— Non, bien sûr que non.
Elle avait presque crié.
— Alors pourquoi est-ce que je dois te dire tout ça ?
Elle soupira et secoua la tête en regardant ses mains.
— Tu n'as pas besoin de me le dire, murmura-t-elle.
— Dans ce cas, qu'est-ce qu'il y a ? Raconte-moi, supplia-t-il. Aie confiance en moi.
Elle scruta le visage de Jordan, y lut une inquiétude presque enfantine. Il voyait tout noir sur blanc, tandis que son monde à elle était noyé dans la grisaille. Elle n'avait à la vérité d'autre choix que de tout lui dire. Elle l'avait involontairement entraîné derrière elle. Et maintenant il ne s'arrêterait pas. Elle ne pouvait plus qu'implorer sa clémence. Elle regarda ses yeux, bordés de rides, marqués par le temps, et se souvint qu'autrefois elle avait cru en lui de toutes ses forces. Elle était jeune alors, et pensait que lorsqu'on aimait quelqu'un qui vous aimait aussi, on pouvait lui faire confiance. Après tant d'années, elle payait encore pour apprendre qu'il fallait être fou pour croire ça. Elle allait tout lui dire, mais pas parce qu'elle avait confiance en lui. Parce qu'elle ne pouvait pas faire autrement, voilà tout.
Il soutint patiemment son regard et attendit.
Enfin elle parla.
— Tu as raison, dit-elle. Tyler a tué Michèle.
D'en avoir déjà eu la certitude n'empêcha pas Jordan de tressaillir. Tout en laissant l'idée faire son chemin en lui, il hocha la tête. Puis il regarda Lillie.
— Tu trembles, lui dit-il. Asseyons-nous.
Elle s'installa à côté de lui, soumise.
— Comment l'as-tu appris ? demanda-t-il. Qu'est-ce que Pink a à voir là-dedans ?
Lillie prit sa respiration. Elle ne pouvait supporter d'avoir à dire ce qu'elle devait dire. C'était comme admettre une terrible faute, comme si elle avait été la coupable.
— Grayson était avec eux.
— Grayson ! s'exclama-t-il.
Son visage blêmit et Lillie vit qu'il faisait un terrible effort sur lui-même pour se contrôler. Il s'agrippa au rebord du ponton et ses doigts se serrèrent sur les planches comme des étaux.
— Je n'arrive pas à y croire. Oh, mon Dieu ! Et c'est pour ça que tu...
— Non. Tais-toi maintenant. Laisse-moi te raconter. Alors elle lui dit très vite tout ce qui s'était passé aux Trois Arches : la mort de Michèle, la conspiration des deux pères et de leurs fils, sa dispute avec Pink et sa conversation avec Royce. Jordan écoutait, les muscles de son visage tendus de colère. Il ne l'interrompit pas une seule fois. Lorsqu'elle se tut, il secoua la tête, comme pour détendre ses mâchoires crispées et pouvoir parler à son tour.
— Comment a-t-il pu la laisser là ? Sa propre sœur ?
Lillie rougit violemment comme si ç'avait été sa faute
à elle, mais elle prit immédiatement la défense de son fils.
— Je te l'ai dit, répondit-elle. Ils avaient bu. Et elle a enlevé son chemisier. Il voulait sauver son honneur...
— Quoi ? En la laissant le visage dans la boue ? Allons, Lillie ! Et de toute façon Michèle n'aurait pas fait ça.
— Si. Puisqu'il me l'a dit ! cria-t-elle. Il a dû s'affoler.
— Mon œil, oui. Il ment pour se donner le beau rôle.
— Il n'aurait pas menti là-dessus ! dit Lillie, furieuse.
— Il a bien menti sur tout le reste, rétorqua Jordan.
— Je t'interdis de parler comme ça de mon fils ! s'exclama Lillie. Je te l'interdis, tu m'entends ? Il a commis une terrible erreur qu'il regrettera toute sa vie. Il aurait dû la sauver. Il n'aurait jamais dû permettre que ça arrive. Tu ne crois pas que je le sais ? Et que lui aussi ?
— Heureusement, encore ! cria Jordan. Et j'espère que ça l'empêche de dormir !
— Et Tyler ? Hein ? C'est lui qui l'a tuée ! Pourquoi t'en prends-tu à Grayson ?
Elle tremblait de colère.
Jordan fit un effort pour se calmer. Il savait que c'était contre Tyler qu'il aurait dû s'emporter. Pourtant l'idée de Grayson abandonnant Michèle alors qu'elle avait plus que jamais besoin de lui lui donnait envie de vomir. C'était peut-être la seule fois où elle n'avait eu que lui pour la défendre, et il s'était enfui. Il avait fait ça, puis il avait menti à sa mère, il l'avait laissée se torturer et souffrir... Ne lui rends pas les choses plus difficiles, se dit-il. Ne remue pas le couteau dans la plaie. Il retint sa rage et essaya de ne penser qu'à Lillie.
— Je suis désolé, dit-il sans réussir à faire disparaître toute amertume de sa voix. Ça a dû être l'enfer, pour toi.
— Ça l'est toujours, dit-elle.
Jordan la regarda, malheureux de la sentir si vulnérable. Il se demanda combien elle pourrait encore en supporter. C'était déjà assez horrible de perdre un enfant, sans qu'on ait besoin d'avoir en plus à affronter les mensonges d'un mari et d'un fils. Sa propre colère lui sembla facile, comparée à la situation de Lillie. Elle voulait punir l'assassin de sa fille. Quelle mère ne l'aurait pas voulu ? Mais pour faire comparaître Tyler devant la justice, elle devrait exposer Pink et Grayson au mépris général et peut-être même leur faire risquer la prison. C'est-à-dire détruire ce qu'il restait de sa vie. Il avait beau essayer, il n'arrivait pas à se mettre à sa place. Qu'ils aillent au diable, tous ! N'étaient-ils pas tous mêlés au meurtre de sa fille à lui, et ne cherchaient-ils pas tous à couvrir son assassin ? Pourtant, à voir Lillie ainsi déchirée, il avait envie de la prendre dans ses bras, de la protéger, mais il lui dit seulement :
— Que vas-tu faire, maintenant ?
Lillie le regarda interloquée.
— Comment ça, qu'est-ce que je vais faire ? demanda-t-elle. C'est plutôt toi qui vas faire quelque chose, non ? J'allais justement te poser cette question.
— Je ferai ce que tu voudras, dit-il.
— Pourquoi ? demanda-t-elle incrédule. Pourquoi me laisserais-tu décider ?
Jordan soupira.
— Je ne mentirai pas, Lillie. Je voudrais voir Tyler arrêté et enfermé pour le restant de ses jours. Et s'il mourait en prison, ce n'est pas ça qui m'empêcherait de dormir. Le fait qu'il soit le fils d'un shérif ne justifie pas qu'on lui accorde un traitement de faveur. Sinon, bien des enfants de policiers deviendraient des criminels. Je suis peut-être sans pitié, mais c'est comme ça que je vois les choses. Il a tué ma fille. Je veux qu'il soit puni, c'est tout.
Lillie l'écoutait sans protester, le visage creux, livide.
— Pourtant, continua-t-il, je sais que si Tyler passe en justice, Pink et Grayson devront comparaître eux aussi. On découvrira le pot aux roses, et ils risqueront la prison. Ils ont dissimulé un crime, pour le moins. Et je te mentirais si je te disais que ça m'embête pour eux. Je crois au contraire que ça leur ferait le plus grand bien.
Sa raison disait à Lillie qu'il n'était pas injuste. Mais son cœur ne pouvait le supporter ; elle le haïssait pour ce qu'il disait, et se sentait coupable elle aussi.
Jordan lui prit la main et la serra dans la sienne.
— Lillie, reprit-il, s'il ne tenait qu'à moi, je te dirais : « Laisse-les tomber. Ils ne te méritent pas. Viens avec moi. » Pourtant je ne te mérite pas non plus.
Alors il osa la regarder, heureux de le lui avoir dit. Les yeux de Lillie croisèrent les siens. Il y lut un profond étonnement, et de l'inquiétude.
— Mais cela ne dépend pas de moi, dit-il. Il s'agit de ta vie. De ta famille. Il n'y a que toi qui puisses décider. Je m'en remets à ta décision.
Pendant une minute le silence plana entre eux, et il espéra contre tout espoir, puis les yeux de Lillie s'emplirent de larmes et elle prononça les paroles qu'il craignait.
— Merci, Jordan. Je ne te remercierai jamais assez.
Il lui tapota maladroitement la main puis la lâcha.
Lillie se la massa d'un air absent, comme s'il l'avait serrée si fort que le sang n'y circulait plus bien.
— Quel cauchemar ! soupira-t-elle en essuyant vite ses yeux. Crois-le ou non, une part de moi-même voudrait faire exactement ce que tu as dit. Pour que Tyler soit pris et puni, quelles que soient les conséquences que nous aurions à subir. Il y a une terrible colère, au fond de moi. Parfois, quand je pense à tous ces mensonges, à la complicité de Pink et Grayson contre moi... ça me coupe le souffle. Puis je me dis : c'est ma famille. Tout ce que j'ai au monde, mon mari, mon fils. Depuis si longtemps ils sont tout ce qui m'importe. Eux et Michèle. J'ai des milliers de souvenirs d'eux. J'ai l'impression qu'hier encore Grayson faisait ses premiers pas vers moi, avec Pink derrière lui qui l'encourageait. Je pense à ça et à la façon dont je les ai laissés tomber, par moments. J'étais tellement préoccupée par la maladie de Michèle. Je les ai négligés trop souvent. Et ensuite je me suis mise à travailler avec Brenda, contre la volonté de Pink. Je savais qu'il n'était pas d'accord. Pourtant je l'ai fait. Je n'étais pas avec eux comme j'aurais dû l'être. Et je ne peux m'empêcher de penser que s'ils ne m'ont pas crue capable d'affronter la vérité, c'est peut-être parce qu'ils avaient de bonnes raisons de le penser. Peut-être qu'ils méritent plus que je ne leur ai donné. Peut-être que c'est à moi de faire amende honorable.
Ça m'étonnerait, pensa Jordan furieux, mais il garda pour lui sa colère.
— Un tel secret sera un terrible fardeau à porter, dit-il enfin.
— Je sais, dit Lillie. Et que tu le portes pour nous est injuste. Je le sais, Jordan. Je n'aurais jamais demandé cela à qui que ce soit. Je te suis profondément reconnaissante.
— Bof, je vais rentrer à New York, dit-il. Je ne les aurai pas devant moi tous les jours, comme toi, pour me rappeler ce qui s'est passé.
Les mots se formaient sur ses lèvres, aussi froids que le froid qu'il sentait en lui.
Lillie ne protesta pas.
— Je n'oublierai jamais ce que tu as fait pour moi, Jordan.
— Nous sommes quittes, dit-il du ton le plus naturel possible. Je te devais bien ça.
Un silence gêné s'installa entre eux.
— Quand j'étais à la Sentinelle, j'ai appris quelque chose d'étrange à propos de Tyler, reprit Jordan quelques instants plus tard.
— Ah bon, quoi ?
— Eh bien, notre fille était peut-être aux Trois Arches cette nuit-là pour passer un moment avec Tyler, mais lui, c'était à cause de Grayson qu'il s'y trouvait.
— Qu'est-ce que tu veux dire ? demanda Lillie.
Jordan sortit de sa poche la photo qu'il avait trouvée
dans le tiroir de Tyler.
— Apparemment, le fils du shérif était amoureux de Grayson. Il avait une photo de lui collée à la porte de son placard, et celle-là dans son bureau. (Il la tendit à Lillie.) Son camarade de chambrée m'a dit qu'il passait des heures à rêver en la contemplant.
Lillie regarda la photo écornée, stupéfaite.
— Oh mon Dieu ! Je suis sûre que Grayson ne se doutait de rien.
Jordan hocha la tête. Pourtant, il n'en était pas aussi sûr qu'elle. Grayson n'était pas le genre de garçon à ne pas remarquer les sentiments qu'il éveillait chez les autres. Mais Jordan préféra se taire. Son antipathie pour Grayson était maintenant proche de la haine, et comme gravée dans la pierre. Or Lillie ne pouvait pas voir les choses sous le même angle. Elle était la mère de Grayson.
L'image de Michèle abandonnée dans la boue hantait Jordan. Personne ne lui ferait croire que Grayson avait essayé de l'aider, ou lui avait remis son chemisier. Il s'était enfui comme un lâche et l'avait laissée là. Point. Lillie croyait ce que lui racontait son fils parce qu'elle avait besoin de le croire. Si Jordan essayait de lui ouvrir les yeux, de lui montrer quel petit salaud égoïste et prétentieux était Grayson, ce serait lui qu'elle haïrait.
Lillie frissonna et remarqua que la lumière du jour pâlissait dans le ciel.
— Il faut que je rentre, maintenant, dit-elle.
Jordan détesta le son de ces mots, mais il baissa la
tête sans rien dire. Il se mit debout et lui tendit la main. Elle se leva à son tour.
— Qu'est-ce que tu vas faire ? demanda-t-elle.
— Je vais passer dire bonjour à ma mère et je rentre, dit-il. J'aurai peut-être un avion ce soir à Nashville. J'enregistre, demain matin.
Lillie hocha la tête. Elle tremblait. De froid, crut-elle. Jordan faillit passer son bras autour de ses épaules, puis se retint. Ce n'était pas la peine de faire comme si elle avait encore besoin de lui. Désormais, il n'y aurait plus de liens entre eux. Pour elle il ne serait plus que celui qui pouvait lui rappeler ce qu'elle essaierait d'oublier.
— Je t'accompagne à ta voiture, lui dit-il.
— Jordan... commença-t-elle.
Elle serra les mâchoires et regarda au loin, de l'autre côté du lac.
— Ne me hais pas, pour ça.
— Jamais, dit-il. Et ne te hais pas toi-même. Viens. Allons-nous-en, maintenant.
25
Lillie avait l'estomac noué quand elle se gara dans l'allée. Elle resta dans la voiture, essayant de reprendre contenance, et regarda sa maison. Quand ils l'avaient achetée, elle ne lui avait pas tellement plu, mais elle était à l'époque si préoccupée parla maladie de Michèle que lorsque Pink avait insisté, lui expliquant que c'était une excellente affaire, elle l'avait laissé décider. Elle n'avait pas le temps de chercher la villa de ses rêves. Alors elle avait accepté cette maison. Mais avec les années, elle avait fait ce qu'elle pouvait pour la rendre confortable et accueillante. Et tout ce qu'elle voyait maintenant traduisait ses efforts. Les buissons qu'elle avait plantés le long du chemin, les vieux fauteuils à bascule de sa grand-mère sous la véranda, les rideaux qu'elle avait cousus. Oui, elle en avait fait un foyer.
Elle descendit de voiture, se dirigea vers la porte de devant et hésita. Elle avait l'impression qu'une fois entrée, elle ne pourrait plus revenir en arrière. Elle rejoindrait les rangs de ceux qui avaient trahi sa fille pour protéger ce qui restait de leur vie. Jamais elle n'avait eu plus envie de faire demi-tour pour s'enfuir. Elle ne pourrait pas prétendre ne pas avoir compris ce que Jordan lui avait dit, ni l'oublier. Après toutes ces années, après tout ce qui était arrivé, il tenait encore à elle. Et cela lui faisait presque mal de le savoir. Quelle ironie ! Elle avait dans le passé si souvent imaginé qu'il prononcerait ces mots, et chaque fois, elle s'était dit qu'elle l'enverrait au diable. Mais la nuit, ses rêves la trahissaient, elle revoyait la même scène, et au lieu de se moquer de lui, elle se laissait emporter par son amour. Et tout cela semblait si peu important désormais. Quand il s'était enfin décidé à lui dévoiler ses sentiments, elle n'avait pensé qu'à sa famille, et au désir qu'elle avait de pouvoir donner une autre chance aux siens. Elle ne pouvait exiger de lui qu'il comprit, lui qui les avait abandonnées du jour au lendemain, Michèle et elle. Même quand elle avait essayé de lui expliquer, elle savait que c'était en vain. Mais maintenant qu'elle avait fait son choix, maintenant qu'elle l'avait repoussé, elle se sentait rejetée dans une solitude qu'elle n'avait jamais connue. Avance, se dit-elle. Ne regarde pas derrière toi. Elle posa la main sur la poignée, respira à fond, ouvrit la porte et entra.
Pink était assis dans son fauteuil, un verre à la main. Il fixait l'écran vide de la télévision. Lillie vit qu'il avait déjà pas mal bu, mais qu'il n'était pas encore soûl. En l'entendant, il tourna la tête d'un mouvement brusque et la regarda. Il avait les yeux injectés de sang. Etait-ce l'alcool ou les larmes, elle n'aurait pu le dire. Son visage, toujours rouge, l'était encore plus qu'à l'ordinaire, et elle se demanda s'il n'avait pas de la tension, soucieuse de sa santé par habitude.
— Lillie ? demanda-t-il d'une voix rauque. Tu es revenue ?
Lillie referma la porte derrière elle.
— Bonjour, Pink.
Elle pendit sa veste dans le placard et traversa la pièce. Pink la suivit d'un regard inquiet.
— Est-ce que Grayson est là ? demanda-t-elle.
— Non.
— Où est-il ?
Pink reprit son verre.
— Je ne sais pas. Je suis allé au bureau, ce matin, après t'avoir vue. J'avais besoin de m'occuper. De penser à autre chose. Il n'était pas là quand je suis rentré, je ne l'ai pas vu de l'après-midi.
— Je veux vous parler à tous les deux, dit Lillie.
— Eh bien, tu devras te contenter de moi, répondit Pink. Ça ne devrait pas te poser trop de problèmes, tu l'as déjà fait, non ?
Il leva son verre vers elle.
Lillie ne releva pas. Elle s'assit en face de lui :
— J'ai parlé à Royce, annonça-t-elle.
— Je sais, dit Pink.
— Et j'ai vu Jordan. Il est revenu de la Sentinelle.
Pink pâlit.
— Formidable, dit-il. Et je suppose que tu lui as tout raconté.
— Il savait déjà, Pink. Il savait que c'était toi qui avais averti Tyler. Et il a compris le reste.
Pink reposa son verre sur la table d'un geste brusque et se frotta le visage.
— Alors ça y est, dit-il. Nous sommes tous foutus. Vous allez nous mettre au pilori, Jordan et toi.
Il se leva d'un bond, heurta la table, et son verre se renversa.
— J'aurais dû le savoir, continua-t-il. Tu n'attendais qu'une bonne excuse.
— Arrête, Pink, cria Lillie. Tais-toi et écoute-moi. Personne ne mettra personne au pilori.
— Allons, dit Pink en se penchant au-dessus d'elle, si près qu'elle sentit son haleine empestée par le bourbon. Tu me prends pour un idiot ? Tu crois que je suis né de la dernière pluie ? Qu'est-ce que vous avez projeté, tous les deux ? Vous ne pouviez rêver d'une situation
plus parfaite ! Je suis certain que tu es ravie. Tu vas enfin pouvoir crier sur les toits quel imbécile je suis. Parce que j'ai voulu protéger mon fils. Oh ! j'imagine déjà ta juste colère. Madame va se venger. De toutes ces années qu'elle a passées avec moi. Alors que tout le monde sait que tu ne m'as épousé que pour mon argent et pour donner un toit à ta morveuse de fille.
Lillie s'écarta de lui, de sa hargne. Elle tremblait de tout son corps. Elle se força à parler calmement. Mais elle avait une voix dure, amère.
— Je suis désolée que tu prennes les choses comme ça, Pink. Nous avons tous les deux eu nos déceptions.
Pink fit la grimace. La honte et le remords se mêlaient dans ses yeux. Il se rassit lourdement et plongea son visage dans ses mains.
— Je regrette d'avoir dit ça de Michèle, dit-il d'un ton malheureux. C'était la plus gentille petite fille du monde. Ma petite fille. Elle pensait que son papa était formidable. Et j'aurais tant voulu que toi aussi tu le penses.
Lillie entendit la supplique qu'il lui adressait, mais elle ne voulut pas y répondre.
— Calme-toi, Pink, dit-elle. Je ne suis pas revenue pour te persécuter. Si tu m'avais laissée parler, je t'aurais déjà dit que je comprends ce que tu as fait. Pour un certain nombre de raisons, tu as cru qu'on ne pouvait me confier la vérité...
— Ce n'est pas ça, l'interrompit Pink. Je voulais t'épargner, Lillie. Et il fallait que je pense à Grayson. A son avenir.
— Eh bien, crois-le ou non, moi aussi, j'aime mon fils. Je ne veux pas lui faire de mal. Et à toi non plus.
Pink émit un son à mi-chemin entre le rire et le sanglot.
— Mais... commença-t-il, comme s'il savait déjà ce qu'elle allait dire.
— Mais rien, dit-elle doucement. Il n'y a pas de mais. Je suis revenue pour de bon, et tout cela restera entre nous. Jordan m'a donné sa parole qu'il n'interviendrait pas, et qu'il n'en parlerait à personne.
Pink la regarda ébahi, et ses yeux se rétrécirent.
— A d'autres, Lillie. Pourquoi se tairait-il ? Il serait tellement heureux de pouvoir me démolir !
Lillie soutint son regard sans ciller.
— Il le fera parce que je le lui ai demandé et qu'il pense avoir une dette envers moi. Pour le mal qu'il m'a fait autrefois.
Alors elle vit qu'il commençait à la croire.
— Il va rentrer à New York, continua-t-elle, gênée de la note de tristesse que sa voix trahissait. Il est probablement déjà parti.
— Comment être sûrs que nous pouvons lui faire confiance ? demanda Pink.
Lillie leva les sourcils, stupéfaite de sa question.
— On ne peut jamais être sûr de pouvoir faire confiance à qui que ce soit, dit-elle. Mais nous n'avons pas le choix.
Pink secoua la tête.
— Oh mon Dieu ! soupira-t-il. Je ne sais plus que penser, Lillie.
— Nous n'avons pas le choix, je te le répète. Et maintenant il faut continuer à vivre.
Pink releva la tête. Une lueur d'espoir éclairait son visage.
— Tu ne changeras pas d'avis ?
— Non, je te l'ai dit.
— Oui, je sais que tu me l'as dit. C'est drôle, mais je regrette de ne pas tout t'avoir raconté dès le début. Si je l'avais fait, Jordan n'aurait pas été mêlé à tout ça, dit-il en essayant de prendre un ton sarcastique pour prononcer le nom de Jordan.
— Oui, répondit Lillie en soupirant. Je crois que nous devrions essayer de nous dire la vérité, dorénavant. J'ai entendu assez de mensonges pour le restant de mes jours.
— Tu as raison, dit Pink. Plus de mensonges, à partir d'aujourd'hui.
Il s'approcha d'elle et posa une main boursouflée sur le genou de Lillie.
— Je m'excuse de t'avoir fait ça, dit-il en regardant son visage bleui. Je ne recommencerai jamais. Je te le jure. Tout ira bien, maintenant. Pour nous tous.
Lillie regarda tristement le visage sincère de son mari, puis releva la tête en entendant s'ouvrir la porte de devant. Grayson entra, les joues roses, les yeux brillants, presque fiévreux. En voyant ses parents, il recula, tendu, comme un animal pris au piège. Pink se redressa et tendit les bras vers lui.
— Regarde qui est là, Grayson ! s'exclama-t-il.
— Maman ! dit Grayson à la fois surpris et un peu inquiet.
— Ta mère a enfin compris que nous avions fait ce qu'il fallait, fiston. A propos de Tyler, et de tout le reste. Alors elle est revenue avec nous, et tout est arrangé.
— Formidable, dit Grayson.
Lillie sentit en elle quelque chose se révolter à la façon dont Pink s'était exprimé, mais elle ne le releva pas. Son mari semblait si heureux, maintenant, si optimiste, qu'elle ne voulait pas gâcher sa joie.
— Et Jordan Hill dans tout ça ? demanda Grayson.
— Il est définitivement sorti de notre vie, exulta Pink avant d'ajouter, plus calmement : il a reconnu qu'il n'avait pas à se mêler de nos affaires, et accepté de se taire. D'ailleurs, il est rentré à New York.
— Mieux vaut tard que jamais, dit Grayson gaiement et apparemment soulagé. Bien joué, maman.
Lillie essaya de sourire, mais elle était blessée de leur plaisir évident.
— Je ne crois pas qu'il y ait là de quoi se réjouir, dit-elle. Jordan n'était pas d'accord pour étouffer cette affaire. Il a seulement compris que nous avions assez souffert comme ça.
— C'est la moindre des choses, quand on sait à quel point cette famille a déjà souffert à cause de lui, siffla Pink.
— Si tu recommences, Pink, je te jure que...
— Oh ! arrêtez, tous les deux. Il est parti, ne parlons plus de lui, réjouissons-nous, c'est tout.
— Tu as raison, dit Pink. Et réjouissons-nous surtout du retour de ta mère, et de la nouvelle vie qui va commencer pour nous.
Lillie allait protester quand le téléphone sonna. Il sursautèrent tous les trois. Puis Grayson, qui était le plus près du téléphone, alla décrocher.
— Allô ? Ne quittez pas, dit-il, en tendant l'appareil à Pink. C'est pour toi : Miz Nunley.
— Qu'est-ce qu'elle veut, encore ! s'exclama Pink en prenant le téléphone pour parler à Reba.
Lillie et Grayson échangèrent un regard, les yeux de Grayson étaient sereins, ceux de Lillie encore tristes. Puis le jeune homme détourna les siens.
— Bon, d'accord, disait Pink, furieux. Mais ils ont intérêt à ce que ce soit sérieux. Me faire sortir à cette heure-ci un dimanche... J'étais au bureau presque toute la journée, ils auraient pu venir plus tôt... D'accord, d'accord.
Pink raccrocha brusquement et se dirigea vers le placard de l'entrée. Il prit son blouson et l'enfila par-dessus sa chemise de velours.
— Qu'est-ce qui se passe ? demanda Lillie.
— Ce sont ces gens à qui j'ai fait visiter une propriété, l'autre jour. Ils viennent d'arriver au bureau et demandent à retourner là-bas. Il fait presque nuit, on n'y verra plus rien. En temps normal, je ne me serais pas déplacé, mais quand les clients demandent à revisiter une maison, c'est généralement qu'ils sont prêts à acheter. Et nous allons avoir besoin d'argent pour envoyer Grayson à Harvard ! Je reviens le plus vite possible.
— Prends ton temps, dit Lillie.
— J'aurais aimé fêter tranquillement nos retrouvailles, répondit Pink.
— Nous t'attendrons, dit Lillie.
— A tout à l'heure. Grayson, aide ta mère à préparer le dîner.
La porte claqua derrière lui et Lillie l'entendit siffloter gaiement. Elle se tourna vers Grayson.
— J'ai quelque chose à te dire, annonça-t-elle brusquement.
Grayson la regarda avec cet air étonné, enfantin, qu'il avait si souvent. Elle ne pouvait nier qu'elle avait envie de le punir. Il ne pouvait pourtant passer le restant de ses jours à regretter. Mais elle se demanda combien de temps il faudrait pour qu'elle puisse le regarder sans ressentiment.
— Ecoute, Grayson, commença-t-elle. Il s'est passé beaucoup de choses, et je n'ai pas encore tout digéré.
Il étudia attentivement le poignet de sa chemise et roula sa manche soigneusement.
— Je sais, dit-il d'un air sérieux.
— Ce n'est pas parce que j'ai décidé que tout cela allait rester entre nous qu'il faut oublier, écarter de nos pensées le passé. Tu comprends ?
Grayson fronça les sourcils et la regarda interloqué.
— Je croyais que tu avais dit que tout était arrangé.
— Oui, si on veut... Officiellement tout est arrangé. C'est-à-dire en ce qui concerne la justice. Mais cela ne change rien au fait que ta sœur a été assassinée. Ce n'est pas une chose qu'on peut accepter comme ça. Notre famille ne sera plus jamais ce qu'elle a été, maintenant.
Grayson releva le menton et écarta de son front ses cheveux blonds.
— Je le sais, dit-il.
— Viens t'asseoir avec moi, Grayson, je voudrais te parler.
Lillie s'installa sur le sofa. Après un instant d'hésitation, Grayson vint la rejoindre. Mais il resta assis tout au bord du coussin. Lillie lui tapota le genou, puis serra ses mains l'une contre l'autre.
— Sais-tu que Tyler s'est enfui de la Sentinelle ? demanda-t-elle.
Grayson passa ses doigts dans ses cheveux.
— Oui, dit-il. Le shérif a appelé ce matin.
— Est-ce que ça t'inquiète ? demanda-t-elle.
Grayson la regarda d'un air déconcerté.
— Non, pourquoi ?
Lillie essaya de choisir ses mots soigneusement.
— Je sais que ces derniers mois ont été une dure épreuve pour toi, Grayson. Peut-être encore plus pour toi que pour n'importe qui d'autre. Tu as été obligé de taire beaucoup de choses. Il y a probablement encore en toi beaucoup de douleur qui n'a pas pu s'exprimer. Et de culpabilité. C'est normal. Il ne sert à rien de faire comme si ça n'existait pas. Tu ne peux pas continuer à agir comme s'il ne s'était rien passé. Personne ne le peut. Sinon, un jour ou l'autre, le passé nous rattrapera.
Grayson changea de position, regardant droit devant lui d'un air pensif. Lillie étudia attentivement le visage de son fils et se demanda ce qui se passait en lui. Elle était parfois étonnée de si mal le connaître.
— J'ai l'impression que c'est arrivé il y a très longtemps, dit-il enfin. J'essaie de ne pas trop y penser.
— C'est exactement ce que je veux dire, Grayson. Je crois qu'il vaudrait mieux que nous y pensions. Et que nous en parlions. Entre nous, bien entendu.
Grayson lui jeta un regard soupçonneux.
— Écoute, maman, nous savons tous ce qui s'est passé. A quoi bon revenir là-dessus ? Ça ne changera rien. Je croyais que nous allions repartir à zéro.
— Oui, dit Lillie, c'est vrai.
— Si tu as envie d'en parler, maman, je veux bien, continua-t-il. Mais j'ai du travail pour demain. Est-ce que je peux... ?
Lillie hocha la tête.
— Oui, vas-y, dit-elle.
Quand il sortit, elle s'enfonça dans les coussins du sofa. De nouveau, elle se sentait rejetée dans une terrible solitude. Arrête, se dit-elle. Arrête de pleurer sur ton sort. Tu as ce que tu as voulu, et maintenant essaie d'en tirer le meilleur parti possible. Les choses ne vont pas changer du jour au lendemain. Il faut être patiente avec Grayson, conquérir sa confiance petit à petit. Attendre qu'il parle quand le moment sera venu pour lui de le faire. Il a reçu un choc terrible, et n'a pas l'habitude de se laisser aller devant toi.
Mais pour l'instant, elle se sentait encore faible, instable. Elle avait l'impression qu'on l'avait écorchée vive et que tout la blessait. Elle ne put s'empêcher de repenser à Jordan, à ses yeux graves posés sur elle, à sa main chaude contre la sienne. Oublie le passé, se dit-elle. Seul l'avenir doit compter. Pourtant, ses yeux pleuraient. Quand elle sentit une larme couler de son cou à l'intérieur de son col, elle se pencha pour prendre un mouchoir dans son sac.
Alors qu'elle fouillait à tâtons, le contact d'un objet dur, froid, la fit sursauter. Elle referma ses doigts dessus et sortit un petit revolver qu'elle regarda un instant ébahie. Que faisait-il là ? Puis elle se souvint. Elle revit Brenda lui expliquer qu'elle aurait besoin d'une arme. C'était hier, et cela lui semblait si loin.
Lillie essuya ses larmes avec ses doigts et sourit tristement. Elle n'avait pas besoin d'arme. Pink était désolé. Ça n'arriverait plus jamais. Pourtant, l'espace de quelques secondes, elle se sentit rassérénée, un peu moins solitaire. Elle imagina Brenda en train de cacher le revolver dans son sac d'un air têtu, décidée à la protéger. Elle n'était pas si seule, finalement, et ceux qu'elle aimait l'aimaient aussi.
Elle se leva en soupirant et alla poser le revolver sur la cheminée, à côté des photos. Comme si elle avait voulu le mettre hors de portée des enfants, bien qu'il n'y eût plus de jeunes enfants dans la maison. Je le lui rendrai demain, se dit-elle. Elle va me faire la leçon, c'est sûr, pensa-t-elle en souriant. Mais à quoi d'autre servent les amis ?
26
— Laisse ça, mon chéri, protesta Bessie Hill quand Jordan prit un torchon pour essuyer la vaisselle. Détends-toi un moment, tu as eu une dure journée.
— Il y en a pour cinq minutes, et ensuite nous pourrons nous détendre ensemble, répondit-il.
Il n'avait pratiquement rien raconté à sa mère mais s'était contenté de lui dire que Lillie lui avait demandé
de l'aider parce qu'elle croyait avoir découvert quelque chose, et qu'ils n'avaient abouti à rien. Bessie savait qu'il lui cachait le principal ; pourtant elle ne lui avait pas posé de questions, et il lui en était reconnaissant.
Bessie posa sa main mouillée sur l'avant-bras de Jordan, lui serra le poignet.
— C'est dommage que tu repartes ce soir, dit-elle. J'aurais aimé que tu passes la nuit ici. Tu es sûr que tu ne peux pas prendre un avion demain matin ?
Jordan lui sourit.
— Moi aussi, j'aurais préféré rester. Mais j'ai rendez-vous de bonne heure.
Bessie reprit sa vaisselle en silence tandis que Jordan rangeait les assiettes et les tasses.
— Ne sois pas triste, dit-il. Je reviendrai bientôt.
— Oui, malheureusement nous ne semblons pas avoir tous les deux la même notion du temps, dit-elle sur un ton de reproche.
Il savait que c'était vrai. Il n'était jamais venu la voir régulièrement. Ce n'était que depuis quelques années, depuis qu'il avait lui-même ressenti le besoin de voir sa fille plus souvent, qu'il avait changé d'attitude et était devenu un fils un peu plus attentif.
— Je sais, maman, dit-il. Mais j'ai toujours de bonnes intentions.
— Seulement voilà, soupira-t-elle, tu es terriblement occupé. C'est comme ça.
— Ne sois pas si compréhensive, plaisanta-t-il.
— Je sais que tu n'y peux rien, répondit-elle, en passant une assiette sous le robinet pour la rincer.
Jordan essuya une tache sur la paillasse et jeta un regard en biais à sa mère.
— Tu m'as toujours accordé le bénéfice du doute, dit-il.
— Oui, j'ai essayé.
— Ça n'a pas dû être toujours facile, murmura-t-il.
Bessie hocha la tête.
— Non, à certains moments pas du tout.
— Quand j'ai quitté Lillie et Michèle, par exemple.
Bessie s'immobilisa et pencha la tête sur le côté, soudain perdue dans ses souvenirs.
— Je crois que c'est là que je t'en ai voulu le plus. Oui, je peux te dire que j'ai terriblement souffert, alors. Que tu m'as terriblement déçue.
— Je sais, dit-il. Mais quand je suis arrivé à New York, tu m'as envoyé de l'argent et des colis. Et tu me téléphonais.
— Bien sûr, dit Bessie. Je t'aime. Je m'inquiétais pour toi. Ce qui s'était passé avec Lillie n'y changeait rien. Et j'ai pensé que tu avais probablement une bonne raison d'agir ainsi. Je me suis dit qu'elles seraient mieux si tu partais que si tu étais resté en le leur reprochant continuellement. Chacun doit accomplir son destin.
— Et si je n'avais agi ainsi que pour lui faire mal ?
— Non, ce n'était pas possible. Je te connais.
Bessie prit le torchon et s'essuya les mains.
— J'ai toujours trouvé ça triste, parce que je savais qu'elle était celle qu'il te fallait. Et c'est rare de retrouver ça.
Leurs regards se croisèrent et Jordan reconnut qu'elle avait raison.
— Oui, dit-il, c'est vrai.
— Brr, il fait frais ce soir. Je vais mettre un chandail, dit-elle.
— Veux-tu que j'aille te le chercher ?
— Non, tu es gentil, mais tu ne saurais lequel choisir, dit-elle en l'écartant gentiment.
Jordan lui sourit puis se dirigea vers la véranda. La nuit était tombée, silencieuse et étoilée, et il s'émerveilla de la paix qui régnait sur leur petite ville. Il se souvint qu'il avait eu l'impression d'y étouffer, autrefois. Qu'il avait cru que le monde serait un endroit merveilleux, au-delà de Felton. Et le reste du monde était beau, mais pas meilleur.
Bessie revint, s'assit sur le sofa et prit ses lunettes sur la table basse pour lire le journal.
Jordan s'écarta de la porte.
— J'ai encore quelqu'un à voir avant mon départ, annonça-t-il.
Bessie lui lança un regard curieux, mais il ne répondit pas à sa question muette.
— Je n'en ai pas pour longtemps, dit-il. Il faut que je parte à huit heures pour Nashville.
Jordan s'étonna de trouver si facilement la maison de Royce Ansley. Dix-huit ans s'étaient écoulés depuis sa dernière visite à Lulene, et encore n'y était-il allé que deux ou trois fois. Mais le souvenir de ces moments était gravé dans sa mémoire. C'était là, dans cette maison, qu'il avait compris qu'il avait un don, quelque chose de différent des autres, et qu'il trouverait gloire et fortune de par le monde. Et il en était ressorti des étoiles plein les yeux.
Quand il cogna à la porte de bois, une écharde s'enfonça sous sa peau.
Personne ne lui répondit. Aucune lumière ne brillait à l'intérieur. La voiture de Royce n'était pas dans l'allée. Pourtant, Jordan resta un moment sur le perron. Puis il remonta en voiture et se dirigea vers le centre. Il semblait peu probable que le shérif fût à son bureau un dimanche soir, mais on ne savait jamais. Les gens ne contrevenaient pas à la loi aux seules heures ouvrables du lundi au vendredi. Les lourdes portes d'entrée étaient fermées à double tour. Il fit le tour du bâtiment. Là non plus, nul signe de vie.
Il pensa alors aller à la prison du comté, qui, au moins, ne fermait jamais et où on lui apprendrait sûrement où il pourrait trouver le shérif. Alors qu'il traversait la place, il vit Bomar Flood qui refermait sa pharmacie, tandis qu'une cliente le remerciait de l'avoir servie à cette heure.
— Quand on a besoin d'insuline, on ne peut attendre, répondit le pharmacien.
— Bonsoir, Bomar, dit Jordan.
Le vieil homme le regarda, incapable de cacher sa surprise.
— Tiens, bonjour Jordan. Qu'est-ce qui t'amène en ville?
— Je cherche Royce Ansley. Il n'est ni chez lui ni à son bureau. Je vais aller demander à la prison s'ils savent où je peux le trouver.
Bomar essaya de taire sa curiosité, mais on voyait bien qu'il grillait de savoir pourquoi Jordan voulait voir le shérif.
— On est dimanche soir, réfléchit-il à haute voix. Royce est probablement à l'hôtel Winchester. Il y dîne tous les dimanches soir. Depuis des années.
— Merci, dit Jordan.
— Tu sais où c'est ?
— Bien sûr. Merci encore.
Jordan repartit vers sa voiture et démarra, conscient du regard de Bomar qui le suivait. Il pensa que le pharmacien et sa femme auraient maintenant de quoi bavarder toute la soirée et se perdre en conjectures. Il traversa la ville, grimpa la côte qui menait, juste après le passage à niveau, au Winchester. C'était un grand hôtel comme il y en avait autrefois dans le Sud, qui avait périclité après la guerre. Le bâtiment en brique de deux étages, avec sa balustrade blanche et son porche à colonnes, était tombé à l'abandon jusqu'à ce qu'un jeune couple d'Atlanta le rachète et lui redonne son charme d'autrefois. Jordan n'y avait jamais mangé, mais sa mère lui avait assuré qu'on y dégustait les meilleures tartes au potiron du comté.
Parmi les voitures garées sur le parking, Jordan vit celle du shérif. Le hall de l'hôtel était décoré de lourdes tentures de dentelles et de meubles victoriens comme au temps de sa gloire. Derrière un massif bureau d'acajou, des casiers attendaient les messages ou le courrier destinés aux clients. Au petit nombre de ceux qui ne portaient pas de clés, Jordan comprit que peu de gens passeraient cette nuit-là à l'hôtel. Pourtant, le restaurant semblait faire de bonnes affaires.
Jordan se dirigeait vers la réception pour demander le shérif, quand il aperçut une silhouette solitaire assise à une table dans un coin de la salle. Dans la lumière tamisée par un abat-jour à franges il reconnut le visage de Royce Ansley.
— Je suis avec le shérif, expliqua-t-il à l'hôtesse avant de traverser la salle.
Au moment où il arrivait à la table de Royce, une serveuse s'approcha avec un panier plein de beignets de maïs. Royce remercia la jeune femme et jeta un regard agacé à Jordan.
— Je peux m'asseoir ? demanda celui-ci.
Royce le regarda sans broncher.
— Je ne vois pas comment je pourrais t'en empêcher.
Jordan prit une chaise et s'assit en face du shérif. Le
pied de la table était celui d'une ancienne machine à coudre. Il posa ses pieds sur la pédale en fer forgé.
— J'ai un certain nombre de choses à te dire.
Royce mangea un beignet de maïs et s'essuya tranquillement les doigts.
— Eh bien, vas-y.
— Je vais être franc, Royce, commença Jordan. Tu sais que je suis allé à la Sentinelle. J'ai découvert que Pink avait prévenu Tyler. Et Lillie m'a expliqué le reste. Ce que vous avez fait, Pink et toi, quand ma fille est morte.
Royce était très pâle, mais il ne répondit rien.
— Malgré le plaisir que j'aurais à vous voir tous souffrir à votre tour, autant te dire tout de suite que j'ai accepté de me taire et de vous laisser régler ça entre vous.
— C'est une très bonne idée, dit Royce d'un ton calme. C'est nous que ça regarde, après tout.
— Non, cela me regarde aussi, Royce. C'est de ma fille que nous parlons. Je n'ai accepté de me taire que parce que Lillie me l'a demandé.
— Malgré le zèle que tu as déployé ces derniers temps, j'ai peur de ne pas te considérer comme le père de Michèle, répondit le shérif.
Jordan tapa sur la table et les beignets de maïs sautèrent dans leur panier.
— Que tu le veuilles ou non, je suis son père. Et toi, tu es un menteur. Alors maintenant ne me pousse pas à changer d'avis.
Les gens se retournèrent pour les regarder.
— Ne te fatigue pas, Jordan, dit Royce à voix basse quand le brouhaha des conversations eut repris son cours. Quoi qu'il arrive, je ne vais pas me laisser intimider par un type comme toi.
Les deux hommes échangèrent un regard de défi. Puis Royce leva son verre de thé glacé, en but une longue gorgée et le reposa devant lui.
— Grâce à ton intervention, mon fils a quitté la Sentinelle et s'est enfui je ne sais où, reprit-il.
Jordan ne cilla pas.
— Je suppose que j'aurais dû rester dans mon coin et te laisser, toi, notre shérif, faire ton devoir comme tu l'entendais.
— Oui, dit Royce. Tu n'aurais pas dû intervenir. Je sais pourquoi tu es ici. Qu'est-ce que tu crois ? Tu es venu pour pouvoir m'humilier. Pour avoir enfin le beau rôle. Eh bien, laisse-moi te dire une chose, cela ne change en rien ce que je pense de toi. Tu as réapparu dans cette ville en père vengeur, tu as mis ton nez dans les affaires des autres, et ensuite tu joues les généreux et tu repars. Cela ne m'impressionne pas le moins du monde, vois-tu. Tu n'as jamais su faire que ça, partir ! Et tu n'as pas la moindre idée de ce que c'est que d'être un père. Alors ne me menace pas d'aller tout raconter. Tu ne diras rien. Tu serais incapable de rester ici assez longtemps pour assumer les conséquences de ta vengeance.
— Une minute ! s'exclama Jordan, puis, comme les gens se retournaient à nouveau vers eux, il baissa la voix. Depuis quand est-ce moi qui suis sur la sellette, là-dedans ? C'est toi, qui as profité de ta position. C'est toi dont le fils est un assassin, murmura-t-il les dents serrées.
Les yeux de Royce étaient de pierre. Il détourna son regard et chercha à repérer la serveuse. Un instant plus tard, il regardait de nouveau Jordan.
— Je ne te dois aucune explication, dit-il. Tu peux rester là aussi longtemps que tu voudras, tu n'obtiendras rien de moi. Je n'ai qu'une chose à te dire : à cause de toi, mon fils est en cavale quelque part. Dieu seul sait
où. Peut-être a-t-il quitté le pays. Et si je ne le retrouve pas, c'est toi que j'en tiendrai pour responsable.
Jordan s'appuya contre son dossier.
— Tu es incroyable ! dit-il. Je sais qu'une bonne attaque constitue la meilleure défense, mais tu ne crois pas que tu vas un peu trop loin ? Alors comme ça, c'est de ma faute, si Tyler a disparu ?
— Oui, répondit Royce d'un air sinistre.
Tandis que la serveuse déposait une assiette de poisson frit et de légumes devant Royce, les deux hommes se turent.
— Et pour vous, ce sera ? demanda-t-elle.
— Il ne mange pas, dit le shérif.
A cet instant, Wallace Reynolds apparut sur le pas de la porte, l'air très agité, et se précipita vers la table du shérif.
— Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Royce, irrité.
— On vient de m'appeler à la prison, shérif, répondit le jeune policier. Il y a une femme qui a vu un corps au fond du puits de la ferme des Millraney. Il faut que nous y envoyions une équipe de sauvetage. Pour le remonter.
— Il est vivant ? demanda le shérif.
— Je ne sais pas. Il fait trop sombre pour y voir. Mais il ne répond pas.
Le shérif soupira et posa sa serviette sur la table.
— Bon. Appelle Estes Conroy. Il a un treuil sur sa jeep. Et une ambulance.
— C'est fait, répondit Wallace.
Royce regarda son assiette.
— C'est aussi bien comme ça, dit-il. Je n'avais plus faim.
Il regarda Jordan d'un air sombre.
— Ne devais-tu pas quitter la ville ? demanda-t-il.
— Ce soir même, répondit Jordan. Le plus tôt sera le mieux.
Pink revint vers le puits et regarda par-dessus la margelle, attiré par ce spectacle horrible comme par un aimant. Il faisait nuit maintenant, et la lampe de poche qu'il avait trouvée dans la boîte à gants de sa voiture n'éclairait pas grand-chose, mais quand il la dirigeait selon l'angle approprié, il arrivait à distinguer des jambes repliées et un torse coincé dans une étrange position. Il y avait des taches sombres sur les vêtements, probablement du sang. Le pauvre bougre n'avait plus qu'une chaussure. L'autre avait dû tomber sous lui. Pink n'arrivait pas à distinguer son visage, ni même sa tête. Il lui vint à l'esprit une idée atroce. Pourvu, se dit-il, que la tête soit encore attachée au corps.
Les DuPres, ce jeune couple qui avait insisté pour aller visiter la propriété ce soir-là, étaient assis, blottis l'un contre l'autre, sur les marches de la porte de derrière. Pink les avaient invités, en attendant la police, à s'installer plus confortablement à l'intérieur, puisqu'il restait encore dans la vieille ferme tous les meubles des Millraney, mais la femme avait refusé tout net. Elle lui avait répondu qu'elle ne remettrait jamais les pieds dans cette maison.
Une vente foutue, pensa Pink qui faisait maintenant les cent pas près du puits, l'oreille aux aguets. Heureusement, le téléphone de la ferme marchait encore, et il avait pu l'utiliser pour demander du secours. On ne savait jamais, ce pauvre type était peut-être encore vivant. Mais Pink en doutait. Il l'avait appelé encore et encore avec les DuPres, mais ils n'avaient entendu pour toute réponse que l'écho de leurs voix anxieuses contre les parois du puits.
La jeune femme se plaignait à son mari. « Je veux m'en aller d'ici », murmurait-elle. Il la calmait, lui promettait qu'ils partiraient dès qu'ils auraient parlé à la police.
— J'ai froid, dit-elle.
Eh bien, va t'asseoir à l'intérieur, pensa Pink. Personne ne t'a demandé de rester sur ces marches. C'est toi qui l'as voulu. En fait, il se sentait injustement furieux contre elle. Il avait fait un gros effort pour les amener ici. Il était épuisé et voulait passer une soirée tranquille chez lui avec Grayson et Lillie, puisqu'elle était revenue. Mais il s'était quand même déplacé, et, tout d'abord, cela lui avait semblé en valoir la peine. DuPres était vraiment intéressé, et sa femme appréciait certainement beaucoup plus la ferme qu'elle ne l'avait fait la première fois. Elle disait qu'elle en aimait ceci, et cela, que les travaux ne seraient pas si importants, et Pink la laissait parler, bien qu'il n'en pensât pas moins. Il savait que son mari l'avait presque convaincue que cette maison était celle qu'il leur fallait, et il sentait que l'affaire était dans le sac, quand elle l'avait interrogé à propos du puits.
— Peut-on encore s'en servir ? avait-elle demandé, comme si elle avait toute sa vie tiré de l'eau au puits.
Pink n'en avait aucune idée. Personne n'avait jamais cherché à en savoir autant sur la ferme des Millraney. D'habitude, les gens qu'il amenait là repartaient très vite, en lui expliquant que non, cette maison ne leur plaisait pas. Il avait même eu une cliente qui avait refusé de descendre de voiture, à la grande gêne de son mari.
C'étaient toujours les femmes qui faisaient des histoires. Les hommes soulignaient les points positifs de ce qu'ils voyaient et agissaient comme s'ils avaient voulu s'excuser de faire perdre son temps à Pink. Mais les femmes s'arrêtaient sur tous les détails. Elles voyaient tout en noir, critiquaient le goût des anciens propriétaires et se comportaient avec défiance, comme si elles avaient constamment peur qu'on les roule.
Lillie elle-même n'avait pas agi autrement, quand ils avaient acheté leur maison. Elle avait eu cet air insatisfait qui donnait à Pink une sensation de douleur au creux de l'estomac. Il lui avait expliqué mille et une fois qu'ils ne retrouveraient pas une aussi bonne affaire, mais il savait qu'elle était loin d'en être ravie. Depuis aussi longtemps qu'il s'en souvienne, il en avait toujours été ainsi avec Lillie. Quoi qu'il fît pour la satisfaire, il avait toujours l'impression que ce n'était pas assez bien pour elle, et cela le blessait.
Pink regarda de nouveau la route. Mais qu'est-ce qu'ils fichaient, bon sang ? Il avait du mal à croire que cette journée pût se terminer ainsi. Lillie était revenue, elle avait compris ; cela seul était important pour lui. Seuls comptaient le retour de Lillie et le fait que l'avenir de Grayson n'était plus menacé. Il s'était plutôt senti bien quand il était arrivé à la ferme avec les Du Près. Il avait eu l'impression que la chance lui souriait sur tous les tableaux. Comment se serait-il attendu à ce nouveau coup du sort ? La femme s'était penchée au bord du puits, éclairant l'intérieur avec sa lampe de poche et, avant même de se relever en se cognant la tête au seau, elle s'était mise à hurler. Alors il avait su qu'il ne vendrait pas la ferme ce jour-là.
Le seau s'était balancé violemment sur sa chaîne. Pink l'avait attrapé à deux mains pour l'arrêter et les deux hommes avaient regardé eux aussi dans le puits. Il n'y avait rien d'étonnant à ce que la femme eût hurlé. Pink lui-même avait eu du mal à retenir un cri.
Le hurlement d'une sirène et le bruit de voitures qui cahotaient sur le chemin de terre lui firent relever la tête. Il se précipita vers l'entrée de la propriété et commença à agiter sa lampe torche d'un air important.
L'ambulance arriva la première, son gyrophare barbouillant de rouge le ciel nocturne. Pink lui fit signe de se garer près de son Oldsmobile, tandis que les DuPres se levaient d'un bond et couraient accueillir les sauveteurs. Deux hommes en blouse blanche descendirent et il y eut un moment de confusion totale, car Pink et les DuPres parlaient tous les trois en même temps. Pendant ce temps, d'autres voitures arrivaient. Les ambulanciers préparèrent leur matériel. Pink se précipita à la rencontre d'Estes Conroy.
Tandis que Pink dirigeait la jeep à travers le champ jusqu'au puits, deux voitures de police s'arrêtèrent dans l'allée.
Le shérif, encore vêtu de ses habits du dimanche,
s'approcha, suivi de ses deux adjoints, Wallace Reynolds et Floyd Peterson. Les DuPres s'avancèrent vers lui, comme des réfugiés vers un feu par une nuit glacée. Pink et Royce échangèrent un signe de tête.
— Qu'est-ce qui s'est passé ? demanda Royce.
— Nous étions en train de visiter la propriété, commença très vite la femme, et j'ai voulu regarder s'il y avait encore de l'eau dans le puits. Alors je l'ai vu.
Le chauffeur de l'ambulance, un roux en uniforme bleu marine, vint les rejoindre.
— Il est encore vivant ? demanda-t-il.
Un de ses collègues, dont la blouse blanche semblait luire dans l'ombre, tourna la tête vers eux pour entendre la réponse.
— J'en doute, dit Pink.
— Nous l'avons appelé à plusieurs reprises, mais il n'a pas répondu, ajouta DuPres.
— Comment allez-vous le sortir de là ? demanda la femme d'une voix trop aiguë.
Royce fit quelques pas vers le puits et se pencha lentement. Il vit des jambes repliées sur elles-mêmes, mais rien d'autre. Il se retourna et appela Estes Conroy qui était en train d'enrouler une corde autour de son treuil.
— Ça y est Estes ?
— Voilà, shérif.
Royce se retourna vers ses adjoints.
— A toi l'honneur, Floyd, dit-il.
Le jeune policier hocha la tête d'un air sombre.
— O.K., shérif.
Estes, un homme trapu coiffé d'une casquette, s'approcha, une cigarette pendant au coin des lèvres, la corde à la main.
— Qui va descendre ? demanda-t-il.
Floyd fit un pas vers lui et Wallace aida Estes à mettre la corde en place. Le chauffeur de l'ambulance vérifia qu'elle était bien attachée autour de la poitrine du jeune homme puis fit un nœud coulant au bout d'une autre corde qu'il tendit à Floyd.
— S'il est vivant, dit un des collègues, essaie d'abord de voir où il est blessé. Il faudra faire très attention pour le remonter.
Floyd hocha la tête, impatient d'en terminer avec sa mission.
— C'est sûrement très glissant, à l'intérieur, le prévint Royce. Assure-toi d'avoir de bonnes prises sur les parois. Wallace, tu tiens la seconde corde.
Wallace hocha la tête et prit position près du puits, tandis que la silhouette athlétique de Floyd, éclairée par la lumière des phares, disparaissait à l'intérieur. Estes retourna vers la jeep, prêt à actionner le treuil.
Il y eut un moment de silence, puis les uns et les autres se remirent à parler, comme pour cacher leur anxiété.
A côté de Royce, Pink se balançait sur ses talons.
— Dure soirée, pour un dimanche, dit-il.
Le shérif s'écarta. Pink le suivit. Les autres ne pouvaient plus les entendre...
— Lillie est rentrée à la maison, dit Pink. Elle a décidé que nous avions raison.
— Je sais. Je viens de voir son ex-mari.
— Ce minable ! s'exclama Pink, et comme Royce le regardait fixement, il baissa la voix. Qu'est-ce qu'il voulait ?
— Il est venu me trouver au Winchester, soupira Royce. Simplement histoire de me menacer un peu.
— Quel salaud ! gronda Pink. Il a promis à Lillie de la fermer. Quel salaud !
— Ça va ? cria Wallace d'un ton inquiet au-dessus du puits.
— Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Royce en se rapprochant.
— Il a glissé contre la paroi. Mais il s'est rattrapé.
Mrs. DuPres s'accrocha au bras de son mari qui murmura des paroles rassurantes à son oreille. Ils ne voulaient pas voir ce qui allait ressortir du puits, mais ils ne pouvaient en détourner les yeux, comme tout le monde.
Pink ne lâchait pas Royce d'une semelle. Il aurait voulu continuer à parler avec lui de Jordan, mais le shérif semblait maintenant totalement absorbé par le sauvetage. Pink tapa sur le bras du shérif avec insistance. Royce se retourna et le regarda, le visage creusé et gris dans la lumière des phares.
— Je croyais qu'il était parti, souffla Pink d'un ton amer. Comment se fait-il qu'il soit encore là ?
— Ça l'amuse, répondit Royce d'une voix lasse. Mais ne t'en fais pas, il s'en va ce soir. Et il m'a assuré qu'il ne dirait rien.
— Il a intérêt, fulmina Pink. Je te jure que s'il revient et qu'il recommence à nous emmerder...
Penchés au-dessus de la margelle, les autres encourageaient Floyd qui était arrivé en bas.
— Il est vivant ? demanda le chauffeur de l'ambulance.
La voix de Floyd remonta jusqu'à eux, assourdie :
— Il est couvert de sang. Mort.
Un lourd silence s'abattit sur l'assistance. Puis chacun y alla de ses conseils pour aider Floyd à passer la corde autour du cadavre et le remonter.
Royce les regardait sans les voir, les yeux perdus dans le vide.
— Je ne crois pas qu'il cherchera à nous faire des ennuis, dit-il. Ça l'a amusé un moment, c'est tout. Il s'est probablement dit qu'il pourrait en tirer quelque publicité.
— En tout cas, il a réussi à mettre Lillie dans tous ses états. Heureusement que je suis arrivé à la calmer. Il faut oublier, maintenant.
A l'intérieur du puits, Floyd poussa un cri étouffé, qui fut tout de suite couvert par les voix de ceux qui cherchaient à l'aider.
— Vas-y, Estes, cria Wallace à Estes Conroy, quand Floyd lui fit signe qu'il était prêt.
— Prévenez le shérif, dit la voix étouffée de Floyd.
— Le prévenir de quoi ? demanda le chauffeur de ambulance.
Mais le bruit du moteur qui actionnait le treuil couvrit la réponse du jeune policier.
— Ce salaud de Jordan Hill ! continua Pink. Tout ça par sa faute.
— Nous sommes tous responsables, dit Royce d'une voix lointaine.
La corde grinça sur le treuil, le moteur vrombit, les autres sauveteurs encouragèrent Floyd, dont le visage livide et moite apparut enfin au bord du puits. Il chercha Royce des yeux, et le regarda fixement.
— Allons-y, cria Wallace. Aide-le à descendre. On va prendre l'autre corde maintenant, Estes.
Floyd vacilla puis s'écroula à côté du puits, le visage enfoui dans ses mains. Les autres le détachèrent et allèrent mettre en place la seconde corde, puis Estes remit le treuil en marche pour remonter le cadavre. Royce se libéra de la main de Pink, qui le retenait toujours par le bras, et se dirigea vers l'endroit où Floyd s'était effondré, haletant.
— Je suis désolé, shérif, gémit Floyd.
— C'était une dure mission, répondit Royce en se penchant pour poser une main rassurante sur l'épaule de son adjoint.
— Ça y est, cria Wallace. Il est là. Tire encore un peu.
Le corps inerte et ensanglanté émergea lentement de
l'ombre. A sa vue, Mrs. DuPres hurla et se blottit contre la poitrine de son mari. Puis le silence fit place aux murmures atterrés, tandis que les uns après les autres, ils reconnaissaient le cadavre.
— Oh mon Dieu ! souffla Wallace Reynolds.
Alors le shérif se retourna pour voir ce qu'ils regardaient tous, ce corps brisé avec sa tête qui se balançait mollement, son visage ensanglanté.
Pink, qui était resté en retrait, ne comprit pas, tout d'abord. Il aperçut les noires traînées que le sang avait laissées sur la figure du mort. Oui, il est mort, et bien mort, pensa-t-il. L'ambulance peut s'en aller.
Pourtant, tous semblaient frappés de stupeur, comme si la vue de ce cadavre les avait réduits au silence et changés en statues de sel. Et effectivement, c'était un triste spectacle. Mais pourquoi les autres regardaient-ils ainsi le shérif, comme s'ils avaient eu peur de sa réaction ? Pink trouva cela étrange. Royce Ansley n'en était pas à son premier mort. Il en avait certainement vu plus qu'aucun d'entre eux.
Non, il ne comprit pas, jusqu'à ce que l'on détache le corps pour l'allonger doucement sur le sol. Puis, quand il vit Royce s'agenouiller près du mort et le prendre tendrement dans ses bras, il sut.
28
Lillie passa de pièce en pièce, allumant toutes les lampes de la maison, comme si la lumière pouvait faire disparaître le froid qu'elle sentait autour d'elle. Tu es chez toi, se dit-elle. Rien n'a changé. Pourtant rien ne semblait plus pareil. La dernière fois qu'elle avait été là, elle était encore innocente, encore à la recherche de la vérité. Pink et Grayson partageaient seuls leur secret et la laissaient se débattre avec son chagrin.
Arrête, se répéta-t-elle. Il ne faut plus penser ainsi. Il faut agir, normalement. Préparer le dîner. Un dîner de retrouvailles. Le début d'une ère nouvelle.
Cette idée aurait dû la rasséréner, pourtant il n'en était rien. Tout le monde autour d'elle semblait croire que le temps du deuil était passé, que des jours meilleurs arrivaient. Mais Lillie ressentait plus que jamais le manque que laissait en elle la disparition de Michèle. En sera-t-il jamais autrement ? se demanda-t-elle. Retrouverai-je jamais une vie normale ?
Elle marchait dans la cuisine silencieuse, sortait assiettes, bols et plats, retrouvait les gestes automatiques d'une activité quotidienne. Elle prit dans le réfrigérateur un poulet cuit, prépara une salade, mit de l'eau à bouillir pour le riz. Mais elle avait toujours l'impression d'un poids qui l'étouffait et qu'elle ne pouvait soulever de sa poitrine. Elle pensa allumer la radio, puis elle comprit qu'elle ne supporterait pas le bruit de la musique, et préféra le silence.
Quand la salade fut prête, elle alla dans l'entrée et appela Grayson.
— Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-il.
— Tu viens mettre le couvert ?
— Voilà, répondit-il gentiment. Où sont les sets de table ? demanda-t-il en regardant autour de lui.
— On voit que les tâches ménagères ne sont pas ton fort, dit-elle. Et Michèle qui prétendait que tu l'aidais toujours !
Le sourire de Grayson disparut, et la remarque de Lillie flotta un instant entre eux. Comme si Grayson ne voulait à aucun prix qu'on lui rappelle le souvenir de sa sœur.
— Dans le tiroir de gauche, dit Lillie.
Grayson ouvrit le tiroir. Quelques jours plus tôt, jamais Lillie n'aurait insisté. Mais elle avait décidé d'être honnête et de mettre fin aux silences gênés qui s'abattaient trop souvent entre eux. Il fallait bien commencer un jour.
— Ecoute, Grayson, dit-elle, je ne comprends pas. On dirait que... toi et ton père... vous ne voulez même pas qu'on prononce le nom de Michèle dans cette maison. Est-ce que c'est vrai ? Est-ce que ça vous met si mal à l'aise d'entendre son nom ?
Grayson posa les sets sur la table et les aplatit de la main. Puis il réfléchit un instant.
— Non, dit-il enfin. Ça ne me dérange pas que tu parles d'elle. Plus maintenant. Puisque tu sais. C'est juste une habitude que j'ai prise ces derniers temps. Je ne voulais pas qu'on en parle, pour que tu n'apprennes pas ce qui s'était passé.
Lillie soupira, soulagée. Elle avait l'impression d'avoir fait un pas en avant.
— C'est bien, dit-elle. Je n'ai pas envie de voir tout le monde sursauter dès qu'on évoque son nom. Nous nous souviendrons toujours d'elle. Tout, dans cette maison, nous la rappelle.
Sa voix s'enroua, mais elle se racla la gorge.
Grayson regarda la table.
— Il faut des cuillères ? demanda-t-il en la regardant de ses yeux implacables.
— Est-ce que tu me comprends, Grayson ? insista Lillie.
— Oui, dit-il, un peu exaspéré. Tu veux pouvoir parler de Michèle de temps en temps. Je suis tout à fait d'accord.
— Toi et ton père aussi, vous pouvez en avoir envie, insista Lillie.
— C'est vrai, dit Grayson. Bon, et ces cuillères ?
Lillie sentit son cœur se serrer. Ça ne devrait pas
t'étonner, pensa-t-elle. Il est exactement comme son père. Il faut éviter les discussions, tout garder pour soi. Il ne fait que suivre l'exemple de Pink. « Ne sois pas comme ça, Grayson, eut-elle envie de crier. Partage ta douleur avec moi. » Mais elle savait que cela ne servirait à rien. Qu'elle ne ferait que l'effrayer davantage, l'éloigner encore plus.
— Oui, il faut des cuillères, dit-elle seulement. Il y a du pudding à la banane.
— Super ! dit Grayson, j'adore ça.
Tandis que Grayson finissait de mettre la table, Lillie se servit un verre de vin en regardant son fils du coin de l'œil. Peut-être que je lui en demande trop en voulant qu'il revienne sur ces moments horribles, se dit-elle. Il vient de passer ces derniers mois à tenter de vivre avec tout ça, ou plutôt à oublier, et maintenant, cette histoire de Tyler revient sur le tapis. Tout en suivant les mouvements souples du magnifique jeune homme qu'était son fils, elle ne put s'empêcher de repenser à ce que Jordan lui avait raconté de Tyler dans l'après-midi. Elle imaginait le fils du shérif rêvassant devant la photo de Grayson, l'emportant avec lui, même après ce qui s'était passé. Comment Tyler pouvait-il encore croire qu'il aimait Grayson après avoir tué sa sœur ? Elle savait que dire ce qu'elle avait envie de dire serait comme arracher la croûte d'une blessure ; pourtant elle ne put s'en empêcher.
— On m'a raconté quelque chose d'étrange à propos de Tyler, aujourd'hui, commença-t-elle.
Grayson s'immobilisa, mais ne la regarda pas.
— Je suis au courant, dit-il. Il s'est enfui. Tu m'en as déjà parlé.
— Non, c'est autre chose, dit Lillie en buvant une gorgée de vin. Est-ce que tu as jamais entendu dire que Tyler... s'intéressait peut-être plus aux garçons qu'aux filles?
Grayson la regarda, très calme.
— Evidemment. Il était pédé comme un phoque. Tout le monde le savait. On m'a même raconté qu'il payait des types du lycée pour s'envoyer en l'air. Et il payait bien, même. Avec l'argent qu'il volait à son père.
Lillie le regarda, stupéfaite.
— Tu le savais ?
— Mais oui, dit-il, puisque je te dis que tout le monde le savait ! Et puis après ?
— Eh bien, je ne sais pas, moi, tu ne nous en as jamais rien dit. Et Michèle, elle, ne devait pas s'en douter.
— Non, répondit-il d'un ton plus grave. Elle se faisait des illusions à propos de Tyler.
— Et je suis certaine que Royce n'a jamais été au courant. En y repensant, je me souviens maintenant qu'il m'a avoué que Tyler lui volait de l'argent et qu'il ne savait pas ce qu'il en faisait...
— Dis m'man, l'interrompit Grayson, est-ce que nous devons vraiment attendre papa ? Je meurs de faim.
— J'avais pensé qu'on mangerait tous ensemble. Un dîner de retrouvailles, en quelque sorte.
— Ecoute, tu sais comment il est quand il s'y met. Si ça se trouve, il en a pour des heures. Je ne me sens vraiment pas de l'attendre.
Et voilà pour les retrouvailles ! pensa Lillie, l'estomac noué.
— Bon, dit-elle. Si tu as vraiment faim.
— Je peux emmener mon assiette dans ma chambre ?
— Non, Grayson, dit-elle sèchement, blessée de sentir qu'il cherchait à la fuir. Mange ici. Ce n'est pas la peine de faire des miettes dans toute la maison.
Grayson haussa les épaules, prit une assiette et alla se servir. Lillie ne bougea pas.
— Je vais attendre ton père, dit-elle.
Le jeune homme s'assit en face d'elle et se mit à manger.
Lillie faisait tourner son vin dans son verre, le regardait pensivement. Au bout d'un moment, elle se remit à parler, d'un ton légèrement vindicatif :
— Si tu savais que Tyler était comme ça, comment se fait-il que tu sois allé avec lui aux Trois Arches cette nuit-là ?
Grayson leva les yeux au ciel et lança à sa mère un regard las.
— Il avait du whisky. Je t'ai déjà raconté, dit-il. Nous sommes allés là-bas pour boire un coup.
— Et qui a demandé à Michèle de venir ? Toi ou lui ?
Grayson se remit à manger.
— Ni l'un ni l'autre, répondit-il la bouche pleine. Elle nous a suivis, c'est tout.
— Mais le révérend Davis l'a vue toute seule sur la route.
— Le révérend Davis ! s'exclama-t-il d'un ton plein de mépris. Ecoute, on avait rendez-vous en bas, je ne me rappelle pas qui est arrivé quand.
— Grayson, ne fait pas le malin, s'il te plaît. C'est peut-être une vieille affaire, pour toi, mais moi, je n'ai découvert ce qui s'était passé qu'il y a vingt-quatre heures. Et je me pose encore beaucoup de questions, insista Lillie.
Une expression étrange passa sur le visage de Grayson, et Lillie crut un instant avoir touché un point sensible. Puis il releva la tête et dit :
— Il y a du concombre dans la salade, m'man, et tu sais que je n'aime pas ça.
Lillie le regarda fixement.
— Pourquoi me parles-tu de concombre ?
— Je t'ai toujours dit que je n'aimais pas ça, maugréa-t-il en soulevant une tranche de concombre du bout de sa fourchette avec un air dégoûté.
Lillie se leva et alla à la fenêtre, le dos tourné à Grayson, qui en profita pour débarrasser son assiette de tous les morceaux de concombre qu'il pouvait y trouver.
— Le reste est délicieux, reprit-il d'un ton conciliant.
Elle se retourna et le regarda. Elle avait assez lu
d'articles dans les journaux, assez vu d'émissions à la télévision et assez vécu pour savoir que les gens étouffaient souvent leurs sentiments, les cachaient derrière une façade de normalité, et que seule l'aide d'un psychiatre pouvait les soulager. Elle ne put s'empêcher de se demander si ce n'était pas ce dont son fils avait besoin. Vu de l'extérieur, tout semblait aller bien pour lui, mais elle était sa mère, et elle n'avait pas le droit de jouer avec la santé mentale de son fils. Il y avait les gens qu'il fallait dans le comté de Cress. Peut-être pourrait-elle demander à Mary Dean, qui travaillait à l'hôpital, de lui donner une adresse.
— Arrête de me regarder comme ça, m'man, je mange, se plaignit-il.
— Ecoute, Grayson, dit-elle, j'étais simplement en train de me demander si nous ne pourrions pas trouver quelqu'un à qui tu puisses parler ; je veux dire : seul à seul. Un professionnel..., qui t'aiderait.
Les yeux de Grayson s’étrécirent.
— Qu'est-ce que tu veux dire ? Un psy ?
— Tu as vécu une expérience terrible, mon chéri...
Grayson serra le poing.
— Tout va bien, dit-il d'un ton neutre. Je n'ai besoin de parler à personne. Tu imagines des problèmes là où il n'y en a pas.
Lillie alla se rasseoir.
— Ce que tu as vécu, Grayson... voir ta sœur tuée, et vivre ensuite en gardant secret ce que tu savais... C'est une chose terrible.
Ses yeux se remplirent de larmes.
— Ce jour de la fête des Pères Fondateurs a été le plus horrible de ta vie. De nos vies à tous...
Grayson sourit et lui tapota le bras.
— Allons, dit-il, cette journée a eu aussi ses bons côtés. J'ai gagné le match, non ?
Lillie écarta son bras d'un mouvement brusque.
— Voyons, m'man, je plaisantais, reprit-il en voyant l'expression abasourdie de sa mère. Ne prends pas tout mal.
A cet instant, le téléphone sonna. Lillie se retourna et regarda le combiné dans l'entrée, vaguement consciente de désirer le réduire au silence, d'arrêter la sonnerie qui résonnait dans sa tête. Elle se sentait tout engourdie, nauséeuse, comme si elle avait ouvert un tiroir et vu un rat qui la regardait fixement. Le rat pourrait s'enfuir et disparaître en un clin d'oeil, mais elle, elle ne pourrait jamais prétendre ne pas l'avoir vu.
— Allons, maman, je ne voulais pas dire ça.
— Alors pourquoi l'as-tu dit ? cria-t-elle d'une voix tremblante.
Mais elle alla décrocher sans lui laisser le temps de répondre, soulagée d'avoir à penser à autre chose.
A l'autre bout du fil, Pink semblait au bord de la crise de nerfs. Elle reconnut sa voix, mais ne comprit pas un traître mot de ce qu'il disait.
— Qu'est-ce qui se passe, Pink ? Je n'entends rien !
— C'est Tyler, cria Pink. Il est mort. On vient de le trouver.
— Tyler Ansley ?
Lillie sentit ses jambes flageoler et elle se laissa tomber sur la chaise qui était à côté du téléphone.
— Ce n'est pas possible... Qu'est-ce que tu racontes ? Qu'est-ce qui s'est passé ?
Littéralement en état de choc, elle vit, comme de très loin, que Grayson se tenait sur le pas de la porte, le corps tendu, attentif.
Elle le regarda, sentant sa colère contre lui disparaître pour ne laisser place qu'à un immense soulagement. Il était là, et vivant. Ce n'était pas son fils qui était mort.
— On l'a trouvé à la ferme des Millraney, cria Pink. Je faisais visiter la propriété. Il a été assassiné, Lillie. Quelqu'un lui a défoncé la tête à coups de marteau.
— Oh, mon Dieu ! s'exclama Lillie. Oh, mon Dieu !
Est-ce que Royce est au courant ? A la ferme des Millraney ? Mais qu'est-ce qu'il faisait là-bas ? Jordan m'avait dit qu'il s'était enfui.
— Royce était là. C'est lui qui l'a trouvé. Lillie, il faut que je raccroche. Je voulais seulement vous avertir, Grayson et toi. Il est avec toi, hein ?
Lillie regarda son fils. Il avait l'air inquiet, impatient. Il semblait si jeune, si vulnérable, à attendre qu'elle lui explique.
— Oui, il est là, dit-elle faiblement. Oh, mon Dieu ! C'est horrible. Mais qui a pu...
— Le tuer ? continua Pink. Enfin, Lillie, c'est évident !
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Jordan Hill, voyons. Qui veux-tu que ce soit ? Il va à la Sentinelle, Tyler disparaît et on le retrouve mort. Il voulait sa peau, je te dis !
— Arrête, Pink, c'est ridicule ! cria à son tour Lillie. Jordan ne ferait jamais une chose pareille...
— Ecoute, Lillie, il faut que je raccroche.
— C'est impossible, Pink. Dis-le à Royce.
Pink gloussa bizarrement.
— Je ne dirai rien du tout à Royce. De toute façon il est déjà parti. Il est parti il y a un moment, fou furieux.
— Non, dit Lillie alors qu'il raccrochait. Non, pas Jordan.
Elle s'assit, le téléphone à la main, puis le laissa tomber sur ses genoux. Son cœur battait à coups violents. Tyler mort. Assassiné. C'était impossible. Elle avait les mains glacées. Elle raccrocha enfin, d'un geste aveugle.
— Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Grayson. Qu'est-ce qui se passe ?
Lillie le regarda, hébétée, terrifiée.
— C'est Tyler. Il est mort. On l'a assassiné, dit-elle d'une voix incrédule.
— Ça, j'avais compris.
Lillie le fixa droit dans les yeux.
— J'ai peur que Royce ne pense que ce soit Jordan.
— Et alors répondit Grayson en haussant les épaules. Bon débarras. Tyler n'a eu que ce qu'il méritait.
— Grayson ! cria Lillie.
— Ecoute, m'man, il a tué Michèle, non ? Quoi d'étonnant à ce qu'on l'ait tué lui aussi ? Chacun son tour ! De toute façon, il ne faisait que des conneries. Il buvait, traînait avec des types pas nets. N'importe qui aurait pu le tuer. Il y a peut-être une histoire de drogue, ou je ne sais pas quoi.
Lillie hocha la tête, rassurée.
— Tu as raison, dit-elle. C'est ridicule d'accuser Jordan. Royce est bouleversé, c'est tout. Il vient de perdre son fils unique.
Elle alla à la fenêtre et regarda dehors. Il n'y avait personne. Seuls venaient jusqu'à elle les bruits de la nuit, les arbres qui frémissaient sous le vent, le sifflement lointain d'un train, les rares voitures qui passaient à cette heure.
— Pauvre Royce.
— Ça risque de foutre la pagaille, dit Grayson. Si Royce s'attaque à Jordan, Jordan pourrait bien changer d'avis et tout raconter. Œil pour œil.
— Il m'a promis, dit Lillie.
— Oui, mais s'il veut nous faire des ennuis, il le peut.
— Il a promis, il tiendra sa promesse. Tu ne penses qu'à toi ! dit Lillie, exaspérée. Tyler est mort. Je n'arrive pas encore à y croire. Et ce n'est pas Jordan qui l'a tué. Il ne risque rien. Mais Royce doit avoir besoin d'un coupable.
Malgré son ton calme, elle connaissait la douleur que Royce devait ressentir, et elle priait le Ciel pour qu'il ne trouve pas Jordan alors qu'il était dans cet état.
— Quel choc ça a dû être pour lui, de trouver son enfant comme ça !
— Où l'ont-ils trouvé ? demanda Grayson. Je t'ai entendue parler de la ferme des Millraney.
— Oui, dit Lillie. Ton père faisait visiter la propriété à des clients, et c'est eux qui l'ont vu.
— Papa n'en fera jamais d'autres ! s'exclama Grayson.
— Il n'y est pour rien...
— Je sais. Mais il ne pouvait pas se contenter de leur montrer la maison. Il a fallu qu'il leur montre le puits, aussi. Comme si ce puits pouvait leur donner envie d'acheter la maison !
Lillie se retourna et regarda son fils fixement.
Il la regarda à son tour, les sourcils relevés.
Elle pâlit d'un seul coup, plissa les yeux, comme si sa vision s'était troublée. Sa bouche s'ouvrit, mais aucun son n'en sortit.
— Quoi ? cria Grayson. Tu ne veux quand même pas que je fasse semblant d'avoir de la peine, non ? C'était un malade. Il n'a eu que ce qu'il méritait !
— Qu'est-ce que c'est que cette histoire de puits ?
Leurs regards se croisèrent, les yeux de Grayson
s'agrandirent, puis se détournèrent, fouillèrent le reste de la pièce.
— Au téléphone ! s'exclama-t-il triomphant. Tu l'as dit au téléphone quand tu parlais avec papa. Tu ne t'en souviens pas ?
— Non, je ne l'ai pas dit, répondit-elle lentement. Ton père n'a pas parlé de puits. Je ne savais pas qu'il y en avait un.
— Alors je ne comprends pas, dit Grayson, agacé. Peut-être que j'ai cru l'entendre. Mais non, je suis sûr que tu l'as dit.
La pièce tournoya autour d'elle. Elle voulut faire le vide dans sa tête, mais ne put rien contre l'idée qui germait en elle. Une main glacée étreignait son cœur.
— Grayson, murmura-t-elle, dis-moi la vérité. Tu n'as rien à voir avec tout ça, hein ?
Grayson la regarda comme il aurait regardé un enfant idiot.
— Bien sûr que non. Tu ne vas pas te mettre à m'embêter avec ça, maintenant ?
— Si tu sais quelque chose, dis-le-moi.
— Je ne sais rien, je te l'ai dit. Combien de fois faudra-t-il te le répéter ?
— Je... je voudrais te croire, mon petit. Mais alors, pourquoi as-tu parlé du puits ?
Grayson la regarda, imperturbable.
— Mais qu'est-ce que tu racontes ? Je n'ai jamais parlé de puits. Tu te fais des idées.
Lillie faillit se mettre à hurler, mais elle se maîtrisa.
— Très bien, dit-elle d'une voix tremblante. Nous allons régler ça. Je vais appeler le bureau du shérif et leur demander où ils ont trouvé le corps.
— Non, pas question, aboya Grayson en s'avançant vers elle. Ecarte-toi du téléphone.
Il se mit en travers de son chemin, et elle prit soudain conscience, pour la première fois, de la taille et de la force de son fils. C'était un homme. Un homme en colère. Capable de lui faire du mal s'il le fallait. Elle écarta cette affreuse idée. Il était son fils.
— Je fais ce que je veux, dit-elle. Pousse-toi.
Grayson hésita, puis, à la grande surprise de Lillie, la
laissa passer. Il regardait au loin, comme préoccupé.
Lillie lui jeta un dernier coup d'œil et s'avança d'un pas incertain vers le téléphone. Elle tremblait intérieurement, mais elle essaya d'avoir l'air calme, décidée. Grayson s'était détourné et frappait de son poing dans la paume de son autre main.
— D'accord, dit-il d'un ton exaspéré. D'accord. Raccroche. Ce n'est pas la peine de les appeler.
Les doigts de Lillie se serrèrent sur le combiné.
— Pourquoi ? demanda-t-elle faiblement sans oser le regarder.
— Parce que... parce qu'il était dans le puits.
Un grondement résonna dans la tête de Lillie.
— Comment le sais-tu ? demanda-t-elle.
— A ton avis ? dit-il.
— Oh, mon Dieu !
— Tu as voulu que je te le dise, alors je te le dis, répondit-il furieux.
— Oh, mon Dieu ! Non ! murmura Lillie.
Grayson s'approcha d'elle, la força à le regarder.
— Ecoute, m'man, ne fais pas comme si c'était une catastrophe, bon sang ! Il s'agit de Tyler. C'est ce que tu voulais que je fasse, non ?
Il lui jeta un regard suppliant.
— C'est ce que tu voulais, m'man ?
Elle le regarda. Son cœur tapait à coups redoublés dans sa poitrine, ses joues étaient brûlantes.
— J'ai vengé Michèle ! cria-t-il. C'est ce que tu voulais ! Tu m'as presque reproché de ne pas l'avoir fait avant. C'est ce que tu voulais, ne le nie pas. Si je l'ai fait, c'est pour toi. Et pour papa.
Lillie vacilla et se raccrocha au dossier du fauteuil de Pink pour ne pas tomber. Aidez-moi, mon Dieu, se répétait-elle. Est-ce à cause de moi ? Est-ce que je lui ai fait croire ça ? Ses yeux s'emplirent de larmes, et elle secoua la tête.
— Non, mon petit, non.
Grayson se mit à arpenter la pièce.
— Ce matin, après le départ de papa, commença-t-il, Tyler m'a appelé. Il voulait me voir. D'abord, je ne voulais pas, puis je me suis dit : si, peut-être qu'il le faut. C'est peut-être la seule chance qui me sera donnée de le faire. Je vais le faire. Je vais faire ce qu'ils attendent de moi. Pour qu'ils soient fiers de moi de nouveau. Pour que Michèle soit vengée.
— Tu l'as tué, souffla Lillie.
— Il a tué Michèle ! cria-t-il.
— Oh, mon petit, je sais qu'il devait être puni, murmura Lillie. Mais je ne voulais pas dire... qu'il devait mourir. Non, je n'ai jamais voulu dire ça.
— Ah non, m'man ! protesta Grayson. Tu ne vas pas me raconter ça maintenant. Œil pour œil, dent pour dent, c'est ça que tu voulais. Tu ne me faisais que des reproches, tu me traitais de lâche, alors j'ai voulu te montrer. Et quand il est revenu, j'ai décidé de le faire payer, une fois pour toutes.
Les tempes de Lillie battaient à grands coups. Sa bouche était si sèche qu'elle avait du mal à parler.
— Oh mon Dieu, mon chéri ! J'étais en colère et je t'ai grondé. Je t'ai peut-être alors dit certaines choses... mais jamais... jamais je n'ai voulu que tu le tues. Seigneur, pour rien au monde.
Elle essayait d'arrêter l'image qui se formait devant ses yeux, celle de Grayson en train de frapper.
— Ne reviens pas sur ce que tu as dit, m'man, lança Grayson. C'est trop tard maintenant.
Lillie secoua la tête, impuissante, et tendit la main vers lui, mais il s'écarta.
— Tu as raison, Grayson, lui dit-elle. Je me sens aussi coupable que si je l'avais tué moi-même. Je ne le nie pas, mon petit, crois-moi.
Elle avait le souffle court, et son cœur battait si douloureusement qu'elle se demanda un instant si elle n'allait pas avoir une crise cardiaque.
— Très bien, dit-il.
— Ce que j'ai dit importe peu. Tu as fait ce que tu croyais que je voulais que tu fasses.
— Exactement ! s'exclama-t-il.
— Je le leur dirai, Grayson. Tout est de notre faute, à ton père et à moi. Et crois-moi, ils comprendront. Après tout ce que tu as souffert, ils comprendront ce qui est arrivé.
Je prierai pour cela, se dit-elle, bien qu'elle ne fût plus certaine que Dieu entendît encore ses prières.
Grayson la regarda, un éclat dur comme du silex dans les yeux.
— Attends un peu, m'man, dit-il. Tu ne vas rien dire à personne. Je ne t'ai pas raconté ça pour que tu me livres aux loups. Tu es responsable, tu dois garder le secret.
— Oh, mon fils, supplia Lillie d'une voix étranglée. Tu dois croire que je t'aime et qu'il n'y a rien au monde que je ne ferais pour toi. Mais nous ne pouvons nous taire. C'est trop grave. Il nous faut avouer la vérité. D'autres que nous sont concernés.
— Qui ? Jordan Hill, par exemple ? Nous nous sommes tus, pour Michèle ! cria-t-il. Et tu as trouvé ça très bien.
— Ce n'était pas la même chose, répondit Lillie, bien qu'elle ne sût d'abord pas très bien pourquoi. Michèle était des nôtres. Nous étions les victimes, réussit-elle enfin à expliquer. Mais le problème n'est pas là. Cette fois, nous n'avons pas le choix.
— Le problème, c'est que j'ai fait ça pour toi et que tu dois me protéger.
— Tu ne comprends donc pas ? demanda-t-elle. C'est exactement ce que j'essaie de faire, te protéger. Qu'est-ce qui va se passer, maintenant, Grayson ? Hein, qu'est-ce que tu crois qu'il va se passer ? Nous sommes allés trop loin. Penses-tu que Royce Ansley ne découvrira pas un jour ou l'autre que c'est toi ? Et alors ? Un après-midi tu rentreras du lycée, tu te feras renverser par une voiture, et personne ne sera arrêté. Alors Royce sera vengé à son tour. Et ensuite ? Il n'y a pas de raison que ça s'arrête. J'essaie de te protéger de la seule façon possible. Il faut en finir.
Ses larmes l'aveuglaient.
— Tu perds les pédales, m'man. Tu ne sais pas ce que tu dis. Ecoute, papa va bientôt rentrer. Il saura ce qu'il faut faire. Nous lui raconterons tout, et il décidera.
Lillie secoua la tête tristement.
— Oh, je sais, dit-elle. Je sais ce que ton père décidera. Il pensera qu'il faut mentir encore. C'est pour ça que je ne vais pas l'attendre. Nous ne pouvons pas continuer à vivre comme ça. Tu te dis que ce serait plus facile de mentir encore, mais il faut que tu me croies, mon petit. Ces mensonges finiront par nous détruire complètement. Il n'y a pas d'autre solution.
Elle se retourna et se dirigea vers le placard, ouvrit la porte, prit son manteau.
— Où crois-tu aller ? demanda Grayson d'un ton dur.
— Au bureau du shérif. Et tu vas venir avec moi.
— Tu es folle ? cria-t-il. Je n'irai pas. Pourquoi me fais-tu ça ? Tu as dit que tu m'aimais, non ? ajouta-t-il d'un ton sarcastique.
— Je t'aime, dit-elle. C'est pour ça que nous devons y aller. C'est la seule chose qui me permettra d'être certaine que tu ne risques plus rien.
Elle sortit du placard la veste de Grayson.
— Mets-la, dit-elle. Tu en auras besoin, il fait froid, ce soir.
— Non, dit-il. Non, sûrement pas.
Elle se retourna pour lui tendre sa veste, et le vit en face d'elle, les yeux brillants de haine. Il tenait à la main le revolver de Brenda, pointé vers elle.
— Tu n'iras rien dire à personne, dit-il.
Elle n'arrivait pas à croire ce que ses yeux voyaient.
— Pour l'amour de Dieu, Grayson...
Il fit sauter le cran de sécurité. Ses yeux étaient froids, assassins. Les yeux de son enfant. Elle voulut crier, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Trop tard, put-elle seulement penser.
— Ecarte-toi de la porte, ordonna-t-il. Fais ce que je te dis, ou je tire.
29
Jordan s'écarta légèrement de sa mère et embrassa sa joue ridée.
— Je t'appelle bientôt, promit-il avant de monter en voiture.
Debout sur les marches du perron, tenant les pans de son manteau serrés contre sa poitrine, elle le regarda partir.
Il jeta son sac de voyage sur la banquette arrière et démarra. Il avait une dernière visite à rendre avant de quitter la ville. Et c'était presque sur sa route.
Il tourna en direction du cimetière, s'arrêta en face des grilles et grimpa le chemin de terre. Grâce au clair de lune, il y voyait suffisamment ; pourtant il ne se sentait pas très tranquille, seul dans un tel lieu en pleine nuit. Il hésita un instant avant de continuer jusqu'à la tombe de sa fille. Puis il pensa à sa petite Michèle, enterrée là pour l'éternité, seule, et il eut honte de ses craintes ataviques.
Les feuilles mortes crissaient sous ses pas. Les branches noires des arbres nus semblaient se tendre vers les tombes et au loin, les champs moissonnés brillaient,
presque comme de la neige sous la lune. Jordan soupira et baissa les yeux vers la pierre tombale. Il récita une prière silencieuse, puis secoua la tête. Il n'arrivait pas à oublier les mots du shérif : « Tu n'as jamais su faire que ça, partir. »
Il entendit grincer la grille et se retourna. Quand il vit la silhouette sombre qui s'avançait entre les tombes, il crut tout d'abord que ses sens le trompaient, que la fatigue lui donnait des hallucinations. Puis il frissonna.
Quelqu'un était entré dans le cimetière et marchait vers lui. Jordan fouilla la nuit du regard, le cœur battant. Lorsque l'intrus se rapprocha et que Jordan reconnut l'allure familière de Royce Ansley, il poussa un soupir de soulagement, aussi discrètement que possible. Mais quand il vit le visage du shérif, sa peur le reprit immédiatement.
— Royce ! s'exclama-t-il d'une voix trop cordiale. Qu'est-ce que tu fais là ?
Les yeux du shérif étaient noirs comme du charbon, profondément enfoncés dans leurs orbites, sa peau parcheminée comme celle d'un vieillard, et son visage avait une expression calme, sévère.
— J'avais l'intention d'aller te cueillir chez ta mère, quand je t'ai vu te garer ici, dit-il.
Les mots du shérif résonnèrent aux oreilles de Jordan comme une menace, mais il voulut en savoir plus.
— Oui, j'ai voulu m'arrêter ici avant de partir, dit-il. Juste pour dire au revoir.
Royce baissa la tête vers la tombe de Michèle.
— Tu avais envie de faire le fier, hein ? De lui dire que tu t'étais occupé de Tyler ?
Jordan scruta le visage du shérif.
— Je croyais que nous avions réglé tout ça, dit-il.
— Oui, tu croyais t'en sortir facilement, répondit Royce. Et tu as failli y arriver.
— Ecoute, Royce, dit Jordan maintenant impatient d'en finir. Nous nous sommes dit tout ce que nous avions à nous dire tout à l'heure — il regarda sa montre, dont les chiffres verts luisaient faiblement dans l'ombre. Je sais que tu es furieux, et peut-être voulais-tu
continuer cette conversation en privé. Mais j'ai un avion à prendre.
Royce lui lança un sourire sans gaieté.
— Tu croyais avoir choisi l'endroit idéal pour le cacher, hein ? Tu n'imaginais pas qu'on le trouverait si vite ? Ça a dû te faire un sacré choc, quand Wallace est arrivé au Winchester ?
Cette fois, Jordan n'y comprenait plus rien.
— De quoi parles-tu ? Trouver qui ?
Les yeux de Royce reprirent soudain vie, dans un éclair rageur.
— Je devrais te tuer de mes propres mains, dit-il en s'avançant vers Jordan.
Jordan recula d'un bond, essayant de comprendre. Puis, d'un seul coup, les paroles de Royce prirent un sens. Il regarda le shérif.
— Oh, mon Dieu, Royce. C'est Tyler que vous avez trouvé ? demanda-t-il d'une voix rauque. Que lui est-il arrivé ? Comment est-il ?
— Epargne-moi ton cinéma, gronda Royce. Garde ça pour ceux qui seront assez bêtes pour y croire. Des jurés, par exemple. Allez, viens. Je t'arrête.
Tout en parlant, Royce avait sorti une paire de menottes de sa ceinture. D'un geste rapide, il les passa aux poignets de Jordan, lui tordant brutalement les bras dans le dos.
— M'arrêter ? protesta Jordan. Attends. Explique-moi. Royce, est-ce que Tyler est... mort ?
Royce le poussa en avant et Jordan trébucha, mais il ne pouvait qu'avancer.
— Oh oui, il est mort, et bien mort, gronda le shérif. Tu crois que c'est pour lui apprendre à vivre que tu lui as défoncé la tête avant de le jeter dans le puits ?
Malgré sa rage, la voix de Royce s'enroua sur ces derniers mots.
Ils étaient arrivés à la grille, et sous une nouvelle poussée de Royce, Jordan tomba face contre terre. Il roula sur le côté et réussit à se mettre à genoux, pendant que Royce ouvrait la portière arrière de sa voiture. Le shérif le tira par le bras puis l'envoya valdinguer de
toutes ses forces à l'intérieur. La joue de Jordan s'ouvrit contre la poignée de l'autre portière, et il s'effondra sur la banquette.
Tandis que Royce allait s'installer à l'avant, Jordan réussit à s'asseoir. Il sentit le sang couler sur son visage.
— Royce ! cria-t-il.
— Ta gueule ! lança le shérif qui démarra sur les chapeaux de roues, abandonnant devant le cimetière la voiture de location de Jordan.
— Qu'est-ce qui s'est passé ? Qu'est-ce qui est arrivé à Tyler ? Bon Dieu ! Je t'ai dit que je ne l'avais pas vu, non ?
— Oui, c'est ce que tu prétends, répondit amèrement le shérif.
— Je le jure, dit Jordan. Il s'était déjà enfui, quand je suis retourné à la Sentinelle pour le voir. Le colonel t'a appelé, il a dû te le dire.
— C'est toi qui as dit qu'il s'était enfui, corrigea Royce. Tu avais dû le tuer avant. Ensuite, tu l'as ramené ici pour cacher son corps dans un endroit où tu croyais qu'on n'irait jamais le chercher. Eh bien c'est raté, monsieur l'acteur !
Jordan se laissa tomber en arrière et lécha le sang qui coulait sur ses lèvres. Il ferma les yeux, essayant de réfléchir. Il fallait qu'il se fasse entendre de Royce, d'une manière ou d'une autre. Calme-toi, se dit-il. Sers-toi de ta tête. C'est normal qu'il te soupçonne. C'est toi qui es allé chercher Tyler à la Sentinelle. Et jusque-là, tout allait bien pour Tyler.
Tyler était mort. Jordan sursauta encore à cette idée.
C'était incroyable. La veille, il était allé le voir, et maintenant il était mort. Ce n'était pas la peine de se faire des illusions, personne ne pourrait croire que c'était une simple coïncidence. Toi, tu connais la vérité, se rappela-t-il. Tu sais que Tyler s'est enfui. Le jeune homme avait donc dû revenir seul à Felton. Et il avait certainement une raison de le faire.
Alors Jordan se redressa et ouvrit les yeux. Tu sais pourquoi il est revenu, se dit-il. Tu sais quelque chose que Royce ne sait pas.
Il se pencha vers la grille qui le séparait de l'avant de la voiture.
— Royce, appela-t-il.
Le shérif l'ignora.
— Je suis désolé pour ton fils, Royce, dit-il. Vraiment désolé, crois-moi. Mais je n'ai rien à voir avec sa mort.
— Cette petite visite que tu es venu me faire, ce soir. Un geste charmant ! persifla Royce. Tu voulais voir si j'allais te lécher les bottes alors que tu avais déjà tué mon fils, hein ? J'aimerais t'écorcher vif, quoi qu'il m'en coûte ensuite. Quelle importance, du moment que j'aurais vengé Tyler ?
— Qu'est-ce que tu veux, Royce, me faire peur ou découvrir avec moi la vérité ? cria Jordan. Je n'ai pas ramené ton fils ici, ni mort ni vif. Il est revenu tout seul pour voir quelqu'un, et je sais qui.
A travers la grille, Jordan vit que Royce enfonçait sa tête dans ses épaules, comme pour ne pas entendre ce qu'il lui disait. Il se pencha encore, le plus près possible de la grille.
— Il est revenu voir Grayson Burdette, cria-t-il. Je le sais !
Royce secoua la tête et poursuivit sa route, puis, comme s'il manquait soudain de carburant, lui et non la voiture, il ralentit et s'arrêta sur le talus. Il resta assis là, sans se retourner, sans plus bouger.
Jordan se sentait la bouche si sèche, qu'il avait du mal à parler. Il ne pouvait voir le visage du shérif et se demandait ce qui était en train de lui passer par la tête. Cet arrêt au bord d'une route déserte l'effrayait un peu. Mais tout au fond de lui, il ressentait un grand calme, une certitude qui le rassurait. Il commençait à démêler les mensonges.
Quand il regarda par la vitre de la voiture, il reconnut soudain l'endroit où ils s'étaient arrêtés.
— Ecoute, Royce, dit-il à cet homme qui lui tournait résolument le dos, enfermé dans son mutisme. Nous sommes au chemin des Trois Arches. Descendons. Je veux revoir une dernière fois l'endroit où Michèle est morte.
Il attendit anxieusement, s'attendant presque à voir le shérif braquer soudain sur lui son revolver. Mais au lieu de cela, un instant plus tard, Royce descendit de voiture, puis ouvrit la portière de Jordan. Il continuait à se taire, et Jordan n'arriva pas à voir ce qu'il y avait dans ses yeux. Quand Jordan eut réussi à se glisser dehors, les deux hommes partirent côte à côte vers le chemin qui menait au vieux pont de pierre. Tandis qu'ils marchaient vers la rive, Jordan commença à sentir de douloureux élancements dans ses bras, mais il ne se plaignit pas. Il réfléchissait intensément. Tyler était en sécurité à la Sentinelle, et il n'y avait qu'une seule personne au monde qu'il pouvait avoir assez envie de voir pour mettre en jeu cette sécurité : Grayson. Grayson, le seul témoin de la mort de Michèle. Le seul qui sût exactement ce qui s'était passé aux Trois Arches. Et donc le seul qui pouvait avoir une raison de tuer Tyler.
Au pas lourd du shérif, à son front préoccupé, Jordan devina que des pensées similaires, quoique certainement sous une forme différente, devaient maintenant le hanter. Mais une pièce du puzzle manquait au shérif. Une pièce dont il ne voudrait pas entendre parler.
Une branche basse gifla le visage de Jordan et il laissa échapper un cri. Le shérif s'arrêta, le regarda. Jordan calcula la portée de ce qu'il allait dire. Il avait les menottes aux mains et ne pourrait jamais se défendre si Royce fonçait sur lui. Alors il parla très vite, sans laisser à Royce le temps de réagir.
— Tyler est revenu voir Grayson Burdette parce qu'il l'aimait, dit-il d'une voix basse mais décidée.
Royce se pencha en avant, prêt à bondir sur son prisonnier. Même dans l'ombre, Jordan le vit rougir de rage. Pourtant il s'arrêta.
— Espèce d'ordure ! cria-t-il.
Jordan sentit le souffle du shérif contre son visage, mais il ne recula pas.
— J'ai découvert ça à la Sentinelle. Tyler aimait Grayson. Il aurait fait n'importe quoi pour lui. Je crois que, depuis le début, il a couvert Grayson.
Il regarda les yeux furieux et tourmentés de Royce.
— Je crois qu'il a pris sur lui le meurtre que Grayson avait commis, continua-t-il.
— Que Dieu te maudisse ! gronda Royce, maintenant écarlate.
Mais Jordan perçut dans sa voix ce qu'il attendait. Une note inespérée de doute.
— Tu sais que j'ai raison, dit Jordan. Tu sais qu'il n'était pas comme les autres.
Royce s'avança devant lui et descendit le chemin en trébuchant comme un ours blessé. Jordan le suivit, il fallait qu'il saisisse cette chance. Il se mit à dire tout haut ce à quoi il avait réfléchi dans la voiture.
— Ne t'es-tu jamais demandé, commença-t-il, pourquoi Grayson n'a jamais pris aucune responsabilité dans la mort de Michèle ? Pourquoi, s'il était là, n'a-t-il pas essayé d'arrêter ton fils ? C'était sa sœur. Est-ce que ça s'est vraiment passé si vite que ça ? Je ne peux pas le croire.
— C'est ce qu'ils ont dit, murmura le shérif. C'est ce que Tyler a dit. •
— Il y a autre chose, reprit doucement Jordan. Grayson prétend que sa sœur avait enlevé sa blouse, et qu'il la lui a remise, après.
Royce s'arrêta net.
— Il a dit ça ?
Jordan hocha la tête.
— C'est ce qu'il a raconté à Lillie.
Royce se remit à marcher. Il arriva au bord de l'eau et s'immobilisa, regardant au-delà des arches.
Jordan vint à côté de lui.
— C'est toi qui as trouvé Michèle, dit-il d'une voix insistante. Elle était allongée le visage dans la boue. Il l'aurait donc laissée comme ça ? A mon avis, elle n'a jamais enlevé sa blouse. C'est encore un mensonge de Grayson. Qui laisserait ainsi sa propre sœur ?
Les deux hommes regardèrent la rive, l'un se rappelant ce qu'il y avait vu, l'autre imaginant la scène avec ce sentiment d'horreur maintenant familier.
— Pourquoi s'est-il enfui ? continua Jordan. Pourquoi a-t-il accepté aussi facilement de couvrir un garçon qui avait tué sa sœur ? Je ne marche pas. Et toi ? Pourquoi étais-tu si prêt à croire que ton fils était coupable ? Ça t'était plus facile de le croire que d'admettre qu'il protégeait un autre garçon, un assassin, parce qu'il l'aimait. C'est ça, hein ?
— Tu es un vrai salaud, murmura Royce.
— Seul Tyler savait qui avait vraiment tué Michèle. Tant qu'il se taisait, Grayson ne risquait rien. Mais quand il a su que j'avais essayé de voir Tyler, Grayson s'est dit que ce dernier allait peut-être craquer, cria presque Jordan. Et à ce moment-là, Tyler a joué le jeu de Grayson. Il est revenu ici, probablement pour demander à Grayson de l'aider, et Grayson s'est dit qu'il fallait profiter de l'occasion pour le réduire au silence. Pour se protéger.
— Non, lança Royce furieux, en se retournant vers lui.
— Si, dit Jordan. Réfléchis.
— Non, ça voudrait dire que Grayson a tué Michèle. Sa propre sœur. Elle n'était qu'une petite fille douce, sans défense. Pourquoi l'aurait-il tuée ?
— Parce qu'elle a découvert la vérité ce soir-là. Je vais te dire ce que je crois, ajouta Jordan avec un regard de défi. Je crois que ton fils a menti par amour. Mais Grayson... Grayson ferait n'importe quoi pour éviter une humiliation. N'importe quoi.
30
Lillie serra la veste de Grayson contre sa poitrine comme un bouclier, et regarda son fils.
— Va t'asseoir sur cette chaise, lui dit-il. Elle ne bougea pas d'un centimètre.
— Grayson, murmura-t-elle d'une voix tremblante. Remets immédiatement ce revolver là où tu l'as trouvé, et j'essaierai d'oublier ce qui s'est passé. Immédiatement.
Grayson sourit, mais ses yeux gardaient un éclat cruel.
— Désolé, m'man, dit-il. Mais tu n'aurais jamais dû le laisser là.
Une rage noire s'empara d'elle et elle s'avança vers son fils. Grayson pointa froidement le canon du revolver vers sa poitrine.
— Recule ! cria-t-il. Tu crois que je plaisante ?
Elle sut tout de suite qu'il était sérieux. Il n'y avait
aucune incertitude dans ses yeux, rien qui permît à Lillie de penser qu'il pouvait faire marche arrière et prétendre que tout ça n'était qu'une mauvaise plaisanterie.
— C'est de ta faute si nous en sommes arrivés là, dit-il. Oui, de ta faute. Tu reviens ici en racontant que tout ira bien, que tout rentre dans l'ordre. Mais en fait, tu ne voulais que me créer des problèmes. Reconnais-le, demanda-t-il d'un ton impérieux. Tu cherchais un prétexte pour te venger de moi. Et à la première occasion, qu'est-ce que tu fais ? Tu veux m'emmener chez les flics, me traîner dans la boue.
— Te traîner dans la boue ? répéta Lillie incrédule. Grayson, j'avais peur pour toi. Tu risques ta vie, mon petit. Je ne veux pas qu'il t'arrive quoi que ce soit. Allez, range ce revolver, et parlons tranquillement. S'il te plaît.
— Parler ! s'exclama Grayson. C'est ce que tu as fait toute la soirée. Tu me donnes des leçons. Tu m'interroges. Michèle ceci. Michèle cela. Où étais-tu ? Qui était où ? Combien de fois Tyler l'a-t-il frappée ? Mais quelle importance ? Quelle différence cela fait-il ? C'est fini. Oublié. Seulement toi, il faut que tu en parles, encore et encore. Seigneur ! Et maintenant tu veux parler de Tyler, hein ? De ce qui est arrivé au pauvre Tyler. Tu veux que le monde entier soit au courant. Qu'est-ce que ce méchant Grayson a fait au pauvre petit Tyler ? On dirait que c'était lui, ton fils, et non pas moi.
Mon fils, se répétait-elle, comme un mantra qui l'aurait protégée de la pluie de mots qu'il lançait contre elle pour la lapider. Mon fils. Elle secoua la tête, désespérée.
— C'est pour toi que je m'inquiète, dit-elle. Pour toi et pour personne d'autre. Je voulais te protéger. Je sais que tu ne le comprends pas, pourtant c'est la vérité.
— Menteuse ! lança-t-il. Je savais que nous ne pouvions pas te faire confiance. Je l'ai dit à papa dès le début. Il voulait tout te raconter. Il voulait rentrer et tout te raconter. Dans l'état où il était, il était incapable de réfléchir. J'ai été obligé de le prévenir. Je savais que tu prendrais le parti de Michèle contre moi, parce que c'est ce que tu as toujours fait. Elle était comme un petit chien avec toi, un petit chien qui aboyait à tes pieds. Eh bien, moi je ne suis pas un petit chien. Je ne me laisse pas attacher, ni dicter ma conduite par des gens moins intelligents que moi. Des gens qui n'ont pas une once de la classe et de la beauté que mon petit doigt a à lui tout seul. Des gens que je n'ai aucune raison d'écouter.
Lillie regarda son fils, les yeux écarquillés. A ces mots, elle se recroquevilla intérieurement sur elle-même. Elle aurait voulu fermer ses oreilles à cette tirade impitoyable. D'où venaient ces mots ? Avaient-ils toujours été là ?
Il vit son désespoir et hocha la tête, méprisant.
— Je sais ce que tu penses. Tu penses que je suis prétentieux, hein ? Evidemment, c'est ce que tu te dis, parce que tu es trop limitée pour admettre que c'est peut-être la vérité. En y réfléchissant, je comprends maintenant pourquoi tu préférais Michèle. Elle était plus ordinaire, moins intelligente. Elle te ressemblait plus.
Il agitait le revolver tout en parlant, et Lillie suivait ses mouvements comme ceux d'un serpent. Il prenait plaisir au contact de l'arme dans sa main, à la tenir prisonnière et à la tourmenter. Elle ne devait pas le laisser la blesser, il fallait qu'elle se contrôle. Qu'elle soit adulte. Qu'elle essaie de l'apaiser.
— Grayson, dit-elle aussi calmement que possible, je regrette de t'avoir donné l'impression de préférer
Michèle. C'est seulement parce qu'elle était malade. Je vous aimais tous les deux plus que tu ne peux l'imaginer et maintenant tu es tout ce qu'il me reste...
— Oh, ce n'est pas grave, l'interrompit-il. Je ne pense pas qu'être ton préféré ait jamais constitué un grand avantage. Ça devait être plutôt pesant.
— Me hais-tu à ce point ? s'exclama-t-elle, en comprenant immédiatement que la réponse à cette question n'était que trop évidente.
Il pointait une arme vers elle, menaçait de la tuer.
Une lueur de surprise passa dans les yeux de Grayson.
— Non, dit-il, comme s'il voulait sincèrement la rassurer. Tu as plutôt été une bonne mère dans l'ensemble. Je n'irais pas jusqu'à dire une excellente mère mais pas épouvantable non plus. Disons que tu as fait correctement ton boulot. On mange bien, la maison est propre, et tu fais plutôt jeune pour ton âge.
Une telle indifférence l'atteignit en plein cœur, comme une lame glacée. Elle aurait préféré la haine. Bien qu'elle ne pût le comprendre, il lui devenait évident qu'elle ne pouvait faire appel à ses sentiments. Il agissait comme si elle avait été pour lui une parfaite étrangère.
Elle frissonna et respira profondément.
— Que veux-tu de moi, Grayson ? demanda-t-elle.
Grayson serra les lèvres et secoua la tête tristement.
— Quelque chose que je ne pourrai probablement jamais avoir. Ta loyauté. J'ai besoin de savoir que je peux te faire confiance. Mais je vois que ce n'est pas possible.
Malgré elle, Lillie se mit à pleurer. Elle essuya ses larmes, furieuse.
— Comment oses-tu ? cria-t-elle. J'essayais seulement de faire ce que je croyais être le mieux pour toi, parce que je t'aime.
— Voilà, dit-il. C'est là le problème. Nous ne voyons jamais les choses de la même manière. Tu te mets toujours en travers de mon chemin. Tu essaies toujours de m abaisser, au nom de ton amour maternel. Il faut que je me débarrasse de toi.
« Que je me débarrasse de toi. » La froideur de cette déclaration lui fit l'effet d'une décharge électrique, mais très vite, la peur fit place à la honte, et à la pitié. C'est ton fils, se dit-elle. Et il est fou.
Une part d'elle-même se refusait à vivre un instant de plus en sachant cela, mais son instinct de conservation prit le dessus. La peur revint, la mit sur ses gardes. Dis-lui quelque chose, se dit-elle. Continue à le faire parler jusqu'à ce que Pink arrive.
— Ton père va rentrer d'une minute à l'autre, murmura-t-elle.
— C'est ce que j'attends, répondit-il calmement. Comme ça je pourrai dire que c'est lui qui t'a tuée.
Lillie le regarda fixement.
— Tout le monde sait que vous vous êtes disputés, continua-t-il. Tout Felton a vu qu'il t'avait battue. Nous dirons que c'était un accident, en quelque sorte. J'expliquerai que j'ai essayé de l'arrêter, et je m'en sortirai avec les honneurs de la guerre. Papa acceptera, ajouta-t-il. Il ferait n'importe quoi pour moi.
Elle ne pouvait plus le regarder. Un grondement résonnait dans sa tête, comme celui de l'océan en colère. Elle regarda le revolver. Avance, se dit-elle, prends-le-lui. Et s'il te tue, quelle importance ? A quoi bon continuer à vivre, maintenant ?
Mais elle était paralysée, incapable de décider elle-même de son dernier instant. Grayson regardait par la fenêtre.
— Devine qui arrive, fit-il.
Il entrouvrit la porte et baissa son arme.
— Entre, dit-il en ouvrant complètement cette fois.
Pink s'avança dans la pièce.
— Ferme la porte, lui ordonna Grayson.
Pink s'exécuta, se retourna et vit Grayson revolver au poing. Son visage se creusa, ses yeux s'écarquillèrent et il fit un bond en arrière. Mais il se reprit immédiatement et adopta une attitude calme, un peu lasse. Comme s'il venait de rentrer chez lui après une journée de travail et que le fait de trouver son fils une arme pointée contre sa mère était la chose la plus naturelle du monde. Seule la sueur qui se mit à perler sur son front trahit son inquiétude.
Lillie vit qu'il faisait un terrible effort pour se contrôler, et elle l'en admira. En même temps, elle ne pouvait oublier les mots de Grayson : « Papa ferait n'importe quoi pour moi. »
— Qu'est-ce qui se passe, encore ? demanda Pink à son fils. Qu'est-ce que c'est que ça ?
— C'est elle. qui a commencé, dit Grayson. Demande-le-lui.
— Je t'ai posé une question, répondit Pink d'un ton exaspéré. Où as-tu trouvé ce revolver ?
— Il était là, dit Grayson en tendant le menton vers la cheminée.
— Et qu'est-ce qu'il faisait là ? demanda encore Pink, comme si c'était le revolver qu'il accusait.
— Je ne sais pas, dit Grayson.
— C'est celui de Brenda, murmura Lillie. Elle l'avait mis dans mon sac.
Pink secoua la tête et soupira.
— Brenda ! s'exclama-t-il. J'aurais dû m'en douter. Bon, ça va, Grayson. Donne-le-moi maintenant, et raconte-moi ce qui se passe.
Lillie vit passer une lueur de colère méprisante dans les yeux de son fils, une sourde révolte contre l'autorité dont Pink essayait de faire preuve. Puis il sembla revenir sur cette impulsion. Pink était son allié, son ami.
— Elle croit que j'ai tué Tyler. Elle m'a menacé d'aller chez les flics pour me dénoncer.
— Quoi ? cria Pink. (Il se retourna vers Lillie.) Tu es devenue folle ?
— Il me l'a avoué, dit Lillie. Je l'ai surpris en train de mentir, et il a avoué que c'était lui.
— Ce n'est pas vrai ! cria Grayson. Elle a tout inventé !
— Tu as probablement mal compris, Lillie. C'est complètement ridicule. Tout le monde sait qui a fait ça, dit-il en regardant sa femme l'air profondément déçu.
Pourquoi recommences-tu, Lillie ? Nous venons à peine de nous retrouver, et tu gâches tout à nouveau. Pourquoi faut-il toujours que tu penses tant de mal de cet enfant ?
Le léger espoir qu'avait éveillé en elle l'arrivée de son mari s'évanouit immédiatement. Il lui faisait déjà des reproches, à elle, et acceptait que son fils la menace d'une arme. Elle leva vers Pink des yeux désespérés. C'était presque comme s'il avait été ensorcelé par Grayson. Il préférait croire que sa femme mentait plutôt que de troubler l'aura magique qu'avait pour lui son fils.
— Pink, s'entêta-t-elle, il savait que Tyler était dans le puits avant que tu ne me téléphones. Et quand je l'ai interrogé, il m'a avoué qu'il avait tué Tyler pour venger Michèle.
Pink fronça les sourcils, se mordit la lèvre.
— Pour venger Michèle... Oui, je comprends ça, dit-il, en se tournant vers Grayson. C'est vrai, fiston ?
— Non, répondit Grayson après un instant d'hésitation. Elle a tout inventé.
Les yeux de Pink passaient de l'un à l'autre.
— Il y en a un de vous deux qui ment. Tu es sûre de ce que tu dis, Lillie ? Sûre d'avoir bien compris ?
— Par pitié, Pink ! cria Lillie en se détournant.
— Ne fais pas comme si c'était de ma faute, maintenant, dit Pink. J'arrive ici, et chacun me donne une version différente de ce qui s'est passé. J'essaie de comprendre, c'est tout.
— Mais tu ne vois pas ce qu'il est en train de faire ? cria Lillie.
— Il se défend, c'est tout, répondit Pink. Ecoute, Lillie, sors d'ici, va te promener ou n'importe quoi. Je vais parler à Grayson.
— Non, p'pa, intervint Grayson. Elle n'ira nulle part.
— Pourquoi ? demanda Pink. Nous n'avons pas besoin d'elle. On va réfléchir ensemble, tous les deux. Résoudre ce problème.
C'était une tentative héroïque qui aurait pu la sauver, et qui aurait peut-être marché avec un autre, mais pas avec Grayson. Pink voulait la libérer en prenant sur lui le poids de toutes les responsabilités. Mais elle savait qu'il n'avait aucune chance. Plus maintenant. Parce que c'était un schéma que tous trois connaissaient trop bien. Elle étudia le visage de son mari en se demandant d'où pouvait venir un tel aveuglement et en se disant qu'au fond, il avait de la chance. Pourtant, une chose était claire. Grayson n'était pas prêt à accepter son plan.
— Non, dit ce dernier. Elle reste là.
— Ecoute, fiston, reprit patiemment Pink. Je comprends que tu sois bouleversé. C'est une accusation terrible. Qui ne tient pas debout. Mais on ne menace pas quelqu'un comme ça avec un revolver. Et d'une, c'est dangereux, et de deux, ça peut faire croire ce qui n'est pas.
— Je ne peux pas la laisser partir, papa. Elle irait droit chez le shérif lui dire que j'ai tué Tyler et qu'ensuite je l'ai menacée de lui régler son compte à elle aussi.
— Elle ne le fera pas, je te le promets, dit Pink. Ça ne concerne que nous, et ça restera entre nous, n'est-ce pas, Lillie ?
Elle avait peur de répondre, peur de défier ce revolver chargé, mais elle ne pouvait se défiler.
— Non, plus maintenant, dit-elle.
— Tu vois ? s'exclama Grayson.
— Bon sang, Lillie ! Notre famille n'a-t-elle pas assez souffert comme ça ? Faut-il que tu en rajoutes ? Je croyais que tu étais d'accord pour que nous réglions désormais nos problèmes entre nous ?
— Oui, mais la situation n'est plus la même, maintenant, dit-elle d'une voix faible.
Ils s'alliaient contre elle, se préparaient à l'abattre. Et au fond, cela n'avait plus d'importance.
— Hé là, dit soudain Pink, dont les yeux s'étrécirent. Je crois que je commence à comprendre quelque chose.
Il jeta à sa femme un regard sombre.
— Dis-moi que je me trompe. Dis-moi que ce n'est pas vrai. Oh, mon Dieu... Oui, je comprends... C'est à cause de Jordan Hill, hein ? Tu crois qu'ils vont l'arrêter, et tu n'as trouvé que ça pour les en empêcher. Seigneur ! Et tu t'étonnes de ce que Grayson réagisse comme ça ?
— Pour l'amour du Ciel, Pink, cria Lillie, crois-tu que j'accuserais mon propre fils... pour défendre n'importe qui d'autre ?
— Ecoute, Lillie, dit Pink en posant ses mains contre sa poitrine. Je ne sais pas ce que tu es capable de faire. Tu es un mystère pour moi. D'accord ? Mais ce garçon est mon fils. Mon fils à moi. Et je ne laisserai ni toi ni personne d'autre le calomnier et l'accuser injustement. Si tu ne l'aimes pas, eh bien, tant pis pour toi.
— Ce n'est pas une question d'amour... commença Lillie, mais déjà il lui tournait le dos et agitait la main vers Grayson, comme un agent de la circulation, pour faire avancer une voiture.
— Allez, fiston. Donne-moi le revolver. Tout ira bien.
— Elle va leur dire que c'est moi, s'entêta Grayson, elle va raconter au shérif que j'ai tué Tyler.
— Ne t'inquiète pas, fiston. Elle n'ira rien dire à personne, crois-moi.
Grayson secoua la tête.
— Non, papa, nous ne pouvons plus lui faire confiance. Elle ira voir le shérif.
— Et nous dirons au shérif qu'elle ment, répondit Pink calmement. Il saura qu'elle ment. Quoi qu'elle dise. J'y veillerai.
— Non, papa, dit Grayson, presque gentiment, nous ne pouvons pas prendre ce risque. Ce sera elle et Jordan Hill contre toi et moi. Il est connu. Tu n'es qu'un minable petit agent immobilier. Qui penses-tu que les gens croiront ? Lui, bien sûr. Et il dira tout ce qu'elle voudra qu'il dise. Tu sais qu'ils n'attendent que la première occasion pour nous baiser tous les deux.
— Quand même, se rebella Pink, on ne m'a peut-être jamais vu à la télé, mais je suis quelqu'un qui compte dans cette ville. De toute façon, je ne vois pas ce que nous pouvons faire d'autre.
— Moi je crois que nous ne pouvons pas les laisser s'en tirer comme ça. A mon avis la meilleure solution serait qu'elle soit tuée, comme par accident.
Lillie était presque heureuse qu'il l'ait enfin dit. Elle releva la tête lentement et regarda Pink comme pour lui dire : « Voilà. Tu comprends maintenant ? »
Ebahi, Pink regarda tour à tour son fils et sa femme. Il serra les mâchoires et cligna des yeux, comme s'il se réveillait brutalement. Puis il regarda de nouveau Grayson, le visage empreint de l'expression la plus malheureuse que Lillie eût jamais vue. Elle sentit des larmes de pitié lui monter aux yeux. Pauvre Pink. Il avait tout misé sur cet enfant. Il lui fallait maintenant faire coller les mots meurtriers de Grayson à ses rêves et ses espoirs faits homme, son fils.
— Grayson, dit Pink d'une voix tremblante. Je sais que tu ne penses pas ce que tu viens de dire. Tu es bouleversé, c'est tout.
— Mais enfin, papa ! répondit Grayson. Je t'assure que j'y ai réfléchi. Ça ne serait pas si difficile que ça. D'abord, c'est le revolver de Brenda, donc Brenda sera obligée de déclarer que maman l'avait.
Pink fixait Grayson, atterré, éperdu.
— N'en dis pas plus, mon petit.
— Vas-tu m'écouter, à la fin ? insista Grayson. C'est un bon plan. Nous dirons que vous vous êtes disputés, qu'elle t'a menacé et que, quand tu as essayé de la désarmer, le coup est parti. Alors on serait tranquilles. Elle... elle ne serait plus là, quoi.
Pink tremblait, et son visage habituellement rouge était livide. Lillie se cacha des mains le visage. Voilà comment son enfant imaginait qu'il l'exécuterait.
Pink s'éclaircit la gorge.
— Nous nous laissons tous emporter à certains moments, Grayson. Nous croyons parfois vouloir faire du mal à ceux qui nous ont en fait. Ce n'est pas grave, non, pas grave du tout. Cela arrive à tout le monde. Cela ne veut rien dire.
— Je t'assure que c'est jouable, papa, dit Grayson d'un ton calme. Nous y arriverons, tous les deux. Personne n'en saura jamais rien.
— Ça suffit, coupa Pink. Assez d'idioties, maintenant. Donne-moi ce revolver. Personne ne va tirer sur personne.
— Ça alors ! s'exclama Grayson. Je croyais qu'on se tenait les coudes, tous les deux ? C'est ce que tu as toujours dit, non ?
— Oui, fiston, on se tient les coudes, répondit Pink en fuyant le regard de Grayson. Et je te promets que je m'occuperai de tout. Que personne ne touchera à un seul de tes cheveux. Je te le promets.
Grayson plissa les yeux et secoua la tête lentement.
— Qu'est-ce que tu racontes, papa ? Qu'est-ce qui te permet de croire que tu pourras réussir ? Pour qui te prends-tu ? Tu ne représentes rien, tu n'es rien, dans cette ville. Tu n'as même pas une voiture neuve ! Pourquoi te croirait-on plutôt qu'elle ?
Pink rougit à cette déclaration cruelle.
— C'est mon problème, dit-il. Je suis ton père, non ? Alors fais ce que je te dis.
— Ne discute pas avec lui, Pink, l'avertit Lillie à voix basse.
Pink la dévisagea, comme indigné qu'elle puisse se mettre de son côté.
— Ne t'en mêle pas, lui lança-t-il amèrement.
Elle vit dans ses yeux une terrible rancœur, comme s'il la rendait responsable d'avoir détruit ses rêves.
— Ne me fais pas le coup du : « Je suis ton père », reprit Grayson. Et tous nos projets ? Et mon bel avenir ? C'est toi qui m'as toujours promis de me faire une belle vie !
— Nous y arriverons ! cria Pink. Ce sera exactement comme nous l'avons imaginé.
— Non, pas si tu la laisses me livrer à eux. Tu sais, pendant toutes ces années, quoi que je fasse, tu étais toujours là, tu ramassais toujours les lauriers derrière moi. Tu m'agrippais toujours par l'épaule pour être sur la photo du journal, tu serrais tes doigts gras sur mes trophées, comme si tu avais été derrière tous mes succès, dans tous les domaines. Quand je remportais un match, tu racontais que c'était toi qui m'entraînais.
Quand les gens disaient que j étais beau, tu rayonnais de fierté, comme si ç'avait été grâce à toi. Et au mieux de ta forme, tu n'as jamais eu l'ombre de mon physique, dit Grayson d'un ton plein de mépris. Je vais te dire une chose, maintenant. Pendant toutes ces années, je t'ai laissé faire. Je t'ai laissé ramasser les lauriers. Mais il y a une justice. Maintenant, tu vas prendre la responsabilité de ce que je vais faire. A ton tour d'assumer.
Grayson releva le canon de son revolver et s'avança vers Lillie. Un instant, Pink sembla paralysé, comme si les paroles de Grayson l'avaient vidé de toute vie. Puis il bondit entre son fils et sa femme.
— Grayson, supplia-t-il d'une voix pleine de larmes. Tu ne penses peut-être pas grand-chose de moi. Et peut-être que tout ce que tu as dit est vrai. Je ne sais pas. J'étais fier de toi. Et on dirait que toi, tu n'étais pas très fier de moi...
La voix de Pink se brisa. Il s'arrêta, et regarda au loin, tremblant de tout son corps.
— Mais je saurai m'occuper de cette affaire, Grayson, reprit-il. Je te montrerai de quoi je suis capable. Donne-moi ce revolver, et je te le montrerai.
Il tendit vers son fils une main suppliante. Mais Grayson releva la tête, comme un animal qui sent un danger.
— Qu'est-ce que c'est que ça ?
Lillie avait entendu, elle aussi. Ça ressemblait à un bruit de portière claquée.
— C'est le vent, dit-elle.
— Il y a quelqu'un dehors ? demanda Grayson.
Pink sembla ne rien entendre, ne pas remarquer
l'inquiétude soudaine de son fils. Il fit un pas et tira sur le bras de Grayson.
— Donne-moi ça, fiston, répéta-t-il. Il faut que tu me fasses confiance. Crois-moi, tu verras que j'avais raison. S'il te plaît, mon petit, s'il te plaît. Fais-le pour moi. Je saurai te sauver.
— Je savais que tu n'étais qu'un faible, j'aurais dû prévoir que tu craquerais, dit Grayson.
Lillie vit les yeux de son fils se remplir de dégoût, tandis que Pink essayait maladroitement d'attraper le revolver. Elle bondit de sa chaise.
— Non, Pink, non, supplia-t-elle. Ecarte-toi.
Mais Pink ne voulut pas l'entendre. Il avait une tâche à accomplir et il l'accomplirait. Son visage blessé avait maintenant une expression obstinée, tenace. Grayson le laissa faire un instant, puis il en eut assez.
— Pousse-toi de là, dit-il.
— Lâche-le, Pink ! cria Lillie, tout en sachant qu'il était trop tard.
Le bruit de sa voix fut couvert par le coup de feu qui atteignit Pink en pleine poitrine. Lillie hurla et se précipita vers son mari. Pink vacilla, les yeux élargis par une surprise enfantine. Il referma sa main sur sa poitrine ensanglantée, tandis que Grayson relevait le canon encore fumant du revolver. Pink tendit le bras vers lui et se redressa vers la silhouette rigide, inébranlable de son fils. Grayson fit la grimace et s'écarta. Pink tomba, d'abord à genoux, puis de tout son long. A cet instant, la porte claqua. Jordan Hill bondit dans la pièce et plaqua Grayson au sol. Pris de court, le jeune homme lâcha le revolver en se débattant furieusement contre son adversaire. Jordan était plus lourd, et avait appris à se battre, mais c'était à peine un avantage, face à la résistance forcenée de Grayson.
Lillie hurla, puis hurla encore quand Royce Ansley apparut sur le pas de la porte, revolver au poing. Le shérif regarda Pink qui gisait inanimé, jeta un coup d'oeil à Lillie et se tourna lentement vers le jeune homme que Jordan avait enfin immobilisé.
Alors Lillie lut dans les yeux de Royce ce qu'il voulait faire.
Elle rampa jusqu'à son fils et le protégea de son corps.
— Non, Royce, cria-t-elle. Non, ne le tue pas. S'il te plaît.
Royce Ansley hésita, la rage au cœur. Enfin il rengaina.
— Très bien, dit-il.
Il traversa la pièce et releva Grayson. Jordan prit
Lillie par la main. Elle s'accrocha à lui, puis le lâcha et alla auprès de Pink. A genoux, elle chercha son pouls, secoua la tête, passa doucement la main sur son visage sans vie et se mit à pleurer. Jordan s'accroupit près d'elle et referma les paupières de Pink, cachant à jamais son regard incrédule.
— Allons-y, dit Royce en entraînant vers la porte Grayson, à qui il avait passé les menottes.
Le regard implacable du shérif s'adoucit quand ils passèrent près de Pink.
— Est-ce que papa est mort ? demanda Grayson, d'une voix très jeune et un peu nostalgique.
Lillie se retourna, s'essuya les yeux et releva la tête vers lui.
— Oui, Grayson, dit-elle.
Jordan l'aida à se relever. Elle ne pouvait s'empêcher de trembler.
— Je ne voulais pas tirer, dit Grayson. Il a attrapé le pistolet et le coup est parti. C'était un accident.
Elle ne se détourna pas, mais le regarda droit dans les yeux.
— Non, ce n'était pas un accident, dit-elle.
Sa voix ne se brisa pas. Elle resta ferme, patiente, la voix d'une mère qui corrige une faute de son enfant. D'un enfant qui aurait besoin qu'on lui explique, encore et encore.
ÉPILOGUE
Le docteur Cari Lundgren termina son rapport, s'appuya contre son dossier et regarda par la fenêtre à barreaux de son bureau. C'était un après-midi morne et pluvieux. L'hiver était ici comme une longue journée humide, toujours grise. Mais cela ne le déprimait pas. Il le devait probablement à ses origines Scandinaves, à quelque gène qu'il aurait hérité de ses ancêtres et qui lui permettait d'apprécier la saison la plus triste du Tennessee.
Il poussa ses feuilles de côté et chercha un dossier dans le désordre de son bureau. Il n'avait pas vraiment besoin de relire ce dossier, il l'avait souvent étudié au cours de ces trois dernières années, et il concernait un de ses cas les plus étranges.
Son travail auprès des prisonniers, que certains trouvaient macabre, dénaturé, passionnait en fait Cari Lundgren, et lui faisait considérer les névroses de ceux dont il s'était occupé jusque-là comme de la roupie de sansonnet. C'était un père de famille, respectueux de la loi au point de ne jamais se garer devant une bouche d'incendie, mais les gens qu'il rencontrait derrière les murs le fascinaient. Et les prisonniers aimaient lui parler, car il montrait un intérêt sincère pour les vies étranges qu'ils avaient eues. Et cela ne fait de mal à personne, se dit-il gaiement.
Un gardien frappa à la porte et avertit le docteur qu'il était attendu dans la salle des visites.
— J'arrive, répondit-il.
Il ouvrit le dossier, le parcourut en quête de quelque nouvelle information. Il savait que la mère du prisonnier lui poserait des tas de questions. Elle le faisait toujours. Et il y avait si peu de choses qu'il pouvait expliquer.
Après avoir remis le dossier dans son tiroir, Lundgren quitta le bloc des services sanitaires et passa une à une les grilles que l'on déverrouillait pour lui.
Il referma la porte à clé derrière lui, mais ne vit pas Mrs. Hill. Il y avait là deux avocats, qui discutaient avec leurs clients dans les cabines beige et gris où les prisonniers recevaient leurs visites sous le regard attentif des gardiens. Cari se dirigea vers le distributeur de café, mit une pièce et prit sa tasse. Il regarda sa montre. Ils avaient rendez-vous à deux heures et demie. Peut-être était-elle ressortie un moment. Quand il releva la tête, il la vit qui arrivait dans le hall.
Tandis qu'elle s'approchait, un sourire hésitant sur les lèvres, il pensa, comme toujours depuis la première fois, qu'elle était vraiment ravissante. Ayant déjà vu son fils, qui était si beau, il ne s'en était pas étonné. La génétique y était certainement pour quelque chose. Mais il avait été très curieux de la rencontrer, car il n'y avait pas que les apparences qui se transmettaient de parents à enfants. Il avait voulu l'étudier, découvrir les influences qui avaient pu provoquer une aberration telle que Grayson Burdette. Leurs rencontres cependant n'avaient créé en lui que de nouveaux mystères, et s'étaient finalement révélées frustrantes. Il aimait beaucoup cette femme.
— Bonjour, Lillie, dit-il en lui tendant la main.
Elle lui sourit, pourtant ses yeux inquiets ne s'éclair-
cirent pas totalement.
— Merci de me recevoir, docteur. C'est très important pour moi, aujourd'hui. Est-ce que vous l'avez vu ?
— Oui, tout à l'heure. Cari hocha la tête. Je suis désolé, mais il refuse toujours de vous voir.
Lillie soupira et Cari la fit entrer dans une des cabines. Elle s'assit, tripotant son alliance d'un air absent.
— Est-ce que votre mari est descendu avec vous, cette fois ?
Elle releva la tête.
— Oui. Ma meilleure amie se marie à Felton ce week-end. Nous allons rester quelques jours chez ma belle-mère.
— Voilà qui me paraît très bien.
— Oui, répondit-elle distraitement.
Cari s'assit à son tour et avala une gorgée de café.
— Oh pardon, dit-il. Voulez-vous boire quelque chose ?
Lillie secoua la tête.
— Si seulement il acceptait de me voir. Ne serait-ce qu'une seule fois... murmura-t-elle.
— Il ne veut plus que vous reveniez. Il ne le veut plus, Lillie. Je crois que vous vous torturez inutilement avec ces visites.
Elle était toujours bouleversée quand elle venait, mais il y avait ce jour-là un désespoir encore plus grand.
Le psychiatre souffla sur son café et étudia avec sympathie son visage angoissé.
— Il s'en sort très bien, vous savez.
— C'est-à-dire ? demanda Lillie.
Cari la connaissait maintenant. Parmi toutes celles qu'il avait rencontrées derrière ces murs, elle était une des rares mères à vouloir la vérité. Pourtant, il devait la ménager. Il y avait certaines choses qu'il valait mieux pour elle ne pas savoir.
— Eh bien, il suit brillamment ses cours, il reste dans une forme physique étonnante, n'est jamais malade.
Lillie le regarda tristement, presque comme s'il l'avait injuriée.
— Il réussit, c'est ça ?
Cari soupira.
— Il est fort, Lillie. Il a appris les règles qui règnent ici. Il survivra. En fait, il s'en sortira mieux que la plupart des autres.
Les yeux de Lillie étaient brillants, comme ceux d'un animal effrayé.
— Est-ce que vous le soignez ? demanda-t-elle. Y a-t-il une amélioration ?
Cari reposa sa tasse, la regarda droit dans les yeux.
— Je le vois de temps en temps. Mais non, il n'y a aucun traitement possible. Il ne peut pas changer, Lillie. Il ne croit pas qu'il y ait quoi que ce soit qui n'aille pas en lui. Si on pouvait le soigner, il serait dans un hôpital, pas en prison. Il s'est... parfaitement adapté à ce nouvel environnement. Croyez-moi, tout ira bien pour lui.
— Je comprends ce que vous voulez me dire, murmura-t-elle. Il n'y a qu'une seule façon de réussir à s'en sortir dans un monde aussi violent que celui de la prison. Quant à y devenir meilleur...
Cari haussa les épaules.
— Oh mon Dieu ! reprit-elle. Où allons-nous comme ça ?
— Il ne sera probablement jamais libéré sur parole,
Lillie, lui annonça-t-il d'un ton solennel. Cela devrait vous soulager de le savoir.
Les yeux de Lillie s'emplirent de larmes.
— Je suis perdue, dit-elle. Je ne sais plus qu'espérer.
Elle semblait noyée dans son angoisse intérieure.
Cari posa sur elle un regard très doux.
— C'est toujours aussi difficile, hein ?
Lillie secoua la tête.
— Bon, pourquoi ne me dites-vous pas pourquoi c'était si important pour vous de me voir aujourd'hui ? demanda-t-il.
Quand elle prit la sortie de l'autoroute vers Felton et s'engagea sur la route du comté, Lillie sentit comme chaque fois qu'elle revenait chez elle son cœur se serrer. Même en cette fin d'hiver, d'un hiver qui avait été long et triste, la campagne gardait une étrange beauté. Les champs avaient une teinte bleutée, et sous les ponts bas, la large rivière suivait paresseusement son cours sinueux vers la ville. De la fumée s'élevait des cheminées des fermes, grise contre le ciel gris, et tout était aussi paisible que toujours.
Elle passa devant le cimetière où les branches des arbres dénudés pendaient vers les tombes solitaires. Avant de repartir vers le Nord, elle viendrait apporter des fleurs à Michèle et à Pink. Bessie s'occupait des tombes quand ils n'étaient pas là. Lillie savait que c'était idiot de s'en préoccuper. Qu'il y ait ou non des fleurs ne changeait rien pour ceux qui étaient enterrés. Pourtant elle préférait savoir que la grand-mère de Michèle y venait régulièrement. On avait enterré Pink à côté d'elle, et cela aussi la rassurait. Quoi qu'il eût fait d'autre, elle n'avait jamais douté un instant de l'amour qu'il portait à sa fille.
Elle croisa la rue où elle avait habité avec eux, mais ne la prit pas. Pas plus qu'elle ne tourna dans celle où vivait autrefois Royce Ansley. Elle avait su par Bomar Flood que Royce était parti à Houston, où il avait trouvé du travail comme vigile. Lillie avait témoigné en sa faveur, et elle était soulagée de ce qu'il n'eût pas eu à aller en prison. Il vivait dans sa prison intérieure. C'était bien assez.
Elle jeta un coup d'œil à sa montre. Brenda lui avait demandé de passer chez elle voir sa robe de mariée, si elle rentrait à temps, mais elle n'avait pas envie de bavarder de futilités prénuptiales cet après-midi-là. Elle était ravie pour Brenda, qui épousait un restaurateur de Nashville d'environ dix ans plus jeune qu'elle. Jordan et Lillie l'avaient aimé dès leur première rencontre. Et, bien qu'elle prétendît avoir horriblement peur de passer sur les photos pour la mère de la mariée, Brenda n'avait jamais semblé aussi heureuse. Lillie sourit en pensant à son amie. J'irai la voir demain, se dit-elle. Ça ira peut-être mieux, alors.
En arrivant au croisement qui menait chez Bessie, elle ralentit, mais au dernier moment, elle prit l'autre route. Elle ne voulait pas rentrer chez sa belle-mère, affronter Jordan et les questions qu'il lui poserait sûrement. Puis elle s'aperçut qu'elle roulait vers le lac Crystal, sans l'avoir vraiment décidé.
Parce que les arbres étaient nus, elle distinguait clairement la surface de l'eau à travers les bois. On aurait dit une soie gris pâle. Les rives étaient désertes, parfaitement calmes. Lillie descendit de voiture et les feuilles mortes bruissèrent sous ses pas. L'air frais, qui passait à travers son manteau, la fit frissonner. Elle traversa le champ jusqu'à sa jetée, s'avança sur les vieilles planches usées par les intempéries et regarda au loin. Tous ses fantômes semblèrent se rassembler autour d'elle.
Après un instant d'hésitation, elle alla s'asseoir au bout de la jetée. Les planches étaient froides et humides. Elle serra son manteau autour d'elle. Tu ne devrais pas rester assise là, se dit-elle. Ce n'est pas le moment d'attraper mal. Tu es enceinte, Lillie.
Elle en était presque certaine, quand elle s'était rendue chez le médecin de Manhattan. Elle avait déjà été enceinte deux fois et savait reconnaître les premiers symptômes de la grossesse. Ce matin, en partant pour la prison, elle s'était arrêtée à une cabine téléphonique et avait appelé le cabinet médical de New York. Le médecin avait été ravi de lui annoncer qu'elle pouvait rendre la nouvelle officielle, effaçant tout doute, tout espoir qu'elle avait pu avoir de s'être trompée.
Un faucon tournoya au-dessus du lac puis repartit à tire-d'aile, disparaissant aussi rapidement qu'il était apparu. Lillie l'envia. Elle se sentait faible, terrassée, incapable d'affronter ce qui l'attendait. Jordan serait heureux d'apprendre ce qu'elle avait à lui dire. Elle le savait. Ils étaient convenus ensemble qu'ils essaieraient d'avoir une nouvelle famille, mais bien qu'elle eût accepté, tout au fond d'elle-même une voix murmurait : non, plus jamais.
Lillie soupira et contempla découragée les eaux tranquilles et apaisantes du lac. Elle les avait toujours regardées comme une boule de cristal qui aurait détenu les réponses à toutes ses questions. Mais aujourd'hui ces eaux étaient sombres et opaques sous le ciel trop bas. « Grayson, oh, Grayson », murmura-t-elle. Elle n'avait pensé qu'à lui depuis qu'elle s'était doutée de cette nouvelle grossesse. A lui, qui vivait dans une cellule de prison, maudissant sa mère, s'il l'évoquait jamais.
Elle repensa à sa conversation avec le Dr Lundgren. Elle lui avait dit qu'elle se sentait responsable de ce qui était arrivé à Grayson. Que c'était elle qui était à blâmer. Et elle lui avait confié sa plus grande crainte, celle d'avoir un autre enfant et de provoquer le même cauchemar.
Cari lui avait parlé avec une extrême douceur.
« Vous avez un autre mari, lui avait-il dit. Et les circonstances sont tout à fait différentes. Nous sommes incapables de comprendre vraiment comment ce genre de troubles apparaissent, mais je ne pense pas que vous deviez avoir peur. Je vais vous donner le meilleur conseil que je puisse vous donner. N'essayez pas à tout prix d'être une mère parfaite avec cet autre enfant. Lorsque vos craintes vous reprendront, donnez du mou. Soufflez un moment. Tirez plaisir de cette nouvelle expérience. Rien de ce que vous ferez ne changera le cours qu'a pris la vie de Grayson maintenant. Je vais être brutal, mais je dois vous le dire. Je ne crois pas qu'il puisse être sauvé. C'est cliniquement vrai. Croyez-moi. Envoyez-lui l'argent dont il a besoin, écrivez-lui si vous voulez. Peut-être se laissera-t-il fléchir et acceptera-t-il de vous voir un jour. Mais il n'y a pratiquement rien d'autre que vous puissiez faire pour lui, Lillie. Vivez votre vie, et n'ayez plus peur. »
Lillie soupira et secoua la tête. C'était plus facile à dire qu'à faire. Elle ne pourrait jamais expliquer au Dr Lundgren, ni à qui que ce fût, à quel point elle se sentait terrifiée. Elle ne méritait pas d'avoir un autre enfant. Elle en avait eu deux. L'un était mort, et l'autre passerait le restant de ses jours derrière les murs d'une prison. Elle n'avait pas le droit d'essayer encore une fois et aucune raison de croire qu'elle réussirait mieux, que cet enfant ne souffrirait pas de l'avoir pour mère.
Lillie frissonna, et se dit qu'elle aurait dû se lever et partir. Rentrer annoncer à Jordan qu'elle était enceinte. Qu'ils avaient leur seconde chance.
Elle ne put s'empêcher de se rappeler la première fois. Ce moment terrible, car ils étaient alors si jeunes, si naïfs. Il avait essayé d'être courageux et rassurant, lui avait dit que c'était parfait, puisque de toute façon ils voulaient se marier. Puis Michèle était née, si belle, et si malade.
Que penserait-elle de tout cela, elle, si elle savait ? se demanda Lillie. Et presque comme pour répondre à sa question, le souvenir de Michèle, le visage souriant, illuminé, transperça les ténèbres dans lesquelles Lillie était plongée, comme un arc-en-ciel au-dessus du lac. Non, pensa-t-elle furieuse, tu étais malade et tu as trop souffert. Pourtant l'image heureuse refusa de disparaître. Elle brillait d'une lueur qui réchauffa le cœur de Lillie. Elle sait, pensa-t-elle. Elle est là-haut quelque part, et elle sait. Et elle est heureuse pour nous. Lillie serra les lèvres et se retint de pleurer. Il semblait que les larmes qu'elle avait à verser sur sa fille étaient intarissables. Sa délicieuse petite fille, si douce, si aimante. Elle était ton enfant, elle aussi, se rappela-t-elle. Comment oses-tu la renier ? Tu as fait un enfant merveilleux.
L'écho d'une portière claquée résonna à la surface du lac. Lillie se retourna et vit derrière les arbres nus une Ford bleu pâle. La voiture de Bessie. Jordan était venu la chercher.
Elle se releva, se sentant un peu coupable. Il avait dû s'inquiéter. Il détestait la voir se rendre seule à la prison, mais elle tenait à ce qu'il en fût ainsi. Et aujourd'hui, elle n'était pas rentrée directement... Elle cligna des yeux et l'aperçut sur le chemin, le col de sa veste remonté. Il la vit en même temps et lui fit signe. Elle agita la main vers lui. Sur son visage, un sourire fit place à l'inquiétude.
— Tu m'as trouvée ! cria-t-elle.
— J'ai vu la voiture, répondit-il.
Il venait vers elle le long du lac, les pans de sa veste ouverts, ses cheveux gris soulevés par la brise. Il se précipita vers elle joyeusement. Il avait toujours su où la retrouver. Toujours.
Voilà ton père, dit-elle silencieusement. Et pendant un instant, elle ne sut pas si c'était à Michèle qu'elle s'était adressée ou au bébé qu'elle portait. Leur père à tous les deux. Elle posa doucement sa main sur son ventre. Le voilà qui vient nous chercher. Il va nous ramener à la maison.
Et quand elle se mit à marcher vers lui, elle ne put que lui sourire. Il désirait si intensément la protéger, la défendre. Il allait tant aimer cet enfant. Leur seconde chance. Ils allaient tant l'aimer tous les deux. Croire que tout irait bien était déjà avoir en partie gagné la bataille.
— J'étais inquiet, dit-il. Il est tard.
— Il ne faut pas, répondit-elle en lui tendant la main. Viens, j'ai une bonne nouvelle à t'annoncer mon chéri.