Jean-Claude Pirotte

La Pluie à Rethel

Roman

Préface de Pierre Drachline Lecture de Pol Charles

PRÉFACE

Oublier Relhel

J’ignorais l’existence de Rethel lorsque, un soir de septembre 1982, Jean-Claude Pirotte m’apporta sa «Pluie». La couverture me parut si laide que je crus un instant être la victime d’une plaisanterie pirottienne. Nous parlâmes peu du livre. Pirotte, au contraire de la plupart des écrivains, ne se croit pas obligé d’être Vhomme-sandwich de ses œuvres. Sa discrétion est telle que d’aucuns la prennent pour de l’indifférence.

Les heures coulèrent entre alcool, rires et cigarettes. Pleuvait-il alors? Dehors, je l’ignore; en nous, certainement! Nous fîmes assaut de pessimisme et, à ce jeu-là, Pirotte se révéla un redoutable professionnel. Son négativisme ne souffrait d’aucune faille. Vivre, pour Pirotte, ne représente pas une circonstance atténuante. Une paresse, tout au plus. La seule pour laquelle, d’ailleurs, il n’ait pas envie de plaider.

Dès le lendemain, je dévorai les vingt-sept chapitres du

roman. Je restituai bien mal ma gueule de bois littéraire dans un article du Monde. Il n’est pas aisé d’écrire sur Pirotte. Avez-vous déjà essayé de narrer une insomnie ? Les mots, même les plus complaisants, sont impuissants à restituer le désordre d’une agonie debout ou accoudée au zinc des mélancolies. Comment Pirotte n’aurait-il pas soif alors que, tout autour de lui, des hommes et des femmes se dessèchent en tournant sur eux-mêmes comme des toupies ?

Pour avoir parfois tenté de dessaler les larmes de celle qui, chaque matin, redevient une inconnue, je ne sais que trop de quels trafics nous sommes capables pour ajouter un misérable post-scriptum aux jours envolés. Pirotte, lui, se comporte comme un greffier narquois. Il nous renvoie, dans ses écrits, à nos dents cariées et à ces rhumatismes de l’âme dont nous nous accommodons avec délectation plus le temps passe entre nos yeux.

Quelques mois plus tard, j’abandonnai mon exemplaire de «La Pluie à Rethel» chez un éditeur bien en presse qui, un temps, songea à investir dans du Pirotte. Une seule visite de l’énergumène dans leurs locaux suffit à les dissuader de venir au secours de l’échec. Le choc fut si rude qu’ils oublièrent de me renvoyer l’ouvrage en question.

Durant l’été 84, on me demanda de visiter André Dhôtel qui publiait un nouveau roman. Quelle ne fut pas ma surprise d’apprendre qu’il résidait dans un village proche de Rethel! Ne connaissant rien aux champignons, j’eus quelque mal à établir le contact. Dhôtel me considérait avec la courtoisie distante qui sied à un écrivain recevant un écrivant. J’abattis alors mon seul atout en prononçant le nom de Pirotte. Les heures qui suivirent furent un enchantement. Tout nous ramenait à l’ami Jean-Claude et les caprices du ciel ajoutaient à notre bien-être.

André Dhôtel fut surpris et amusé d’apprendre que je souhaitais me promener dans Rethel avant de reprendre le train pour Paris. Je parcourus les rues de cette ville morte et je compris alors pourquoi Pirotte lui avait fait l’honneur d’un titre. Rethel n’existe pas. Cette cité des Ardennes françaises est un leurre. Un coin de Pologne jeté là pour prouver que nulle part n’est pas une exclusivité polonaise. Je repartis sans savoir si une caserne ou un couvent ajoutaient au désastre ambiant, mais il me sembla avoir mieux saisi la délictueuse démarche de Pirotte.

Les villes, les choses ou les êtres ne sont que des prétextes plus ou moins nécessaires. Derrière tous les visages qu’il grime de mots, c’est le sien que l’écrivain traque désespérément. La chirurgie esthétique appliquée à la littérature n’efface pas les rides. Elle essaie seulement de leur procurer un curriculum vitae. «Ce n’est pas la jeunesse, mais la vieillesse qui n’a pas d’âge», dit Pirotte qui, arc-bouté à ses ricanements, apostrophe sa solitude.

C’est au Beethoven finissant, composant une règle entre les dents pour saisir les notes, que me fait penser Pirotte. Mais, aujourd’hui tout comme hier, la douleur transmutée en beauté n’intéresse pas grand monde. Elle se consomme, à la rigueur. Dans le paysage littéraire contemporain, c’est peu dire que Pirotte n’occupe pas la place qui devrait être la sienne. La faute lui en revient, bien sûr, mais elle ne nous console pas de tant de médiocrités portées au pinacle sous le seul prétexte de leur position médiatique. Les littérateurs français, à l’instar des chiens, se reconnaissent en se reniflant; et on n’imagine pas Pirotte imposant à sa colonne vertébrale un pareil exercice!

« Sur Rethel, il pleut toujours. » Les années n’ont déposé aucune poussière sur le livre que je viens de relire. Le temps de cette lecture, il m’a même semblé que, moi aussi, je n’avais pas vieilli. Tout comme le narrateur, je n’atteindrai jamais la Hollande et ma débâcle ne sera jamais une retraite de Russie. Quand un roman possède assez de magie pour faire pleuvoir dans le cœur du lecteur, c’est qu’il est entré, malgré l’auteur, en poésie.

Un jour, le plus tard possible j’espère, Jean-Claude

Pirotte mangera la littérature par les racines. Alors, il y a urgence à faire circuler les brûlots de cet incorrigible adolescent qui, sur la plage de ses colères, attend que le vent efface jusqu’à la trace de ses écrits. « Cent mille mots rayés nuls », dit-il comme pour conjurer son œuvre. A vous de le démentir!

Pierre Drachline

LA PLUIE À RETHEL

1

Il n’y aura plus jamais d’été. J’imagine avoir lu déjà cette petite phrase quelque part. A moins que je l’aie écrite dans un autre temps d’une autre vie. J’avale un pinot blanc que je crois avoir vinifié de mes propres mains, tant son bouquet m’est devenu familier. Il n’y aura plus jamais de pinot blanc, en Alsace ni nulle part. Jamaisd’automne. Sur le versant doré des côtes, la vigne ne rougira pas. Ce mois de juin, avec ses pluies grasses, ses ciels frigides, ses rues rétrécies par le vent, ses odeurs moites de bête infidèle, c’est le dernier mois de juin. A l’automne, quand le soleil du matin surgit d’entre les haillons des revermonts, je n’irai rien vendanger. Ai-je d’ailleurs jamais vendangé le plus minuscule arpent? Tu crois t? souvenir d’un adolescent maigre aux yeux perdus dans l’échappée d’une combe, et portant, sur l’épaule, un benaton ruisselant. Pressurée, ta mémoire n’exprime que quelques gouttes d’amertume. D n’y aura plus jamais d’été.

Il me reste cette chose à accomplir: user la parole. Me confondre avec elle dans l’épuisement des journées. Écrire. Arracher le dernier été, m’amputer de lui, que je ne vivrai pas. Écrire pour rien.

Je me mets à écrire, et le premier paragraphe, n’est-ce pas, est essentiel. La tête de cuvée, en somme. La suite est affaire de patience, de temps, et sans doute n’aurai-je que juste le temps. L’été n’a pas d’avenir. C’est affirmé dans le premier paragraphe. Ensuite, je voudrais faire entendre le clapotis inharmonieux d’une pluie de juin sur les dalles de béton qui forment un chemin dans mon âme. Un chemin comme un autre, avec une grille grinçante et de larges fissures qu’érode et creuse la pluie. Un chemin gris et crayeusement romantique. Mais ce n’est pas le moment de parler de ce chemin-là. Je parlerais mieux de l’avenue Gambetta (qui peut savoir si mon âme n’est cependant pas aussi l’avenue Gambetta, l’enfilade peureuse de ses robiniers, le teint pisseux des façades de l’après-guerre, la vieille bigote noire à sa fenêtre du deuxième?), l’avenue Gambetta, soit, à l’heure sordide où les bureaux désertés, les usines essoufflées, les hangars huileux éjaculent sous le ciel bas des litanies d’hommes de peine aux regards éteints.

Ah, ça ne va pas! Quelle surprise ce serait d’écrire comme on rêve ! Il faut se faire une raison, se moquer des phrases filandreuses, se prendre pour un vivant littérateur, empiler tout le vieux bazar dépareillé, afin d’ériger la dernière barricade. Donc l’avenue Gambetta, vers six heures du soir, au mois de juin (par exemple ce mois de juin gangrené), ressemble à s’y méprendre aux fourches caudines. Les oies du Capitole s’y précipitent en trombe, et de multiples Vercingétorix y sont propulsés par les tourbillons gluants d’une économie de plus en plus dépravée. Les Barbares honteux rampent entre deux rangs d’acacias émasculés (robiniers faux-acacias, quel souvenir de miracle médiéval vous conserve une apparence botanique?). Les chevaux-vapeur abrutis s’avancent dans l’effarement vers leur solutré quotidien. Moi, je bois une bière tiédie à la terrasse du PMU, je me dis qu’il suffirait d’écrire de soir en soir, de paragraphe en paragraphe, cette lourdeur et ce vertige que j’éprouve, et la mort enfin viendrait avec ses yeux d’ange de cinéma et son hourvari de moteurs chauds.

Parlons-en, de la mort. Quoi d’autre? Ce vertige, ce vertige nauséeux ne me quitte pas, mais c’est encore un faux vertige. Même le vertige est une illusion. Ma mort n’est pas vertigineuse. Elle me précède partout où je voudrais être, et m’attend où je suis. Elle a la même sale gueule que moi aux lendemains des anciennes javas, et me souffle au nez l’haleine d’ail pourri des pluies interminables. Nulle aura poétique. En face d’elle, qui ne demande rien à personne et s’impose sans barguigner ses horaires de smigarde, ses nuits de rab et ses veillées de grimaçant pathos, pour qui donc aurais-je le toupet de me prendre? Parlons-en, de la mort! Je l’ai rencontrée partout, dans mes voyages avortés, dans les passages à putains, dans les salons à décolletés, je l’ai trouvée plus jeune que nature — bien qu’elle fût ma semblable, ma sœur invertie, née de la même pluie, de la même ironie. Il est vrai qu’il m’est arrivé de me regarder dans les yeux, avant le déluge, et de souscrire à des destins de pacotille, bons du Trésor bidon, obligations de Rosario, larges papiers gaufrés des farces d’emprunts russes.

La mort, elle tourne autour de ma lampe, incarnée en une mouche bourdonnante, les mouches aux larges yeux vitreux sont ses plus fidèles messagères: elles m’ont forcément repéré, je n’arriverai pas à chasser les essaims qui m’environnent, en quelque retraite où je puisse me terrer. Le temps m’est compté, que l’on me croie sur parole.

Boire encore de ce pinot blanc, ma dérisoire fortune liquide — reflets d’or, bouquet bleu des vapeurs vosgien-nes. Ensuite je parlerai de Hoorn.

2

La cour, en forme de trapèze, est entourée de hauts murs, sauf sur un de ses côtés étroits qu’occupe une double grille de fer peinte en blanc mais dont les charnières sont rouillées. Les murs sont de taille et de matériau disparates. La cour est semée de gravillons qui crissent sous les pas de l’enfant. Au-delà de la grille, c’est une allée de tarmac que borde à droite le long pignon aveugle, dalles coulées d’un bloc, d’un hangar gris ; à gauche, une enfilade de niches obliques fermées par des portes coulissantes en tôle, garages pour automobiles de pauvres. Au bout de l’allée, lui étant perpendiculaire, une rue étranglée à l’ombre des bâtiments fades de la cartonnerie.

De la table où l’homme écrit, on ne voit pas la rue.

Parfois, très rarement, une petite fille s’avance dans la cour et danse avec lenteur sur une musique connue d’elle seule. Elle est gracieuse, et tourne sur elle-même portée par ses jambes minces, entraînée par une douce rondeur des gestes. L’homme a moins froid, lui semble-t-il, mais l’enfant disparaît trop vite, avant qu’il ait eu le temps de retenir en sa mémoire brumeuse les figures simples et étranges de la danse. L’homme a rêvé, peut-être.

D’autres jours, fort espacés, c’est un petit garçon blond armé d’un tomahawk. L’homme sait peu de chose. Le petit garçon se prénomme Johann. Au début, lorsque l’homme ouvrait encore la porte qui donne sur une terrasse sale surplombant la cour, le petit garçon venait parfois frapper avec timidité à la vitre, et l’homme lui ouvrait. Il le faisait asseoir et dessiner à cette table où il écrit. Il trouvait dans le placard quelques biscuits qui s’émiettaient, et les offrait à l’enfant. Les dessins représentaient une maison, un soleil, ou un bonhomme portant un chapeau, dépourvu de cou, mais aux mains fournies de doigts nombreux. C’est qui? demandait l’homme. Toi, répondait l’enfant. Mais je n’ai pas de chapeau, remarquait l’homme. Tu as un chapeau, disait l’enfant, on ne le voit pas mais on le voit sur mon dessin ; on ne sait pas tout. L’homme disait que c’est vrai, on ne sait pas tout. Le soleil non plus, on ne le voit pas, mais il est là, sur le dessin. L’enfant se levait et promettait: demain, je reviendrai. Il ne revenait pas toujours. Peu à peu, l’homme cessa d’ouvrir le volet de fer qui masque la porte. Il n’y avait plus de biscuits dans le placard.

Le petit garçon blond traverse la cour. Il pousse un cri d’Indien, rit tout seul, et se met à courir vers la rue. L’homme le perd de vue. Un avion gronde quelque part dans le ciel une menace, à moins que ce soit une vague promesse de futur. La porte grillagée de la cour claque et l’homme sursaute. Il regarde le ciel: le morceau de ciel, car il ne peut l’embrasser du regard tout entier. Il regarde le ciel qui est lourd et d’un gris violacé d’hématome, bombé comme un ventre roué de coups.

L’homme, qui s’était levé, quitte la fenêtre et se rassied à la table unique du logement, planche posée sur deux tréteaux, supportant un cendrier qui déborde de mégots refroidis, un verre à pied sur lequel on peut lire le mot «Mamissimo» (que signifie-t-il? quel apéritif disparu?), deux ou trois paquets de cigarettes entamés, du papier griffonné, un cure-dents, une bouteille presque vide, quelques bouchons de liège encore tachés de vinasse. Reliefs de littérature populiste.

L’homme n’attend personne, il attend cependant. Il voudrait parler de cette attente si longue dans le silence, et dire une absence qu’il éprouve (est-ce la sienne?). Il pense que la vie est une somme d’absences multipliées par elles-mêmes à l’infini. Cela n’est pas original. Il en convient. Il sait, ou croit savoir. Savoir ce qu’il sait est mutile. Il aligne des mots. Il faudrait écrire la faim et la pluie. Le mot «faim» est illisible. L’homme fume et remplit son verre. Marnissimo. Il boit. Tant que je bois, dit-il. Il hausse les épaules. Le regard fixe qu’il a. L’arbre aux feuilles rouges. Ses plus hautes branches dépassent le plus haut mur, l’homme en se retournant à demi peut les voir se balancer. Pas rouges: d’une nuance précise, tête morte violette. Il murmure : tête morte violette, inlassablement, tête morte violette. La tête morte violette de l’arbre au centre du désert. La tête morte violette de dieu dans le silence étemel des espaces infinis. La tête morte violette du napalm.

Les instants glissent vers une confusion dont il ne cherche plus à pénétrer le mystère. L’absence de mystère. Le mystère, même absent de l’absence. La faim, seule, fait ciller les paupières. La faim qui, elle aussi, s’absente. Rien. Le mot «faim» reste écrit sur la page. Une léthargie très douce, déjà. Tout à l’heure, j’aurai mal. Je suis encore libre, encore vivant. Malgré la confusion, je crois deviner cela. Il suffit de si peu de chose. L’homme tend la main vers La bouteille. Il boit à petits coups, cherchant à bien humecter ses lèvres. La faim s’est endormie. Juste ce mince filet de douleur, au bas du ventre, sinuant avec douceur, serpent familier. L’homme ouvre les yeux, se remet à écrire. Se retrouve traçant des signes que son regard trouble enregistre à peine. L’homme s’appelle Vincent. Je m’appelle Vincent.

Il commence à pleuvoir.

Il y eut cependant plusieurs vies. Celle-ci — mérite-t-elle le nom de vie, cette longue attente en forme de goulot? —, celle-ci, l’homme assis à sa table sale, dans la cuisine obscure où n’entre pas le soleil, il ne sait trop qu’en faire, comment la meubler, de quels voiles la parer, c’est une vie nue et vide, une vie de pas perdus.

Les mouches bourdonnent, des bruits confus se répercutent entre les parois minces du logement, l’avenue grognonne ses borborygmes assourdis de mécaniques puantes. L’homme écrit cela, les larges fleurs, orange et rouge, de l’horrible papier peint qui tapisse la cuisine exaspèrent sa nausée, dehors une petite pluie fine et presque silencieuse étouffe les rares chants d’oiseaux, l’homme se répète qu’il ne sortira pas, qu’il ne quittera plus ce logement, où il ne se déplace que de la cuisine à la chambre, lorsqu’il va se coucher pour tromper la faim. L’homme dit: je suis au bout du rouleau, je n’en ai plus pour longtemps, et il sourit parce que cela sonne faux comme toutes les paroles sérieuses que l’on prononce d’un ton pénétré. Il écrit qu’il est au bout du rouleau, et trouve

l’expression ridicule, comme est ridicule celui qui l’emploie, mais il s’en fout. Il regarde tomber la pluie régulière, et pense à l’automne, octobre aux pluies obstinées, l’octobre d’une naissance, mais quelle naissance? la tienne? quel sens disparu, quel mythe dépouillé, quelle parole décharnée? et en même temps je pense à Hoorn et Enkhuizen, où le jeune homme d’hier imagine encore tenir les rênes du temps, les sangles de l’avenir. Il voudrait enluminer d’images superbes et futiles les registres, les livres d’or, les livres d’heures, les carnets crasseux qui s’écornent. Il marche à pas mesurés dans l’hiver solide et sonore de ce pays que l’on dirait définitif, éternel, et qui palpite sous la rigueur des signes, Friesland, la Frise au nom de frise et de froid, septentrion sentimental avec son vitrail de canaux gelés et le damier de ses espaces rectili-gnes. Rectitude serait donc le mot. Un des mots. Mais à quoi bon? J’écris : je me souviens de Hoorn cet hiver-là, le port presque désert penchait les mâts figés de sa flottille de pêche désarmée, c’était il y a vingt ans, j’en parlerai demain et chaque jour, c’était une autre vie que je ne ressusciterai pas.

J’ai froid sous le ciel devenu presque blanc. De la cour déserte monte comme un soupir. Je me lève et je regarde par la fenêtre (un vertige). Gestes machinaux. Deux moineaux volettent d’un mur à l’autre. Il pleut à peine maintenant. Je me détache de la fenêtre et me rassieds (douleur de la jambe gauche, pincement vrillant le mollet, raideur taraudante des reins, le creux sensible à l’estomac, la douleur, l’habitude de la douleur, la douleur de l’habitude, l’avancée circonspecte vers ce que tu sais, ce qu’il faut taire, invoquer par le silence ou par l’omission afin d’encore un peu durer, le temps d’une ultime vanité).

Je suis allé dans la chambre. Un lit, et des vêtements sur le sol poussiéreux. Un rayon de soleil venait de trouer les nuées. Dans la chambre, jamais la moindre lumière, sinon celle, tamisée, faiblarde, du globe en parchemin pisseux pendu au plafond. La chambre donne sur l’avenue, on entend la vie de l’avenue, et bientôt on ne l’entend plus, c’est un bruit de fond sans réalité. Le volet toujours baissé, la fenêtre condamnée. Interdiction notifiée à la lumière du jour de s’insinuer, de ramper, de flotter, de régner. Dans la chambre je me suis couché. Une telle lassitude, moi qui ne fais rien de mes journées, rien de mes nuits. Un tel abattement, et l’angoisse, et la sueur mauvaise. Les coliques inavouables du... désespoir, n’ayons pas peur des mots. La faim, aussi, mais elle ne compte pas vraiment, pas encore. Les mots sont sans importance. Il est trop tard pour s’en inquiéter, pourtant ils me font si peur toujours. J’ose à peine caresser les mots familiers, usés jusqu’à la corde comme des chemises longtemps portées par le chômeur amaigri, le supplicié des misères secrètes. Les mots étiques d’un quotidien qui se dépenaille de soir en soir. Même le mot pain m’effraie. C’est pain moisi qu’il faut écrire, viande avariée, fruits pourris. Nourritures fades jusqu’à l’écœurement. La fadeur, l’étriqué de tout.

J’étais étendu, je me suis mis à remonter en moi le cours d’une rivière à la pente douce, bordée de jardins clairs où courent les enfants, où l’on entend tinter les clochettes perlées qui annoncent les repas et les petits rires flûtés des grand-mères au visage d’oiseau, je marchais avec peine au début, mais cela devint plus facile, le chemin de halage était bien large et la terre aplatie, je voyais les peupliers vibrants à droite et, sur les bords de l’eau, des iris formaient de hauts bouquets jaunes et verts. La région n’était pas accidentée et cependant à chaque coude du cours d’eau l’horizon se renouvelait, et des massifs d’arbres aux teintes tendres se dessinaient dans des perspectives changeantes et imprévues. Il y avait des bosquets confus où l’on devinait de timides gravités sentimentales, des âmes transparentes de jeunes filles, des jeux ingénus sous l’immobilité des verdures. La mièvre harmonie d’une sorte d’enfance où les fausses notes suggèrent des songes troubles, et malgré tout la solitude, une solitude bouleversante. Je n’aime pas décrire cela: précisément à cause de l’erreur incarnée, propagée sous les hautes herbes à couleuvres. Non, je n’aime pas, mais que faire? Lorsque je cherchais à mirer mon visage dans l’eau très lente, aucun reflet. Rien que l’eau, rien. J’étais couché sur le ventre et le paysage valsait autour de moi comme les panneaux peints d’un manège de foire. Ensuite les arbres se sont détournés à ma vue, comment éviter la tentation d’un anthropomorphisme élémentaire? Les oiseaux se sont enfuis. Les enfants grimaçaient, les grand-mères observaient un silence glacé. Je n’avais pas à me réveiller, puisque je ne m’étais pas endormi. Ceci n’est pas la relation détaillée d’un rêve, mais une page d’écriture, ni plus ni moins. Aucune conjuration, aucun secours, aucune rémission. Les passages de camions dans l’avenue secouent le lit. Même le noir est strié de fléchettes, et le sang répandu dans mes yeux palpite avec douleur.

Maintenant c’est presque la nuit, et je suis installé de nouveau dans la cuisine, à la table, penché sur cette feuille, avec à portée de ma main droite le verre de vin, à gauche le cendrier. J’entends la sirène d’une ambulance. Vingt fois par jour, l’air est transpercé par ces ululements. Un maladroit, quelque part, s’exerce à la trompette. Toujours le même arpège à vocation militaire. En tournant la tête vers la gauche, je me vois de trois quarts, dans la vitre, avec, par-delà mon reflet, ce reflet que me refusait la rivière, la masse sombre du mur de la cour, et plus haut le faîte du toit de la cartonnerie, enfin le morceau de ciel où se plissent des restes de pâleurs entre les nuées basses. La nuit prochaine, encore, à vivre comme si je vivais.

Et je repense à une phrase que j’ai lue un jour dans un livre dont j’ai oublié le titre : «Il est trop tard en moi pour une part de moi.» Une phrase. Je la retrouverais si je fouillais les piles de livres qui sont là, et que je n’ouvre plus. Une phrase de Bernard Noël, je crois. A quoi bon me remettre à lire? A vivre par procuration, et de quel livre le sens ne m’échapperait-il pas ? La poursuite du sens n’a pas de sens. Folie du sens, sens interdit. Mais cette part de moi, Mémoire, vieille putain fétide, retrouve-la, je t’en prie, restitue un peu de moi-même avec la pluie de Rethel et reprends ta morne masturbation. Viens-t’en tirer gloire de la giclée de sperme du pendu, Mémoire, gardienne des blessures, maquerelle des vieux étés.

L’oubli. La perte de soi. La galerie de taupe que l’on creuse, à l’aveuglette. Dehors, partout, les voitures vrombissent et ponctuent de klaxons criards leurs déplacements déraisonnables, sur le Damrak et la Rembrandtsplein Amsterdam rassemble ses touristes interlopes, et les ramblas infidèles désolent les Catalans un peu gras, des vies se séparent dans une chambre grise de Chelsea, je ne t’aime plus je t’aime encore, où iras-tu seule dans l’inévitable fog du grand Londres et du mince avenir? Ostende cache l’infecte turpitude architecturale de son front de mer sous un brouillard rance au goût de varech brûlé, deux amoureux invisibles s’embrassent éperdument au bout de la jetée qu’une mer graisseuse ébranle, Larbaud rôde encore le long des murailles chenues de Rugby, et le cœur de l’Angleterre a peut-être cessé de battre sans que personne n’en soit averti. Je m’arrête à Domrémy-la-Pucelle, sous les marronniers (est-ce bien des marronniers, ô fallacieuse Mémoire?), et je franchis le pont sur la Meuse, et je me retourne, et je reviens sur mes pas afin de voir approcher la maison natale de la bergère sous son toit de lauzes précieusement restauré, avec ses petites fenêtres de bico-

que de fée, de masure de nains, et me voici en plein conte de Perrault, est-ce vrai tout ça, dis-moi, toi que j’aime et que je ne pourrai pas caresser à nouveau sous la pluie de Rethel? Que ne gardais-tu tes brebis, fillette illuminée! De bavards Anglo-Saxons montrent du doigt la laideur de tes statues sur le socle desquelles tu brûles d’un feu plus meurtrier que celui du bûcher de Rouen. Ensuite nous atteindrons Vaucouleurs, et je conduirai lentement le long de la jeune Meuse, et nous parlerons de riens inoubliables, mais l’histoire ne va pas plus loin.

Mon mégot se consume dans le cendrier crasseux et la fumée bleue a la couleur plombée du ciel. A Angoulême il pleut comme dans de vieux poèmes, et le bar de la Fourche, qui n’est pas à Angoulême mais dans le livre d’une enfance à jamais étranglée, est déserté par les orpailleurs et les chercheurs d’aubaines furtives. Il n’y a qu’une mouche écrasée à mes pieds, et dans les coins de la pièce des chatons de poussière échappés de quel arbuste stérile? J’aligne les mots, j’écris à vide comme tourne à vide une machine folle, je parlerai de Hoorn et de Zutphen, de Florence et de Saint-Flour, et je dirai la pluie à Rethel et tes seins légers dans la chambre où filtrait une lumière avare. Je rêve encore d’écrire la pluie à Rethel et je n’en ai plus le temps, déjà. Pas un livre, mais cette première nuit que nous avons connue, et que je savais vouée au destin mortel de toutes les nuits, car seule survit la longue pluie indifférente que je regarde tomber par la fenêtre aux vitres grasses de cette cuisine confinée. Comment pourrai-je jamais parler de cette nuit, et croire encore au bonheur, au malheur — «vieux bonheurs, vieux malheurs, comme une file d’oies» —, salut Verlaine et mes prisons qui ne sont pas les tiennes, ah ça ! et cette foutue alchimie de l’adolescence sur la trace des Cathares et des Gueux de Zélande! Je parlerai comme un qui ne souffre plus, radotages et redites, chanson monocorde de bredin de village et de vieille faneuse cassée en deux sous le fichu déteint.

Avec les insomnies on peut faire des bouquets noirs de grandes fleurs friables et crissantes comme sable sous les dents. Avec les flaques de pluie sur le tarmac inégal, des miroirs écaillés et fuyants où les cloportes de la mémoire s’esquivent par les fêlures de la matière. Et sur les murs mouillés de la cour, l’eau dessine les érosions futures et préfigure les ruines lentes qui s’accumulent en toi. Je dirai, je ne dirai rien, aucune différence. Va te faire foutre, lyrisme! Sur Rethel, il pleut toujours.

Me voici l’envoyé d’un grand seigneur qui voyage, son messager. Je prépare la route, j’organise des fêtes occultes. Il doit s’agir d’un prince, ou même, qui sait? d’un empereur. J’ai reçu plein pouvoir afin d’ordonner son séjour dans les demeures où l’attire son caprice, qui est aussi le mien. Je pénètre dans de luxueux salons où je pousse mon cheval alezan aux larges yeux lourds (j’allais naguère boire au bar du PMU voisin, mais je n’y connais rien en chevaux). Chacun s’incline. Les femmes s’affairent. Je me comporte avec morgue. Peut-être suis-je le seigneur lui-même, sous les traits de son intendant? Une telle substitution n’est pas improbable. Empressement des matrones chevelues, fessues, grotesques. Dans ce château trois jeunes filles accourent à ma rencontre, livrées à mon regard, gibier gracile et frémissant sous l’œil de l’aigle resserrant les cercles de son vol silencieux. Elles sont d’une blondeur de paille, d’osier, d’or liquide. Je distingue leurs âmes sous leur corsage lacé. Je vois à travers elles. Je me suis couché dans la plus belle chambre, étendu sur le dos, seules mes bottes m’ont été retirées. Une jeune fille se coule à mon côté, elle ouvre ma braguette et pose ses

doigts fins, légers et presque trop fins, sur mon sexe qu’elle ne caresse pas. Timidité, pudeur. C’est une vierge longue, lisse, veloutée. Au seul contact des doigts fuselés a lieu l’érection. C’est une verge longue, lisse, veloutée, dit-elle. La mère aux opulentes tresses blondes survient et m’enfourche. Je me réveille. Je ne bande même pas. Un camion démarre derrière mon volet baissé.

Je pleure un peu, en pensée, la mort des trois vierges sacrifiées à de puissantes mécaniques noires. Mon haleine, que je m’applique à respirer dans le cornet de mes paumes jointes, sent la terre de sous-bois humide, le droséra.

Maintenant je traverse le Noord-Oost-Polder. Je suis avec C... Elle conduit la voiture. J’occupe, sur le siège avant, la place qu’assignent au mort les superstitieux. Nous roulons à vive allure sur les digues étroites. Des fermes de béton surmontées de toits rouges émaillent la platitude verte, chacune à distance égale de la suivante, posées comme des cubes par un enfant maniaque. Monotonie sous un immense ciel aux tumultueuses évolutions de nuages. Le vent vient de la mer.

J’ai placé ma main gauche sur la cuisse droite de C... Sensation soyeuse que procure le vêtement raffiné, presque transparent. Une robe de soie naturelle, aux tons passés (feuille morte, peuplier de novembre, vieil automne déteint). C... conduit, le regard fixe, la tête levée dans une attitude de défi. Nous abordons l’Afsluitdijk.

Tout de suite c’est la violence du vent, un déferlement d’écume sur la route droite qui s’avance dans la mer, sépare deux mers démontées. L’auto secouée gémit, grince, lutte avec des soubresauts. C..., d’une main, relève le bas de sa robe. Ma main rencontre la chair douce, la soie incomparable de la peau jusqu’à l’aine que je caresse lentement, d’une très légère pression du doigt. Des vagues claquent avec fureur à notre droite contre le parapet, et les embruns s’abattent en éclaboussures cinglantes sur le toit de la voiture. Entre mes doigts coule un suc acide de lactaire. C... ferme un instant les yeux. La voiture fait une embardée. C... rétablit la direction d’un coup de volant, bras tendus. Dans le lointain c’est Lelystad. Nous n’avons pas échangé une parole. La mer gronde et souffle.

Plus tard, c’est à Deventer. Fred a levé une fille, une métisse à la bouche trop rouge, à la taille trop étroite, aux seins déjà lourds. On marche tous les trois sur le trottoir de Binnensingel. On va vers le centre. C’est le soir. Peut-être au café de Gil, sous la masse grave et noire de la Groote Kerk. Je précède Fred et la jeune fille. Je saute par-dessus deux bicyclettes stationnées en oblique sur le trottoir, le bas de la roue avant coincé dans les rainures du béton. La fille éclate de rire. Je me couche sur le trottoir, de tout mon long, simulacre de mort. Elle m’enjambe, écartant les cuisses afin que je puisse voir. Fred grogne un juron. Il frappe la fille au visage. Elle se retourne et, alors que je me relève, me prend la tête des deux mains et m’enfonce une langue brûlante et lisse dans la bouche. Fred hausse les épaules et s’éloigne. Je bouscule la fille et le rejoins en courant. Nous allons jouer un billard chez Gil. Pendant la nuit, le pianiste du Club Parisien, où nous sommes ensuite venus boire, me sourit. Je chante Le Temps des cerises. Je retire de ma poche mon harmonica, et nous improvisons sur le thème de Stormy Weather. Un policier entre. C’est l’heure de la fermeture. Il doit être trois heures du matin. Je regagne Binnensingel par la promenade du parc. A l’ombre d’un bosquet, je crois reconnaître la métisse. Elle est avec une autre Javanaise et lui parle à l’oreille. Elle m’appelle. Je fredonne Good night, Ladies, cette vieille sérénade anglaise que nous aimons beugler avec Wim sous les fenêtres obscures des bourgeois, les nuits de beuverie.

Je pense à Wim, qui est peut-être à m’attendre chez lui, déjà prêt pour la pêche. Je rentre me coucher. C... dit au revoir à des amis sur le seuil de la pharmacie. Les deux filles m’ont suivi de loin. Elles voient C..., éclairée par le réverbère, entourer mes épaules de ses bras nus et me baiser les yeux. Elles l’entendent me dire en français: «Mauvais garçon». Elles ne doivent pas comprendre et traversent la rue, jetant un regard à la dérobée. Le visage de C..., ses boucles blondes brillant dans le halo de lumière jaune. Cela se passe le 20 juin 1957. Je porte une veste beige, un foulard tête de nègre.

Ce qui suit a lieu un an plus tôt. A quoi bon imposer un ordre à ce qui naît et meurt dans le désordre? Je raconte au hasard, n’importe comment. Pourtant je m’étais imposé d’écrire la pluie à Rethel. Tous les étés morts se pressent dans ma mémoire affolée d’images confuses. Bien que je me sois assigné pour tâche, la dernière, d’écrire ce récit: La Pluie à Rethel, je sais que jamais je n’y parviendrai. La blessure est encore trop vive, et où puiser la force de dire ced, par exemple : que l’amour et la pluie, dans la chambre d’hôtel en face de la gare, ont conjugué des charmes puissants et dérisoires. Souffrir, ce serait toujours vivre.

Gare de Nimègue. C... doit m’attendre sur le quai. Je ne la connais pas; nous ne nous sommes jamais vus. Je sais seulement qu’elle est blonde, mince, et qu’elle portera un tailleur noir sur un chemisier blanc. Les gares hollandaises, longues, aérées, l’élégance ferroviaire, la propreté sonore, un quai de dalles blanches où ne s’agite personne dans la foule calme qui n’est pas une foule, un défilé d’individus dignes, impassibilité souriante des voyageurs. Je descends du wagon. Pas mal de jeunes filles blondes, évidemment. C’est la plus jolie, je ne pouvais douter qu’elle serait jolie, la plus «parisienne», là-bas, qui s’approche sans hâte, sourit, est-ce bien elle? me prend le bras.

— Jan, as-tu fait bon voyage ?

Je réponds d’un signe de tête. Je la regarde. Contempler cette jeune fille élancée, près de moi, sur le quai de la gare de Nimègue. Je n’ose plus la regarder. Elle est coiffée court, visage ovale au hâle tendre, lèvres, finesse, douceur. Jan, as-tu fait bon voyage?

Ici, commence le voyage. Un voyage. Un voyage après d’autres, avant beaucoup d’autres. «Je t’ai rencontrée dans POberland bernois, à Thoune, au bord du lac, il avait plu, les berges fumaient un peu, je t’ai rencontrée, n’est-ce pas?» «Quel âge as-tu, Jan?» Je rougis. «Seize ans. » Elle m’observe; ses yeux sont-ils durs, et de quelle couleur enfin? «Alors, tu étais un très petit garçon.» «J’étais un très petit garçon, mais j’aspirais la fumée de cigarettes à bout doré, des égyptiennes tu sais, et j’ai bien vu tes jambes dans le soleil, tu portais un short immaculé, très indécent. » «J’étais déjà une jeune fille, mon petit Jan, et mes amoureux jouaient au tennis pour me conquérir. Joues-tu au tennis?» «Je joue au tennis, je conquiers, j’ai fait l’ascension de la Jungfrau, j’ai mangé de la choucroute à Bâle, j’ai embarqué au Havre sur un cargo qui n’a jamais pris la mer, et tu m’attendais sur un quai de gare à Nimègue.» «A Nimègue, Jan, on n’a le droit de faire la cour aux jeunes filles qu’une seule fois par an. La prude Nimègue, la sournoise, la catholique romaine. Tu connaîtras Nimègue. Viens. »

Sa voiture était décapotée. Une Austin, je me la rappelle. Du même bleu moiré, aux reflets électriques, que ses yeux ce jour-là.

Ombres mouvantes de l’après-midi hollandaise. La route aux larges courbes fraîches. Les mains effilées et brunes de C... sur le volant noir. Sa chevelure libre et les blés ondoyants de Gueldre.

6

La province de Gueldre m’était déjà familière, écrit-il. J’y avais séjourné plus d’un an. J’avais ensuite retrouvé la France, où j’étais demeuré peu de temps, avant de partir pour Nimègue, où devait m’attendre C...

Mais il y avait donc eu d’abord la Gueldre. Je crois bien, écrit-il encore, que j’y avais éprouvé le bonheur déchirant de la fin de l’enfance, pastel des derniers rêves innocents, rehaussé du fusain des premiers soupçons qui surgissent d’un univers plus tranché; un univers dont tu attends une révélation, la découverte en toi de cet autre que tu aspires et redoutes de devenir, la prise de possession d’un monde violemment contrasté (violemment con de s’exprimer ainsi, je con-tinue), ce sale monde dont tu imagines que vieillir te donnera la clé. A vrai dire (je vais couler quelques bronzes littéraires à la gloire du tendre éphèbe), à vrai dire, je ne m’étais pas, déjà, le jour où je rencontrai C... sur le quai de la gare, fait faute d’avoir glané certaine expérience amoureuse que ma taille, ma qualité d’étranger, mes cheveux bruns parmi toutes les têtes blondes, un physique précoce avaient favorisée. Je devais approcher des quatorze ans lorsqu’une fille de Meneer Vrins, mal mariée au Québec, était revenue sans crier gare en Gueldre installer ses quartiers chez son père, dans la belle villa de Bezuidenhout, construite à l’extrême pointe du bourg, et dont le jardin, dans sa friche concertée, joignait afin de s’y confondre la lande sablonneuse aux douces ondulations, où alternaient les basses pinèdes, les bouleaux et les étendues de bruyère.

Cette lande, c’était mon territoire, et les premières avances de la pulpeuse Mina (diminutif du prénom royal de Wilhelmina, dont ses auteurs l’avaient gratifiée) ne m’avaient pas sérieusement distrait de l’exploration d’un domaine de sable et de ciel que je n’entendais partager avec personne. Mina était arrivée un jour d’avril, aux environs de Pâques, alors qu’un printemps tiède et lumineux déployait en hâte au long des avenues rectilignes du village les bouquets roses des cerisiers du Japon. Et dans les jardinets sagement entretenus autour des demeures blanches des beaux quartiers, les tulipes offraient au sommet de leurs longues tiges galbées des corolles d’une langueur inexprimable, très Compagnie des Indes néerlandaises, auprès de quoi même «toute nue», la «chère Clara d’Ellébeuse» eût paru commune.

Lorsque, quelques semaines plus tard, au cours d’une promenade dans la lande que j’aurais préféré accomplir seul, j’avais cédé aux solides appétits de Mina, je m’étais amèrement reproché d’avoir rompu par un acte que je jugeais inharmonieux l’équilibre délicat d’une soirée verte et bleue, d’un paysage silencieux touché par l’approche de la nuit. Foutre! c’est ici le lieu de s’exclamer: Foutre! écrit-il. Infortunée Mina, je ne lui pardonnais pas d’avoir gâché l’enchantement ; et le plaisir que je lui avais procuré, qui l’avait laissée rêveuse, laiteuse, décontenancée, elle ne saurait jamais qu’elle le devait à la colère qui m’avait saisi de nous voir accomplir ce que je réprouvais comme une profanation des sacrements crépusculaires. Je n’avais pas cessé, tandis que nous forniquions à l’abri de buissons épineux, intimidant les girolles, défrisant la cuscute, et déroutant les martinets noirs, de me contraindre à une lucidité méprisante et rageuse. Ainsi le dépit qui me poignait à la pensée de commettre un assassinat poétique (et non un poétique assassinat, comprenons-nous), avait-il, pour le plus grand profit d’une partenaire qu’étonnait une si paradoxale maîtrise, mué ma science fragile en une volonté cynique de rétention, de détachement furibond et d’autocensure qui ne pouvait, selon moi, qu’épuiser ines-pérément les emportements sacrilèges de Mina. Non, tu ne jouiras pas, non, tu ne jouiras pas! me morigénais-je, ignorant, dans mon ingénuité, qu’un tel interdit aurait pour effet de ravir ma coruscante amie en lui vrillant au corps le goût de recommencer. Nous recommençâmes, et sur le champ, si je puis dire, bien que je fusse — ou parce que j’étais — toujours dans les mêmes dispositions d’esprit.

Vous parlerai-je du corps de Mina? C’était un corps, faut-il qu’il m’en souvienne !

Je me taisais. Nous roulions lentement, étourdis de fraîcheur. La main de C... se posa sur la mienne. A qui penses-tu? me demanda-t-elle. A personne, dis-je. J’ai connu Mina, reprit-elle après un silence; je l’ai revue à Paris au printemps, elle se préparait à rentrer au Québec, je l’ai trouvée belle, ronde, chaude. Et toi, comment la trouvais-tu? Je n’ai rien à en dire, fis-je. C... éclata d’un rire clair, et secoua ses boucles. Tu n’as rien à en dire, en effet, dit-elle. Sa voix avait pris une inflexion dure. Elle répéta en néerlandais : Niets te zeggen. Et son pied écrasa l’accélérateur. Le vent me gifla le front.

A la sortie du village de Rheden, il existe une terrasse d’auberge d’où on peut voir l’Ijssel glisser entre les arbres d’un vert pâle. C... stoppa dans un crissement de pneus. J’ai faim, dit-elle, et me prenant la main, elle m’entraîna en sautillant vers une table à l’ombre. On nous servit des tartines de fromage blanc et des œufs durs. Je voulais boire de la bière, elle avait commandé du thé. Comme je reposais mon verre après la première gorgée (je me souviens de son arrière-goût, un peu sucré, avec comme

une pointe de cannelle, et de la marque de cette bière, inscrite en rouge sur le verre évasé: Oranjeboom), C... s’en empara et le vida en me fixant dans les yeux. Puis elle m’embrassa sur les lèvres, se penchant avec brusquerie, et je sentis le froid humide de la mousse qui perlait encore au coin de sa bouche. Je boirai encore de la bière avec toi, dit-elle en souriant. Et je souris aussi, car soudain tout m’apparut dans une grande simplicité, la table à la nappe propre dont le vent soulevait nonchalamment les bords, l’ombre dense du tilleul, la rivière si paisible qu’elle en paraissait endormie, et le visage de C... qui rêvait en clignant du regard vers l’horizon plat, et les nuages voyageurs, blancs du même blanc grenu que le fromage étendu sur le pain, ronds de la rondeur des genoux de C..., que la jupe étroite du tailleur dévoilait.

Largeur émouvante de l’Ijssel et ses courbes raisonnables, ses épanchements capricieux. La lumière d’eau et de feuilles, la transparence frissonnante des ciels de Gueldre. C... m’avait repris la main, et s’amusait à écarter mes doigts comme pour les compter, avec une application d’enfant. Elle me taquinait doucement avec des plaisanteries anglaises que je ne comprenais pas toutes, à cause de l’accent cockney qu’elle affectait. Était-ce bien ce jour-là, ou un autre, beaucoup plus tard? Est-ce que je sais? J’essayais, à la dérobée, de me représenter son corps sous le tailleur strict. L’échancrure du chemisier s’ouvrait sur un cou mince et rond, comestible.

Qu’est-ce que tu faisais à Paris, lui demandais-je. Oh! rien, disait-elle, je trouvais des prétextes. Raconte-moi donc. Je te raconterai plus tard, si tu es sage et si tu ne poses plus de questions. Je ne pose pas de questions. Et elle: qu’as-tu fait avec Mina la terrible? Rien de ce que... Je voulais dire: rien de ce que je voudrais faire avec toi, mais comment dire cela? Je te déteste, dit-elle. Et elle

appela la serveuse. Je voulus régler la note. Elle refusa avec brutalité, avec dédain, et paya. Je laissai faire.

Tu me dois au moins dix mille florins, dit-elle ensuite. Et nous remontâmes en voiture.

C’est un dimanche encore où le passé rôde ici, je crois entendre ses pas feutrés dans la pièce humide et froide, le passé qui a tantôt les seins gonflés de Mina, le nez mince et légèrement busqué de C..., tantôt le front pâle de R..., d’autres visages que je dirai, puisque plus rien n’est à vivre que ce qui fut vécu, rêvé, perdu, retrouvé, délaissé. Il y eut aussi plusieurs enfances entre lesquelles il n’est plus question de choisir. Des villes et des villes parcourues sous la pluie et le soleil, dans l’air glacial et la moiteur torride, avec des fées rieuses qui visitent toujours mon sommeil et que j’hésite à reconnaître. Elles n’ont jamais existé, bien entendu. Elles avaient des gestes quotidiens et tragiques, je les interrompais au milieu d’une phrase pour m’emparer de leur corps et l’oublier. Il y eut des chambres somptueuses dans des palaces d’Espagne et de Bohème, et des taudis graisseux sous les combles des bordels de la rue d’Idalie, et des nuits d’errances avinées entre les façades blanches du Carré, rien n’intéresse personne, sinon celui qui écrit, croit écrire, s’en fout, se sent déjà mort.

Sur la table ce sont les mêmes livres sempiternellement

feuilletés, la même poussière où s’incrit le rond des coudes, les pages griffonnées promises au plus profond oubli, et le cendrier débordant.

Dimanche. Des couples neufs montent dans des voitures basses qui les mèneront à des fêtes. On joue à la belote dans des bistros où je n’irai pas boire. Un homme se lève de table et va pisser en titubant. Il porte une casquette à damiers écossais, et ses mains sont plus lourdes qu’une herse, martelées au burin de l’ingratitude. Il a oublié sa femme, et ne sait plus s’il a jamais eu d’enfant. Une musique ronflante retentit quelque part, et porte à son comble la dérision céleste. Vous comprenez que je suis un imbécile. Mais à qui est-ce que je m’adresse? Je vais me lever et traîner ma jambe malade jusqu’au bar voisin, où la bière est froide comme la cave de ma poitrine.

Dans un coin, José, qui n’a pas le sou, laisse tiédir son demi. Il a le chapeau tyrolien sur la tête et l’on voit sa gencive supérieure lorsqu’il sourit. C’est un sourire à claques. Un sourire à pleurer si vous êtes émotif, nom de Dieu, mais l’émotion n’a rien à voir là-dedans. José, le bord de ses paupières est rouge. Il raconte comment son pare-brise a éclaté. Il mange encore les morceaux de verre. Ensuite nous buvons en silence. Le vieux Ferdinand, attablé dans l’ombre, mâchonne un mégot glaireux. Le Tchad arbore une gueule couturée. J’ai rien compris du tout, dit-il. J’ai le trognon plus dur que le macadam. On fait une partie de dés. Entre les coups, je surprends l’ovale d’une joue penchée sur la piste. La vision s’efface et je reprends les dés. Je les jette n’importe comment, et je perds. Il y a ce visage qui m’appelle.

Ce n’est pas aujourd’hui que cela se passe. Je ne compte plus les jours. Dimanche. Toute la luxueuse saloperie des dimanches dans ma tête, et l’enfant meurtri, battu à mort, qui me parle encore d’une voix si sourde, et cependant si obstinée. Dehors la pluie, le ressassement de la pluie finit par couvrir tout de sa mollesse spongieuse, et les apéritifs défilent comme jamais entre mes doigts dont la peau glissante est douloureuse.

Voici ce qu’écrit encore, avec complaisance, le narrateur:

«Je conservai de mes ébats champêtres avec Mina un souvenir d’une crudité, d’une précision telles que j’imaginai pendant des mois les revivre, et que je fus longtemps (mais la fin de l’enfance est-elle si longue?) à me guérir d’une répulsion pour l’amour physique auquel néanmoins je manquais rarement de me prêter à la première sollicitation, avec une espèce de fureur froide. Mais je mentirais en imputant à la seule Mina la responsabilité de cette aversion (relative, comme j’ai dit). Ma conception de l’amour se devait d’être, me semblait-il, romanesque et poétique: éthérée, angélique, courtoise. Monsieur Vrins, fin lettré, linguiste et philologue réputé, d’une érudition littéraire que je croyais universelle, m’ouvrait à double battant les rayons surchargés d’une copieuse bibliothèque dont les ouvrages étaient propres à mener un esprit mal préparé sur la voie savonneuse des plus grisantes aberrations. Je comprenais tout de travers, et je mitonnais dans ma marmite mentale de fort spécieux brouets : un brin de

Nerval, une feuille de Coleridge, un fonds de Stendhal, une pincée de Lermontov, un rameau de Cervantes, un filet d’Apollinaire, un grain de Tristan, un nuage d’Yseut, un fumet de Wilde, une réduction de Schiller, un beurre de Carco, deux os de Lewis, trois lampées de Ronsard et je n’en finirais pas d’énumérer.

Il y avait aussi, Monsieur Vrins m’en avait informé lui-même dès les premières heures de mon séjour chez lui, dans les tréfonds de cette bibliothèque, l’un ou l’autre rayon de livres licencieux, parmi lesquels m’était également accordé le droit de puiser, encore que le vieux professeur souhaitât, s’il me prenait fantaisie de m’abreuver à ces sources, m’éclairer au préalable de ses doctes conseils. Cependant je ne me sentais guère attiré vers ces domaines, en raison même, j’imagine, de la liberté qui m’était octroyée de les parcourir. Tristan et Yseut, le Grand Meaulnes, les poètes courtois (ou ceux que je jugeais tels), Don Quichotte, les romantiques (et pas toujours les meilleurs), accaparèrent mes loisirs, et je dois à ces lectures de m’être alors forgé de l’amour une idée où la chair se satisfait du clair de lune et de discrets soupirs. Ce n’était pas très malin. Mais on ne m’en aurait pas fait démordre. J’aimerais un jour — et nul doute que je ferais l’amour, j’admettais vaguement cette nécessité —, mais je ne ferais l’amour qu’avec un être transparent, d’une si phénoménale pureté que les corps s’en trouveraient comme anéantis. L’être impondérable à qui le destin me vouait, je l’aimerais avec majuscule. Il n’y avait pas à barguigner: la femme de mes rêves n’avait pas de sexe. Aussi lorsque Mina me révéla les exigences du sien, fus-je froissé comme de la pire faute de goût. Je n’aimais pas Mina, elle n’était qu’un corps, je déplorais la monstruosité de notre accouplement. C’était pécher contre moi-même que de pénétrer cette femme charnue au bassin large et trop évidemment portuaire, aux seins houleux lustrés de bave, à la croupe torrentueuse; elle n’aurait pas ma semence, en tout cas, que je complotais de réserver à la seule élue, par le miracle de j’ignore quelle parthénogénè-se. Je fus injuste pour Mina, soupçonnait-elle ma cruauté? Se l’expliquait-elle ? Les complexités mentales, avais-je décidé, n’étaient pas son fort. Plus simplement me regardait-elle comme un petit péteux, ce que je suis resté. Mina était une belle fille au corps souple, aux longues jambes solides, à la peau drue de brune, aux lèvres enflées que la sensualité colorait comme un brugnon mûr, mais est-ce que je m’en apercevais? Dans les semaines qui suivirent nos premiers ébats, je m’en voulais de la désirer, je me faisais horreur, mais je ne résistais pas toujours à ses appels.

Je m’imposais d’éviter la compagnie de Mina et je parcourais la lande à pied, ou plus souvent à bicyclette bien que ce mode de locomotion, dans les taillis de résineux, sur un terrain sablonneux et mouvant, parmi les touffes de bruyère, fût peu pratique. J’ai oublié de dire que Mina avait un enfant ; c’était un bambin de trois ans aux cheveux de lune rousse que j’avais aimé tout de suite pour son calme et son air déjà revenu de tout, et dont la présence me rendait le comportement maternel encore plus odieux, en m’inspirant à l’heure de la fornication des remords d’un ordre nouveau qui auraient pu donner bonne opinion de mon sens moral, s’il s’était bien agi de morale. Mais admettons que j’étais un peu jeune pour débrouiller l’écheveau d’impressions contradictoires, d’impulsions paradoxales que je m’empressais de chasser de mon esprit dès que je prenais un livre, ou enfourchais mon vélo de course (sujet d’envie et d’admiration unanimes des gamins hollandais qui me regardaient passer bouche bée, comme si j’eusse été le grand Nolten en personne, leur meilleur grimpeur de l’époque sur les pentes inimaginables de l’Aubisque et du Tourmalet). J’étais abondamment pourvu d’argent de poche, et la totale indépendance dans laquelle me laissait vivre Monsieur Vrins me permettait d’appareiller pour des randonnées de cent, voire deux cents kilomètres, à la découverte d’un pays que, dans l’exaltation de la jeunesse et de la liberté, je trouvais secrètement exotique — et qui l’était en réalité, comme il doit l’être encore, mais un peu moins.

Je parcourais des paysages verts aux ciels immenses, gorgés de vent, les yeux baignés de cette lumière sourde aux larges mouvements qui est celle de la Hollande, et je m’arrêtais pour déjeuner de concombres et d’omelettes aux chanterelles dans des auberges aux longs toits de chaume où des paysans polis et laconiques trempaient leur moustache claire dans de petits verres évasés au fond desquels une pincée de sucre attendrissait l’âpreté jaunâtre du vieux genièvre. Il me semblait que je n’avais pas assez de mon regard pour m’éblouir de toutes les visions que je recueillais au long de ces journées où j’allais seul, superbement disponible, joyeux et neuf, en quête d’un pays dont l’âme était mon âme, et je me découvrais en lui, sachant déjà qu’à jamais je lui resterais fidèle, dussé-je le perdre, comme je devinais que soi-même on se perd dans les méandres de la vie et des phrases, en dépit de toute fidélité. Mon bonheur s’aggravait de se savoir fragile. Je rêvais que plus tard, je reviendrais parcourir ces Gueldres et ces Frises avec celle que j’aimerais, et que, de cette beauté confuse qui m’étouffait, je pourrais alors faire don ; ce partage recréerait les jours perdus de l’enfance, et le cœur serait enfin satisfait. La possession du monde ne pouvait être illusoire.

Mais au diable ce lyrisme infantile.»

La grand-mère de C... s’exprime en un français d’une exquise désuétude. C... m’écoute parler avec un demi-sourire moqueur. Je n’ose pas encore la regarder bien en face, et je me dis que je n’oserai jamais. Je n’aime pas le thé. J’ai droit à un doigt de genièvre. Le salon, tellement il est encombré de consoles, de bergères, de peintures aux cadres lourds, de chevalets noirs, de bahuts ombrés, de tabourets, de sièges, paraît très sombre et la vieille dame me demeure presque invisible. Seuls les cheveux blonds de C... Je n’entends plus ce qui se dit. Tout à l’heure, sur la route, C... a posé deux doigts sur ma jambe: nous irons danser ce soir, m’a-t-elle promis.

Est-ce que tu dors? C... frappe du talon. Je ne m’étais pas aperçu qu’elle s’était levée. Je salue la vieille dame dont les yeux clignent. Nous sortons dans le jardinet composé de deux minuscules pelouses de part et d’autre d’une allée de briques rouille formant des losanges. La grille chuinte sur ses gonds. Je me retourne et tente de fixer en ma mémoire l’aspect sévère de la façade, en même temps que j’écoute le silence de Zutphen. La rue est

déserte et le ciel a pris une teinte délicate qui annonce le soir. Il s’est vidé de ses nuages. Un parfum rôde, que je ne pourrai jamais définir. Tout cela est mort déjà, et je suis saisi d’une crainte trouble, et d’un désir que je n’avouerai pas, car il n’est pas avouable. C..., qui s’impatiente au volant de la voiture, fait mine de démarrer. Je m’installe et elle traverse en trombe la petite ville douce et triste, cornant aux carrefours et poussant des cris sauvages, mais pas un rideau ne bouge aux fenêtres.

Tu me raconteras, dit C... Que te raconter? L’histoire de France et ce que tu faisais avec Mina. Tu es obsédée, lui dis-je. Oh ! l’idiot de petit Français, raille-t-elle, tu n’as pas besoin de me regarder comme tu fais: regarde ou ne regarde pas.

C’est alors, à la sortie de Zutphen, que le pneu éclate. C... pousse un juron. Elle a soudain l’air si méchant que j’en suis épouvanté. Elle continue à jurer en français, en anglais, dans sa langue et même en allemand, ce qui est le comble de la grossièreté pour une Hollandaise. Je descends de voiture et m’adosse à un tronc d’arbre. C’est de ta faute, me crie C...

Je quitte mon arbre et commence à marcher sur la route. Une voiture passe sans s’arrêter. Reviens, appelle C..., ce n’est pas de ta faute ! Nous changeons la roue et nous repartons. Avant d’embrayer, C... m’embrasse dans le cou. Pas le temps de passer à la maison, fait-elle, on va tout droit chez Martin-Pierre. Je questionne: qui est-ce? Un ami, répond-elle. Il a une sœur qui porte le même prénom que moi, mais qui est moins jolie. Je pose ma main gauche sur la nuque de C..., le contact de sa peau me donne un frisson, elle secoue la tête. La paix, mon garçon ! s’écrie-t-elle. De ma main droite glissée entre le tailleur et le chemisier, je presse son sein gauche, et je me rends compte que je dois rougir. Elle lâche le volant, la voiture dévie dangereusement. Je ne retire pas ma main. C... rectifie la trajectoire de l’auto, freine et se range sur l’accotement. Ses joues sont violettes de colère. Elle me frappe d’un poing précis à hauteur de l’estomac, et me pince la cuisse. On réglera ça plus tard, dit-elle. Je réponds que j’y compte bien. Mais j’ai peur de m’être fourvoyé. Elle voit que je bande, et un peu de sueur humecte son front.

C’est en silence que nous gagnons Deventer. Chez Martin-Pierre, dans deux longues pièces en enfilade, à peine éclairées par quelques luminaires voilés, je devine des ombres qui se meuvent lentement, parlent, boivent, dansent, s’asseyent, se lèvent, entrent ou sortent. C... me plante devant un buffet froid et m’abandonne. Rien de tout cela n’est réel. La musique est feutrée, les conversations assourdies. Au bout de quelques minutes, durant lesquelles je cherche à distinguer les traits des assistants, on me frappe sur l’épaule. Un garçon râblé, au sourire immaculé, aux cheveux d’un blond presque gris. Salut, Jean, me dit-il, je suis Martin-Pierre; je vais te présenter aux amis. D’abord ma sœur, et Frits, et Wim, et Caria, et... Les prénoms défilent, je m’y perds bien entendu. C..., quant à elle, a bel et bien disparu. Assise dans le coin le plus sombre, une déesse blonde se tient les yeux fermés. Je n’ai pas compris son nom, ou bien n’a-t-il pas été cité? Je la vois mal, mais ce ne peut être que la plus belle fille du monde (l’expression banale m’enchante).

—    C’est notre cousine, fait Martin-Pierre. Elle vient d’Afrique du Sud.

—    La négresse blonde, quoi.

Je m’en veux d’avoir émis pareille sottise. La sœur de Martin me prend la main, et nous dansons. Tout le monde ici, dit-elle, aime la France et les Français. Je réponds que je ne suis pas Français. Je sais, fait-elle, mais c’est tout comme. Tant pis. Elle a noué les bras à mon cou, et ses cheveux, désespérément blonds et sans chaleur, me chatouillent la joue. Elle est en effet moins jolie que C..., plus opulente, un visage assez lourd, trop charnu, réplique déformée de celui de son frère.

—    Où as-tu appris notre langue, demande-t-elle.

J’explique que j’ai vécu en Gueldre.

—    Ma cousine ne connaît pas un mot de néerlandais, dit-elle. Elle refuse de danser, tu devrais essayer de la convaincre. Va donc l’inviter.

—    Je n’oserais pas, dis-je. Elle me fait l’effet d’une statue de sel, ça m’intimide. Et puis, je ne sais pas son prénom.

—    C..., comme C..., comme moi, répond-elle en éclatant de rire.

11    I

Je n’ai jamais réussi à mettre de l’ordre dans ma vie, ou mes vies, et ce n’-est pas aujourd’hui, où j’essaye d’en agencer des bribes, que je réussirai. Les lieux et les visages : se sont estompés. Rarement, une surface réduite dans | cette étendue d’ombre s’illumine, comme, sur une plaine j où roulent des nuages bas, soudain un coin de champ, un bout de terre reçoivent l’éclairage inattendu d’un rayon de soleil. Cela ne dure pas, et l’horizon entier se bouche à nouveau. Il faut se contenter de ces clignotements désordonnés ; chercher à fixer une couleur, la forme tourmentée d’un grand arbre, l’ondulation à peine perceptible d’un ressaut de terrain, la lueur accrochée à un toit mouillé, le sillon noir et blanc d’un vol de pie, un cri très éloigné, l’appel perdu d’une voix dans un chemin creux. A partir de ces visions incohérentes, construire est illusoire. On n’invente pas ce qui est mort.

Chercher des images, patience de sourcier. Mais quelles images? Quelle nappe d’eau fraîche découvrir sous les strates accumulées par l’indifférence universelle ? Je cherche des images, qui seraient mon musée d’Épinal à moi.

Musée bien dérisoire. Je me promène dans des salles obscures où je m’arrête parfois, espérant qu’un écran quelque part va s’éclairer, dérouler un film sautillant, suggérer le faux-semblant d’une merveille perdue. Je fais des phrases. Et j’attends d’elles un événement inimaginable, quelque chose comme la résurrection d’une banalité sanctifiée, est-ce que je me fais comprendre? Je ne me fais pas comprendre. Je regarde le ciel et j’écoute la pluie. C’était un autre ciel, une autre pluie. Non, ce sont les mêmes. Il n’y a que moi qui... Moi ? Rien, il n’y a rien. Le mot rien, le mot vide, le mot néant, encore des mots. Et se colleter avec des mots, à quoi ça peut bien servir? Alors je me lève, je quitte ma cuisine aux odeurs rances de nicotine et de graisse, je sors et je vais marcher le long du canal où deux péniches immobiles attendent la fin du monde. Je contemple la longue courbe reflétée du plat-bord, les signes incompréhensibles, sur les flancs noirs, de la peinture qui s’écaille, le renflement balourd de la proue, la cabine aux hublots de laquelle sont tendus des rideaux à damiers blancs et roses ; il arrive qu’une femme apparaisse, se penche et secoue un linge d’où s’échappent des miettes de pain, un chien aboie au passage d’un cycliste sur le quai, je n’ose plus rester planté là, au bord du chemin de halage, voyeur honteux que peut-être personne en vérité ne remarque, et je poursuis ma marche vers le pont du chemin de fer, qui enjambe le canal, et sous lequel je tousse pour provoquer un écho métallique. Je n’aurais pas l’audace de pousser un cri d’Indien, moins encore celle de réciter à tue-tête n’importe quelle strophe de poème, ainsi par exemple :

Le nombril frais-coupé à l’enfant avorté,

Le cœur d’un vieil crapaud, le foie d’une dipsade,

Les yeux d’un basilic, la dent d’un chien malade,

Et la bave qu’il rend en contemplant les flots.

Et je passe, avorté, avorton, bavotant. Le canal dessine une courbe large vers la gauche. A ma droite, une espèce de zone s’étend, où s’éparpillent parmi des jardinets surréalistes et des ferrailles rouillées des masures de planches et de tôle qui furent peintes de teintes vives et que la pluie délave, compisse et noircit. Il arrive qu’un rire fuse de cet agglomérat spongieux, et j’éprouve une insupportable impression de silence et d’exil.

J’allume une cigarette, j’écoute, le rire ne se reproduit pas, je trébuche un peu dans les herbes du chemin, je baisse la tête, et les grands peupliers, lorsque je relève les yeux, s’animent d’un mouvement sourd qui fait basculer le ciel et m’inspire d’inquiètes nausées. L’eau, le vert gris sombre de l’eau, avec du noir bleuâtre, et des auréoles d’huile au pied des roselières. L’eau de ce canal de Hollande où Wim et moi péchions avec l’application de deux sauvages s’obstinant à gratter un miroir pour en détacher leur double. Une folie de tremper nos lignes dans ce bout de canal où jamais aucun poisson n’aurait été assez idiot pour se risquer. Nous étions assis côte à côte et de temps en temps Wim grognait. Wim n’avait jamais rien fait de bon dans les études, et s’attachait aux reflets consternants des nuages sur l’eau calme, à des amours romanesques et forcément désespérées, à d’interminables parties de billard au fond d’auberges très oubliées dans des campagnes insoupçonnées. Je l’accompagnais souvent; nous nous dérobions à la jeunesse dorée de Deventer pour explorer des hameaux sans gloire, de modestes buissons, les criques marécageuses de l’Ijssel, nous nous étendions sur le chaume en examinant le ciel comme si nous étions nous-mêmes un morceau de ce ciel. Il y avait du vent, la présence hollandaise du vent, et nous dissertions du vent à perdre haleine. On abandonnait nos gaules inutiles plantées au bord de la rivière, et nous allions trinquer jusqu’à l’ivresse aux terrasses fleuries d’estaminets silencieux à la

clientèle rare. C’étaient d’incomparables après-midi.

Cela se passait quelque temps après ma rencontre avec C... (les trois C..., en quelque sorte, mais il n’y en eut jamais que deux qui comptèrent, la première et la troisième). Je raconterai l’histoire de la troisième, je me le promets depuis toujours. C... n’était qu’un de ses prénoms. Celui que j’adoptai fut Virginia. J’ai voulu toute ma vie évoquer Virginia. Est-ce que je le pourrais aujourd’hui? Jamais je n’aurai le temps, bien sûr. Déjà, lorsque Wim et moi demeurions immobiles à déchiffrer des signaux mystérieux dans le ciel, Virginia n’était plus qu’un souvenir, et Wim prétendait qu’elle n’avait pas existé.

Je me livre seul le long du canal à une progression désormais aveugle. Tout à l’heure, lorsque la douleur achèvera de transformer ma jambe gauche en une chose raide comme une souche d’arbre, je ferai demi-tour. J’envisagerai de me coucher sur le chemin de halage, mais cela ne se fait pas. Il faut contraindre la raideur, et le mal empirera, l’empire du mal sera proclamé par ma voix devenue râpeuse et mes blasphèmes. Ni C..., ni Virginia, ni personne n’habitera plus ma mémoire. Le présent sera cette démarche haletante et nouée, martelée de longs cris intérieurs, le viol de la souffrance.

Revenir en arrière. Sans cesse. A nouveau ce sont les paysages heureux du Veluwe que je revois, mêlés aux troubles lancinants d’une mémoire bouleversée. Monsieur Vrins est mort, et qui se souvient de lui, sinon l’obscur auteur d’un récit décousu, alors qu’il pleut sur Rethel? Il y eut un cheminement dont je m’efforce en vain de restituer les étapes. Quel cheminement? Jamais je ne pourrai rien affirmer. Seulement m’abandonner à tâtons à des évocations disparates, comme celles de mes randonnées cyclistes jusqu’aux rivages paisibles du Zuyderzee. Il n’était pas encore devenu ce bras d’eau pompé par les polders que l’on a depuis rebaptisé du nom sans faste de «lac de l’Ijssel», Ijsselmeer. Je regardais avec surprise paître à deux pas de l’eau, parmi des laiches, de lourdes vaches blanches et noires dans des prairies grasses qu’une ombre de marée ourlait d’une légère écume. Et puis j’allais errer lentement, ma bicyclette à la main, dans les ruelles monacales de vieux ports mourants qui se nommaient Nijkerk, Elburg ou Harderwijk. Le long des quais nus, quelques mâts immobiles survivaient à la disparition des anciennes flottilles. Parfois les derniers pêcheurs accos-

taient, toutes voiles carguées, une écharpe verte nouée au bout-dehors, comme s’ils n’avaient pris la mer que pour m’offrir le spectacle nostalgique de leur retour, le chant guttural de leur parler, et l’odeur poignante des anguilles s’agitant, en une mêlée noire aux nodosités luisantes, sur le pont sonore encombré de chaluts.

Tel fut, cet été-là, le charme immense de mes journées. Pour rien au monde je n’aurais renoncé aux courses solitaires qui me procuraient pareils plaisirs. L’amour avec Mina ne modifiait pas mes habitudes ; au contraire, loin de m’occuper l’esprit, d’accaparer mes sens, il renforçait mon besoin de flâneries enfantines. Lorsque je rentrais à Bezuidenhout, il faisait nuit quelquefois, et je lisais dans les yeux bleus de Madame Vrins un reste d’inquiétude, dans ceux de Mina une ombre de reproche, tandis que Monsieur Vrins m’accueillait avec une sérénité joyeuse qui me ravissait. Les deux femmes m’accablaient de questions auxquelles je répondais par monosyllabes, dont Monsieur Vrins interrompait vite le flot, en me lançant un clin d’œil complice. Lui-même avait fort envie de m’accompagner de temps en temps sur son immense vélo noir au guidon si haut qu’en selle il avait une allure de Don Quichotte monté sur un cheval à roulettes. Monsieur Vrins était un vieillard très grand et très maigre, à la longue figure noble et tannée, barrée d’une forte moustache blanche taillée en pointe, et surmontée d’une splendide chevelure aux ondulations immaculées. Le problème était, pour cet octogénaire ascétique, droit comme un arbre de trinquet, d’enfourcher sa monture antédiluvienne, opération qu’il ne réussissait pas toujours du premier coup, mais, une fois assuré sur sa selle, il pouvait rouler des heures avec une régularité d’automate, campé raide sur l’échine de sa haridelle, l’arête du nez coupant le vent, le regard dominateur, et la flamberge des mèches agitée superbement à la cime d’un front impavide. Il ne lui manquait que la lance, et les moulins apeurés n’avaient qu’à bien se tenir. Ma propre maigreur interdisait cependant à quiconque de me confondre avec Sancho Pança. Les moulins se rassuraient vite. Et je les saluais d’un regard lorsque nous les croisions, Monsieur Vrins en tête, plus abraqué que s’il eût figuré au côté de la reine dans le carrosse du sacre, et moi, riant sous cape, dans son sillage, jeune page romantique fourvoyé dans une chevauchée picaresque. En ces années impalpables du bonheur, la bicyclette, et plus précisément la bicyclette antique, habillée de lustrine noire, insensible aux modes méridionales, rebelle aux futilités vulgaires du dérailleur ou du guidon galbé, dédaigneuse et immuable comme une rolls royce, se partageait avec la monarchie débonnaire le gouvernement des Pays-Bas. Et l’on pouvait ainsi, sans craindre d’autre accident que le dérapage sur une pomme de pin, sinuer par les digues étroites du Betuwe, franchir les cols mirobolants du Haut-Veluwe, et foncer hardiment à la conquête des villes aplaties sur les bords du Rhin, de l’Ijssel ou du Waal, fût-on le plus cacochyme des vivants, et ne dût-on qu’à la faveur d’un permanent miracle de garder en selle un équilibre aristocratique.

Je revois Monsieur Vrins (est-ce la dernière promenade que nous fîmes ensemble?) me montrer d’un large geste du bras l’horizon infini du Betuwe avec ses vergers frémissants sous la brise à perte de vue. Nous avions acheté des cerises au jus si vif, à la peau si drue que nos lèvres noircissaient. Nous étions assis dans l’herbe, sur le talus de la digue supportant l’étroite chaussée déserte, et l’air parfumé, toujours délicatement humide, courait dans nos cheveux et nous faisait cligner les paupières. Le profil tendu du vieillard, un profil altier, quel autre adjectif? devenait, lorsque je levais les yeux vers lui, le camée d’ivoire que mon souvenir retrouverait.

Ce -là, après notre retour, Mina m’avait entraîné dans les bois, derrière Bezuidenhout, sous le prétexte d’une cueillette de girolles. Je ne t’ai pas assez aimée, Mina, et j’ai méprisé le plaisir doux et chaud de ce corps que tu m’offrais et qui fleurait la bruyère et le sapin. Je n’aurai pas assez connu le fruit dur et franc de tes seins, l’ombre bleue de ton ventre, et la tiédeur arrondie de ton épaule, quand tu cherchais à y retenir ma tête. Je ne savais pas. J’étais l’ignorance en personne. Et que suis-je aujourd’hui, que rien n’a plus la moindre réalité?

On n’arrête pas de ressasser les mêmes vocables. On leur cherche une signification magique, on se livre à sa petite alchimie ridicule, et la mort est au coin du bois, ni plus ni moins que d’habitude, ou sous la pluie de Rethel (ça, c’est de la magie, va-t-en dire pourquoi, maigre ivrogne moribond). As-tu jamais éprouvé de l’amour pour Mina, de l’amour pour C..., pour Virginia, pour Roberte et Nathalie et qui encore ?

Le lendemain de la soirée chez Martin, je m’éveille tard. Dans la chambre mansardée que j’occupe chez les parents de C..., le soleil éclaire une commode au bois joliment veiné, où jouent des reflets roses, orange, bleutés sous la lumière oblique. C’est d’abord ce que je vois en ouvrant les yeux, et la présence de C... ne m’apparaît que plus tard. Elle est assise au bout du lit, habillée de noir, une robe moulante, avec un col blanc qui rappelle un peu la fraise plissée de je ne sais quel siècle. J’ai pris l’habitude de dormir nu. Elle pose sa main sur mon genou qui forme saillie sous le drap. Saillie, je pense au mot saillie.

—    Qu’est-ce que tu fais là?

—    J’attendais que tu t’éveilles, dit C..., il est tard.

—    Tes parents?

—    En ville.

—    Frits?

—    Au tennis. Lève-toi, paresseux.

—    Où as-tu disparu hier soir ?

—    Les petits garçons ne posent pas de questions indiscrètes aux dames.

—    Drôle de dame.

—    Non, c’est «Drôle de drame»!

—    Une dame savante, en plus.

Je rêvasse. C..., d’un geste brusque, tire le drap qui me recouvre. Je veux le retenir, trop tard. Je crie que je suis à poil. Elle éclate de rire et tombe sur moi, glissant sa langue entre mes lèvres et saisissant ma verge, alors que je me débats, à vrai dire sans grande conviction. Soudain elle se redresse et quitte la chambre sans un regard.

Cette scène-là, je l’ai rêvée, comme tant d’autres sans doute. La chambre me paraît vide, et je respire un parfum qui n’est peut-être que celui de la maison tout entière, comme une odeur de thé mêlée au parfum du chèvrefeuille (par exemple). Je me lève et je m’habille. J’entends C... m’appeler de l’étage en dessous : «Prends ta raquette et tes effets de tennis.»

Je descends. Les pièces de séjour occupent avec la cuisine le premier étage. Au rez-de-chaussée se trouve la pharmacie, boutique et laboratoire. Sur la table de la cuisine, le petit déjeuner est servi pour deux. C... est assise et se verse un café dont l’arôme fait imaginer des pays forts et sauvages. Un arôme farouche. Je compte quatre espèces de pains différents. Il y a des œufs à la coque. Des confitures. De l’édam, du gouda. Du jambon. Un pot de lait glacé. Des jus de fruits. Nous grignotons en silence. En effet, j’ai sûrement rêvé tout à l’heure. Tu es prêt? demande C...

L’auto découverte est au bord du trottoir. Ce matin-là, je vais jouer très mal. Jamais si mal joué. C... se moque de moi. Frits dispute avec Wim une manche acharnée sur le court voisin. Nous faisons une pause.

Tous ces garçons blonds sont d’une fadeur à pleurer, dit C..., et elle ajoute : toi, au moins, faute de mieux, le blanc te va à ravir, petit. Et, sans me laisser le loisir d’inventer une réponse grossière, elle s’éclipse. On entend le crissement des pneus. Je rejoins Wim et Frits. Viens avec nous boire l’apéro, fait Wim à mon adresse. Nous nous installons dans la voiture de Frits. On rentre en ville. Quelque part, on embarque Caria. On stoppe devant chez Martin, puis ailleurs, le long du Singel. A la fin, nous sommes sept entassés dans l’auto rouge, et Wim chante en français La cantinière du régiment. Moi, à l’arrière, écrasé entre Caria et Virginia. Je comprends que Caria doit être l’amie de Frits, peut-être un sujet de jalousie entre Frits et Wim. Virginia. Virginia silencieuse. Ailleurs. Je la trouve vraiment trop belle. Je ne l’oublierai jamais.

Expliquer la beauté de Virginia. L’ai-je seulement connue, cette beauté, cette gerbe blonde? L’homme qui est assis là, devant la bouteille vide, dans la cuisine de Rethel, lève la tête, écoute la pluie claquer sur la vitre, et se remet à écrire. Il profère aussi quelques jurons, entre les phrases. Voici.

Son visage était un paysage aux lumières changeantes. On eût dit que les variations de l’humeur (du cœur? du rêve ?) s’y inscrivaient comme l’ombre et la lumière d’un ciel tourmenté sur le flanc d’une colline. Rien de plus émouvant que ces passages du clair à l’obscur sur un front doucement galbé, à la peau fine et mate, sous laquelle on devinait l’os comme le tain d’un miroir. A ce miroir, on se heurtait sans se reconnaître. Lé beau front de Virginia s’ensoleillait quelquefois les jours de longue pluie, et ces clartés inexplicables troublaient plus encore que les mélancolies. Lorsqu’elle parlait, sa voix chantante, aux inflexions un peu rauques, bouleversantes dans les basses, s’insinuait vers une région secrète de notre être et prenait possession de la solitude, mais à quoi bon chercher à

démêler de telles sensations ?

Virginia c’est à toi maintenant que je m’adresse. Tu ne m’entendTas jamais, tu es restée la jeune fille d’autrefois dans je ne sais quelle ville sud-africaine où je n’irai jamais, où je ne flânerai jamais en te prenant la main sous la clarté pulpeuse d’un soleil inconnu.

Mille fois j’ai tenté de raconter l’aventure. Mais quelle aventure? Ce soir-là, chez Martin, ce premier soir de Deventer, j’étais trop distrait encore par les agaceries récentes de C..., et le corps de Mina me hantait toujours sans que je veuille me l’avouer. Virginia n’était qu’une forme à peine lumineuse dans le coin le plus sombre et solitaire d’un salon balancé par le roulis d’une musique trop lente. D’elle seule, de Virginia comme prostrée, indifférente, émanait un silence de vraie nuit, naissait une pâleur d’étoile et de lointain abstrait. Je voudrais, comme je voudrais! avoir encore mal, et faire sonner mon rire faux en tournant le dos à l’étoile, pendant le solo de Dexter Gordon. Le lendemain, sur la banquette arrière de la voiture pilotée par Wim, à ma droite le corps exubérant et chaud de Caria, et à ma gauche le silence, le même silence, le silence nocturne d’une Virginia que l’on ne pouvait cependant contempler sans être aveuglé, soleil noir, disque de feu, de braise et d’or, astre inca, toute la stupeur des mouvements d’éclipses, et j’ai honte des mots crasseux que j’aligne. Enfin comment exprimer la beauté insoluble que l’on a dans le cœur tout à coup ?

L’estaminet de Gil, la salle étroite encombrée de l’immense billard, les chaises bancales alignées le long du mur entre les tablettes luisantes de cire où les joueurs posent les petits verres de Schiedam, le long comptoir avec son avancée de cuivre rouge jetant des feux dans la pénombre, la lumière jaune concentrée sur le tapis vert, et Gil, boiteux d’une ancienne blessure coloniale, sa jovialité rude et les multiples parlers dont il use indifféremment, souvenirs d’une existence aventureuse, sauf à n’avoir été qu’imaginaire. Les garçons ont entamé un cent. Caria plaisante avec Gil. Virginia, toujours immobile, est assise à ma droite, je ne joue pas, je bois un vieux clair (een ouwe klare) où scintille un reflet de safran. Virginia porte une robe longue, façon créole, et ses mains blanches sont posées sur ses genoux serrés. Les ombres des joueurs sur le tapis sont traversées par l’éclat rouge et blanc des boules. Les carambolages se succèdent, et jamais ce n’est le même son, tambour, roulements syncopés d’une partition illisible. Gil chantonne entre les coups, de sa voix dont il force l’accent faubourien ou patoisant. Virginia n’en finit pas de se taire. Il me semble que je l’entends se taire. Je me tourne vers elle. Je vois son visage de profil, légèrement baissé, de sorte que la lumière effleure son front transparent et lui donne, entre les deux masses réparties des lourdes nattes de lin, ce ton de vieil ivoire qui est celui des boules blanches. Je devine, je distingue à peine, l’arête du nez court et droit, le faible frémissement de l’ourlet des lèvres, le rose pâle d’une joue, la grâce alanguie d’une épaule (encore une fois des mots, et quels mots décharnés !) Rien de tout cela n’a existé. Rien n’existe. Dans mon logement froid, avec mes mains glacées, j’invoque un fantôme fidèle et fuyant, le luxe ensoleillé d’une chevelure, un corps précis et inconnu, Virginia, un prénom de vierge exotique ou banale, est-ce que je sais?

Je sais que j’ai froid, que sur Rethel continue de tomber la pluie, et n’est-ce pas ces mêmes ondes de froid qui m’ont envahi lorsque je scrutais le visage songeur (et de quel songe interminable?) de Virginia dans l’ombre enfumée du bistro de Gil?

— On a faim, Gil, s’écrie un des garçons.

Gil nous sert d’énormes tartines de jambon surmontées d’œufs brouillés, que nous avalons accompagnées de litres d’une bière brune à l’arrière-goût sucré. J’observe encore Virginia qui mange peu, se contente d’eau, ferme les yeux. Caria rit très fort en soufflant l’écume ocrée de son demi ; elle embrasse Wim et lui plaque sur le nez de minuscules morceaux d’omelette. Frits prend un air outragé. Virginia reste sérieuse, étrangère à toute exubérance. Je vais lui parler, bien qu’il me faille vaincre une insoutenable timidité (une pudeur nouvelle), je me sens devenir si gauche que mon verre tremble entre mes doigts, que, sous le col de ma chemise, la sueur se glace. Je bredouille quelques mots en néerlandais.

—    You may call me Virginia, murmure-t-elle.

Je réponds stupidement :

—    O.K., Virginia.

Et c’est tout.

Dans l’après-midi, elle regagne la maison de ses hôtes, les parents de Martin. Je ne la reverrai ni ce jour-là, ni le lendemain.

Maintenant j’ai mangé: je me suis fait à manger, très peu de chose, depuis combien de jours cela ne m’était-il plus arrivé? Le soir qui vient est d’un violet trouble et sale ; c’est la couleur du vin bourru dans les cuves moites. Il ne tombe plus que quelques gouttes par-ci par-là, j’entends le grognement d’un moteur de camion dans la cour de la cartonnerie, le grincement suraigu du passage de la première, le chauffeur en a marre, il sent la nuit prête à se refermer sur une solitude ambulante et périlleuse, je tourne le volant et le bahut démarre dans un sursaut, je saccage la boîte de vitesses, la nuit m’appelle comme une femme aux yeux brûlés d’avoir connu la stupeur des salves au fond des médinas ravagées.

Parce que je n’ai plus un sou, je bois un bourgogne très précieux et beaucoup trop vert. L’ami vigneron qui m’en a fait cadeau m’a dit qu’il ne saurait jamais lui-même la plénitude chaleureuse de ce millésime-là, car il mourrait avant le bel âge de son vin. Et moi, je le bois, ce vin, dans sa trop grande jeunesse, parce que je n’ai plus un sou et que je vais mourir. Cela je l’écris machinalement, même si

c’est la plus criante vérité, ou la plus médiocre observation. Non pas une prévision, non pas un souhait, non pas une conjuration, rien d’autre qu’une certitude aveuglante. Désormais il y a la mort comme il y a la guerre et la pluie et les étoiles mortes. Je sais cela depuis longtemps, depuis si longtemps, et je m’aperçois que je l’ignorais encore.

Et chaque soir il faut se remettre à l’ignorer, dans cette cuisine où le parfum entêtant de l’ail imprègne les cloisons tendues de l’horrible papier peint. Et chaque soir, refaire une vie à neuf comme on descend le poids d’une comtoise arrêtée depuis des siècles, avec l’espoir fou qu’elle va recommencer à battre et à sonner.

L’homme qui écrit qu’il va mourir, et que sa misère est grande, et profond son désespoir, et qui boit lentement le vin précoce, ne va pas mourir, et sa misère est à peine digne du nom de gêne, et son désespoir de celui de tristesse, et cette tristesse même est une dégoûtation qu’il se complaît à couver entre les murs d’un logement où la crasse, croit-il, engendre la merveille d’une mémoire éblouie.

Tu te souviens de Virginia, se parle-t-il à lui-même, et de cette blondeur comme d’un infini de blés mûrs sous le vent tiède. Tu te souviens de C... comme de l’anguille échappée de la barque glissante un soir de Zuyderzee. Tu te souviens de Mina, le corps arqué sur le lit rêche et mauve et vert des bruyères de la dune, avec le flottement soyeux du soleil rasant. Tu te souviens des villes où tu ne fus jamais qu’un passant imbécile, portant en chaque lieu ses humeurs de nonchalance et d’absolu minables. Tu te souviens, ou tu feins de te souvenir, et que te crois-tu donc, abruti par les digestions lourdes, camelot d’antiquaille littéraire, automate grincheux aux pommettes ridées de vieille pleureuse attique ? C’est l’heure de l’insulte, et de la puérile abomination. La pluie, je voudrais seulement la pluie, et que ton corps encore me soit interdit, toi ma compagne absente de Rethel.

Je dirai la pluie à Rethel. Je dis la pluie à Rethel, je la dis à toi qui lis ces pages ternes, et tu sais mieux que moi la douceur ancienne des pluies nocturnes que j’évoque — en craignant de les évoquer, tant le ressassement des pluies m’étreint, et m’affole, et m’exalte, comme du moribond la dernière médecine stimule faussement l’âme. Ce sont des mots, et ce ne sont pas des mots. L’âme ! L’averse est cette litanie d’eau qui se satisfait de sa propre éternité, de son inexorable finitude aussi bien.

Je voudrais ne produire qu’une averse de mots, être ce nuage considérable et futile qui nous fit la pluie plus noire, et plus mélodieuse, et plus tragique, et plus élémentaire, cette nuit-là de la première pluie. Mais ne faut-il pas aussi, pour éprouver cette pluie, que je réveille les couleurs qu’elle a délavées? Je te parle, Virginia, car c’est à toi tout autant qu’à elle que je m’adresse! Elle, toi. Le même amour, si l’on veut. Rien de commun, pourtant, sinon...

Car de toi, et de la vraie pluie à Rethel, que pourrai-je jamais dire?

Et de toutes les pluies? L’année de mes quinze ans, la pluie sur l’hôtel Buitenzorg. C’était la Semaine de la Bruyère, la Heideweek, dans ce village du Veluwe où j’avais retrouvé ma mère pour de courtes vacances. Septembre bientôt. Était-ce avant ou après Mina? Hôtel Buitenzorg. Des jours et des jours de déluge. Dans le salon octogonal où les appliques murales dessinent des cercles jaunâtres sur le papier velours brun aux tonalités rauques, le piano droit, noir, laqué, découvre son clavier livide entre les touches d’ébène. Le teint de ma mère s’accorde à l’éclairage aqueux, et ses cheveux de suie relevés en chignon accrochent des reflets inquiétants. Je n’arrive plus à situer dans le temps ces images. Je ne quitte pas le salon où viennent jouer le soir deux tziganes à la peau d’olive et dont j’admire les moustaches. Le pianiste a voulu qu’un miroir lui tienne lieu de partition. Il se regarde jouer avec une sorte de férocité ravie. Certainement, c’était après Mina. Elle et son père entrent dans la salle de restaurant. Mina porte une capeline sombre que strient les gouttes d’eau. Monsieur Vrins a refermé son immense parapluie avant de pénétrer dans le hall de l’hôtel. Je l’ai vu de la fenêtre près de laquelle se trouve notre table. Le couvert est dressé pour quatre personnes. Le temps ne passe pas. Seule la permanence incompréhensible de l’averse. L’hôtel est presque désert, les touristes attirés par les fêtes de la bruyère l’ont quitté l’un après l’autre, découragés. Pourtant, je me souviens de l’amour avec Mina dans le soleil couchant. La bruyère avait fleuri tôt cette année-là (j’explique comme je peux), et soudain l’automne s’était installé, prématuré, inattendu, lugubre. Mina et son père dînent à notre table. Visite naturelle, et qui cependant m’agace. Les tziganes engagés pour la semaine jouent en sourdine dans le salon vide. Je m’applique à saisir à chaque instant creux de la conversation quelques lointaines notes étouffées, liquides comme la pluie dont les ruisseaux intermittents dégoulinent de l’auvent qui protège l’entrée. Ma mère me reproche ma distraction. Mina me sourit, je ne réponds pas à son sourire. Monsieur Vrins dit :

— Moi aussi, j’aime les tziganes.

Soudain, je me demande ce qu’est pour moi Monsieur Vrins. Il pourrait être mon grand-père, après tout. Il me semble que personne ne me comprend comme lui, ni ne m’aime avec cette indulgence attentive, et surtout discrète. Je le remercie d’un regard. Je toise Mina, qui rougit. Immédiatement je m’en veux, et je lui adresse une moue gentille, avec ce froncement du nez qui la réjouit quand nous sommes seuls. Ainsi, je coucherais peut-être avec ma tante? Je brode en pensée quelques instants sur ce thème, éminemment improbable. Enfin, qui sait? Un arpège délié m’avertit que le violon entame une improvisation, et me signifie qu’il y a du monde maintenant installé dans le salon brun. Je sens sur moi posés les yeux tendres de Mina, et je m’ébroue comme pour m’en défaire, ma mère se lève, et Monsieur Vrins propose, comme je l’espérais, de prendre le café près des musiciens.

C’est un soir humide, avec de grands pans de ciel découvert, bleuissant, rosissant, des nuances à la Watteau, mais je me trompe, mieux vaut se représenter un Van Goyen inconnu, cette fluidité d’après la pluie, mouvante par-dessus le théâtre de verdure, entre les frondaisons duquel s’enfle et s’élève un chœur ample de Kodaly. Je suis à Ede (Gelderland) et j’aurai quinze ans bientôt. Un visage de très jeune fille, contemplé de loin, et la musique infinie, large comme un avenir rêvé. Un visage de jeune fille. L’homme cherche à recomposer ce visage. Il ne faut le parer d’aucune aura, aujourd’hui l’homme qui écrit ces fadaises mémorables le sait. Je ne peux détacher les yeux de ce profil d’adolescente, qu’éclaire a giorno un spot inespéré. Un peu de brise soulève la mèche brune et rebelle qui sinue jusqu’à la paupière. Mara, son prénom, tu ne l’as pas oublié. Mara. Je meurs d’amour pour Mara. C’est elle qu’hier j’ai croisée dans la Grotestraat. Je me suis retourné, et j’ai failli tomber de ma selle. Mon vélo a fait un écart, j’ai redressé in extremis devant le triporteur du boulanger (Huyzinga, Brood en Banketbakkerij), stationné le long du trottoir. Je me suis senti ridicule, trop

grand (les jambes nues, maigres, les genoux proéminents), trop pâle, boutonneux. Était-ce bien moi? J’ai éprouvé l’envahissement brutal d’un désir et d’une honte insoupçonnables. Avais-je, le jour de cette rencontre, déjà fait l’amour avec Mina? Je ne sais pas, je ne sais plus. Il me monte en mémoire des tranches de vie parallèles, sans rapport entre elles, comme si j’avais été plusieurs, un être multiple, un corps possédé tour à tour par des esprits étrangers, anges ou démons qu’aucune querelle cependant n’oppose, puisqu’ils se succèdent en moi sans se rejoindre. Le chœur somptueux de Kodaly prend langue avec le ciel qui s’obscurcit, et les feuillages piqués de flèches de lumière jaune vibrent, cette vibration s’empare de mes nerfs, mes yeux ne quittent pas le profil immobile de Mara, la sourde clarté de la joue, les vagues dorées dans le châtain palpable de la chevelure. Oui, Mina se trouve assise à côté de moi, au dernier rang de l’amphithéâtre habité d’échos, les genoux croisés sous sa jupe d’étamine transparente, les paupières alourdies, la nuque ployée. Mina écoute le chant gronder, éclore en elle, et le recueille en son ventre avide, son ventre à la peau lisse et tendue bat comme un soufflet d’orgue, Mina.

Le concert se termine. La foule entonne le Wilhelmus. Mina se lève avec un soupir. Je cherche encore Mara des yeux. Elle a disparu. J’attendrai la nuit entière, je veillerai dans l’arène déserte, je descendrai les degrés de pierre jusqu’au cœur de l’arène, et je dirai seul, pour les arbres calmés, la nuit, les étoiles, les oreilles du temps, le poème d’amour génial et niais que je compose avec orgueil, humiüté, chasteté, bassesse, éblouissement en l’honneur de Mara l’inoubliable putain vierge.

Il faut rentrer, dit Mina. Monsieur Vrins nous précède. Mina cherche dans le noir ma main que je lui refuse.

Le lendemain, je me dirige à pied vers le théâtre de verdure. Je traverse le parc, évitant d’être vu de la buvette en stuc, où d’ailleurs il ne doit y avoir personne ce matin. Je ne reconnais pas les lieux où je guette le souvenir d’une musique enveloppante, je m’assieds sur la pierre blanchâtre, j’attends.

L’attente ne sera plus longue. J’écoute le vent s’époumoner en valsant dans la cour vide. La bière pisseuse s’aplatit dans mon verre au bord duquel tournent les traces graisseuses de mes lèvres. Et la pluie qui hante ma mémoire jaillit de moi brusquement et déferle, coupante, cinglante, lanières liquides des verges d’une mortification jamais rassasiée. Vent d’ouest. Deux étages de nuées, les plus basses effilochées, noirâtres, poussées, bousculées, torchons déchiquetés et tordus, et par-delà, dans la sérénité froide de l’altitude, de larges avenues blanches bordées de bleu pâle, immobiles, se révèlent entre les trous du linge spongieux qui s’égoutte en rafales. Toutes les pluies du souvenir. Dresser un monument à la pluie, dans les villages traversés, au cœur des terroirs battus par les fouets de l’eau, au sommet des landes pétries, ravinées, crevassées, sur les places des villes du Nord écrasées de brumes fangeuses, sur les falaises couturées, au bout des digues bavant le ressac, sur la plus basse île frisonne emportée en d’interminables noyades, et sur Rethel, et dans cette cour enfin dont le gravier gris scintille maintenant entre deux averses. Un monument aqueux, en forme de trombe

pétrifiée, en forme de roche liquéfiée (aucune forme), comme si la pluie n’était que solution du minéral, précipité diabolique du premier magma.

Nous sommes dans cet hôtel, en face de la gare. Gare de Rethel, t’ai-je dit, c’est la gare de Perpignan. On nous a donné la plus belle chambre. Tu as laissé allumée la salle de bain, dont la porte est entrouverte. La chambre obscure reçoit un peu de cette lumière indirecte, une langue claire qui s’avance et n’atteint pas le lit. Alors la pluie, qui s’était tue un moment, se remet à parler, à psalmodier, tandis que mes mains avides de lenteur bornent les domaines nocturnes de ton corps. Je dis: «C’est la pluie à Rethel». A l’écoute de la pluie, à la découverte d’un corps que seule peut-être la pluie rêve, j’apprends ce qui est impossible. Non, je ne peux pas te raconter. L’homme qui écrit transpire et frissonne. Il touche du bout des doigts sa tempe brûlante, glacée, brûlante, glacée. Il se lève et va coller à la vitre son front moite. D’une main, il saisit son autre main. Les mains ne se reconnaissent pas. La pluie s’abat avec des claquements obscènes. Les mains tremblent. Ce sont mes mains, dit-il, et je suis amputé de mes mains. Ce sont mes mains qui se sont modelées au poids léger de deux seins ronds, deux nuages de contes de fées. Mes mains n’appartiennent plus au monde solide. Mes mains qui étaient les nids si lisses où se lovait le monde avec ses collines bleues et ses vallées secrètes. Mes mains que tant de pluies ont creusées, mes mains érodées aux paumes transparentes, striées des cicatrices de la déchéance et de la dépossession. La pluie n’en finit pas de couvrir Rethel de ses guenilles séreuses. Transpercé, le corps s’épouvante d’une ignorance sans remède. L’ignorance, quand on a connu, quand on a tenu, quand ce fut révélé, et que la connaissance vous est retirée, extirpée, arrachée par les forceps rouillés de la solitude.

La pochette d’allumettes, à côté du paquet de gauloises bleues. Sur une chaise, la machine à écrire, trop lourde, antique, et les feuillets froissés d’un récit stérile et désordonné. La mort, après tout, ce n’est que ça.

La première fois que je rencontre le Rhin. Neder-Rijn, à Wageningen. Derrière moi, la colline boisée : berg en bos, disent les gens d’ici. Montagne et bois — un talus devient une montagne. Sous mes yeux, le Rhin calme et vaste, que traverse le bac. Il n’y a pas de pont. Les prairies en pente très douce, imperceptible, où paissent les vaches blanches et noires, les vaches hollandaises, que j’entends encore meugler avec discrétion, et qui viennent se mirer dans l’eau verte et turquoise. Je passerai le fleuve à bord de cette barge au moteur ronronnant, que guide un homme à la barbe rousse, à la casquette ornée d’une ancre d’argent. J’irai à Randwijk dont les toits luisent là-bas parmi les arbres. Je longerai le fleuve jusqu’à Opheusden, entre les prés humides, et là, je sais que vogue un autre bac, où les automobiles accèdent par un ponton grinçant, la barrière rouge une fois levée, alors le bac tangue et gémit sous leur poids, il s’ébranle dans un grand chuintement de poulies, un grognement précipité, l’embarcation gagne le courant pour épouser avec une certitude nonchalante la dérive exacte, tandis que sur le Grebbeberg glisse l’ombre d’un beau nuage. Le Rhin sans lorelei, assagi,

aplati, ralenti, épanché, distrait, léchant l’herbe de ses berges incertaines. Un Rhin plein de ciel songeur, rien que du ciel. J’ai treize ans. Je ne me souviens plus de mon enfance. Je suis l’explorateur de ce pays d’horizons inépuisables. Ma bicyclette rutile dans le vent lumineux. Il n’y a pas encore Mina, ni Mara, ni personne. Il n’y a personne. Moi, tous les moi possibles. Moi au cœur de la clarté du jour, au creux frais du printemps de Gueldre, moi Guillaume d’Orange-Nassau, moi Rembrandt van Rijn, moi Vincent van Gogh, moi Tamalone du Lexkesveer, moi le paysage de ma Gueldre, conquise et séduite, moi son suzerain et son homme-lige, moi le nouvel Hollandais volant quand ma fine monture nickelée prodigue aux passants rencontrés les éclats subtils de cette après-midi plus tendre qu’une peau dorée de nageuse. Je ne reverrai jamais la Gueldre.

Lyrisme facile. Le choc du bac, sa rencontre avec le ponton. Vagues giclantes. Lyrisme insupportable (et me gargariser des noms aux consonances gutturales qui me ravissent). Wageningen aux maisons blanches. Je roule dans la longue avenue principale. Je grimpe vers Nol in ’t bosch, à l’ombre des pins tièdes. Envie de rire, envie de chanter. Mes jambes tricotent, régularité, plaisir huilé des rotules. Lyrisme. Est-ce faux, ce bonheur? Silence en moi, silence ourlé de lumière, fécondé par le bruissement d’une brise. Lyrisme. La pente légère vers Bennekom. (Je reviendrai à Bennekom, j’y dormirai avec toi, ce sera vingt ans plus tard, et le vieux genièvre aura longtemps fermenté dans ma mémoire, et me piquera la langue, et me tirera de sous les paupières deux larmes que je cacherai.)

Te reverrai-je? Qui revoir? Est-ce que chaque village, chaque ferme au long toit de chaume, chaque jeune fille claire et sombre, chaque état fugace du ciel, chaque colline plate avec chaque touffe de bruyère et chaque bouquet de genévrier, est-ce que chaque chose et chaque être ne sont pas ici, dans ce sordide logement que vient battre la litanie de la pluie ?

Et je m’égare sans vergogne en des sentiers sablonneux où les roues de ma bicyclette creusent un sillon ténu, une piste mince et serpentine que brouillera la prochaine saute de vent. Tout comme j’ai décidé de m’égarer (l’ai-je décidé?), de m’égarer en ma mémoire débile, encore que je ne puisse plus, le regard noyé de toutes ces pluies, distinguer je ne sais quelles illusions notoires de je ne sais quelles vérités imbéciles.

Repères: Ede, le café Onder de Toren (sous la tour), Deventer, le Brink, l’estaminet de Gil, Wijk bij Oldebroek, Elspeet, Nunspeet, les meules au toit de chaume mobile, les fermes saxonnes de la Twenthe, Harderwijk, la porte des pêcheurs, et son phare où je ne monterai pas regarder au-delà de l’Ijsselmeer la platitude éventée du polder. Ce café d’Elburg où je me suis saoulé seul, en silence, obstinément, par un crépuscule de tourmente et de jubilation cruelle, et le regard de C..., cette nuit-là, ou une autre nuit, le regard de haine froide, quand je lui tords le poignet. Repères. Ai-je besoin de repères? Besoin de repères pour suivre la voie verglacée qui ne mène à rien ?

Je n’ai plus qu’à écrire, écrire comme il pleut. Pleuvoir des mots, des torrents de mots vides. Qu’importe ce radotage ! Je dois écrire l’oubli, inventer le souvenir. Que personne ne sache. Que personne n’apprenne que je suis mort. Une nuit, dans la bruyère, près d’Oldebroek, à l’âge de seize ans, mon harmonica dans la main, les étoiles sur le front. Un matin, gare de Deventer, mon souffle emporté par le train ponctuel où Virginia s’est installée sans adieu.

Je peux maintenant détruire ce chapitre après les autres. Acte de décès : cent mille mots rayés nuls.

Mort. Mort de toutes mes morts, passées, présentes, futures. De toutes mes morts plurielles, de ma mort singulière. Mort. Répéter le mot, le prononcer en néerlandais: dood. Ik ben dood. Je rencontre Martin et nous allons boire chez Gil. Je ne lui dirai rien. Il n’a pas besoin de savoir que je suis mort. Il ne le remarque pas. Martin deviendra dentiste, comme son père. Son nom de famille pourrait se traduire par: «du Cœur». Martin du Cœur. Il rit. Je n’ai pas de cœur, dit-il. Je le savais. Moi non plus, je réponds que moi non plus. A cet instant, je sais que le train entre en gare d’Amersfoort, le train de Virginia. A cet instant, la sœur de Martin ouvre la porte vitrée du café. Elle a les joues rouges. Elle a sans doute couru. J’ai couru, fait-elle. Non, dis-je, tu n’as pas couru, tu savais que nous étions là. Je veux boire aussi, dit-elle. Elle appelle Gil. Sa voix, dans les aigus. Cela me fait grincer des dents, je tremble (mes mâchoires, je les entends distinctement craquer). Tu n’es pas beau ce matin, Jan. Elle a dit cela : tu n’es pas beau ce matin, Jan. Je ne suis pas beau ce matin, et je m’en fous. Je sais qu’un mort est toujours beau. Même laid, il est d’une beauté supérieure, fantastique, inappréciable aux yeux d’une fille du Cœur, qui ne sera jamais qu’une putain. Je prononce tout bas: putain. En français. Un peu plus haut: pouffiasse. Elle demande: qu’est-ce que ça veut dire ? Ça signifie : mon trésor, répond Martin. Sa sœur me lance une œillade pâle, qu’elle voudrait noire. Il n’y a pas de noir dans ses yeux incolores. Même pas un soupçon de noir moral. Je me lève et je quitte le bistro. J’entends Gil crier: «T’en va pas, garçon!». Sur la place trop grande, déserte, carrelée de briquettes déteintes, l’ombre de la Grote Kerk frémit de solitude.

J’ai peut-être inventé Mina, et C..., et quelques autres. Je n’ai pas inventé Virginia. Son existence est attestée par ce sentiment de mort qui m’accable, encore aujourd’hui. Je ne l’ai pas aimée, on n’aime pas un elfe (c’est ce qu’on dit). Je marche dans les rues de Deventer. Virginia. Tu peux m’appeler Virginia. Combien de phrases avons-nous échangées? Il est midi. Le train stoppe moelleusement au bord du troisième quai de la Centraal Station, Amsterdam. A Schiphol, l’avion est à cinq heures. 17 h.p.m. En sautant dans la voiture de C..., je serais à Schiphol à temps pour l’embarquement. Je ne sauterai pas dans la voiture de C..., je ne serai pas à Schiphol tout à l’heure, à Capetown à l’aube, à Durban demain (à propos, et le décalage horaire? — tu vois que tu n’es pas mort, tu penses même au décalage horaire, mais y a-t-il un décalage horaire?) Dorénavant il n’y aura plus que ce décalage de l’âme, ricanes-tu. Amsterdam, tu connais, Virginia traverse le Dam, les pigeons gloussent, les tramways grincent, clichés («Amsterdam avec ses mouettes dans sa gare. Et le nom de Java chantant sur ses tramways», tu rediras un soir à Bruxelles, à Marcel Thiry ces deux vers de lui, tu lui diras qu’ils ont un goût de blondeur rauque et de teint pâle, et l’accent d’une fille des boers de Capetown, tu te les récites ce midi, ces deux vers, alors que tu arpentes la Meester De

Boerlaan, vers la maison de ton ami Wim, le long du canal pâteux où trois canards citadins navettent en rang d’oignon.)

Virginia traverse le Dam, son sac à longue bretelle ballant à hauteur de sa hanche. Virginia entre au Bali, balli-ballant, tu te chantes cette inepte association de mots, tu te la chantes comme une hymne à l’aube d’une exécution capitale, balli-ballant, Virginia s’installe au Bali, une table près d’une fenêtre, les passants, balli-ballant, passent le long de cette fenêtre au carreau mat, Virginia commande une table de riz, un seul couvert oui, les baguettes sont serrées savamment entre deux pans de la serviette de linon rouille, Virginia joue avec les baguettes d’ivoire, allume, éteint, allume, éteint la petite lampe à abat-jour rose-thé qui est à sa droite, le serveur silencieux lui sourit, elle ne boira pas de vin de Canton, oui du thé, de l’eau, elle mangera peu, elle regardera le Dam brôuillé à travers la vitre trouble, elle regardera et ne te verra pas approcher de l’entrée, et tu seras là devant elle, elle étouffera un petit cri dans sa serviette froissée, elle sera soudain debout, vous vous embrasserez, vous irez vivre en Frise, là-bas tout au Nord, où sont les îles à frimas, Terschelling, Ameland, Schiermonnikoog, on ne vous reverra jamais, un jour quelqu’un s’écriera: «Tiens, une fille qui ressemble à... Comment donc s’appelait-elle ? » Ce ne sera rien. Aucun danger. Vous vivrez dans le vent et les pluies de la mer. Vous écouterez les légendes liquides que chuchotent les agrès des voiliers échoués dans la brume, les nuits d’inquiétude frileuse et de bonheur plus vif.

Plus tard, tu liras aussi Bernard Delvaille, plus tard, beaucoup plus tard (écoute, Virginia), tu liras:

C’était un temps pour des Amstels d’amours

et d’oublis un temps pour le passage des mouettes

et pour ta nudité devant la glace un temps de pluie qui dort sur les eaux des canaux.

et tu te reprocheras d’encore et de toujours pleurer.

r

 

Sur Rethel la pluie ne cessera pas de tomber pendant des millénaires. Tu tiendras ton amour tout entier lové sur ta poitrine, et l’on n’entendra que le ruminement des gouttes sur les ardoises du toit.

r

20

Je suis le roi-bouffon d’un pays de reines défuntes. Mara, Mina, Carlijn, Isabelle, Héléna, C..., Virginia, Soledad, Roberte, j’en oublie bien sûr, j’oublie des prénoms, j’attends encore que d’autres visages se dressent et répandent les ondes scintillantes de leurs regards. Les ai-je jamais connues? N’ai-je jamais fait autre chose qu’arpenter les rues des villes en quête d’âmes fuyantes? Comme je t’aurais aimée, toi l’inconnue de Harderwijk, au corps élancé, gravé sur fond d’immobile Zuiderzee (ciel ou mer?) dans le cadre arrondi de la Vispoort! Comme je t’aurais aimée, toi l’étudiante aux yeux gris du Rapenburg, ta longue silhouette floue dans le miroir frissonnant du gracht, le reflet sinueux du campanile de l’Université, la lumière d’un vert tendre répandue sous les arbres du quai, la matinée qui s’ouvre comme une fleur avec une émouvante banalité. Toi l’étrangère aux jambes somptueuses haut découvertes à mon désir, le buste renversé dans la profondeur des cuirs (toujours profonds, les cuirs) d’un fauteuil du bar du Gouden Leeuw, clair-obscur soyeux où circulent les genièvres et les sherries accrocheurs d’éclats cuivrés, le silence, le feutre épais des pensées vagues, le

trouble insinuant du vieil Haarlem où, derrière les fenêtres à meneaux de quelque béguinage font mine encore de somnoler les Régentes au nez torve de Hais. Toi la pâle Frisonne de Franeker au sac à main brodé d’argent que tu balances à bout de bras, les seins houleux sous la collerette fragile des jours de fête, les genoux impatients, le large front fixe et l’œil affligé d’on ne sait quelles imaginations de luxures hanséatiques. Toi la noiraude putain d’Amsterdam attentive aux signaux de ton spiegeltje, ce rétroviseur du vice, et qui penche ta poitrine trop lourde par la vitre ouverte, deux fruits gonflés vers quoi je tends les mains, et tu fermes les yeux à demi en murmurant que c’est twintig gulden, et je te réponds en français: Vingt florins, non, petite fille, non, avec un sourire, et tu te mets à sourire aussi, tu caresses ma joue et nous allons boire du vin dans un bistro de marins et de métis en souvenir de Toulon où ton homme qui ressemblait à Bonaparte jeune a mangé son acte de naissance une nuit d’impardonnable distraction. A l’aube : « Tu reviendras me voir, dis ? Si tu veux, on fera l’amour comme ça, pour rien, pour le plaisir, pour la France. T’es tout seul, ici? Reste avec moi. Je gagne bien, tu sais. Ils aiment ça, les Françaises.» Nous sortons en titubant. Un sergent de ville ne nous accorde pas un coup d’œil. Elle est accrochée à mon bras. Je suis sale et je suis heureux. Gamin, tu te prends pour un prince interlope. Les bicyclettes nous frôlent. On va traîner vers les docks. Il y a des mugissements de sirènes. Le vent rafraîchit nos joues sèches. J’ai dix-sept ans.

C... doit m’attendre à La Haye, dans l’appartement de ses cousins, qui sont en voyage. Cet après-midi, sans doute, je traverserai les salles claires du Mauritshuis, inquiet de ne pas reconnaître le Ruysdael auquel je pense et qui ne s’y trouve peut-être pas. C... sera de mauvaise humeur. Elle me parlera encore de son prochain mariage. Je hausserai les épaules. J’aurai envie de la petite putain du Var, envie d’Amsterdam et de boire sur la Rembrandtsplein, dans ce café Saint-Germain-des-Prés où les portiers sont costumés en sergents de ville parisiens. Je ne reverrai pas la fille aux seins bronzés, couleur de noyer poli, couleur des tables d’une gargote de la rue d’Alger, couleur de liège élastique, couleur de vieil or mal gagné, couleur de calanque et de cep. Elle est assise sur les marchés d’un petit pont en dos d’âne. Elle va s’endormir. Sa jupe trop étroite est relevée sur des genoux pointus comme deux oüves. Le corsage entrouvert bâille sous la pesée des deux globes écartés, que sépare et protège une petite croix d’ivoire. Je m’éloigne lentement, sans me retourner.

Dans le train, c’est l’image de Mara qui s’empare de mon demi-sommeil. Tu penses confusément que tu roules vers Ede, la vie recommence, c’est ton premier voyage, ce soir à l’Openluchtheater elle sera là, vêtue de cette robe vive, très serrée à la taille, un foulard rouge dans les cheveux, la mèche folâtre, et tu t’empareras de l’innocence trompeuse de son regard, une fausse innocence de garce précoce, écoute-la rire avec les miliciens vautrés sur les banquettes avachies, Onder de Toren, rire, te rouer de rires, mais pourquoi Mara, cette petite salope que tu contemplais les yeux ronds? Qu’est-elle devenue d’ailleurs, tu ne la reconnaîtrais pas, c’est à Amsterdam, dans le quartier des hoeren, qu’il te fallait chercher, puisque tu en viens, cette graine de prostituée, ou à Shangaï, pourquoi pas à Shanghaï, tu iras à Shanghaï, tu entreras dans le bar graisseux et épicé où elle tapine, elle sera beaucoup plus belle encore que ce soir de tes quatorze ans, quand la musique s’amplifiait dans le crépuscule toujours palpitant d’un souvenir d’averse.

Gare de Leyde. Déjà? Tu dois avoir dormi. Dans la foule du quai, les jeunes filles composent un ballet blond dont les figures symbolisent quoi ? Deux étudiants s’installent en face de toi. Tu reconnais les mots tentamen, candidaat, doctoraal, Societeit, ils arborent la coiffe ronde et plate bordée de velours grenat, ils sont très jeunes, tu te sens très vieux, ils t'intimident, ils regardent la vie avec un parti-pris de flegme dédaigneux, le cou tendu sous la cravate aux couleurs de quel club, tu n’en sais rien. Tu mâches ton existence amère et délicieuse, ils fument de courtes pipes au parfum nauséeux, tu gagnes la plateforme où le contrôleur t’adresse un salut de la tête en passant, raide et poli, plus deftig, plus gourmé que le président de la Compagnie même.

Cette scène se situe-t-elle cette année-là, ou deux ans plus tard? Peut-être ne vas-tu pas à La Haye, où t’attend C..., mais à Rotterdam, où t’espère Carlijn, la fiancée de Frits, avec qui tu passeras trois jours en fraude, avant son départ pour l’Angleterre, et le tien pour Milan.

Le taxi te dépose Van Alkemade Laan. D’où viens-tu? questionne C... Elle est en peignoir éponge, les cheveux relevés, la nuque libre où tu poses les lèvres. Alors? Et ce mariage? Elle crie: je t’ai déjà demandé de ne pas poser de questions idiotes. Tu la pousses vers le divan. Elle t’envoie de précises ruades. J’en ai marre de toi, crie-t-elle. Cet hiver, dis-tu, nous irons à Hoom, en voyage de noces, tu te marieras après avec ton ingénieur, il te fera des enfants modèles, aérodynamiques, électroniques, dans un grand lit dodécaphonique tout au fond du Brabant, tes seins vont grossir démesurément et dans ton sexe élargi grouilleront des spermatozoïdes pointus en forme d’aiguilles de gramophone. J’arrache le peignoir et nous faisons l’amour avec une exquise bestialité. La grande glace au cadre à moulures Louis XV du salon réfléchit en gros plan le visage révulsé de ma profonde amie, les seins tendus qu’elle presse de ses deux mains, pendant que je l’encule en me fixant froidement dans les yeux par-dessus son épaule marbrée.

Aujourd’hui, tout à coup, le soleil. Tout à coup le ciel dégagé, l’absence de vent, la tiédeur de l’air. Est-ce que cela me contrarie? La pluie, que devenir sans la pluie? Que devenir, de toute façon? Il y a eu cette longue succession de jours et de nuits sans pluie, oh pas si longue si vous voulez, à peine un mois ou deux, le temps d’un été pourri, du dernier été, je ne me suis qu’à peine aperçu du passage des jours et des nuits, j’ai vécu dans la pluie, j’ai écrit avec la pluie, j’ai regardé la pluie, c’était la pluie encore sur mon sommeil inquiet, mon insomnie étouffante, ma veille hagarde dans l’obscurité de la chambre au volet toujours clos, la pluie qui transforme en pluie, la pluie que je n’avais pas à inventer pour en baigner ma solitude (ah suis-je donc bien seul enfin?), la pluie à Rethel comme je me suis échiné à dire, la pluie des petites provinces grises, la pluie des saules pleureurs et des automnes de l’âme, la pluie des giclées de honte et des flaques de nostalgie, la pluie mesquine des minables et des chaussures percées, la pluie des fêtes foraines dérisoires et des bancs publics incongrus dont la couleur s’écaille, la pluie des façades mornes et des fenêtres aux jalousies de fer rouillé, la

pluie des campagnes oubliées, des terroirs épuisés, des horizons brouillés et des poulies qui geignent.

Je sors. Il faut que tu sortes. Ce soleil, livre-toi à lui, le dernier soleil. Tu marches le long de l’avenue. Pont sur le canal. Tu tournes à gauche (la même promenade de vieux, précautionneuse, avec les vertiges, les douleurs lombaires, et ce creux au ventre, cette faiblesse). Chemin de halage. En face, le long du quai, les péniches amarrées. La Dudelot, la Saint-Luc, la K. Bleu (K. ? Kafka?), la Popeye, évidemment peinte à l’épinard. On asperge les ponts. C’est le grand essorage du jour de soleil. Plus loin, rangée à l’écart, Les Deux Jumeaux : la cabine de l’homme de barre est démontée. Une femme aux bras musclés, nus, chevelure de jais, peau tannée, anneaux dorés à l’oreille, brique le plat-bord, indifférente à ta curiosité. Son visage, qu’elle redresse, tu l’aperçois, crevassé comme une écorce de peuplier noir. Dans sa cage posée sur un tabouret, face à la barre, un canari chante.

L’homme voudrait écrire cela: que le canari chante, et que la femme pliée en deux compose la réplique de ses mouvements lents dans l’eau verte. C’est inutile. Cette beauté condamnée. Le soleil. Rien.

Fleurs sur la berge, que je regarde. Fleurs, femmes aux prénoms perdus. Couleurs. J’avance, espace d’ombre, espace de soleil, longeant les peupliers muets (pas un souffle de vent). J’ai dépassé la zone, déjà, les quelques masures de planches qui font face au talus de la voie ferrée. Éclats de voix stridents. Abois des chiens. Dans une crique enfoncée sous les branches de saules, le squelette d’un chaland désarmé, flanc rouillé sur lequel scintille l’irisation de l’eau. A ta droite, une cordillère de poussier que gravissent des enfants sales. Un monceau de balles de vieux papiers destinés à la fabrication du carton.

Fumées grasses, cahots brutaux d’un bulldozer démodé. Grincements. Croassements.

Marcher encore, plus loin. Dépasser le prochain coude du canal. Tu n’entendras plus, tu ne verras plus que l’eau entre les deux rangs de peupliers impavides. A gauche, de l’autre côté du canal, les murs blancs du haras, éblouissants sous le rouge vénitien des toits. Perdre conscience. N’être que ton regard. Pas cet étau malfaisant des reins, cette brusque accélération du cœur, ce vertige. Simplement nommer les plantes, celles que tu sais (mais que peux-tu bien savoir encore de cette vie ?), par exemple : ce crocus inattendu au bleu passé, ciel de Jongkind, éther fuyant de Vermeer, entre les nuées, au-dessus de Delft (et le Mauritshuis où C... te précède, allant de son pas vif, la jambe nerveuse, la courbe de la hanche, envie encore de la saisir, plante vénéneuse que tu t’imagines avoir pénétrée), le crocus épanoui parmi les trèfles rustauds, et la reine-des-prés, raide et blanche comme les femmes de Spaken-burg tricotant debout devant l’étal du poissonnier, Nieuwe haring, le bonnet ajouré épouse exactement l’ovale du chignon, dentelle figurant des fleurs à six pétales, la reine-des-prés qui jaillit comme ces grandes filles du polder que j’ai surprises à se baigner nues à l’embouchure de l’Eem, un soir rouge d’été, dans une autre existence, et l’alchémille aux feuilles goulues, sorcière philosophale, mauve complice des alchimies, et la coronille trompeuse avec ses teintes fragiles, les mêmes que répand dans l’hiver le couchant sur les canaux gelés du Gaasterland, je radote, et je loue l’origan, compagnon de la marjolaine, qui est-ce qui passe ici si tard, et la somptueuse eupatoire que l’on nomme chanvrine, et le lotier corniculé, première fleur savante de l’enfance, diablotin à cornette jaune, quand il y avait un père et une mère, et des oncles et des grand-mères et des cousines exotiques et la certitude éclatante du ciel.

Un chaland passe (la rengaine). C’est le Dan-Myr. Ohé ! ' du bateau, les frères de Vries, parcoureurs de Rhins et de i Rhônes, avec qui j’échangeais des santés dans ce bistro des ] bords de Meuse, aux escales, à quel ponton sonore ; avez-vous accosté? Une fois encore, un seul jour, depuis ces vieilles années, j’ai traversé cette ville d’où je suis ' banni, et le quartier du port était rasé, la Meuse avait emporté je ne sais où les pignons renversés, et le vieux café du Chaland avec Marie et Charles, et les mariniers aux moustaches blanches, et les putains wallonnes aux fesses antiques, et les passerelles traîtresses des nuits de beuveries canailles, et. Tout emporté. A la mer, à la mer, les souvenirs, à la mer les amours, à la mer les déchets d’âmes.

A la mer, les chansons. Chemin de halage, interdit à tous véhicules et animaux. C’est écrit sur la pancarte. Une grenouille traverse à vive allure. Les hirondelles de rivage rasent l’eau.

Canaux: grachten. Le pays des canaux. Non, reprenait C... tu prononces mal: on dirait que tu n’as jamais appris que le patois.

Langs het hoogriet, langs de laagwei,

Schuift de kano naar zee...

Le long du roseau altier, le long de la basse bruyère, vogue le canot vers la mer. Et vogue la lune vers la mer, et l’homme vers la mer, pourquoi la lune, le canot, l’homme dérivent-ils ensemble vers la mer ? Musique de mer nordique, musique de mort nordique, Van Ostaeyen. L’enfant grandi trop tôt récitait. Foulant de ses pas assurés la bruyère prodigue, il scandait les premiers vers du Mai d’Herman Gorter:

Een nieuwe lente en een nieuw geluid...

Je voudrais que cet air sonne comme la flûte d’oiseau que j’entendais par les beaux soirs d’été.

Langage aride que tu t’appropriais, rythme et rudesse, raucité, sonorité du vent du Nord. Ah le narrateur n’exige pas d’être écouté. Il s’en fout. Il relit Caméra obscura. Il se sent délicieusement maigre, malade, pauvre et seul. C’est la nuit. Sa plume crisse comme une honnête plume sur le papier, son dos, son ventre (pas le dos ni le ventre de la plume) lui font mal, la bouteille est aux trois quarts vide. J’écris ces pages pour toi, tu ne les liras jamais (toi que la pluie m’a révélée, et que j’aime depuis toujours, qu’importe la formule). D’ailleurs, je n’arriverai jamais à bout d’une besogne aussi vaine. Pourvu qu’elle meuble l’attente, je n’en demande pas plus.

L’homme écluse la bouteille et pose le front sur la table, entre ses coudes. Il ne dort pas, il y a longtemps qu’il a cessé de dormir. De très loin venu, un air de chanson allemande.

lm einer kleinen Konditorei

nous étions deux, bei Kuchen und Thee, tu ne prononçais pas un mot, pas un seul mot, mais c’était un silence si plein que je te comprenais, et le piano électrique, das Elektrischeklavier, jouait si doux un air d’amour douloureux et de nostalgie. Mélodie allemande, ô mon vieil ami Wim, que nous allions fredonnant dans les bars ombreux de Deventer, quand tu aimais Johanna la métisse aux yeux verts séquestrée loin des rives de l’Ijssel, et que j’aimais Virginia évanouie dans les rues inimaginables de Capetown. Capetown ! La seule évocation de cette ville mythique embarque l’âme incorrigiblement romanesque de l’homme qui écrit dans des circumnavigations fulgurantes d’où son corps prisonnier des galères de l’illusion se réveille meurtri, flagellé, brisé. Peste! L’adolescence est une maladie incurable à laquelle l’intéressé ne survivra pas. L’homme qui écrit peut aussi mourir de faim, mais on ne meurt que d’amour. L’homme qui écrit se nourrit du sang des mots, de l’hémorragie des phrases qu’il rumine et crache avec délice, avec dégoût. Une sanglante bile s’échappe de ses

lèvres qu’assèchent l’amertume et l’abandon. Il glapit: j’ai le cœur cisaillé ! Et son rire emplit le logement terne, un rire sidérurgique, tranchant comme un kriss de Selangor, comme une échéance bancaire, comme un éclatement de banquise, comme un patin de jeune haguenoise au retour du voyage à Gouda sur la glace des canaux quand son élu refuse la pipe en terre qu’elle lui rapporte intacte, ô honte, ô tristesse, nous n’irons plus à Gouda les pipes sont cassées, encore un verre, Gil, een borreltje, een ouwe klaar, un vieux clair de Schiedam, un Bokma râpeux et nous entonnerons dans la nuit tayloriste toutes les complaintes que nous savons en traversant la ville du Sud au Nord et d’Est en Ouest, et nous nous coucherons au bout du Welle, la lune en guise de lampe de chevet, l’eau lente pour seule compagne, nous nous étendrons les yeux grands ouverts sous la nielle qui perclut nos épaules et le vent qui blanchit nos chevelures.

Nous longeons le Singel illuminé. C’est un autre soir, un soir d’avant les désespoirs. Dans le grand parc où la pièce d’eau s’encombre de barques fleuries sous les projecteurs tamisés, la foule promène une imperturbable dignité de foule néerlandaise. Dans cette foule, quelque part, il y a Virginia, Virginia que je n’ai pas vue depuis trois semaines, Virginia dont le souvenir a entretenu mes insomnies pendant ces trois semaines sous la tente, entre les hérissements de genévriers de l’Oldebroekse Heide, quelle timidité m’empêchait de me précipiter sur la route de Deventer, de l’appeler, de lui crier que je l’aime, de danser avec elle, de partir, loin, vers le Nord lustral où sa blondeur de fée l’attire, vers la lumière du Nord qui doit fabuleusement jouer de sa peau diaphane, mouler ses hanches précises, Virginia parmi les sapins du fjord, Virginia sacrifiant à la petite sirène d’Oslo, Virginia nue et blanche et l’étonne-ment ravi de ses grands yeux de mer baltique au seuil de la chambre d’une maison de bois chantante sous le vent moutonnant de l’été Scandinave, Virginia la vierge des légendes du Nord, la fille des lointains Elseneur, Virginia, je n’embrasserai pas tes seins, je n’entourerai pas la taille de Virginia de mes deux mains qui trembleraient de la trouver captive, Virginia.

—    C’est Virginia que tu cherches, non? fait Wim à mon oreille.

—    Comment le sais-tu ?

—    Je sais. J’ai vu Martin tout à l’heure. Elle aussi te court après. Elle part demain.

—    God!

La foule compacte, immense, pesante, et ce labyrinthe. Jan, viens boire un verre! C’est Kees. Je ne veux pas. Virginia, il faut que je te retrouve. Kees m’entraîne, il est ivre. Comment me débarrasser de lui? Une escouade d’amateurs s’agglutine autour de nous. Une rousse: Jan, tu n’es pas chic, viens me faire danser. Je m’enfuis. Virginia. Je bouscule des mères de famille scandalisées, des fonctionnaires chapeautés de noir, la nuit s’avance, j’ai parcouru toutes les allées, elle était là voici dix minutes à peine tu la trouveras peut-être au kiosque, les musiciens remballent leurs instruments, des amoureux main dans la main cherchent leur bicyclette, la fête agonise, je tourne en rond dans ce parc dément où les projecteurs un à un s’éteignent me condamnant à la nuit, la nuit m’investit, je deviens la nuit, je suis ce parc plongé dans la ténèbre, cette eau noire de l’étang déserté, je suis l’encre indélébile coulant des feuillages, et le ciel a perdu les étoiles. Il commence à pleuvoir.

Au Bar Parisien, le pianiste me fait signe. Il me cède sa place et je joue Night in Tunisia, pour personne, pour moi, pour lui qui a compris sans poser de questions, ensuite il prélude les premiers arpèges des Feuilles mortes, et je chante les Feuilles mortes, nous nous regardons tristement, le pianiste et moi, tandis que les traînards gavés d’alcool réclament en bredouillant le Jordaan, l’air du Jourdain d’Amsterdam, il faut patauger dans le Jourdain, nageurs morts, suivrons-nous d’ahan, patauger, barboter parmi les ivrognes mystiques, le Jourdain ballotte les déchets de l’univers, les poissons morts au ventre vert, le Jourdain clapote autour du piano solitaire, à moi les forçats de la terre, les invertébrés des comptoirs, les glauques pour l’abattoir, voici Sarry Marees et la fille près du moulin, et votre putain de Jourdain, les michés peuvent sortir le chapeau farci de refrains, et nous restons seuls, mon pote le pianiste et moi, l’œil vitreux, la mèche lourde, le nez dans notre verre, tirez sur nous à bout portant, tueurs mélancoliques, tirez donc, Virginia, toutes les Virginia d’Afrique et d’Amérique, tirez avec l’arme précise de vos yeux pers pervers percutants, tirez sur les pianistes tartinés de sentiment, mais surtout, mais de grâce, ne cassez pas le cruchon de terre cuite où le genièvre prépare les voies misérables de l’oubli.

Ensuite ce fut Leyde et les prodigieuses beuveries chez Madame, Amsterdam et les noubas de la Sarphati Straat, et les querelles avinées des matelots vrais ou faux dans les bouges à la lumière orange, la langue gorgée d’épices, les mains frôleuses des pseudo-Balinaises aux seins si doux, hoe komt men naar bali? Comment irons-nous à Bali? Adressez-vous à l’Association officielle du Tourisme aux Indes néerlandaises ! Bali, le pays des merveilles tu parles, sur les prospectus on voit la femme-enfant brune à la poitrine Tonde et ferme, les mamelons pointés mauves dans ton regard, les fruits multicolores du panier qui la déhanche, hoe komt men naar Bah?

Kasiang si patokaan

matigo tigo gorokan sajang

—    Cette chanson est vulgaire, je t’interdis de la chan- : ter, dit C... Tu ne crois pas que je vais coucher avec un type qui court les putains indonésiennes, non? D’ailleurs je me marierai bientôt.

—    Tu m’inviteras, j’espère? quel est l’heureux élu, dis-moi, ô pudibonde et mariale enfant du pays le plus bas?

C... me pince le bras jusqu’au sang. Ce matin-là, elle a fait irruption dans la chambre que nous partageons, Fred et moi, au bord d’un canal poisseux d’A’dam. Je suis à Amsterdam depuis trois jours, siffle-t-elle, où étais-tu passé ? Je réponds : à Leyde.

—    C’est faux, mon frère ne t’y a pas vu, Madame non plus, j’ai pris le lunch hier dans cette gargote de dingues, après tout je m’en fiche.

—    Tu es une drôle de fille, C..., je n’ai jamais rien compris à nos rapports. Tu veux savoir où j’étais? Nulle part, ou plutôt si, je crois me souvenir que nous avons éclusé des décilitres d’apéros sur les Champs-Élysées, avant-hier, ou hier, je ne sais plus. On était parti comme ça, avec l’idée de faire un tour, Wim, Fred et moi. A Paris on s’est arrêté, on avait de plus en plus soif. Une mémorable gueule de bois. On est revenu par petites étapes, on a passé la nuit à Reims, on voulait voir la cathédrale, elle était fermée, d’ailleurs il faisait noir, l’ange ne rigolait pas, on s’est saoulé dans un bar et dans un autre, on retombait sans cesse sur la même place, avec des arbres bourrés d’oiseaux, c’est fini les bordels, on n’arrive même plus à peloter les serveuses, on a voulu retourner à Paris, fallait trouver de l’essence, on a fait le plein et on a de nouveau atterri aux Halles, tu connais ça, on ne voyait que toi au Pied de Cochon, nous on a un peu aidé les costauds, histoire d’en prendre de la graine, on s’est vaguement castagné pour les yeux myosotis d’une fleuriste, elle ne valait pas le coup, et après quelques grivèleries caractérisées (article 508 du code pénal) on a

changé de cap, on s’est farci le retour en évitant la gale des solipèdes, sans souffler, juste un petit genièvre en Belgique, quelque part entre Bruxelles et Anvers, c’est alors que je me suis souvenu du Louvre où je voulais revoir le portrait d’une fille qui te ressemble, peint par un Italien, ou un Flamand, et de toute façon je ne sais pas si ce portrait est au Louvre. Pour ta gouverne, ce serait un Ghirlandajo, très éventuellement, mais ce portrait ne te ressemble pas du tout, il ressemble à Virginia, je l’ai vu à la Galerie des Offices il y a cent ans, quand j’étais gosse.

C... a claqué la porte. Je me recouche et me rendors. Fred n’a pas ouvert un œil. C’est le cousin germain de C..., il a envie de coucher avec elle. Un jour, m’a-t-il raconté, elle est entrée dans ma chambre pendant que je me branlais. Crois-tu qu’elle aurait achevé le travail?

— C’est une fille bien élevée, je réponds. Elle ne veut pas se mouiller.

Quelques jours plus tard, Fred a disparu. On apprendra qu’il s’est engagé comme soutier sur un cargo libérien. Les autorités militaires le recherchent pour désertion. Je rencontre sa mère, elle pleure. Il est le fils aîné, c’est lui qu’elle préfère, elle sait bien que c’est un voyou, mais justement. S’il revient, son père le tuera, dit-elle. J’en doute. Le père, ce gros homme chauve aux bajoues flasques. Fred n’est pas réapparu. Ce sera comme s’il n’avait jamais existé. C... me dit: «J’aurais quand même dû...» Elle n’achève pas sa phrase. Je ne saurai pas ce qu’elle aurait dû.

23

Dans l’atlas qui ne m’a pas quitté depuis l’enfance (c’est un volume solidement cartonné, de haut format, édité par Nathan dans les années 45, paré de tous les prestiges d’une géographie politique désuète, et dont les photos provoquent depuis plus de trente ans le même déclic dans mon esprit, ouvrant des séquences entières d’un exotisme puéril en noir et blanc, tous les pays que je ne verrai pas, l’impossible voyage autour du monde que le gamin retiré en lui-même entreprenait dans l’immobilité monacale d’une chambre au lit trop court), dans mon atlas, les Pays-Bas occupent une place dérisoire, sur la carte numéro douze, Belgique, Luxembourg, Pays-Bas. Urk est un îlot perdu à l’extrémité d’un polder fantôme, et les îles de Zélande, Walcheren, Noord-Beveland, Duiveland, Over Flakee, jouissent encore pour peu de temps d’un destin authentiquement insulaire, ignorantes de leur prochaine et sournoise annexion au continent. Indifférente à l’inexorable assèchement du Markervaard, Marken s’auréole toujours de véritable eau de mer, et ses vieilles femmes de pêcheurs, édentées, ridées par l’air marin, la coiffe immaculée, scrutent l’horizon d’où grandira la flottille, voiles déployées, le pont chargé des palingen, des haringen que l’on fera fumer sous les combles ou l’auvent des maisonnettes de bois. Les vieux réparent accroupis les filets au goût de sel, le crâne lisse sous le bonnet noir. Les chats tournent autour d’eux, le regard jaune dilaté par un rêve de poisson miraculeux. Quatre photographies seulement, au dos de la carte géographique, devraient suffire à l’imagination. Légendes: «L’écluse du canal de Ijmui-den»; «Moulins à vent en Hollande»; «Rotterdam: une partie du port fluvial»; «Amsterdam: le pont et l’église Saint-Nicolas». C’est peu, trop peu. Ce sont des photos floues, grises, et qui parlent trop bas à mon cœur. Les moulins, on en distingue neuf, avec un chemin de terre, le coude d’un canal où le premier d’entre eux cherche son reflet, leur impassibilité les voue à des oublis instantanés. Péniches alignées sur le fleuve comme des bancs d’école : Rotterdam. Quelques mâts traversent de bas en haut la vue d’Amsterdam, on devine les pignons d’un quai, l’encadrement clair des fenêtres, un bouquet d’arbres, le profil du dôme de Saint-Nicolas (où donc est Père Fouet-tard?) L’écluse est un jouet futile au bord d’une nappe d’eau sombre. A la page suivante on se rend à Barcelone, à Madrid, le long du Tage et à Cintra. Il n’y a pas de soleil. L’Alcazar de Ségovie ne tremble pas dans la lumière brûlante, les cyprès ne flambent pas de leur flamme noire.

Plus loin, les pages tournées, la ville du Cap est toute petite et aplatie. Des montagnes à l’arrière-plan mangent le ciel. Cette ville mesquine ne peut servir de décor aux jours profonds de Virginia. Moi, je continue à feuilleter l’atlas inutile, le ciel de ma fenêtre a repris ses habitudes de grisaille, j’ai froid.

Dans le logement la vie s’éclipse. J’ai cru parfois, en écrivant, la sentir déployer à nouveau des ailes rutilantes.

Je lui ai tout sacrifié, à cette femme-oiseau, c’est bien peu de chose. Et je ne suis pas au bout de mes peines. J’aurais voulu d’un livre qui n’eût été qu’une énumération musicale, Bussum Gooi Baam Amersfoort Langenoord Scher-penzeel Veenendael Oosterbeek Apeldoom Oosterhout Bennekom Heelsum Elst Nijkerk Elmelo Zwolle Zaan-dam Zandvoort Waterland Flevoland Vollenhove, ainsi jusqu’à la dernière page, la dernière ligne, le dernier souffle. Je parlerai maintenant de Hoorn.

r

24

Les humains se sont retirés de ma vie comme l’eau du polder. Ce n’est pas la jeunesse, mais la vieillesse, qui n’a pas d’âge. Rien ne m’aura survécu, comme je n’aurai survécu à rien, ni à personne. Je n’ai pas quarante ans, voici belle lurette que je suis enterré, enseveli sous les linceuls de pluie. Bah, j’aurais tort de me plaindre, n’ai-je pas eu cette existence fade et mouvementée, banale et bouleversante, les haltes bleues dans les auberges, les fleurs épanouies aux murs des chambres, les chairs tellement habitables, comme des nuages glissés entre les draps blancs, des nuages dont la course enfin s’est arrêtée, et qui reposent sur ma poitrine pour une éternité d’une heure ?

Quelques semaines se sont écoulées depuis que l’homme a entrepris cette tâche absurde, risible et désespérée: écrire, il avait du papier de reste, écrire n’importe quoi (n’importe quoi?) Le talent, ça ne signifie rien. Il n’a aucun talent. Le talent de mourir à petit feu, peut-être? Est-ce que la longueur de l’agonie exige du talent? Non, le talent, dans ce cas, ce serait plutôt de mourir vite, de crever en silence, le plus silencieusement possible, à

l’allure d’un météore, plonger dans la mort comme dans l’espace une comète au sillage de feu, à la vitesse de. On ne peut même pas parler de vitesse. A la vitesse de l’immobilité. Au diable le sillage de feu, et tout le saint tremblement.

Qu’il pleuve, bon sang! qu’il pleuve afin que tout cela soit plus simple. Je n’ai jamais brûlé personne à mes faux rêves, à la traîne d’illusions ignées dont le grand couturier de l’univers m’a méchamment affublé. Mais je me souviens de la souplesse de ton corps, il y a des choses qu’il est interdit d’écrire. Interdit sous peine de mutilation? Ce n’est pas vrai que je n’ai pas d’existence. Je suis encore complet, pour peu de temps. Hormis quelques dents, quelques touffes de cheveux, je ressemble encore (il ne faut pas me croire) au personnage de cette photographie que je ne sais qui a prise je ne sais où (en Hollande, pour sûr, en Overijssel même) et que j’ai conservée longtemps comme une preuve de ma réalité. Je l’ai perdue, depuis quand? Mais je la revois. L’opérateur (opératrice?) m’a saisi «en pied», c’est comme ça qu’on dit, non? Je me tiens au sommet d’une dune tapissée d’aiguilles de pins, à Tanière-plan on devine des troncs droits, une sapinière. Je détourne légèrement la tête. J’ai une cigarette à la main, l’autre main dans la poche de mon pantalon. Je n’aime pas être photographié. Je porte un blazer croisé, un pantalon fuseau, des chaussures étroites, j’ai bien le visage long, les cheveux ondulés, pour un peu je serais beau, celles qui l’ont affirmé ne se trompaient qu’à peine. Le visage, qui est pâle avec des yeux sombres, la silhouette mince, les meilleurs jours je joue d’un charme un peu louche, qui trouble les femmes de chambre et fait soupirer les putains. Mes vêtements sont de bonne coupe. Entre le gentleman et le barbeau. C’est me faire trop d’honneur. On peut imaginer que cette photographie a été prise par C..., une fin de matinée claire, aux environs de Lochem, à l’occasion d’une promenade avant le déjeuner, le lunch durant lequel le directeur de l’hôtel en personne viendra servir avec des ronds de jambe à ses pratiques séniles son sourire engageant sous un nez de juif obséquieux et matois, ainsi que des harengs frais, délices de la gastronomie néerlandaise, fausse surprise attendue par une vingtaine de dentiers lubriques. Que faisons-nous, C... et moi, dans cet hôtel pour sexagénaires de luxe, avec sa terrasse aux fauteuils si profonds qu’on y disparaît comme happé par l’eau glauque d’un marais, avec son parc immense où alternent les pelouses et de faméliques buissons d’arbustes exilés pour mourir loin de leurs Indonésies natales, avec son étang que l’on gorge en été de poissons rouges afin de provoquer l’extase bavarde de vieilles dames à ombrelles? Non, je ne saurai jamais ce que nous faisons là. D’ailleurs on nous regarde de travers, je parle des douairières à breloques. Les vieux maris bavant sur leur schiedam lorgnent les genoux de C..., qu’elle découvre haut avec délectation. Leurs regards visqueux laissent des traînées d’anguilles sur les jambes de ma maîtresse. Tu es une tramée, dis-je à C... Ton corps est couvert de limaces. Une de plus, répond-elle en me pinçant la verge à travers l’étoffe. Ce ne sont pas des doigts qu’a C..., mais des pinces de crabe. Nos dialogues cultivent les fleurs grasses de la trivialité. Nous nous entretenons en français, assez haut pour que les voisins entendent. Ils ne comprennent pas, répète C..., c’est dommage. Un midi que nous faisons l’amour, fenêtre ouverte sur le ciel incomparable, la femme de chambre pousse la porte, que nous ne fermons jamais à clé. Dépêche-toi, me crie C... La surprise a figé la gamine au garde-à-vous, elle est très jeune, le teint légèrement métissé, ses seins éclatent sous le corsage du tablier. Elle ne fait pas un mouvement, je suis debout devant elle, nu, le pénis levé, j’ai repoussé la porte et tourné la clé que je jette au-dessus de l’armoire. «Tu en veux un peu?» Je lui ai parlé en néerlandais, très doucement, gentiment, de ma voix la plus grave. De la tête, elle fait, avec une extrême lenteur, signe que oui. C..., déjà, se trouve derrière elle, dénouant le tablier, déboutonnant la jupe, arrachant la culotte et délaçant le soutien-gorge d’où jaillissent deux obus élastiques, que j’empoigne, pendant que, tombée à genoux, la fille me suce la verge, et qu’elle tend à C... un derrière rebondi par-delà le creux cambré de la taille, des fesses drues et fermes entre lesquelles, les écartant, C... plonge son visage. Je repousse la fille qui gémit, j’attrape C... par les cheveux, la fait asseoir sur l’oreiller, jambes ouvertes, je place la fille à quatre pattes, d’une main courbant la nuque, afin que sa bouche rencontre la toison blonde de C..., que sa langue la pénètre, je m’introduis en levrette, entre des lèvres étroites, torrides, liquides, C... crie, je ris parce que de la terrasse on doit tout entendre, et la fille jouit en roulant haut la croupe, les jambes saisies de frissons parodiques. La fille s’abat sous moi, je la quitte. C..., les yeux exorbités, regarde mon sexe toujours érigé. Elle hurle: «Ta pine! Viens! Ta pine!» J’entre en C..., fouaillant au plus profond d’elle, words, words! C... a mal et jouit, elle perd conscience pendant que la fille me lèche l’anus, et des deux mains presse mes testicules. C... est immobile, les yeux clos, la bouche entrouverte, les mains au ventre. Je présente ma queue à la fille qui s’en empare et la branle du pouce et de l’index, tandis qu’elle insinue entre mes lèvres, d’un mouvement cadencé de tout le corps, l’olive durcie d’un sein, la gargouille d’une outre pleine. J’ai rêvé cette scène grotesque. Le lendemain, nous quittons l’hôtel. Je n’ai pas revu la fille. J’ai le goût amer et violent, encore, de ses mamelons gonflés sur ma langue. C... a râlé des obscénités pendant la nuit. Je caresse d’un doigt distrait les cernes de ses yeux. Le directeur de l’hôtel ne nous souhaite pas le bonjour.

Tu ne vas tout de même pas croire à de si foireuses

fadaises, Virginia! Tu as aujourd’hui quarante ans, tu es une belle femme blonde au corps de jeune fille, les avions à bord desquels on mange si mal tournent autour de la terre, au Cap les diamantaires opulents déjeunent de fruits humides en pointant les cours de bourse, tu ne lis pas les cours de bourse, tu portes à l’auriculaire de la main gauche un seul brillant d’une eau si pure que tu y vois briller les horizons glacés du Nord, la lumière blanche des canaux gelés, tout le vent de la mer est concentré là, sur ce doigt cerclé de platine supportant le secret d’Éole et résumant tous les horizons du songe, un solitaire.

Je n’aime pas ces phrases qui se dévident grassement, je n’aime pas la saloperie de ces phrases nées dans une arrière-cuisine pisseuse, je n’aime pas la suie qui déferle en pluie sur le blanc des pages, et les transforme en torrents de boue noire, de lave refroidie, en écoulements d’humeurs glaireuses, en pustulences, en chiures poilues, et l’odeur insupportable des fermentations se répand autour de moi, m’étouffe, m’oppresse, cette odeur fétide de vieillard, de chicots, d’urine, de crassier, de prison, d’internat, d’asile, de fornication, d’eau morte, de poubelle, de feuillée, de marrube.

25

Comme c’est ennuyeux de parler de soi, de vivre (et de mourir) en sa propre compagnie. Il me reste quelques disques, un vieux gramophone poussif, j’écoute Mozart, c’est encore moi que j’écoute. Des livres. C’est encore moi que je lis. Des reproductions de tableaux. C’est moi, ma sale gueule, ma sale peinture que je scrute. Ma moustache pue comme la pipe du papa du pape, elle sent le beurre rance, ça remonte à mon dernier repas, ce n’est pas d’hier. Chez les parents de C..., qui ne s’apercevaient peut-être de rien, entre nous je n’ai jamais couché avec C..., on mangeait du chou-fleur et des fricassées de chanterelles. Kantarellen, Jan, hou-je dervan? Et pourquoi n’aurais-je pas aimé les champignons? Le sexe de C... fleurait la morille fraîche, l’humus truffier, l’humide levain de la terre. Qu’est-ce qu’ils croyaient donc? Que je n’avais jamais goûté à l’éponge de la vie? En Hollande, la viande est hors de prix (c’était il y a plus de vingt ans), on se souvient d’une guerre inondante, les vaches noyées, les guetteurs sur les toits, les brèches meurtrières, la mer qui s’engouffre, le sang des cadavres lavé à grande eau salée. Mozart est un peu faux sur mon vieux gramophone, mais je suis assis cet après-midi-Ià dans le fauteuil Voltaire de la loggia, d’où l’on domine le Singel, d’où l’on distingue les feuillages balancés du parc, un coin d’étang vert, le corps de Virginia s’est accroché aux roseaux, la chevelure d’Ophélie multiplie les iris, ton sexe est un nénuphar rouge (où donc ai-je lu ça?), le Singel est désert, le saxophone de Dexter Gordon ameute la nuit bleu de Prusse des sapinières, je me demande, je me demande..., c’était un concerto pour piano, mais lequel? Je me mets au piano et je massacre Lady be good en boogie-woogie. C... surgit. Tu es fou! Alors j’enchaîne sans transition sur le Clair de Lune et je crache par terre. O lady be good!

1

 

La musique, connais pas. C’est toujours le printemps, oui, le printemps. Un fameux printemps. Le plus beau poème de la langue néerlandaise. Un étemel printemps. Qu’est-ce que j’ai? J’ai que le printemps m’emmerde, que la littérature m’emmerde, que la musique me fait chier, que je fous le camp d’ici et que je vais retrouver Fred à Epse (commune de Gorssel), où sa mère et ses frères et sœurs et lui, pauvre de lui, jouent aux robinsons suisses dans une cabane danoise sur de la bruyère hollandaise avec des casseroles américaines, pendant que le paternel dans son officine vend aux putains de La Haye des onguents magiques à base de margarine Astra.

J’arrive, Fred! Dans ma poche, toujours, il y a mon harmonica. Sous tes cheveux d’un blond terne, il y a ton faciès de bellâtre des banlieues, tes lèvres pincées de marlou, tes pommettes creuses et la cicatrice de ta joue gauche, et sur ton dos, mon vieux Fred, il y a ta guitare, ta femme de tous les jours, ta maquerelle de luxe, ta guitare, ton autre sexe. On ira se payer un chorus avec le pianiste. Un chorus avec le genièvre. Un chorus avec les filles. Des tas d’improvisations célestes.

—    Comment t’es venu?

—    Bromfiets (vélo qui fait broum, prononcer fils).

—    T’as pas piqué la guimbe à la cousine ?

—    Pas pensé, pas pu.

—    Tu te rends compte: toi, l’harmonica, la guitare, l’inspiration, le génie, mon surin, ton piccolo, ton déjeuner, ma fringale et moi sur le bromfiets ! De la tarte aux myrtilles !

On s’est empressé d’arracher Wim du court de tennis. Il fallait un batteur. Au Bar Parisien, ils étaient trois clients, ton ton tontaine et tonton. On les a foutus dehors. Si vous trouvez des filles, vous aurez le droit de rentrer. On s’est chauffé au jeune avec sucre, au jeune sans sucre, au vieux banal, au vieux hors d’âge, et c’est venu tout seul. A minuit, la boîte était pleine à craquer. Ce fut, Virginia, la nuit de ma première métisse.

Un homme de quarante ans se souvient de son adolescence tumultueuse. On dit ça. En dessous du titre en gros caractères, rouges, il y a la reproduction d’une photo d’amateur : on voit un type maigre au coin du comptoir, les épaules voûtées, il porte son verre à ses lèvres, un filet de liquide se répand dans sa barbe (hirsute, bien entendu), il est vêtu d’un chandail déchiré, de jeans informes, il a des yeux extraordinaires, lointains, éblouis, étonnés, étrangers, enfantins, ça se remarque malgré la qualité médiocre de la photo. En dessous, on peut lire : «Depuis quelle date cet homme est-il mort? Précisez le jour, le mois, l’année. Réponse sur simple carte postale, avant le 15 septembre, minuit, heure légale, le cachet de la poste faisant foi. Épreuve subsidiaire: racontez votre propre décès en dix lignes. Les meilleurs textes seront publiés dans nos colonnes. »

Avec ce beau temps qui dure, je ne vais pas pouvoir m’éteindre à l’aise. L’eau rare qui circule dans mes artères risque de se colorer. Je reprendrais goût à la vie, ce serait une catastrophe. J’étais bien tranquille dans cette préfiguration de tombeau qu’est mon logement, dont je n’arrive plus à acquitter le loyer. Le temps que nécessitent les formalités d’une expulsion, l’huissier n’aurait trouvé qu’un cadavre. Je ne peux pas me permettre de fantaisies aussi dispendieuses que l’envie de vivre.

Le ciel se découvre comme un passant devant un corbillard. Ce n’est pas de jeu. La Hollande est loin, loin. A des millions d’années-lumière. Étoile morte qui me fait encore signe. Ce serait plutôt moi, l’étoile morte. Moi l’étoile. Le danseur étoile. Le baiseur étoile. Le buveur étoile. Rethel même est si loin avec sa pluie fuligineuse. J’ai écrit : fuligineuse, Dieu me pardonne ! c’est un mot qui sent son Verhaeren à plein nez. J’en ai lu des phrases, que j’ai oubliées, toutes oubliées, des phrases, des pages, des rames interminables de papier imprimé. Je suis quand même réduit à n’user que d’un vocabulaire aussi étriqué

que ma personne, lexique avorté que traverse soudain le    1

mot : fuligineux. Sirène de l’ambulance. Pas pour moi, pas    ;

encore. Y aura-t-il une ambulance? Moi, j’ai déjà été en    1

ambulance, pin, pon, crie un gosse dans la rue. La petite    *

fille le regarde avec admiration. Elle, son père est pom-    ■

pier, elle n’aura jamais cette chance. Y a jamais le feu chez    '

les pompiers, dit-elle. Ça la rend toute triste. Console-toi,    i fillette,

dans un grand lit carré

dans un grand lit carré,

nous dormirons ensemble Ion la

Il pleuvait ce soir-là sur Rethel comme sur Brest, et nous aurions un lit plein d’odeurs légères. Raconter l’histoire en n’employant que les phrases des autres. Rien ne m’appartient, rien ne m’aura appartenu. Je me glisse vers toi, tu m’ouvres les bras, tu dis doucement, si doucement que je l’entends à peine: viens. Tu prononces mon prénom. Il pleut doucement sur la ville. Il pleut doucement sur mes lèvres. Il pleure dans mon cœur on n’est jamais tranquille il fait noir il fait nuit il fait nuit noire à Paris c’est une pitié. Rien n’est plus simple en apparence. C’est toi qui prétends que je ne suis pas simple. Tu as sans doute raison, je complique tout. «Viens.» Je ne serai jamais en toi, à l’intérieur de toi, scellé dans ton corps. Je suis dehors, dehors pour toujours, dehors sous la pluie, crying on the rain. Une plainte longue et monotone. La pluie et les larmes sur mon visage, la vitre dégoulinante et le soir qui tombe, le train, il y a toujours un train qui siffle, un chien qui aboie, une chouette qui ulule. L’homme aux larmes, je décalque Klee, Lomolarm.

La couverture du livre est noire, le livre a la forme d’un cercueil, il s’ouvre comme un cercueil, bien que les cercueils demeurent clos, les pages sont empilées dedans,

empilées, c’est risible, on décloue le cercueil, oui, il faudra le déclouer, ce qu’on trouve c’est des pages, des pages, un monceau de pages qui pèsent le poids d’un squelette, qui sont décolorées comme ses os, illisibles comme le regard de ses orbites et qui s’effritent au moindre souffle. On ramasse le petit tas de poussière, le vent passe par là, tout s’est envolé. Le cercueil peut encore servir. Il est comme neuf.

Il me reste à parler de Hoorn, je l’avais promis. A qui donc l’avais-je promis ? Je n’ai plus du tout envie de parler de Hoom. Plus envie de parler.

Oui, je vais bientôt me taire. Si je promets de me taire, qu’arrivera-t-il que je ne sache déjà? Peut-être que c’est seulement Hoom, l’idée de parler de Hoom, qui me maintient en vie, qui prolonge anormalement mes jours. Et la pluie à Rethel, je n’en ai rien dit comme je voudrais, mais ça, ce qu’est la pluie à Rethel, je ne le dirai jamais. C’est impossible. Prononcer les mots: la pluie à Rethel, c’est comme murmurer: je meurs, écrire: je suis mort. On le dit, on l’écrit, mais ce n’est pas vrai. Il ne pleut pas à Rethel, je ne suis pas mort, Hoom est un petit port désert de la Frise occidentale. Voilà. Je suis encore en vie, si peu que ce soit. Si peu que ce soit ne signifie rien. En vie. Une vie désertique, une vie encombrée, quelle différence? Je dois me hâter, peut-être, quoique toute hâte soit inutile. J’ai retrouvé une carte postale représentant la grosse tour et l’écluse, Hoofdtoren met sluis, une autre montre la façade ouvragée du musée. Au dos, j’ai écrit: «Ici, vieux port, vieux pêcheurs, vieux klare, vieilles ruelles, vieilles tours, et neige et glace. La mort, toujours jeune.»

Ce sera, avais-je affirmé à C..., ton voyage de noces. Je n’avais jamais vécu d’hiver aussi froid, aussi limpide. Nous sommes arrivés en voiture, et j’ai dit à C... : «Ce soir, je t’appellerai Virginia, nous choisirons une chambre sans confort, tu vas devenir ma femme, demain nous roulerons sur les canaux gelés, nous ferons naufrage, ce sera la mort à Hoorn. »

Nous avons loué à une veuve de marin, dans une vétuste maison de bois sur le quai, non loin de la tour que l’on voit sur la carte postale, une chambre sans chauffage, avec un lit étroit sous l’énorme édredon, et C... a été nue dans ce lit. Dans la chambre, l’eau du broc, durant la nuit, s’est changée en glace. J’ai nommé C... Virginia. Elle se taisait. Je voyais ses yeux se fermer et s’ouvrir, il n’y avait pas d’électricité dans la chambre, une ancienne lampe à huile, qu’on appelle en hollandais snotneus, brûlait accrochée au mur, à côté d’une espèce de portulan. C... gémissait, je l’ai prise lentement, lentement, Virginia, profondément, et j’ai tué Virginia, j’ai tué C..., j’ai tué toutes les femmes que j’avais aimées; je ne les avais pas aimées, je ne les connaissais pas, et le matin, quand j’ai contemplé, de la fenêtre aux rideaux jaunis, le ciel immense et dépouillé, j’ai pensé qu’enfin mon cœur était aussi vierge que le ciel.

Nous sommes montés en voiture, et, dans la plaine blanche, j’ai roulé sur la glace crissante des canaux. Les patineurs nous ont applaudis. Des cyclistes ont crié des choses que je n’ai pas entendues. C... est restée silencieuse, et nous n’avons pas coulé. J’ai regagné la digue, en crabe, je ne sais pas comment. C... m’a pris la main, elle l’a portée à ses lèvres, elle l’a tenue longtemps sous ses

— Je t’aime.

Nous sommes rentrés à Amsterdam. Je l’ai quittée à une terrasse de la Leidseplein, je ne l’ai jamais revue.

LES RÉGENTES DE HAARLEM

Dans la pièce règne un désordre artistique. Faussement artistique, cela va de soi. L’artiste est tassé dans un fauteuil de bois, dont les accoudoirs sont lisses, d’un brun plus luisant que le dossier graisseux. La table a les pieds tournés, un plateau raviné, et elle est encombrée. On y voit: des enveloppes affranchies, du papier griffonné sur une face et peut-être les deux, une lampe à abat-jour rosâtre, un sous-verre de liège supportant une chope sale, une pile de chemises de carton, ocres et vertes, fermées sur des manuscrits présumés, un coupe-papier en ébonite agrémenté d’un astucieux système de pèse-lettres, un minuscule coffret de bois blanc contenant des trombones (muets), un ouvrage consacré à la peinture du XVIIe, un dictionnaire Kramers, un livre de Jude Stefan, Mes amis d’Emmanuel Bove dans la collection Le livre de demain, Arthème Fayard, 1932, des feuilles de carbone, un paquet de cigarettes Richmond, un briquet bon marché, un stylographe lie-de-vin, des poèmes d’Yves Martin, un bloc-notes, des rames de chatelles, une machine à écrire déglinguée, deux tranches de saucisson sec, un pot d’encre de Chine, trois canettes de bière belge, c’est tout. C’est d’ailleurs beaucoup trop. Il reste à peine à l’artiste au bord de ce fouillis la place pour écrire ce qui précède sur une feuille vierge, qui a donc cessé de l’être en n’émettant d’autre plainte que le crissement qui s’interrompt lorsque je lève la plume du second porte-plume, le noir, le funèbre, instrument dont je préfère user pour dépuceler ladite feuille filigranée extra-strong quoiqu’elle ne soit pas si strong que ça. Oui, j’oubliais le cendrier rond en faïence claire mais il disparaît sous les mégots et il pue, ce qui ne change rien à l’humeur de l’artiste, au contraire. C’est une grossière faïence bon-enfant qui en a vu d’autres et qui ne porte ni poinçon ni signe au cul, je viens de m’en assurer afin de satisfaire la curiosité du lecteur soucieux de réalisme quotidien, et maintenant les mégots jonchent la table. La lampe à abat-jour rose est une indescriptible horreur branlante comme la mémoire d’un bordel. Le papier carbone usagé constitue un palimpseste encadré de marges d’un noir brillant, disons avec modestie que les surimpressions grisâtres de frappes dactylographiques composent un cryptogramme susceptible, à la rigueur, d’inspirer aux philologues avides d’inédits une haute idée des récents travaux de votre serviteur. Le volume consacré à la peinture du XVIIe est cartonné, la couverture reproduit l’œuvre célèbre de Frans Hais (Malines 1580-Haarlem 1666), Les Régentes de VHospice de Haarlem, qui est datée 1664, et dont la date suffit à confirmer que le peintre octogénaire et toujours vert connaissait sur le bout des doigts ces Régentes-là, les trognes qu’il leur a collées révélant d’autre part qu’il ne les portait pas dans son cœur. Cet aréopage de vieilles salopes aux mains griffues convient à l’artiste, qui tantôt s’est cru victime des femelles, tantôt leur idole, mais n’est-ce pas le cas de chacun me direz-vous? En allumant une cigarette l’artiste relit une phrase d’Emmanuel Bove qu’il va s’empresser de copier parce qu’il a le sentiment qu’elle s’applique à lui comme une kyrielle de phrases des livres qu’il a lus sans toujours bien comprendre avouons-le, mais quelle importance? Bref cette phrase n’est en rien sibylline, la voici: «J’ai remarqué que je suis beaucoup mieux dans les vitrines que dans les vraies glaces. » Il serait commode à l’artiste de développer ce thème de l’image de soi que vous renvoient les vitrines d’une façon moins péjorative que les miroirs, ceux-ci deviennent en effet de plus en plus pessimistes à mesure que l’on avance en âge et de plus en plus dangereux, c’est en ce sens que la peinture de Hais est cruelle et cependant prodigieusement équitable puisqu’elle impose à ces vieillardes enfraisées, enfarinées, asséchées, la vision de leur lubrique et malveillante vertu dans le miroir étemel où le ramier qui se rengorge ne peut éviter de se retrouver aplati, condamné sans rémission à l’enfer avari-cieux de la bassesse par une postérité sans complaisance cqfd mais il n’y a rien à démontrer sinon que chacun pose sur le prochain ce sale regard glacé des Régentes et qu’après tout dans un miroir quand on est seul on peut encore se sourire bien que l’illusion, pour peu que l’on s’astreigne à un effort de sincérité, s’évanouisse à toute allure et alors le moins que tu puisses dire c’est que tu es heureux de ne pas te voir avec les yeux des autres et disons des copains sinon c’est marre, l’artiste en a marre, il fuit les miroirs comme la peste, la pièce n’en comporte pas, et quand il marche dans les rues des villes ce qui n’était pas le cas je l’admets quand je me sentais jeune et pimpant, attendu par une belle fille par exemple à une terrasse de café de la cité de Haarlem en Hollande où Frans Hais a dû crever sans recevoir une ultime caresse quand bien même il avait quelques gros sous de côté (dixit le biographe) mais ce devait être un paillard du genre Baudelaire oui les bonnes Sœurs l’égorgeraient plaisamment si elles ne jouissaient davantage encore du spectacle de sa lente décomposition, l’agonie la plus interminable est un don de Dieu, faites repentance espèce de mécréant bavard impie Satan pustuleux crapule fistuleuse énergumène ! Jésus-Marie c’est le pied ma vieille, oui Mère Supérieure je confesse que c’est le pied, dites le pied de Notre Seigneur mon enfant et il vous sera largement pardonné, mais parfois reconnaissons-le l’artiste se goure (il existe aussi de braves gens ouais), il lui reste à l’artiste à reprendre son inventaire sous l’œil macabre des Régentes, et «c’est curieux

comme dans la mémoire, les endroits où l’on a été malheureux deviennent agréables» note encore Bove, la phrase est dans ma mémoire depuis plus de vingt ans quand les intellos disaient Bove qui c’est ça? Aussitôt je revois le pavé des rues de Haarlem je trébuchais goinfré de genièvre à la recherche de la garce superbe qui m’avait ri au nez, mon séjour dans cet hôpital et tout le truc du sevrage et c’était le ciel de ma fenêtre comme une bénédiction posée sur mes souvenirs futurs, maintenant je les tiens les souvenirs, l’artiste les écoule au compte-gouttes la tête penchée sur la page dans l’air bleu de fumée, se servant avec un tour de main nouveau du stylographe noir, l’instrument du deuil ou de la résurrection, le révolver à cheveux blancs de tout le monde, mais la résurrection voilà beau temps qu’elle est au rencart, qui je vous le demande ressuscite réellement Emmanuel Bove ? L’artiste n’est-il pas un type du genre Emmanuel Bove que personne ne lit plus, d’accord on fait semblant, et c’est normal on n’a pas une seconde à perdre on va tous fascinés à la refile, ignorant que pour traverser le miroir il faut déposer son obole dans la main crochue de la cinquième Régente de Haarlem.

BLANC NOIR BLANC

au spectre de Delft

Journées! comment vous décrire? De nulle façon. Encore un été disparu. Les aubes (blêmes comme il se doit) me surprennent par la fente des tentures. On ne sait pas que septembre vient si vite.

J’ai beau dire que je me fous du printemps, maintenant que j’y pense il me semble que le blanc des pommiers vivait. Que ce blanc-là, qui par contraste avec le vert tendre d’une pente herbue s’enchantait d’ombres violettes, exigeait de moi mieux qu’une phrase imbécile : les pommiers sont en fleurs. Une phrase lumineuse. Les pommiers sont en fleurs.

Aujourd’hui, la levée blanche des brouillards floconne sur le fleuve noir, la nuit glissante du fleuve. L’enterrement de l’été se célèbre sur l’eau.

ce fut un avril à trous qu’un peintre frotta de réglisse (notez le féminin réglisse) des enfants à tête de nègres badigeonnaient les nounous un beau soir ils se sont cassé les dents sur de longs décembres

C’est quand j’entrouvre la tenture sur le premier chant de coq (il y a encore deux ou trois coqs perdus dans l’horizon) que j’éprouve le plus violent malaise. On ne guérit pas d’un accès quotidien de vagotonie aiguë. Je suis la proie de mes nerfs vagues, ma gueule tout entière à sa proie attachée. En somme, la constance de cette tyrannie parasympathique offre une sorte de sécurité dans l’effroi, d’équilibre dans la syncope, de rigueur dans l’incohéren-

Une vie aux couleurs de Delft. Nerfs vagues: dixième paire de nerfs crâniens. De ce rang dixième ne se peut induire aucun symbolisme occulte. Sinon 1 noir, 0 blanc. Blanc, noir. Couleurs de nerfs. Couleurs de Delft. Absence de couleurs. Ma vie ne participe pas du prisme. Si elle l’absorbe, c’est en le niant. Delft: le camaïeu décadent s’exécute au feu de réverbère. Les bleus s’annulent. Seule une blancheur sale, une glaire, dégorge. Ma poitrine est le four où l’émail stannique bout noir, sans alchimie, par la seule électrolyse des nerfs. Ça c’est parler !

La nuit la plus obscure est la plus propice aux desseins diaboliques des faïenciers qui m’épient. Il faut que je me garde, que je me retranche. Ma retraite même accélère ma débâcle. Chaque aurore qui naît fige en moi de nouvelles parcelles de feldspath. Comment échapper à la formule de sa propre vitrification ?

Vous connaissez Delft. J’imagine, au centre du froid noir qui calcine la nef, le gisant que je suis : marbre et sel, ectoplasme titré, Duc d’Orange. Delft l’hiver. Il a neigé très peu, juste assez pour poudrer l’architecture fouillée des toits, des tours, des corniches, le noir des tilleuls et des quais. La glace n’a pas pris encore. Les canaux d’encre étirent leurs membres arachnéens. Vermeer avait charmé la lumière vivante. C’est d’un large éclat mort que je pare la ville, sous le ciel grumeleux de craie.

Ainsi je n’aurai jamais vu l’été, ni le printemps. Du bain de plomb de mes nuits je m’extrais chaque matin diminué, racorni, blessé de nouvelles tressaillures. Cependant je ne sais comment clore plus hermétiquement au jour qui menace l’espace confiné de mon réduit. Car je ne veux, ni ne peux, étouffer la flamme blanche, noire, blanche des nerfs, ce fluide dévorant qui consume les écharpes d’heures comme un maniaque feuille à feuille brûle un volume de pages vierges. L’incendie silencieux qui me ronge, m’aveugle et m’exalte, m’enseigne aussi le mal des neiges.

J’ai besoin de ma mort. Besoin d’être au tombeau pour mesurer ce qui me sépare de l’ensevelissement. Être au tombeau, voilà bien la grandiloquence inepte. La mort est un mot comme le mot fleur. Le bourgeon blanc du mot sécrète un arbre de nervures. La mort bourgeonne, est-elle plaisante en bourgeon? La mort boutonneuse est cette adolescente blonde et fade à la chair poinçonnée d’herpès, dans Oude Delft, au coin de Boterbrug, un soir d’avant-printemps, et que j’ai dédaignée. La rigole charriait de fondants icebergs de neige noire. Ah! il fallait que je me presse. Celle qui m’attendait dans la maison proche de Prinsenhof où scintillent les faïences à fond noir, et les rigoureux bleu et blanc de Samuel Van Eenhoorn, celle qui m’attendait dans la chambre moelleuse (et d’abord j’aurais traversé la salle à l’âtre avec ses carreaux de voiliers et de pots à épices), celle-là danserait nue sous le sable et la soie de ses cheveux vénitiens, et je sentais déjà ses jambes interminables de nageuse étreindre mes reins et sa langue étroite explorer ma bouche. Il fallait que je me hâte.

— Ne me touche pas, crie-t-elle, tu sens la mort!

Trois heures du matin. La futilité de mes occupations m’enchante. Je traîne d’une lecture à l’autre, de ma chaise au fauteuil, je fume des cigarettes qui me font mal car j’ai la crève, je me comporte en vieillard inutile et niais qui tue le temps à petits coups de menton. J’écris que je tue le temps, ce loup blanc, sachant que le temps me mange à son aise tandis que je noircis des grimoires. De Delft il est déjà question en l’an 989, sous la férule du comte Arnaud de Hollande, mais on sait peu de chose vraiment de la ville à cette époque. Quatorzième jour d’avril 1246, alors que les tilleuls se colorent furtivement, c’est au comte Willem de Tweede que le quartier oriental arrache la première charte de droits communs (des filles aux gros seins dansent au pied des remparts). Cette partie du bourg, au réseau serré de canaux, se nomme le Nouveau Delft, Nieuwe Delft, on y pénètre encore en passant sous la Oostpoort, flanquée de deux tours de briques soigneusement rejointoyées. Un homme en armure appuyé sur une pique et levant une lanterne éclaire un instant le visage du voyageur. Il lui indique où se situent Hippolytusbuurt, Wijnha-ven, Lange Geer. Il fait presque nuit, la garde sera bientôt relevée. Un peu de neige frissonne en lisière du pont. Le voyageur ne se fait pas connaître, le nom qu’il a lancé à l’homme de faction, personne à vrai dire ne l’a entendu. Beaucoup plus tard (la même nuit confond les siècles), sur une pierre tombale, près de la Haagpoort, à l’autre extrémité de la ville, un sculpteur bossu, mâchant un pétun mauve, compose cette inscription:

ICI REPOSE LOUIS XVII, CHARLES LOUIS, DUC DE NORMANDIE, ROI DE FRANCE ET DE NAVARRE,

NË À VERSAILLES LE 27 MARS 1785, DÉCÉDÉ À DELFT LE 10 AOÛT 1845.

Il ne peut s’agir du même voyageur. Le passant anonyme ne règne que sur le territoire noir de sa propre mort. Les couleurs de Delft sont : blanc, noir, blanc. Sur les deux lés de la bannière, l’image des tours gardiennes de la ville s’est effacée au vent du nord. Le lé noir central figure toujours le noir opaque des canaux. Les armes de Delft ont frappé le blason des eaux mortes à la charnière des nuits blanches.

Le faste morbide des fonds noirs, survenus à l’apogée des grand faux, n’est pas étranger au destin de la ville. Il révèle la sourde fascination des apparats funéraires. Une sournoise vengeance de l’héraldique. La terre est beige encore, qui va de faïencier en faïencier se ternir ainsi qu’un ciel d’hiver à la permanence suspecte. Les trous d’épingle au revers des pièces répandent la contagion d’une insidieuse vérole (telle sur un corps prostitué la honte du mal infamant éclate une fois révélées les chairs blanches).

Enivré hier. Beurré, margariné, blanchi (noirci) de cendres grasses. Cette ville où je suis né, non parente de Delft si lointaine, je l’avais fuie en l’abhorrant. Me revoici fatalement dans son voisinage. Avec au cœur le tison d’une haine mal refroidie. Cette ville, elle aura peu de temps exalté la translucidité des verreries anciennes, la province eut ensuite des biscuits qu’aujourd’hui recherchent les amateurs véreux, les snobs du mauvais goût, des biscuits d’une blancheur douteuse, de lait sûri, malsaine comme les visages suif feux qu’avarient les séminaires. Ici Delft n’est qu’un rêve. Plus noire, plus blanche dans l’abjection, s’avère cette ville que je refuse de nommer, où la caméra titubante de ma mémoire tremble dans les quartiers ravagés, les rues de film muet, sous les ciels engourdis d’une humidité hépatique. Noctambule hypnotisé par l’imminence de la chute (c’est des expressions bredouillées au plus obscur de l’ivresse, et qui me font jouir), noctambule donc etc., je croise des visages révulsés, au hasard des glaces ternies d’haleine poisseuse et de nicotine. Toutes les villes sont mortes. Confondues en nécropoles, soudoyées par les entreprises de pompes funèbres. Figées dans la demi-glace d’une sauce aux remugles de latrines. Les tarmacs craquelés et visqueux, je les trouve en tombant, je cherche à les chevaucher, ce sont d’immenses dos de rats laqués de crachats.

Il y a dans les expressions «sourire noir», «sourire blanc», un charme de cruauté sans pardon qui exerce sur mon esprit déliquescent l’effet d’une formule incantatoire. Les nuits blanches qui voûtent mon corps et stupéfient mes sens — ce qui est blanc fulgure et détruit toute vision —, les nuits blanches se déroulent sans solution, le jour n’étant jamais le jour, mais l’improbable prolongement d’une veille égarée.

Je suis là devant ma table à me demander quoi foutre en cette pleine nuit de fin septembre, avec le spectre de Delft et l’espoir de ma propre décomposition. Le seul moyen de parler de rien est d’en parler comme de quelque chose (dixit Beckett, je cite de mémoire, et je n’ai pas de mémoire, et puis il ajoute, mais à quoi bon dire ce qu’il ajoute, merde je suis d’accord de parler de n’importe quoi, puisque la parole, la mienne en tout cas, n’est vouée qu’à la plus abyssale confusion). La plus abyssale confusion, sacré farceur, va! La parole est donc, je l’affirme doctement, cette défécation du cortex (mettons cortex à tout hasard) que tant d’autres avant moi se sont ingéniés à décrire. La parole est une perte blanche, ou bien un cérumen, ou bien un pus comme une espèce de mue liquide, liquéfaction des peaux grangrenées, prurit, écoulement d’une banalité sans remède, ainsi soit-il.

Il faut s’en battre l’œil. Retrouver Delft anesthésiée sous le grésil, rallumer le regard noir d’une carmen atrocement nidoreuse que j’ai levée sur le perron du Prinsenhof et baisée dans la maison bancale de la Breestraat où je logeais alors, une carmen au poil gluant de teinture, au visage tartiné de fards, et quand, après de brutaux exercices de fellation, j’ai déserté sa gorge, ma queue luisait sous une pellicule rance de vomissures qui avait la méchante transparence baveuse d’un matin d’hiver.

Ceci n’est pas un journal. C’est une combine pour exorciser les heures, chacun s’en invente de pareilles, ou d’autres trucs ni plus ni moins ragoûtants. Ne me quittez pas encore, ah puissé-je crier! ne me quittez pas encore, nuits de Delft, aubes de porcelaine. Soins journaliers d’une peau fine ayant tendance à la sécheresse et aux petites flétrissures ! Effrénés épanchements onctueux de sperme adolescent ! Douce pierre blanche de la Halle à la Chair !

II est toujours plus ou moins quatre heures du matin dans ma vie, ma mémoire, mon angoisse et mon corps. Il est quatre heures du matin dans Delft aux lunes nivéales. J’écoute le cri blanc d’une chevêche. Il y a aussi cette poulie qui grince, au-dessus du Voldersgracht dont l’eau glacée stagne. Le vent d’avant le jour se glisse entre les pignons moites. Le vent pousse l’étendard fantôme de la peur dans Delft écartelée entre les épis niellés de ses deux églises. Et je me crache au visage, conchiant avec soin les mots qui me ressemblent et composent ce texte immortel:

ah l’automne l’automne et que mon cœur m’étonne et quel vent m’époumone pendant que j’écrivasse (de verbe écrivasser) mes bavures salaces : foutre salive assez

La mesure du silence, c’est La Ruelle, qui est au Rijksmuseum d’Amsterdam. Le silence et le suspens de Delft. Surtout pas question de composer d’originales gloses. Je ne suis pas savant, moi, vieux bipède taré. Chacun connaît cette petite toile. Quiconque, semble-t-il, l’a regardée un jour, je dis bien regardée, demeure imprégné du sentiment confus d’une éternité satisfaisante. Encore que. Les personnages ont disparu (enfants, femme au baril, femme à la broderie), un voile de neige les a mis en fuite, les personnages n’ont jamais existé. Seule la neige: la lente, insinuante, implacable approche de la blancheur.

Éternité satisfaisante : a-t-on idée d’user de mots pareils. Je ne rate jamais une pralinade. Écrire à coup sûr c’est du suicide, et je ne me rate jamais au mot à mot. Pour qui me lira, le médecin légiste de corvée avec son permis d’inhumer sale, je ne me serai pas raté. Aucune chance d’échapper, de m’échapper. Putain, comme je vise juste !

Cette nuit, une fameuse tempête secoue les décors. Mes vitres, qui ferment mal, cliquètent. Les portes, aux poignées déglinguées, se déhanchent dans un courant d’air notoire. Il y a du sérieux roulis dans les praticables. Dehors ça respire mahousse comme un orphéon de soufflets. Une nuit à fantômes, à loques sifflantes, enfants perdus, engoulevents, déracinements, assassinats, folies météorologiques, lacérations. Pour plus de détails, voiries bons auteurs, Shakespeare, Hector Malot, Dante et Madame Tastu. Je passe fraternellement le témoin à Marmon-tel : tout le monde ne peut pas se farcir la Pharsale, eh eh ! Moi ma tête est en faïence brisée personne pour recoller les morceaux.

Celle qui prétendait que je sens la mort, elle se trompait. Cette odeur, c’était, ce ne pouvait être que la vie en somme. L’équinoxe balaie tout ça. La porcelaine cassée n’a pas d’odeur. Les éclats blancs, noirs, blancs, peu à peu retournent à la terre parmi l’anonymat tutélaire des immondices.

Moi, je suis bien loin déjà, au-delà de toute putréfaction.

 

LECTURE

de Pol CHARLES Docteur en Philosophie et Lettres

ÉCRIRE SUR RIEN OU N’IMPORTE QUOI

A Rethel ou ailleurs (et, en particulier, d’une manière qui n’est pas innocente, sur la couverture de l’édition originale de La Pluie à Rethel), la pluie dessine sa herse ténue mais opiniâtre. Espace clos: la «cuisine confinée» où le narrateur écrit; ce sera, dans La Légende des petits Matins, une chambre, ou une cellule, celle-ci fût-elle imaginaire. Temps bloqué, cadenassé, à l’image d’un premier paragraphe qui débute et se termine1 par les mêmes mots: «Il n’y aura plus jamais d’été.» Ainsi verra-t-on, dans Sarah, Feuille morte, la première ligne («... à l’heure de l’apéritif du soir...», p. 9) annoncer l’avant-demière («Le soir est tombé.», p. 131); la huitième («Les garçons, je veux dire ceux de mon âge, ne me regardent pas...», p. 9) préluder à la dernière («Le gardien a fermé le jardin. Il ne m’a pas vue. », p. 131). Espace et temps qui provoquent au ressassement (comme chez Thomas Bernhard, Samuel Beckett, Nathalie Sarraute): celui des pluies, confie Pirotte, «m’étreint, et m’affole, et m’exalte, comme du moribond la dernière médecine stimule faussement l’âme». Clôtures qu’il faut de toute urgence mettre à bas (s’installe ainsi le thème de la vacance, de la marge, sur lequel nous reviendrons), d’autant plus que menacent le terne, le fade, le monotone, l’insipide: nourritures, bière pisseuse ou tiédie, blondeur des chevelures nordiques, existence, pages écrites: «Mièvrerie d’après-midi déserte», se souvient Journal moche (p. 13), où l’on compose des «phrases doucereuses...» (p. 13). Quand tout revient au même — antithèse du baroque: «Gare de Rethel, t’ai-je dit, c’est la gare de Perpignan. »

L’entreprise d’écrire apparaîtrait dérisoire (« écrire pour rien ») si on ne se souvenait de l’idéal de Flaubert : écrire sur rien! D’autant que le narrateur arrête un projet («je parlerai de Hoom») dont il sait, d’entrée de jeu, qu’il ne le conduira pas à son terme («Je n’ai plus du tout envie de parler de Hoorn»). Reste dès lors à circonscrire, faute de mieux (comme Michel Leiris et Georges Limbour, entre autres, l’ont fait avant Jean-Claude Pirotte), l’indicible: «Je ne sais quoi s’élaborait sourdement en moi, qui allait devenir le cœur de ma vie, ce nœud qu’aucune vraie parole n’aura jamais exprimé. J’aurai parlé, parlé, parlé sans cesse pour tourner autour. » {La Légende des petits Matins, p. 112) Ce qu’annonçait du reste Journal moche : «... ce soir que j’entreprends, comme hier, comme chaque soir, d’écrire ce que je sais ne jamais pouvoir écrire (récit sans cesse raturé, où, à l’instant d’exprimer l’essentiel, ma plume se rebiffe, ma pensée se cabre, la langue m’échappe...» (p. 40)

Reste à «écrire n’importe quoi (n’importe quoi?)» C’est-à-dire — ce sera dire l’amour, la mort, l’écriture, la vie; dans le désordre: «Je n’ai jamais réussi à mettre de l’ordre dans ma vie, et ce n’est pas aujourd’hui, où j’essaye d’en agencer des bribes, que je réussirai». La mémoire comme une rumination, ou un hoquètement d’ivrogne : «Il me monte en mémoire des tranches de vie parallèles, sans rapport entre elles, comme si j’avais été plusieurs, un être multiple». Dès lors, je est peut-être un autre: «... des choses que j’avais à peine pressenties, qui me seraient toujours obscures, enfouies au fond de ces limbes d’où montaient quelquefois jusqu’à ma conscience pour éclater comme des bulles les images brouillées d’un destin qui devait bien être le mien malgré le peu de perception que j’en avais» (Sarah, Feuille morte, p. 126). La fragmentation (27 courts chapitres) de Rethel semble bien imposée par le fonctionnement de la mémoire, et métaphorisée à travers le parallélisme de la pluie obsédante et paisible.

Le moi se dilue, se brise, s’éparpille, se vaporise, s’indifférencie: «Ce type qui écrit (est-ce enfin vraiment moi?)», lit-on dans La Légende (p. 73). Par une confusion du moi et de l’autre, le «Mijnheer Prins» de ce dernier livre est-il ou n’est-il pas le «Monsieur Vrins» de La Pluie à Rethell Une tentative s’opère pour se tenir et s’observer à distance : «De la table où l’homme écrit, on ne voit pas la rue.» Si bien que le il et le je, pronoms flous, se superposent: «Je me mets à écrire...» Pronoms et prénoms flous: le narrateur, Vincent, s’appelle ailleurs Jan. Ce télescopage affecte aussi les protagonistes de Rethel : la sœur de Martin-Pierre se prénomme C..., comme C..., comme Virginia («C... n’était qu’un de ses prénoms. Celui que j’adoptai fut Virginia». Plus loin: «J’ai nommé C... Virginia») Ainsi pratique-t-on, au cinéma, des fondus enchaînés où un visage se trouble, s’opacifie pour reparaître marqué par l’âge, ou la maladie ; les traits en sont les mêmes encore, et plus tout à fait les mêmes, comme «la mer toujours recommencée», inlassablement pareille et différente. On comprend, s’agissant des femmes («Mina se lève avec un soupir. Je cherche encore Mara des yeux»), que le narrateur poursuit, de page en page, la quête impossible d’une «inoubliable putain vierge» (Virginia, prénom déchiffrable, mais personnage opaque?) — l’oxy-more traduisant une inimaginable conjonction, comme une espèce de fiction poétique et crucifiante, enracinée au plus intime de l’œuvre, inimaginable mais faisant l’objet du plus haut désir qui se puisse éprouver. En témoignent ces phrases: «J’aimerais un jour — et nul doute que je ferais l’amour, j’admettais vaguement cette nécessité —, mais je ne ferais l’amour qu’avec un être transparent, d’une si phénoménale pureté que les corps s’en trouveraient comme anéantis. L’être impondérable à qui le destin me vouait, je l’aimerais avec majuscule. Il n’y avait pas à barguigner: la femme de mes rêves n’avait pas de sexe». Rue des Remberges exprime la même poignante nostalgie : «... il serait doux de s’adresser à Celle qui n’a pas de nom, que l’on s’interdit de nommer, la Seule, la Sœur, l’inaccessible...» (p. 7).

p

 

Le moi qui se trouve, nous l’avons indiqué, dépouillé de son identité, se voit de plus dépossédé de sa parole (au sens saussurien) ; n’a-t-il pas avoué son intention d’«user» cette dernière? D’où le recours obligé aux mots des autres: «Raconter l’histoire en n’employant que les phrases des autres». D’où la pratique consciente, avérée (même si parfois dissimulée), constante, de l’intertextuali-té. Citations de Bernard Noël; évocations de Valéry Larbaud et des contes de Perrault; plagiat ou copie d’Apollinaire («C’était un corps, faut-il qu’il m’en souvienne ! » en écho au «Pont Mirabeau» : «Et nos amours / Faut-il qu’il m’en souvienne»; ailleurs: «nageurs morts, suivrons-nous d’ahan», soit un extrait de «La Chanson du mal-aimé») et du Camus de L’Étranger («... je m’étais amèrement reproché d’avoir rompu par un acte que je jugeais inharmonieux l’équilibre délicat d’une soirée verte et bleue», tandis que Meursault comprend qu’il avait «détruit l’équilibre du jour, le silence exceptionnel d’une plage où il avait (j’avais) été heureux.»); mijotis de brouets littéraires («un brin de Nerval, une feuille de Coleridge, un fonds de Stendhal, une pincée de Lermontov, un rameau de Cervantès...») ; réminiscences de Marcel Thiry, de Bernard Delvaille et de Georges Fourest («— La négresse blonde, quoi.»). D’autres livres adressent un salut de connivence à une cohorte d’écrivains aimés: Jude Stefan, Philippe Jacottet, Marcel Arland, Jacques Chardonne, Henri Thomas dans La Légende des petits Matins-, Guillaume Apollinaire, Hugo von Hofmannsthal, Maurice de Guérin, Alain-Fournier dans Sarah... «Mon espèce d’état-major est assez provincial», confie Rue des Remberges (p. 13) ; la province — la marche ancienne, où l’on se tient à l’écart, retenons-le.

ÉCRIRE MALGRÉ TOUT

Serait-ce qu’il ne reste décidément rien à dire, que tout a été dit, et mieux dit («J’ai déjà lu ça quelque part, et c’était mieux dit», Sarah, p. 122)? Il y a plutôt là, comme si le narrateur refusait de s’abandonner définitivement au silence, une sorte de sursaut pascalien: l’auteur des Pensées, confronté à la déréliction de l’homme sans Dieu, s’obstine à croire malgré tout-, dans son sillage, le narrateur continue à écrire malgré tout, malgré son exclusion de sa propre histoire et de sa propre parole : «Rien ne m’appartient, rien ne m’aura appartenu.» — «Je suis dehors, dehors pour toujours, dehors sous la pluie...» Écrire malgré la certitude de se heurter au silence: «J’écris ces pages pour toi, tu ne les liras jamais». On s’époumonera dès lors à employer des mots que l’on sait démonétisés ; à défaut, des mots d’autres langues (le néerlandais, l’indonésien: pour leur raucité, non pour leur exotisme) en s’abstenant de les traduire — l’exil encore. Écrire malgré le froid qui ankylosé (temps suspendu, espace fermé, figement des muscles et de la mémoire) : «J’ai froid sous le ciel devenu presque blanc.» — «Dans mon logement froid, avec mes mains glacées...» — «Je sais que j’ai froid... » On pense aux «paroles gelées» de Rabelais (voir Le Quart Livre, chapitre 56) qui ne s’entendent pas. C’est que, dans La Pluie à Rethel, le silence s’épaissit: osant certains des gestes les plus chauds du désir, le narrateur avoue n’avoir «pas échangé une parole.» Mutisme des «paysans polis et laconiques...» «Je me taisais», se souvient le narrateur. Ou: «je répondais par monosyllabes.» Inanité du dialogue, même si on appelle à la rescousse, tentant l’ouverture, les langues étrangères: «Je bredouille quelques mots en néerlandais. — You may call me Virginia, murmure-t-elle. Je réponds stupidement: — O.K., Virginia.» Serait-ce qu’en filigrane, au fil d’une conversation souterraine, les êtres s’entendent enfin: «Nous étions deux (...), tu ne prononçais pas un mot, pas un seul mot, mais c’était un silence si plein que je te comprenais...» Le beau cliché sentimental! Ce n’est pas que Pirotte répugne au cliché («... je vais couler quelques bronzes littéraires à la gloire du tendre éphèbe...»), dès lors que cette parlerie, ce rien, assume au moins une fonction (phatique, selon Roman Jakobson) : maintenir le contact, si fragile, si inconsistant soit-il. Quitte à dégonfler le poncif d’un coup d’épingle assassin, sitôt qu’il a rempli son rôle: d’où les violentes ruptures de ton, la grossièreté qui étrangle le lyrisme, et la pornographie (en a-t-on assez reproché la gratuité!), l’effusion sentimentale.

ÉCRIRE D’AILLEURS Pirotte se sent «toujours sournoisement à côté de la

question...» (Remberges, p. 11). Sans doute parce qu’il écrit d’ailleurs; et le plus souvent, semble-t-il, du côté de son adolescence, «maladie incurable», professant que «la jeunesse et la beauté sont des maladies qui se soignent au fond des provinces» (Sarah, p. 40).

Page 53, ha Vallée de Misère cite les deux premiers vers de l’ultime quatrain des «Bergers sans Moutons», un poème de Soleils bas de Georges Limbour :

Notre vie est penchée ainsi que des fumées

Nos gestes de sonneur n’énervent pas le ciel.

Vie penchée, démarche chaloupée qui est celle, écrit Limbour au même poème, de «cœurs mal équilibrés» (in Soleils bas, Poésie/Gallimard, 1972, p. 23) : texte qui exalte le nomadisme dès lors que l’essentiel vient à manquer aux êtres et aux choses; Limbour montre des bergers privés de leurs troupeaux, une terre veuve de fruits, des femmes sans beauté, des pâturages sans verdeur.

Parce que né en province, parce que douloureusement noué à une province de son âge (l’adolescence), Pirotte parle de la province (ici Rethel; ailleurs Strasbourg, ou Marsannay, ou Angoulème...) et fuit vers la province puisque le temps et l’espace, nous l’avons montré, sont étroitement verrouillés: «le temps, lui, reste immobile», constate Sarah (Sarah, Feuille morte, p. 14). Pirotte excentrique, au sens étymologique: qui est hors du centre; Pirotte marginal.

Pirotte noctambule, jeune homme en rupture de famille, orphelin volontaire, avocat en rupture de robe, glissant de l’opulence à la misère, d’un amour l’autre, d’une langue l’autre («Je n’ai pas de langue natale» — Sarah, p. 10), d’une province l’autre, d’un vin l’autre (mais de préférence du meilleur), vitupérant la bonne société et lui préférant celle des mariniers, des vignerons, jouissant de la santé la plus gaillarde puis tordu par la souffrance physique («douleur de la jambe gauche, pincement vrillant le mollet, raideur taraudante des reins, le creux sensible à l’estomac, l’habitude de la douleur... »): c’est assez pour la biographie.

Il reste que Pirotte se montre, dans tous ses livres, terriblement tenté par l’autobiographie. Mais comment échapper à la litanie, à la redondance, au pléonasme? Impossible. A moins que... «Il y eut cependant plusieurs vies. Celle-ci mérite-t-elle le nom de vie, cette longue attente en forme de goulot?» Boire = attendre; attendre que le mort devienne le vif, et l’ancien le nouveau : Pirotte se refuse à obéir au principe de non-contradiction («Je suis jeune, je suis vieille», louvoie Sarah Sarah, Feuille morte, p. 9), les choses étant à la fois visibles et invisibles («Tu as un chapeau, disait l’enfant, on ne le voit pas mais on le voit sur mon dessin.»), ailleurs et ici: «Est-ce que chaque village, chaque ferme au long toit de chaume, chaque jeune fille claire et sombre, chaque état fugace du ciel, chaque colline plate avec chaque touffe de bruyère et chaque bouquet de genévrier, est-ce que chaque chose et chaque être ne sont pas ici, dans ce sordide logement que vient battre la litanie de la pluie?»

Serait-ce que, de la sorte, le désordre se mue enfin en ordre, et que le capharnaüm de la mémoire («... une enfance disparate, peuplée d’un désordre de villes, de trains, de montagnes, de musiques, de visages, qu’aucun lien ne paraissait unir...» Sarah, Feuille morte, p. 17), se filtrant, s’épurant au travers du «goulot» plus haut évoqué, s’agence et se structure? L’écriture, relais du souvenir, permettrait de cerner, puis de désigner l’essentiel : «... cette part de moi, Mémoire, vieille putain fétide, retrouve-la, je t’en prie, restitue un peu de moi-même avec la pluie de Rethel et reprends ta morne masturbation. »

COMMENT ÉCRIRE?

Comment fonctionnera-t-elle, l’écriture? A-t-on assez

remarqué qu’une page de Pirotte est abondamment composée de phrases, ou de propositions, juxtaposées, chacune gardant son autonomie? Qu’on se reporte (entre autres, car les exemples foisonnent) aux dernières lignes du roman: «Nous sommes montés en voiture, et, dans la plaine blanche, j’ai roulé sur la glace crissante des canaux. Les patineurs nous ont applaudis. Des cyclistes ont crié des choses que je n’ai pas entendues. C... est restée silencieuse, et nous n’avons pas coulé. J’ai regagné la digue en crabe, je ne sais pas comment. C... m’a pris la main, elle l’a portée à ses lèvres, elle a dit:

— Je t’aime.

Nous sommes rentrés à Amsterdam. Je l’ai quittée à une terrasse de la Leidseplein, je ne l’ai jamais revue».

Lisons encore cette page du dernier roman publié: «Je voulais remonter la rivière, nager vers la source, il y avait eu jadis une source mais la source était égarée, une clé liquide égarée, je suis allée devant l’hôtel où mon père m’avait conduite avant de m’oublier, j’ai fait les cent pas sur le trottoir, et j’ai fini par me décider à entrer, le hall était bien moins vaste que ce jour d’enfance où je m’étais noyée sans le savoir, à la réception j’ai loué une chambre parce que l’on m’observait d’un sourcil vétilleux, j’ai dit que mon bagage se trouvait à la consigne de la gare, c’était la dernière chambre, sous le toit, l’hôtel était complet, j’ai pris l’ascenseur et dans la chambre j’ai ouvert la fenêtre toute grande, je me suis dit: j’ai le temps, ce sera pour cette nuit, j’ai sorti du petit réfrigérateur le champagne que j’ai bu dans une flûte glacée, puis je me suis endormie». (Sarah, Feuille morte, pp. 62-63).

Décrire les choses, les événements, les sentiments sans souligner ou étabür entre eux de lien de causalité: pour Pirotte, celle-ci semble ne pas exister, comme si le monde était un kaléidoscope dont les images défilent sans jamais s’enchaîner. A l’instar de la communication parasitée: cris inaudibles des cyclistes, mutisme de C... dans Rethel\ solitude, errance, attente (de la mort?), abandon, engourdissement dans Sarah. Pirotte poursuivrait-il, comme y invite le beau titre de Jacques Sojcher, «le rêve de ne pas parler»? Nous comprenons que l’homme mystérieux qu’évoquent, en taisant obstinément son nom, les cent premières pages de Sarah, celle-ci l’appelle amoureusement «le maître du silence» (p. 107). Et nous pressentons de quel poids pèse cet aveu: «Les voix qui me parlent détiennent au plus profond le secret du silence» (Rue des Remberges, p. 11). Ces voix sont les sœurs aimées de celles perçues durant l’enfance, auxquelles on ne pouvait répondre que silencieusement, tandis que, se souvient Pirotte, «je restais assis des heures, des jours, immobile, fermé sur mon silence (encombré de paroles informulées)» (La Légende des petits Matins, p. 111).

Écrire «d’ailleurs» c’était aussi, nous y avons insisté, emprunter leurs mots aux autres. C’est encore parodier, pasticher leur manière. Celle du nouveau roman: «La cour, en forme de trapèze, est entourée de hauts murs, sauf sur un de ses côtés étroits qu’occupe une double grille de fer peinte en blanc mais dont les charnières sont rouillées. Les murs sont de taille et de matériaux disparates. La cour est semée de gravillons qui crissent sous les pas de l’enfant. Au-delà de la grille, c’est une allée de tarmac que borde à droite le long pignon aveugle, dalles coulées d’un bloc, d’un hangar gris; à gauche, se trouve une suite de niches obliques fermées par des portes coulissantes en tôle, garages pour automobiles de pauvres. Au bout de l’allée, une rue étranglée à l’ombre des bâtiments fades de la cartonnerie». Celle du Moderato cantabile de Marguerite Duras : «L’homme disait que c’est vrai, on ne sait pas tout. Le soleil non plus, on ne le voit pas, mais il est là, sur le dessin. L’enfant se levait et promettait: demain, je reviendrai. Il ne revenait pas toujours. Peu à peu, l’homme cessa d’ouvrir le volet de fer qui masque la porte. Il n’y avait plus de biscuits dans le placard». Celle, proclamée, de la «littérature populiste»: «L’homme, qui s’était levé, quitte la fenêtre et se rassied à la table unique du logement, planche posée sur deux tréteaux, supportant un cendrier qui déborde de mégots refroidis, un verre à pied sur lequel on peut lire le mot «Mamissimo» (que signifie-t-il? quel apéritif disparu?), deux ou trois paquets de cigarettes entamés, du papier griffonné, un cure-dents, une bouteille presque vide, quelques bouchons de liège encore tachés de vinasse».

Devant certains effets de distanciation, d’auto-ironie ou d’invalidation scatologique du lyrisme, on en viendrait à croire que d’autres que Pirotte se partagent sa plume. Virtuosité gratuite? Non pas: métaphore d’une certaine espèce de marginalité, ou de boiterie, comme si l’on commettait quelques crimes de plus au nom de la littérature, et contre elle: «une page d’écriture, ni plus ni moins. Aucune conjuration, aucun secours, aucune rémission.»

Il ne nous étonnera plus, dès lors, que la bibliographie de Pirotte qualifie Rethel, à deux reprises (dans La Légende des petits Matins et dans Sarah), de récit, et une fois (dans Les Contes bleus du Vin) de roman, tandis que l’édition originale ne porte pas d’indication générique... «Ceci (lit-on dans La Légende, p. 17) ne sera pas un roman, ni un journal, ni des carnets, encore moins des poèmes, ou des essais. Mais non. Rien. Un livre de rien, comme d’habitude. » (Où l’on retrouve Haubert...) Bigarrure des genres pratiqués; poèmes, essai, récit, roman, chroniques. La méthode la plus sûre pour ne pas fidéliser un public, en même temps que l’expression d’une horreur (partagée par Francis Ponge) du figement: «Je n’aime pas être photographié».

Bibliographie éclatée: à l’image de la mémoire; à l’image de chaque livre, composé de fragments ; à l’image de la page, elle-même archipel de phrases autonomes. Il n’empêche que, si le livre n’est ni ceci ni cela, il est en même temps ceci et cela. Par exemple, à la fois poème et prose. Journal moche l’atteste, où se lisent tant d’alexandrins prosaïques: «Noble je m’en allais par les rues éphémères, un souverain mépris retroussait ma rapière et la fière amertume étendait sur mon front le voile du mystère et l’horreur de l’affront. Ainsi toujours poussé vers de nouveaux rivages le hors-bord de Charon évite les naufrages. La page se remplit comme si j’y étais (plus noire que la mort, plus blanche que le lait). Honneur à la vertu du prosateur zélé» (p. 17).

On pressent, à la lecture de ce qui précède, que Pirotte ne s’embarrasse guère de psychologie (le pourquoi? le comment?) Comme sa peinture, ses livres donnent à voir

— les écrivains qu’il préfère sont plutôt, reconnaît-il, des «paysagistes» (Remberges, p. 13). Les métaphores de Pirotte s’inspirent fréquemment de (on pensera: épousent) la variation d’un paysage: «Rarement, une surface réduite dans cette étendue d’ombre s’illumine, comme, sur une plaine, où roulent des nuages bas, soudain un coin de champ, un bout de terre reçoivent l’éclairage inattendu d’un rayon de soleil». C’est grâce à elles qu’il tentera d’«expliquer la beauté de Virginia»: «On eût dit que les variations de l’humeur (du cœur? du rêve?) s’y inscrivaient comme l’ombre et la lumière d’un ciel tourmenté sur le flanc d’une colline. Rien de plus émouvant que ces passages du clair à l’obscur sur un front doucement galbé, à la peau fine et mate, sous laquelle on devinait l’os comme le tain d’un miroir». Son œil prête l’attention la plus accueillante aux mouvements, aux glissements des couleurs, des lumières et des ombres. L’effarouche ce qui éblouit; le captive ce qui luit: couleurs (rose, rouille, panne, violet) tamisées, passées, plombées, patinées: «...le ciel un instant prenait une teinte turquoise intense, avant de pâlir pour annoncer la fin du jour» (Sarah, p. 45). Les nuances, les demi-teintes (coloris en métamorphose) le retiennent davantage que les formes et les volumes : «Il y a partout de l’ombre, un bleu profond, des plaques de vert calciné, çà et là un frottis de turquoise, et la frange orangée du couchant sous les sourdes masses mauves du ciel» (ibid., pp. 75-76).

A d’autres moments, l’œil de Pirotte (reprenons une expression de Claudel) écoute: «Les mouches bourdonnent, des bruits confus se répercutent entre les parois minces du logement, l’avenue grognonne de borborygmes assourdis de mécaniques puantes». L’insulte, soudain, parce qu’au sein de ce tohu-bohu il est vain d’espérer entendre, et comprendre, le silence. Il serait même vain d’espérer se recueillir pour respirer et humer un flacon : c’en serait fini des chroniques primesautières et savantes à la fois des Contes bleus du Vin !

On le voit: il ne se donne à lire ici que des paysages, visuels, sonores, olfactifs. Ainsi Pirotte entreprend-il de rendre le compte le plus minutieux et le plus exhaustif du monde. Nommer les choses de la façon la plus adéquate et la plus précise. Voilà légitimé le recours aux régionalismes (outre qu’ils sont les mots des provinces). «Revermont» est, dans le Jura, le nom donné au talus qui surplombe le «pays bas», c’est-à-dire la plaine de Saône; le «benaton» est un panier de vendangeur de la côte bourguignonne ; les «lauzes» nous viennent du Cantal, un «bredin» est, au pays de Loire, un innocent de village.2 Voilà pourquoi les fleurs et les oiseaux sont désignés de leurs noms, les uns familiers, les autres rares: crocus, reine-des-prés, alché-mille, coronille, marjolaine, eupatoire, lotier comiculé, droséra, marrube dans Rethel; traquet pâtre, oreillard, motteux, tarier dans Sarah.

ÉCRIRE — FLÂNER

Ne quittons pas encore le lexique. Flâner: de l’ancien Scandinave flana, courir çà et là. Pirotte musarde, le nez, l’oreille au vent, l’œil alerte. Y avait-il place, dans le champ littéraire, pour pareil badaud? Il en est d’autres: André Dhôtel, Henri Thomas, Jacques Réda... «Craignez, craignez — c’est une âme insoumise — le voyageur à petite valise», recommande l’épigraphe de La Vallée de Misère, précisément empruntée à Henri Thomas.

Pirotte n’a manifestement jamais cherché à faire carrière, comme d’autres «font» médecine ou notaire ! Chez lui, pas non plus d’instinct grégaire — signe de frilosité ou d’opportunisme. Pour reprendre la célèbre analyse de Pierre Bourdieu, une situation confirmée, de livre en livre, dans «le champ de production restreinte». Des publications assurées par des éditeurs confidentiels dont certains, confirme Pirotte, disposaient d’un exécrable système de diffusion.

Cela n’interdit pas les admirations: celles de Georges Anex, de Jacques De Decker, de Pierre Drachline, de Matthieu Galey, de Pierre Mertens, de François-Olivier Rousseau, de Pierre Sipriot, de Jean Tordeur. Cela n’empêche pas les reconnaissances. De l’institution scolaire: Anne-Marie Beckers fait figurer Pirotte dans Lire les Écrivains belges, une publication du Ministère de l’éducation nationale. De l’institution littéraire : si le Prix anticonformiste décerné à Journal moche par la revue Arts n’a guère survécu, son jury n’en était pas moins assez illustre, qui comprenait, entre autres, Hubert Juin et François Nourrissier; quant au Prix Rossel, qui va en 1986 à Un Été dans la Combe, il est généralement perçu comme le Goncourt belge.

On le voit bien: tout s’est passé comme si, malgré sa volonté de se tenir à l’écart des intrigues parisiennes, «voyageur à petite valise», Pirotte s’était trouvé progressivement et modestement récupéré. Mais on pressent que continue à le bercer «le bonheur aigre-doux d’être seul... » (La Vallée de Misère, p. 161). Seul, en quarantaine, de saison en saison, d’âge en âge, de province en province : le temps et l’espace sont, nous n’en doutons plus, immobiles.

A ce point seul, Pirotte? Il n’empêche qu’on le voit objectivement rejoindre un certain nombre de ses contemporains essayeurs de multiples genres littéraires; ce faisant, il recherche infatigablement son habit de lumière, c’est-à-dire de vérité, et renvoie au magasin des accessoires défraîchis, l’un après l’autre, les déguisements dont il s’est vainement affublé. Maraudeur impuni des paroles d’autrui, rabâcheur de banalités, pasticheur impavide, il se livre à un double jeu, puisque subvertir la littérature fallacieuse et oiseuse, c’est dans le même mouvement la vénérer. Serait-ce que la peinture ou la musique (Sarah est construite, du propre aveu de l’auteur, comme une longue sonate) lui paraissent plus aptes à traduire puis à exprimer les rythmes et les saisons du monde ?

20 octobre 1939 (Rimbaud, lui aussi, est né un 20 octobre...), Namur: «je naquis au bord de Meuse... » (La Vallée de Misère, p. 13).

«J’ai détesté mon père, je l’ai fui, et sa disparition ne m’a pas rapproché de lui» (La Légende des petits Matins, p. 73).

«C’est par les livres, et dans les livres, que j’aurai vécu. On me l’a bien reproché. A commencer par ma mère, qu’en conséquence j’ai de bonne heure renoncé à fréquenter» (Rue des Remberges, p. 10).

Adolescence partagée entre la Wallonie, la Hollande et la Bourgogne. Études nonchalantes mais brillantes.

Décembre 1956 : premier prix de composition française décerné par l’Académie royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique («Rien de plus simple que de jeter de la poudre aux yeux.» Correspondance inédite).

Études de droit à l’Université Libre de Bruxelles (spécialisation en droit maritime).

1963: Publication du premier recueil de poèmes: Goût de Cendre.

1964-1975 : Avocat au Barreau de Namur.

1975: Accusé (il niera toujours les faits) d’avoir favorisé la tentative d’évasion d’un de ses clients, condamné à dix-huit mois de prison et rayé du Barreau, Pirotte se soustrait à l’exécution de la peine. Petits métiers et vie plus ou moins vagabonde et clandestine dans la province française.

1976: Exposition d’aquarelles (saisies par la Justice) à la Maison de la Culture de Namur.

1981: Péremption de la peine. Retour à Namur. Publication de Journal moche, Prix anticonformiste décerné par l’hebdomadaire

1 Ces repères ont été établis grâce aux indications fournies par Jean-Claude Pirotte, par son ami Jean-Pierre Sondag, et par Alain Gérard.

1984: Juriste à Infor-Jeunes-Namur. Participe aux «Rencontres» d’écrivains belges organisées par la Maison de la Culture de Charleroi.

1985 : Chroniqueur à la RTBF: Les Contes bleus du Vin.

1986: Participe, au Québec, au «Congrès littéraire international» consacré à «la tentation de l’autobiographie». Un Été dans la Combe obtient le Prix Rossel.

1987: Strasbourg, la Bretagne, la Saintonge. Collaborations épisodiques à France-Culture. «... peindre et écrire, sans hâte.» (Correspondance inédite).

1. OUVRAGES DE JEAN-CLAUDE PIROTTE

Goût de Cendre (poèmes), Liège, G. Thône, 1963.

Contrée (poèmes), Liège, G. Thône, 1965.

D’un mourant Paysage (poèmes), Liège, G. Thône, 1969.

Journal moche (essai), Paris, Luneau-Ascot, 1981.

La Pluie à Rethel (roman ou récit), Paris, Luneau-Ascot, 1982 pour la première édition.

Fond de Cale (roman), Paris, Le Sycomore, 1984.

Un Été dans la Combe (roman), Paris-Bruxelles, La Longue Vue,

1986.

La Vallée de misère (poèmes), Cognac, Le Temps qu’il fait,

1987.

Les Contes bleus du Vin (chroniques), Cognac, Le Temps qu’il fait, 1988.

Sarah, Feuille morte (roman), Cognac, Le Temps qu’il fait, 1989.

Rue des Remberges (chronique), Cognac, Le Temps qu’il fait,

1989,    hors commerce.

La Légende des petits Matins (roman), Levallois-Perret, Manya,

1990.

A paraître: L’Épreuve du Jour (roman), Proses d’Hiver (poèmes) et Fond de Cale (réédition) aux éditions Le Temps qu’il fait.

Jacques Chardonne, Barbezieux, éditions de l’Office du Livre en Poitou-Charentes.

Chemin des Morts, éditions Manya.

2. QUELQUES ÉTUDES CONSACRÉES À JEAN-CLAUDE PIROTTE

«L’eau fertile», dans Le Journal de Genève, 22.1.83.

Anex G., Baronheid M.,

Bertrand A.,

Brogniet E.,

Cloux P.,

De Decker J., Delaunozs A.,

 

«A chacun son Miroir», ibid., 1.1.87.

«Le Piano à Rethel», dans La Wallonie, 26.11.82.

«J.-C. Pirotte l’irréductible», ibid., 28.12.84.

«J.-C. Pirotte, l’Objecteur de Mémoire», ibid., 10.10.86.

«J.-C. Pirotte», dans Dossiers L, Service des Affaires culturelles de la Province de Luxembourg, n° 7, 1985.

«Chroniques du grand Frère malade», dans Sources, n° 1, septembre 1987, pp. 39-41. «J.-C. Pirotte: l’ivresse des Mots», dans Quoi lire, n° 8, mars 1989, p. 27.

«J.-C. Pirotte : à la Recherche de l’innocence perdue», dans Sources, n°3, septembre

1988, pp. 86-89.

Dans l’Amitié du merveilleux, Le Temps qu’il fait, 1989.

«Au ras des Chemins de Halage», dans Le Soir, 4.12.86.

«L’École buissonnière de J.-C. Pirotte», dans La Cité, 15-16.12.86.

«Le Rossel pour Pirotte», ibid., 4.12.86. «Complaintes d’un Cavaleur», ibid., 1112.4.87.

«Pirotte et les petits matins», Art et Culture, 10.90.

Drachline P., «J.-C. Pirotte: le Passager de la Nuit», dans Le Monde, 23.10.81.

«Les Grêles nocturnes de J.-C. Pirotte», ibid., 3.12.82.

«La Planète Pirotte», ibid., 14.12.84. «L’extrême Solitude de J.-C. Pirotte», ibid., 6.2.87.

«Les Vins et les Mots», ibid., 14.8.87.

Gérard A.,    Jean-Claude Pirotte La Raison d’une Écri

ture La Banalité transfigurée, Université Libre de Bruxelles, Faculté de Philosophie et Lettres, Mémoire présenté en vue de l’obtention du grade de licencié en philologie romane, année académique 1988-1989.

Maury P.,    «J.-C. Pirotte: l’Éloge du Livre commun»,

dans Le Soir, 16.10.86.

«J.-C. Pirotte, Prix Rossel 1986: Je suis un Personnage de Roman», ibid., 4.12.86.

«Jus de TieiUe», ibid., 5.1.89.

TordeurJ.,    «La Cavale poétique de J.-C. Pirotte»,

ibid., 23.4.87.

3. FILMOGRAPHIE

Jaoui L., La Nuit n’est pas faite pour mourir, INSAS, 1984. Stenmans X., Portrait d’un Saturnien, RTA, 1983.

Imprimé en Belgique ISBN 2-8040-0626-3 D/1991/258/22

Une vie perdue et la pluie sur Rethel, sous-préfecture des Ardennes. Des murs gris, le cendrier débordant de mégots, les derniers litres de gros rouge. Peu à peu se dessine le rêve d'une Hollande aux ciels tourmentés. La fable nostalgique de l'adolescence se déroule, dans une confusion désolée où se superposent les visages voilés des jeunes filles. La mémoire élabore lentement un Nord mythique, invente des amours, rouvre d'anciennes blessures, alterne la douceur et la crudité.

Né à Namur en 1939, Jean-Claude Pirotte est un éternel vagabond des lettres en quête d’un impossible apaisement de soi. Il a longuement parcouru la Bourgogne, la Champagne et les Ardennes, avant de se fixer (provisoirement?) à Angoulême. Auteur d'une demi-douzaine de romans, il a reçu le prix Rossel en 1986.

1

Où l’on peut voir une mise en abyme de la structure à'Un Été dans la Combe, dont le même paragraphe est installé à Yincipit et à Yexcipit du roman.

2

Précisons que notre science Jexicologique est tout entière puisée dans une lettre que Pirotte nous adressa le 14 novembre 1990.