnue

Sur son neveu déshérité.

Ce faquin d'Arlequin combine

L'enlèvement de Colombine

Et pirouette quatre fois.

Colombine rêve, surprise

De sentir un coeur dans la brise

Et d'entendre en son coeur des voix.


SUR L'HERBE


L'abbé divague.—Et toi, marquis,

Tu mets de travers ta perruque.

—Ce vieux vin de Chypre est exquis

Moins, Camargo, que votre nuque.

—Ma flamme...—Do, mi, sol, la, si.

—L'abbé, ta noirceur se dévoile.

—Que je meure, Mesdames, si

Je ne vous décroche une étoile.

—Je voudrais être petit chien!

—Embrassons nos bergères, l'une

Après l'autre.—Messieurs, eh bien?

—Do, mi, sol.—Hé! bonsoir la Lune!


L'ALLÉE


Fardée et peinte comme au temps des bergeries,

Frêle parmi les noeuds énormes de rubans,

Elle passe, sous les ramures assombries,

Dans l'allée où verdit la mousse des vieux bancs,

Avec mille façons et mille afféteries

Qu'on garde d'ordinaire aux perruches chéries.

Sa longue robe à queue est bleue, et l'éventail

Qu'elle froisse en ses doigts fluets aux larges bagues

S'égaie en des sujets érotiques, si vagues

Qu'elle sourit, tout en rêvant, à maint détail.

—Blonde en somme. Le nez mignon avec la bouche

Incarnadine, grasse, et divine d'orgueil

Inconscient.—D'ailleurs plus fine que la mouche

Qui ravive l'éclat un peu niais de l'oeil.


A LA PROMENADE


Le ciel si pâle et les arbres si grêles

Semblent sourire à nos costumes clairs

Qui vont flottant légers avec des airs

De nonchalance et des mouvements d'ailes.

Et le vent doux ride l'humble bassin,

Et la lueur du soleil qu'atténue

L'ombre des bas tilleuls de l'avenue

Nous parvient bleue et mourante à dessein.

Trompeurs exquis et coquettes charmantes

Coeurs tendres mais affranchis du serment

Nous devisons délicieusement,

Et les amants lutinent les amantes

De qui la main imperceptible sait

Parfois donner un soufflet qu'on échange

Contre un baiser sur l'extrême phalange

Du petit doigt, et comme la chose est

Immensément excessive et farouche,

On est puni par un regard très sec,

Lequel contraste, au demeurant, avec

La moue assez clémente de la bouche.


DANS LA GROTTE


Là, je me tue à vos genoux!

Car ma détresse est infinie,

Et la tigresse épouvantable d'Hyrcanie

Est une agnelle au prix de vous.

Oui, céans, cruelle Clymène,

Ce glaive qui, dans maints combats,

Mit tant de Scipions et de Cyrus à bas,

Va finir ma vie et ma peine!

Ai-je même besoin de lui

Pour descendre aux Champs-Elysées?

Amour perça-t-il pas de flèches aiguisées

Mon coeur, dès que votre oeil m'eût lui?


LES INGÉNUS


Les hauts talons luttaient avec les longues jupes,

En sorte que, selon le terrain et le vent,

Parfois luisaient des bas de jambe, trop souvent

Interceptés!—et nous aimions ce jeu de dupes.

Parfois aussi le dard d'un insecte jaloux

Inquiétait le col des belles, sous les branches,

Et c'était des éclairs soudains de nuques blanches

Et ce régal comblait nos jeunes yeux de fous.

Le soir tombait, un soir équivoque d'automne:

Les belles, se pendant rêveuses à nos bras,

Dirent alors des mots si spécieux, tout bas,

Que notre âme depuis ce temps tremble et s'étonne.


CORTÈGE


Un singe en veste de brocart

Trotte et gambade devant elle

Qui froisse un mouchoir de dentelle

Dans sa main gantée avec art,

Tandis qu'un négrillon tout rouge

Maintient à tour de bras les pans

De sa lourde robe en suspens,

Attentif à tout pli qui bouge;

Le singe ne perd pas des yeux

La gorge blanche de la dame.

Opulent trésor que réclame

Le torse nu de l'un des dieux;

Le négrillon parfois soulève

Plus haut qu'il ne faut, l'aigrefin,

Son fardeau somptueux, afin

De voir ce dont la nuit il rêve;

Elle va par les escaliers,

Et ne paraît pas davantage

Sensible à l'insolent suffrage

De ses animaux familiers.


LES COQUILLAGES


Chaque coquillage incrusté

Dans la grotte où nous nous aimâmes

A sa particularité,

L'un a la pourpre de nos âmes

Dérobée au sang de nos coeurs

Quand je brûle et que tu t'enflammes;

Cet autre affecte tes langueurs

Et tes pâleurs alors que, lasse,

Tu m'en veux de mes yeux moqueurs;

Celui-ci contrefait la grâce

De ton oreille, et celui-là

Ta nuque rose, courte et grasse;

Mais un, entre autres, me troubla.


EN PATINANT


Nous fûmes dupes, vous et moi,

De manigances mutuelles,

Madame, à cause de l'émoi

Dont l'Été férut nos cervelles.

Le Printemps avait bien un peu

Contribué, si ma mémoire

Est bonne, à brouiller notre jeu,

Mais que d'une façon moins noire!

Car au printemps l'air est si frais

Qu'en somme les roses naissantes,

Qu'Amour semble entr'ouvrir exprès,

Ont des senteurs presque innocentes;

Et même les lilas ont beau

Pousser leur haleine poivrée,

Dans l'ardeur du soleil nouveau,

Cet excitant au plus récrée,

Tant le zéphir souffle, moqueur,

Dispersant l'aphrodisiaque

Effluve, en sorte que le coeur

Chôme et que même l'esprit vaque,

Et qu'émoustillés, les cinq sens

Se mettent alors de la fête,

Mais seuls, tout seuls, bien seuls et sans

Que la crise monte à la tête.

Ce fut le temps, sous de clairs ciels

(Vous en souvenez-vous, Madame?),

Des baisers superficiels

Et des sentiments à fleur d'âme,

Exempts de folles passions,

Pleins d'une bienveillance amène.

Comme tous deux nous jouissions

Sans enthousiasme—et sans peine!

Heureux instants!—mais vint l'Été:

Adieu, rafraîchissantes brises?

Un vent de lourde volupté

Investit nos âmes surprises.

Des fleurs aux calices vermeils

Nous lancèrent leurs odeurs mûres,

Et partout les mauvais conseils

Tombèrent sur nous des ramures

Nous cédâmes à tout cela,

Et ce fut un bien ridicule

Vertigo qui nous affola

Tant que dura la canicule.

Rires oiseux, pleurs sans raisons,

Mains indéfiniment pressées,

Tristesses moites, pâmoisons,

Et quel vague dans les pensées!

L'automne heureusement, avec

Son jour froid et ses bises rudes,

Vint nous corriger, bref et sec,

De nos mauvaises habitudes,

Et nous induisit brusquement

En l'élégance réclamée

De tout irréprochable amant

Comme de toute digne aimée...

Or cet Hiver, Madame, et nos

Parieurs tremblent pour leur bourse,

Et déjà les autres traîneaux

Osent nous disputer la course.

Les deux mains dans votre manchon,

Tenez-vous bien sur la banquette

Et filons!—et bientôt Fanchon

Nous fleurira quoiqu'on caquette!


FANTOCHES


Scaramouche et Pulcinella,

Qu'un mauvais dessein rassembla,

Gesticulent, noirs sur la lune.

Cependant l'excellent docteur

Bolonais cueille avec lenteur

Des simples parmi l'herbe brune.

Lors sa fille, piquant minois,

Sous la charmille en tapinois

Se glisse demi-nue, en quête

De son beau pirate espagnol,

Dont un langoureux rossignol

Clame la détresse à tue-tête.


CYTHÈRE


Un pavillon à claires-voies

Abrite doucement nos joies

Qu'éventent des rosiers amis;

L'odeur des roses, faible, grâce

Au vent léger d'été qui passe,

Se mêle aux parfums qu'elle a mis;

Comme ses yeux l'avaient promis,

Son courage est grand et sa lèvre

Communique une exquise fièvre;

Et l'Amour comblant tout, hormis

La Faim, sorbets et confitures

Nous préservent des courbatures.


EN BATEAU


L'étoile du berger tremblote

Dans l'eau plus noire et le pilote

Cherche un briquet dans sa culotte.

C'est l'instant, Messieurs, ou jamais,

D'être audacieux, et je mets

Mes deux mains partout désormais!

Le chevalier Atys qui gratte

Sa guitare, à Chloris l'ingrate

Lance une oeillade scélérate.

L'abbé confesse bas Églé,

Et ce vicomte déréglé

Des champs donne à son coeur la clé.

Cependant la lune se lève

Et l'esquif en sa course brève

File gaîment sur l'eau qui rêve.


LE FAUNE


Un vieux faune de terre cuite

Rit au centre des boulingrins,

Présageant sans doute une suite

Mauvaise à ces instants sereins

Qui m'ont conduit et t'ont conduite,

Mélancoliques pèlerins,

Jusqu'à cette heure dont la fuite

Tournoie au son des tambourins.


MANDOLINE


Les donneurs de sérénades

Et les belles écouteuses

Échangent des propos fades

Sous les ramures chanteuses.

C'est Tircis et c'est Aminte,

Et c'est l'éternel Clitandre,

Et c'est Damis qui pour mainte

Cruelle fait maint vers tendre.

Leurs courtes vestes de soie,

Leurs longues robes à queues,

Leur élégance, leur joie

Et leurs molles ombres bleues,

Tourbillonnent dans l'extase

D'une lune rose et grise,

Et la mandoline jase

Parmi les frissons de brise.


A CLYMÈNE


Mystiques barcarolles,

Romances sans paroles,

Chère, puisque tes yeux,

Couleur des cieux,

Puisque ta voix, étrange

Vision qui dérange

Et trouble l'horizon

De ma raison,

Puisque l'arôme insigne

De ta pâleur de cygne

Et puisque la candeur

De ton odeur,

Ah! puisque tout ton être,

Musique qui pénètre,

Nimbes d'anges défunts,

Tons et parfums.

A sur d'almes cadences

En ses correspondances,

Induit mon coeur subtil,

Ainsi soit-il!


LETTRE


Eloigné de vos yeux, Madame, par des soins

Impérieux (j'en prends tous les dieux à témoins),

Je languis et je meurs, comme c'est ma coutume

En pareil cas, et vais, le coeur plein d'amertume,

A travers des soucis où votre ombre me suit,

Le jour dans mes pensées, dans mes rêves la nuit.

Et la nuit et le jour adorable, Madame!

Si bien qu'enfin, mon corps faisant place à mon âme,

Je deviendrai fantôme à mon tour aussi, moi,

Et qu'alors, et parmi le lamentable émoi

Des enlacements vains et des désirs sans nombre,

Mon ombre se fondra à jamais en notre ombre.

En attendant, je suis, très chère, ton valet.

Tout se comporte-t-il là-bas comme il te plaît,

Ta perruche, ton chat, ton chien? La compagnie

Est-elle toujours belle, et cette Silvanie

Dont j'eusse aimé l'oeil noir si le tien n'était bleu,

Et qui parfois me fit des signes, palsambleu!

Te sert-elle toujours de douce confidente?

Or, Madame, un projet impatient me hante

De conquérir le monde et tous ses trésors pour

Mettre à vos pieds ce gage—indigne—d'un amour

Égal à toutes les flammes les plus célèbres

Qui des grands coeurs aient fait resplendir les ténèbres.

Cléopàtre fut moins aimée, oui, sur ma foi!

Par Marc-Antoine et par César que vous par moi,

N'en doutez pas, Madame, et je saurai combattre

Comme César pour un sourire, ô Cléopâtre,

Et comme Antoine fuir au seul prix d'un baiser.

Sur ce, très chère, adieu. Car voilà trop causer

Et le temps que l'on perd à lire une missive

N'aura jamais valu la peine qu'on l'écrive.


LES INDOLENTS


Bah! malgré les destins jaloux,

Mourons ensemble, voulez-vous?

—La proposition est rare.

—Le rare est le bon. Donc mourons

Comme dans les Décamérons.

—Hi! hi! hi! quel amant bizarre!

—Bizarre, je ne sais. Amant

Irréprochable, assurément.

Si vous voulez, mourons ensemble?

—Monsieur, vous raillez mieux encor

Que vous n'aimez, et parlez d'or;

Mais taisons-nous, si bon vous semble?

Si bien que ce soir-là Tircis

Et Dorimène, à deux assis

Non loin de deux silvains hilares,

Eurent l'inexpiable tort

D'ajourner une exquise mort.

Hi! hi! hi! les amants bizarres!


COLOMBINE


Léandre le sot,

Pierrot qui d'un saut

De puce

Franchit le buisson,

Cassandre sous son

Capuce,

Arlequin aussi,

Cet aigrefin si

Fantasque

Aux costumes fous,

Ses yeux luisants sous

Son masque,

—Do, mi, sol, mi, fa,—

Tout ce monde va,

Rit, chante

Et danse devant

Une belle enfant

Méchante

Dont les yeux pervers

Comme les yeux verts

Des chattes

Gardent ses appas

Et disent: «A bas

Les pattes!»

—Eux ils vont toujours!

Fatidique cours

Des astres,

Oh! dis-moi vers quels

Mornes ou cruels

Désastres

L'implacable enfant,

Preste et relevant

Ses jupes,

La rose au chapeau,

Conduit son troupeau

De dupes?


L'AMOUR PAR TERRE


Le vent de l'autre nuit a jeté bas l'Amour

Qui, dans le coin le plus mystérieux du parc,

Souriait en bandant malignement son arc,

Et dont l'aspect nous fit tant songer tout un jour!

Le vent de l'autre nuit l'a jeté bas! Le marbre

Au souffle du matin tournoie, épars. C'est triste

De voir le piédestal, où le nom de l'artiste

Se lit péniblement parmi l'ombre d'un arbre.

Oh! c'est triste de voir debout le piédestal

Tout seul! et des pensers mélancoliques vont

Et viennent dans mon rêve où le chagrin profond

Évoque un avenir solitaire et fatal.

Oh! c'est triste!—Et toi-même, est-ce pas? es touchée

D'un si dolent tableau, bien que ton oeil frivole

S'amuse au papillon de pourpre et d'or qui vole

Au-dessus des débris dont l'allée est jonchée.


EN SOURDINE


Calmes dans le demi-jour

Que les branches hautes font,

Pénétrons bien notre amour

De ce silence profond.

Fondons nos âmes, nos coeurs

Et nos sens extasiés,

Parmi les vagues langueurs

Des pins et des arbousiers.

Ferme tes yeux à demi,

Croise tes bras sur ton sein,

Et de ton coeur endormi

Chasse à jamais tout dessein.

Laissons-nous persuader

Au souffle berceur et doux

Qui vient à tes pieds rider

Les ondes de gazon roux.

Et quand, solennel, le soir

Des chênes noirs tombera,

Voix de notre désespoir,

Le rossignol chantera.


COLLOQUE SENTIMENTAL


Dans le vieux parc solitaire et glacé

Deux formes ont tout à l'heure passé.

Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles,

Et l'on entend à peine leurs paroles.

Dans le vieux parc solitaire et glacé

Deux spectres ont évoqué le passé.

—Te souvient-il de notre extase ancienne?

—Pourquoi voulez-vous donc qu'il m'en souvienne?

—Ton coeur bat-il toujours à mon seul nom?

Toujours vois-tu mon âme en rêve?—Non.

—Ah! les beaux jours de bonheur indicible

Où nous joignions nos bouches!—C'est possible.

Qu'il était bleu, le ciel, et grand l'espoir!

—L'espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.

Tels ils marchaient dans les avoines folles,

Et la nuit seule entendit leurs paroles.




LA BONNE CHANSON



I


Le soleil du matin doucement chauffe et dore.

Les seigles et les blés tout humides encore,

Et l'azur a gardé sa fraîcheur de la nuit.

L'on sort sans autre but que de sortir; on suit,

Le long de la rivière aux vagues herbes jaunes,

Un chemin de gazon que bordent de vieux aunes.

L'air est vif. Par moments un oiseau vole avec

Quelque fruit de la haie ou quelque paille au bec,

Et son reflet dans l'eau survit à son passage.

C'est tout.

Mais le songeur aime ce paysage

Dont la claire douceur a soudain caressé

Son rêve de bonheur adorable, et bercé

Le souvenir charmant de cette jeune fille,

Blanche apparition qui chante et qui scintille,

Dont rêve le poète et que l'homme chérit,

Évoquant en ses voeux dont peut-être on sourit

La Compagne qu'enfin il a trouvée, et l'âme

Que son âme depuis toujours pleure et réclame.


II


Toute grâce et toutes nuances

Dans l'éclat doux de ses seize ans,

Elle a la candeur des enfances

Et les manèges innocents.

Ses yeux qui sont les yeux d'un ange,

Savent pourtant, sans y penser,

Éveiller le désir étrange

D'un immatériel baiser.

Et sa main, à ce point petite

Qu'un oiseau-mouche n'y tiendrait,

Captive, sans espoir de fuite,

Le coeur pris par elle en secret.

L'intelligence vient chez elle

En aide à l'âme noble; elle est

Pure autant que spirituelle:

Ce qu'elle a dit, il le fallait!

Et si la sottise l'amuse

Et la fait rire sans pitié,

Elle serait, étant la muse,

Clémente jusqu'à l'amitié.

Jusqu'à l'amour—qui sait? peut-être,

A l'égard d'un poète épris

Qui mendierait sous sa fenêtre,

L'audacieux! un digne prix

De sa chanson bonne ou mauvaise!

Mais témoignant sincèrement,

Sans fausse note, et sans fadaise,

Du doux mal qu'on souffre en aimant.


III


En robe grise et verte avec des ruches,

Un jour de juin que j'étais soucieux,

Elle apparut souriante à mes yeux

Qui l'admiraient sans redouter d'embûches

Elle alla, vint, revint, s'assit, parla,

Légère et grave, ironique, attendrie:

Et je sentais en mon âme assombrie

Comme un joyeux reflet de tout cela;

Sa voix, étant de la musique fine,

Accompagnait délicieusement

L'esprit sans fiel de son babil charmant

Où la gaîté d'un coeur bon se devine.

Aussi soudain fus-je, après le semblant

D'une révolte aussitôt étouffée,

Au plein pouvoir de la petite Fée

Que depuis lors je supplie en tremblant.


IV


Puisque l'aube grandit, puisque voici l'aurore,

Puisque, après m'avoir fui longtemps, l'espoir veut bien

Revoler devers moi qui l'appelle et l'implore,

Puisque tout ce bonheur veut bien être le mien,

C'en est fait à présent des funestes pensées,

C'en est fait des mauvais rêves, ah! c'en est fait

Surtout de l'ironie et des lèvres pincées

Et des mots où l'esprit sans l'âme triomphait.

Arrière aussi les poings crispés et la colère

A propos des méchants et des sots rencontrés;

Arrière la rancune abominable! arrière

L'oubli qu'on cherche en des breuvages exécrés!

Car je veux, maintenant qu'un Être de lumière

A dans ma nuit profonde émis cette clarté

D'une amour à la fois immortelle et première,

De par la grâce, le sourire et la bonté,

Je veux, guidé par vous, beaux yeux aux flammes douces,

Par toi conduit, ô main où tremblera ma main,

Marcher droit, que ce soit par des sentiers de mousses

Ou que rocs et cailloux encombrent le chemin;

Oui, je veux marcher droit et calme dans la Vie,

Vers le but où le sort dirigera mes pas,

Sans violence, sans remords et sans envie.

Ce sera le devoir heureux aux gais combats.

Et comme, pour bercer les lenteurs de la route,

Je chanterai des airs ingénus, je me dis

Qu'elle m'écoutera sans déplaisir sans doute;

Et vraiment je ne veux pas d'autre Paradis.


V


Avant que tu ne t'en ailles,

Pâle étoile du matin,

—Mille cailles

Chantent, chantent dans le thym.—

Tourne devers le poète,

Dont les yeux sont pleins d'amour,

—L'alouette

Monte au ciel avec le jour.—

Tourne ton regard que noie

L'aurore dans son azur;

—Quelle joie

Parmi les champs de blé mûr!—

Puis fais luire ma pensée

Là-bas,—bien loin, oh! bien loin!

—La rosée

Gaîment brille sur le foin.—

Dans le doux rêve où s'agite

Ma vie endormie encor...

—Vite, vite,

Car voici le soleil d'or.—


VI


La lune blanche

Luit dans les bois;

De chaque branche

Part une voix

Sous la ramée...

O bien-aimée.

L'étang reflète,

Profond miroir,

La silhouette

Du saule noir

Où le vent pleure...

Rêvons, c'est l'heure.

Un vaste et tendre

Apaisement

Semble descendre

Du firmament

Que l'astre irise...

C'est l'heure exquise.


VII


Le paysage dans le cadre des portières

Court furieusement, et des plaines entières

Avec de l'eau, des blés, des arbres et du ciel

Vont s'engouffrant parmi le tourbillon cruel

Où tombent les poteaux minces du télégraphe

Dont les fils ont l'allure étrange d'un paraphe.

Une odeur de charbon qui brûle et d'eau qui bout,

Tout le bruit que feraient mille chaînes au bout

Desquelles hurleraient mille géants qu'on fouette;

Et tout à coup des cris prolongés de chouette.—

—Que me fait tout cela, puisque j'ai dans les yeux

La blanche vision qui fait mon coeur joyeux,

Puisque la douce voix pour moi murmure encore,

Puisque le Nom si beau, si noble et si sonore

Se mêle, pur pivot de tout ce tournoiement,

Au rythme du wagon brutal, suavement.


VIII


Une Sainte en son auréole,

Une Châtelaine en sa tour.

Tout ce que contient la parole

Humaine de grâce et d'amour;

La note d'or que fait entendre

Un cor dans le lointain des bois,

Mariée à la fierté tendre

Des nobles Dames d'autrefois!

Avec cela le charme insigne

D'un frais sourire triomphant

Éclos dans des candeurs de cygne

Et des rougeurs de femme-enfant;

Des aspects nacrés, blancs et roses,

Un doux accord patricien.

Je vois, j'entends toutes ces choses

Dans son nom Carlovingien.


IX


Son bras droit, dans un geste aimable de douceur,

Repose autour du cou de la petite soeur,

Et son bras gauche suit le rythme de la jupe.

A cour sûr une idée agréable l'occupe,

Car ses yeux si francs, car sa bouche qui sourit,

Témoignent d'une joie intime avec esprit.

Oh! sa pensée exquise et fine, quelle est-elle?

Toute mignonne, tout aimable, et toute belle,

Pour ce portrait, son goût infaillible a choisi

La pose la plus simple et la meilleure aussi:

Debout, le regard droit, en cheveux; et sa robe

Est longue juste assez pour qu'elle ne dérobe

Qu'à moitié sous ses plis jaloux le bout charmant

D'un pied malicieux imperceptiblement.


X


Quinze longs jours encore et plus de six semaines

Déjà! Certes, parmi les angoisses humaines

La plus dolente angoisse est celle d'être loin.

On s'écrit, on se dit comme on s'aime; on a soin

D'évoquer chaque jour la voix, les yeux, le geste

De l'être en qui l'on mit son bonheur, et l'on reste

Des heures à causer tout seul avec l'absent.

Mais tout ce que l'on pense et tout ce que l'on sent,

Et tout ce dont on parle avec l'absent, persiste

A demeurer blafard et fidèlement triste.

Oh! l'absence! le moins clément de tous les maux!

Se consoler avec des phrases et des mots,

Puiser dans l'infini morose des pensées

De quoi vous rafraîchir, espérances lassées,

Et n'en rien remonter que de fade et d'amer!

Puis voici, pénétrant et froid comme le fer,

Plus rapide que les oiseaux et que les balles

Et que le vent du sud en mer et ses rafales

Et portant sur sa pointe aiguë un fin poison,

Voici venir, pareil aux flèches, le soupçon

Décoché par le Doute impur et lamentable.

Est-ce bien vrai? tandis qu'accoudé sur ma table

Je lis sa lettre avec des larmes dans les yeux,

Sa lettre, où s'étale un aveu délicieux,

N'est-elle pas alors distraite en d'autres choses?

Qui sait? Pendant qu'ici, pour moi, lents et moroses

Coulent les jours, ainsi qu'un fleuve au bord flétri,

Peut-être que sa lèvre innocente a souri?

Peut-être qu'elle est très joyeuse et qu'elle oublie?

Et je relis sa lettre avec mélancolie.


XI


La dure épreuve va finir:

Mon coeur, souris à l'avenir.

Ils sont passés les jours d'alarmes

Où j'étais triste jusqu'aux larmes.

Ne suppute plus les instants,

Mon âme, encore un peu de temps.

J'ai lu les paroles amères

Et banni les sombres chimères.

Mes yeux exilés de la voir

De par un douloureux devoir,

Mon oreille avide d'entendre

Les notes d'or de sa voix tendre,

Tout mon être et tout mon amour

Acclament le bienheureux jour

Où, seul rêve et seule pensée,

Me reviendra la fiancée!


XII


Va, chanson, à tire-d'aile

Au-devant d'elle, et dis-lui

Bien que dans mon coeur fidèle

Un rayon joyeux a lui,

Dissipant, lumière sainte,

Ces ténèbres de l'amour:

Méfiance, doute, crainte,

Et que voici le grand jour!

Longtemps craintive et muette,

Entendez-vous? la gaîté

Comme une vive alouette

Dans le ciel clair a chanté.

Va donc, chanson ingénue,

Et que, sans nul regret vain,

Elle soit la bienvenue

Celle qui revient enfin.


XIII


Hier, on parlait de choses et d'autres,

Et mes yeux allaient recherchant les vôtres,

Et votre regard recherchait le mien

Tandis que courait toujours l'entretien.

Sous le sens banal des phrases pesées

Mon amour errait après vos pensées;

Et quand vous parliez, à dessein distrait

Je prêtais l'oreille à votre secret:

Car la voix, ainsi que les yeux de Celle

Qui vous fait joyeux et triste décèle,

Malgré tout effort morose et rieur,

Et met en plein jour l'être intérieur.

Or, hier, je suis parti plein d'ivresse:

Est-ce un espoir vain que mon coeur carresse,

Un vain espoir, faux et doux compagnon?

Oh! non! n'est-ce pas? n'est-ce pas que non?


XIV


Le foyer, la lueur étroite de la lampe;

La rêverie avec le doigt contre la tempe

Et les yeux se perdant parmi les yeux aimés;

L'heure du thé fumant et des livres fermés;

La douceur de sentir la fin de la soirée;

La fatigue charmante et l'attente adorée

De l'ombre nuptiale et de la douce nuit,

Oh! tout cela, mon rêve attendri le poursuit

Sans relâche, à travers toutes remises vaines,

Impatient des mois, furieux des semaines!


XV


J'ai presque peur, en vérité,

Tant je sens ma vie enlacée

A la radieuse pensée

Qui m'a pris l'âme l'autre été,

Tant votre image, à jamais chère,

Habite en coeur tout à vous,

Mon coeur uniquement jaloux

De vous aimer et de vous plaire;

Et je tremble, pardonnez-moi

D'aussi franchement vous le dire,

A penser qu'un mot, un sourire

De vous est désormais ma loi,

Et qu'il vous suffirait d'un geste,

D'une parole ou d'un clin d'oeil,

Pour mettre tout mon être en deuil

De son illusion céleste.

Mais plutôt je ne veux vous voir,

L'avenir dût-il m'être sombre

Et fécond en peines sans nombre,

Qu'à travers un immense espoir,

Plongé dans ce bonheur suprême

De me dire encore et toujours,

En dépit des mornes retours,

Que je vous aime, que je t'aime!


XVI


Le bruit des cabarets, la fange des trottoirs,

Les platanes déchus s'effeuillant dans l'air noir,

L'omnibus, ouragan de ferraille et de boues,

Qui grince, mal assis entre ses quatres roues.

Et roule ses yeux verts et rouges lentement,

Les ouvriers allant au club, tout en fumant

Leur brûle-gueule au nez des agents de police,

Toits qui dégouttent, murs suintants, pavé qui glisse,

Bitume défoncé, ruisseaux comblant l'égout,

Voilà ma route—avec le paradis au bout.


XVII


N'est-ce pas? en dépit des sots et des méchants

Qui ne manqueront pas d'envier notre joie,

Nous serons fiers parfois et toujours indulgents

N'est-ce pas? nous irons, gais et lents, dans la voie

Modeste que nous montre en souriant l'Espoir,

Peu soucieux qu'on nous ignore ou qu'on nous voie.

Isolés dans l'amour ainsi qu'en un bois noir,

Nos deux coeurs, exhalant leur tendresse paisible,

Seront deux rossignols qui chantent dans le soir.

Quant au Monde, qu'il soit envers nous irascible

Ou doux, que nous feront ses gestes? Il peut bien

S'il veut, nous caresser ou nous prendre pour cible.

Unis par le plus fort et le plus cher lien,

Et d'ailleurs, possédant l'armure adamantine,

Nous sourirons à tous et n'aurons peur de rien.

Sans nous préoccuper de ce que nous destine

Le Sort, nous marcherons pourtant du même pas,

Et la main dans la main, avec l'âme enfantine

De ceux qui s'aiment sans mélange, n'est-ce pas?


XVIII


Nous sommes en des temps infâmes

Où le mariage des âmes

Doit sceller l'union des coeurs;

A cette heure d'affreux orages,

Ce n'est pas trop de deux courages

Pour vivre sous de tels vainqueurs.

En face de ce que l'on ose

Il nous siérait, sur toute chose,

De nous dresser, couple ravi

Dans l'extase austère du juste

Et proclamant, d'un geste auguste

Notre amour fier, comme un défi!

Mais quel besoin de te le dire?

Toi la bonté, toi le sourire,

N'es-tu pas le conseil aussi,

Le bon conseil loyal et brave,

Enfant rieuse au penser grave,

A qui tout mon coeur dit: merci!


XIX


Donc, ce sera par un clair jour d'été:

Le grand soleil, complice de ma joie,

Fera, parmi le satin et la soie,

Plus belle encore votre chère beauté;

Le ciel tout bleu, comme une haute lente,

Frissonnera somptueux à longs plis

Sur nos deux fronts heureux qu'auront pâlis

L'émotion du bonheur et l'attente;

Et quand le soir viendra, l'air sera doux

Qui se jouera, caressant, dans vos voiles,

Et les regards paisibles des étoiles

Bienveillamment souriront aux époux.


XX


J'allais par des chemins perfides,

Douloureusement incertain.

Vos chères mains furent mes guides.

Si pâle à l'horizon lointain

Luisait un faible espoir d'aurore;

Votre regard fut le matin.

Nul bruit, sinon son pas sonore,

N'encourageait le voyageur.

Votre voix me dit: «Marche encore!»

Mon coeur craintif, mon sombre coeur

Pleurait, seul, sur la triste voie;

L'amour, délicieux vainqueur,

Nous a réunis dans la joie.


XXI


L'hiver a cessé: la lumière est tiède

Et danse, du sol au firmament clair.

Il faut que le coeur le plus triste cède

A l'immense joie éparse dans l'air.

Même ce Paris maussade et malade

Semble faire accueil aux jeunes soleils

Et, comme pour une immense accolade,

Tend les mille bras de ses toits vermeils.

J'ai depuis un an le printemps dans l'âme

Et le vert retour du doux floréal,

Ainsi qu'une flamme entoure une flamme,

Met de l'idéal sur mon idéal.

Le ciel bleu prolonge, exhausse et couronne

L'immuable azur où rit mon amour.

La saison est belle et ma part est bonne,

Et tous mes espoirs ont enfin leur tour.

Que vienne l'été! que viennent encore

L'automne et l'hiver! Et chaque saison

Me sera charmante, ô Toi que décore

Cette fantaisie et cette raison!




ROMANCES SANS PAROLES



I


Le vent dans la plaine

Suspend son haleine.

(FAVART.)

C'est l'extase langoureuse,

C'est la fatigue amoureuse,

C'est tous les frissons des bois

Parmi l'étreinte des brises,

C'est, vers les ramures grises,

Le choeur des petites voix.

O le frêle et frais murmure!

Cela gazouille et susure,

Cela ressemble au cri doux

Que l'herbe agitée expire...

Tu dirais, sous l'eau qui vire,

Le roulis sourd des cailloux.

Cette âme qui se lamente

En cette plainte dormante,

C'est la nôtre, n'est-ce pas?

La mienne, dis, et la tienne,

Dont s'exhale l'humble antienne

Par ce tiède soir, tout bas?


II


Je devine, à travers un murmure,

Le contour subtil des voix anciennes

Et dans les lueurs musiciennes,

Amour pâle, une aurore future!

Et mon âme et mon coeur en délires

Ne sont plus qu'une espèce d'oeil double

Où tremblote à travers un jour trouble

L'ariette, hélas! de toutes lyres!

O mourir de cette mort seulette

Que s'en vont, cher amour qui t'épeures

Balançant jeunes et vieilles heures!

O mourir de cette escarpolette!


III


Il pleut doucement sur la ville.

(ARTHUR RAIMBAUD.)


Il pleure dans mon coeur

Comme il pleut sur la ville,

Quelle est cette langueur

Qui pénètre mon coeur?

O bruit doux de la pluie

Par terre et sur les toits!

Pour un coeur qui s'ennuie,

O le chant de la pluie!

Il pleure sans raison

Dans ce coeur qui s'écoeure.

Quoi! nulle trahison?

Ce deuil est sans raison.

C'est bien la pire peine

De ne savoir pourquoi,

Sans amour et sans haine,

Mon coeur a tant de peine!


IV


Il faut, voyez-vous, nous pardonner les choses.

De cette façon nous serons bien heureuses,

Et si notre vie a des instants moroses,

Du moins nous serons, n'est-ce pas? deux pleureuses.

O que nous mêlions, âmes soeurs que nous sommes,

A nos voeux confus la douceur puérile

De cheminer loin des femmes et des hommes,

Dans le frais oubli de ce qui nous exile.

Soyons deux enfants, soyons deux jeunes filles

Éprises de rien et de tout étonnées,

Qui s'en vont pâlir sous les chastes charmilles

Sans même savoir qu'elles sont pardonnées.


V


Son joyeux, importun d'un clavecin sonore.

(PÉTRUS BOREL.)


Le piano que baise une main frêle

Luit dans le soir rose et gris vaguement,

Tandis qu'avec un très léger bruit d'aile

Un air bien vieux, bien faible et bien charmant,

Rôde discret, épeuré quasiment,

Par le boudoir longtemps parfumé d'Elle.

Qu'est-ce que c'est que ce berceau soudain

Qui lentement dorlotte mon pauvre être?

Que voudrais-tu de moi, doux chant badin?

Qu'as-tu voulu, fin refrain incertain

Qui va tantôt mourir vers la fenêtre

Ouverte un peu sur le petit jardin?


VI


C'est le chien de Jean de Nivelle

Qui mord sous l'oeil même du guet

Le chat de la mère Michel;

François-les-bas-bleus s'en égaie.

La lune à l'écrivain public

Dispense sa lumière obscure

Où Médor avec Angélique

Verdissent sur le pauvre mur.

Et voici venir La Ramée

Sacrant en bon soldat du Roi.

Sous son habit blanc mal famé

Son coeur ne se tient pas de joie!

Car la boulangère...—Elle?—Oui dame!

Bernant Lustucru, son vieil homme,

A tantôt couronné sa flamme...

Enfants, Dominus vobiscum!

Place! en sa longue robe bleue

Toute en salin qui fait frou-frou,

C'est une impure, palsembleu!

Dans sa chaise qu'il faut qu'on loue,

Fût-on philosophe ou grigou,

Car tant d'or s'y relève en bosse,

Que ce luxe insolent bafoue

Tout le papier de monsieur Loss!

Arrière, robin crotté! place,

Petit courtaud, petit abbé,

Petit poète jamais las

De la rime non attrapée!

Voici que la nuit vraie arrive...

Cependant jamais fatigué

D'être inattentif et naïf?

François-les-bas-bleus s'en égaie.


VII


O triste, triste était mon âme

A cause, à cause d'une femme.

Je ne me suis pas consolé

Bien que mon coeur s'en soit allé,

Bien que mon coeur, bien que mon âme

Eussent fui loin de cette femme.

Je ne me suis pas consolé

Bien que mon coeur s'en soit allé.

Et mon coeur, mon coeur trop sensible

Dit à mon âme: Est-il possible,

Est-il possible,—le fût-il,—

Ce fier exil, ce triste exil?

Mon âme dit à mon coeur: Sais-je

Moi-même, que nous veut ce piège

D'être présents bien qu'exilés,

Encore que loin en allés?


VIII


Dans l'interminable

Ennui de la plaine,

La neige incertaine

Luit comme du sable.

Le ciel est de cuivre

Sans lueur aucune,

On croirait voir vivre

Et mourir la lune.

Comme des nuées

Flottent gris les chênes

Des forêts prochaines

Parmi les buées.

Le ciel est de cuivre

Sans lueur aucune.

On croirait voir vivre

Et mourir la lune.

Corneille poussive

Et vous les loups maigres,

Par ces bises aigres

Quoi donc vous arrive?

Dans l'interminable

Ennui de la plaine,

La neige incertaine

Luit comme du sable.


IX


Le rossignol, qui du haut d'une

branche se regarde dedans, croit

être tombé dans la rivière. Il est

au sommet d'un chêne et toutefois

il a peur de se noyer.

(CYRANO DE BERGEBAC.)

L'ombre des arbres dans la rivière embrumée

Meurt comme de la fumée,

Tandis qu'en l'air, parmi les ramures réelles,

Se plaignent les tourterelles.

Combien, ô voyageur, ce paysage blême

Te mira blême toi-même,

Et que tristes pleuraient dans les hautes feuillées

Tes espérances noyées?

Mai, juin 1872.


PAYSAGES BELGES


«Conquestes du Roy.»

(Vieilles estampes.)

WALCOURT

Briques et tuiles,

O les charmants

Petits asiles

Pour les amants!

Houblons et vignes,

Feuilles et fleurs,

Tentes insignes

Des francs buveurs!

Guinguettes claires,

Bières, clameurs,

Servantes chères

A tous fumeurs!

Gares prochaines,

Gais chemins grands...

Quelles aubaines,

Bons juifs errants!

Juillet 1873.


CHARLEROI


Dans l'herbe noire

Les Kobolds vont.

Le vent profond

Pleure, on veut croire.

Quoi donc se sent?

L'avoine siffle.

Un buisson giffle

L'oeil au passant.

Plutôt des bouges

Que des maisons.

Quels horizons

De forges rouges!

On sent donc quoi?

Des gares tonnent,

Les yeux s'étonnent,

Où Charleroi?

Parfums sinistres?

Qu'est-ce que c'est?

Quoi bruissait

Comme des sistres?

Sites brutaux!

Oh! votre haleine,

Sueur humaine,

Cris des métaux!

Dans l'herbe noire

Les Kobolds vont.

Le vent profond

Pleure, on veut croire.


BRUXELLE


SIMPLES FRESQUES


I


La fuite est verdâtre et rose

Des collines et des rampes,

Dans un demi-jour de lampes

Qui vient brouiller toute chose.

L'or sur les humbles abîmes,

Tout doucement s'ensanglante,

Des petits arbres sans cimes,

Où quelque oiseau faible chante.

Triste à peine tant s'effacent

Ces apparences d'automne.

Toutes mes langueurs rêvassent,

Que berce l'air monotone.


II


L'allée est sans fin

Sous le ciel, divin

D'être pâle ainsi!

Sais-tu qu'on serait

Bien sous le secret

De ces arbres-ci?

Des messieurs bien mis,

Sans nul doute amis

Des Royers-Collards,

Vont vers le château.

J'estimerais beau

D'être ces vieillards.

Le château, tout blanc

Avec, à son flanc,

Le soleil couché.

Les champs à l'entour...

Oh! que notre amour

N'est-il là niché!

Estaminet du Jeune Renard, août 1872.


BRUXELLES


CHEVAUX DE BOIS

Par Saint-Gille,

Viens-nous-en,

Mon agile

Alezan.

(V. HUGO.)

Tournez, tournez, bons chevaux de bois,

Tournez cent tours, tournez mille tours,

Tournez souvent et tournez toujours,

Tournez, tournez au son des hautbois.

Le gros soldat, la plus grosse bonne

Sont sur vos dos comme dans leur chambre;

Car, en ce jour, au bois de la Cambre,

Les maîtres sont tous deux en personne.

Tournez, tournez, chevaux de leur coeur,

Tandis qu'autour de tous vos tournois

Clignotte l'oeil du filou sournois,

Tournez au son du piston vainqueur.

C'est ravissant comme ça vous soûle

D'aller ainsi dans ce cirque bête!

Bien dans le ventre et mal dans la tête,

Du mal en masse et du bien en foule.

Tournez, tournez, sans qu'il soit besoin

D'user jamais de nuls éperons,

Pour commander à vos galops ronds,

Tournez, tournez, sans espoir de foin.

Et dépêchez, chevaux de leur âme,

Déjà, voici que la nuit qui tombe

Va réunir pigeon et colombe,

Loin de la foire et loin de madame.

Tournez, tournez! le ciel en velours

D'astres en or se vêt lentement.

Voici partir l'amante et l'amant.

Tournez au son joyeux des tambours.

Champ de foire de Saint-Gilles, août 1872.


MALINES


Vers les prés le vent cherche noise

Aux girouettes, détail fin

Du château de quelque échevin,

Rouge de brique et bleu d'ardoise,

Vers les prés clairs, les prés sans fin...

Comme les arbres des féeries

Des frênes, vagues frondaisons,

Échelonnent mille horizons

A ce Sahara de prairies,

Trèfle, luzerne et blancs gazons,

Les wagons filent en silence

Parmi ces sites apaisés.

Dormez, les vaches! Reposez,

Doux taureaux de la plaine immense,

Sous vos cieux à peine irisés!

Le train glisse sans un murmure,

Chaque wagon est un salon

Où l'on cause bas et d'où l'on

Aime à loisir cette nature

Faite à souhait pour Fénelon.

Août, 1872.


BIRDS IN THE NIGHT


Vous n'avez pas eu toute patience,

Cela se comprend par malheur, de reste.

Vous êtes si jeune! et l'insouciance,

C'est le lot amer de l'âge céleste!

Vous n'avez pas eu toute la douceur,

Cela par malheur d'ailleurs se comprend;

Vous êtes si jeune, ô ma froide soeur,

Que votre coeur doit être indifférent!

Aussi me voici plein de pardons chastes,

Non certes! joyeux, mais très calme, en somme,

Bien que je déplore, en ces mois néfastes,

D'être, grâce à vous, le moins heureux homme.

***

Et vous voyez bien que j'avais raison

Quand je vous disais, dans mes moments noirs,

Que vos yeux, foyer de mes vieux espoirs,

Ne couvaient plus rien que la trahison.

Vous juriez alors que c'était mensonge

Et votre regard qui mentait lui-même

Flambait comme un feu mourant qu'on prolonge,

Et de votre voix vous disiez: «Je t'aime!»

Hélas! on se prend toujours au désir

Qu'on a d'être heureux malgré la saison...

Mais ce fut un jour plein d'amer plaisir,

Quand je m'aperçus que j'avais raison!

***

Aussi bien pourquoi me mettrai-je à geindre?

Vous ne m'aimez pas, l'affaire est conclue,

Et, ne voulant pas qu'on ose se plaindre,

Je souffrirai d'une âme résolue.

Oui, je souffrirai, car je vous aimais!

Mais je souffrirai comme un bon soldat

Blessé, qui s'en va dormir à jamais,

Plein d'amour pour quelque pays ingrat.

Vous qui fûtes ma Belle, ma Chérie,

Encor que de vous vienne ma souffrance,

N'êtes-vous donc pas toujours ma Patrie,

Aussi jeune, aussi folle que la France?

***

Or, je ne veux pas,—le puis-je d'abord?

Plonger dans ceci mes regards mouillés.

Pourtant mon amour que vous croyez mort

A peut-être enfin les yeux dessillés.

Mon amour qui n'est que ressouvenance,

Quoique sous vos coups il saigne et qu'il pleure

Encore et qu'il doive, à ce que je pense,

Souffrir longtemps jusqu'à ce qu'il en meure,

Peut-être a raison de croire entrevoir

En vous un remords qui n'est pas banal.

Et d'entendre dire, en son désespoir,

A votre mémoire: ah! fi que c'est mal!

***

Je vous vois encor. J'entr'ouvris la porte.

Vous étiez au lit comme fatiguée.

Mais, ô corps léger que l'amour emporte,

Vous bondîtes nue, éplorée et gaie.

O quels baisers, quels enlacements fous!

J'en riais moi-même à travers mes pleurs.

Certes, ces instants seront entre tous

Mes plus tristes, mais aussi mes meilleurs.

Je ne veux revoir de votre sourire

Et de vos bons yeux en cette occurrence

Et de vous, enfin, qu'il faudrait maudire,

Et du piège exquis, rien que l'apparence

***

Je vous vois encor! En robe d'été

Blanche et jaune avec des fleurs de rideaux.

Mais vous n'aviez plus l'humide gaîté

Du plus délirant de tous nos tantôts,

La petite épouse et la fille aînée

Était reparue avec la toilette,

Et c'était déjà notre destinée

Qui me regardait sous votre voilette.

Soyez pardonnée! Et c'est pour cela

Que je garde, hélas! avec quelque orgueil,

En mon souvenir qui vous cajola,

L'éclair de côté que coulait votre oeil.

***

Par instants, je suis le pauvre navire

Qui court démâté parmi la tempête,

Et ne voyant pas Notre-Dame luire

Pour l'engouffrement en priant s'apprête.

Par instants, je meurs la mort du pécheur

Qui se sait damné s'il n'est confessé,

Et, perdant l'espoir de nul confesseur,

Se tord dans l'Enfer qu'il a devancé.

O mais! par instants, j'ai l'extase rouge

Du premier chrétien, sous la dent rapace,

Qui rit à Jésus témoin, sans que bouge

Un poil de sa chair, un nerf de sa face!


Bruxelles-Londres.—Septembre-octobre 1872.


AQUARELLES


GREEN


Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches,

Et puis voici mon coeur, qui ne bat que pour vous.

Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches

Et qu'à vos yeux si beaux l'humble présent soit doux.

J'arrive tout couvert encore de rosée

Que le vent du matin vient glacer à mon front.

Souffrez que ma fatigue, à vos pieds reposée,

Rêve des chers instants qui la délasseront.

Sur votre jeune sein laissez rouler ma tête

Toute sonore encore de vos derniers baisers;

Laissez là s'apaiser de la bonne tempête,

Et que je dorme un peu puisque vous reposez.


SPLEEN


Les roses étaient toutes rouges,

Et les lierres étaient tout noirs.

Chère, pour peu que tu te bouges,

Renaissent tous mes désespoirs.

Le ciel était trop bleu, trop tendre,

La mer trop verte et l'air trop doux.

Je crains toujours,—ce qu'est d'attendre

Quelque fuite atroce de vous.

Du houx à la feuille vernie

Et du luisant buis je suis las,

Et de la campagne infinie

Et de tout, fors de vous, hélas!


STREETS


I


Dansons la gigue!

J'aimais surtout ses jolis yeux,

Plus clairs que l'étoile des cieux,

J'aimais ses yeux malicieux.

Dansons la gigue!

Elle avait des façons vraiment

De désoler un pauvre amant,

Que c'en était vraiment charmant!

Dansons la gigue!

Mais je trouve encor meilleur

Le baiser de sa bouche en fleur,

Depuis qu'elle est morte à mon coeur.

Dansons la gigue!

Je me souviens, je me souviens

Des heures et des entretiens,

Et c'est le meilleur de mes biens.

Dansons la gigue!

SOHO.

Oeuvres complètes de Paul Verlaine, Vol. 1 / Poèmes Saturniens, Fêtes Galantes, Bonne chanson, Romances sans / paroles, Sagesse, Jadis et naguère
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