CHAPITRE X

 

 

 

 

Un temps de curé. Kevin sourit en songeant à cette expression typique d’aéro-club pour indiquer un beau temps avec une visibilité illimitée.

Le Rallye tournait comme une horloge et il se prit à chantonner. Bon Dieu, il avait changé ! Cela faisait des jours qu’il n’avait pas pensé à Catherine. Il l’avait repoussée dans sa mémoire, quelque part où elle ne lui faisait plus mal. Cette fois, il n’eut pas l’impression de l’avoir trahie en la poussant toujours plus loin. Le passé était mort et il l’avait enfin accepté. Il avait une nouvelle vie.

Pendant trois jours il avait aidé les survivants de Saint-Gilles. Maintenant ils étaient installés et ravis, apparemment. En tout cas heureux de coucher dans des lits !

Il estimait que sa tâche était terminée là-bas et avait décidé de reprendre son exploration vers le nord. Il avait décollé de bonne heure et suivait la côte paisiblement. Il avait l’intention de se poser à Brest. La mer était magnifique, vue d’ici.

Vers dix heures, il survolait l’Odet et vira machinalement à gauche pour continuer à longer la côte. Il faillit ne rien voir, distrait par la tranquillité du vol.

Deux voitures circulaient sur une route qu’il eut de la peine à identifier. Probablement celle qui joignait Pont-l’Abbé à Loctudy. Il réduisit les gaz et entama des petites ondulations pour les suivre discrètement. Les passagers ne devaient pas entendre son moteur, à l’intérieur des bagnoles.

Elles entrèrent dans Loctudy et stoppèrent devant les villas qui bordaient la plage. Des silhouettes apparurent, venant des maisons. Il y avait un groupe important dans ce coin. Kevin se décida et fit demi-tour vers l’entrée de la petite ville. La route paraissait large et assez dégagée pour qu’il se pose sans histoire.

En fait, un petit vent de travers compliqua les choses et il dut se présenter en glissade, ramenant la « machine dans l’axe au moment où les roues étaient sur le point de toucher. Il gara l’avion sur le côté, prêt à repartir, s’équipa et commença à marcher. Il n’avait pas fait cent mètres qu’une bagnole apparaissait. Il s’arrêta pour l’attendre.

Un grand type descendit, avec une fille, blonde, l’air pas très propre. Jeunes tous les deux.

— Salut. Tu viens de loin ?

À l’aise dans le coin. La grande fraternité des jeunes, quoi…

— Du Sud.

— Du monde là-bas ?

Kevin haussa les épaules.

— Du monde nulle part.

S’ils voulaient parler en style télégraphique, il pouvait s’y mettre.

La fille ne disait rien, mais le dévisageait fixement et il se demanda si elle était bien normale.

— Tu voyages en zinc ?

— Ouais.

— Tu m‘ferais faire un tour ?

— Si tu veux.

Le gars parut réfléchir.

— Tu viens jusqu’aux baraques, on va bouffer. Kevin fut surpris en pénétrant dans la villa derrière le gars qui s’était présenté sous le nom de Bill… La fille s’appelait Gina. Enfin, c’était ce qu’elle avait dit.

Il s’attendait à voir une maison plus ou moins saccagée mais pas du tout. Ils ne mettaient pas de patins, mais le grand séjour n’était pas encombré de saloperies !

Silencieux, une demi-douzaine de jeunes étaient là qui le saluèrent d’un mouvement de tête, occupés à lire pour la plupart. Une odeur de cuisine venait de derrière.

— On fait une soupe de poisson, fit une petite gamine de seize ans au plus, ça te va ?

Il hocha la tête, vaguement gêné. Il tenait toujours son « canon scié » dans la main et se dit que c’était guère amical. Il allait se décider à le poser dans un coin quand il aperçut le canon d’une mitraillette pointer dans le dos d’un type assis sur le bord d’un fauteuil.

Du coup, il se ravisa et le garda près de lui en allant s’asseoir à la porte-fenêtre, adossé au mur. Un type vint le rejoindre un peu plus tard.

— Tu tiens le coup ?

Kevin le dévisagea. L’autre regardait vers la mer, une expression un peu triste sur le visage.

— Je m’accroche.

Le gars secoua longuement la tête.

— Ouais, t’as raison, on s’accroche. Mais pour combien de temps pour devenir cinglé ? Gégé s’est fait sauter la semaine dernière.

— Comment vous vous êtes retrouvés ici ?

— Sais plus… Quelqu’un connaissait le coin, je crois. Et d’autres sont venus après.

— Nombreux ici ?

— Sais pas trop. Une vingtaine peut-être.

— Qu’est-ce que vous faites ? À part la pêche ?

— Quelle pêche ?

Kevin fut surpris.

— La soupe de poisson…

— En boîte, mon pote, fit l’autre en marquant lui aussi une surprise. On bouffe que des boîtes. Pas toi ?

— Non. Je chasse, un peu de pêche aussi, pour avoir du ravitaillement frais.

— C’est chiant, non ?

— Chacun son truc. Moi, je préfère ça plutôt que m’empoisonner doucement avec des boîtes. Et ça occupe.

Un moment passa. Kevin pensait à autre chose quand le gars reprit :

— P’t’être pas si con, ça. Tu veux un joint ?

Bien sûr ! Kevin se demandait à quoi ils lui faisaient penser, c’était ça. Paumés, ils avaient utilisé de la drogue. Probablement à bonne dose. Leur problème.

L’après-midi était avancé quand il se demanda comment partir. Il était question d’une fiesta pour le soir. Des copains étaient allés chercher de la viande vers Quimper. Il ne voulut pas les vexer et décida de rester la nuit.

Un grand feu fut allumé sur la plage. Il commençait à faire frais et Kevin alla en ville. Beaucoup de vitrines de magasin étaient brisées. Il trouva un blouson et un pull marin.

Quand il revint, il apprit que les copains étaient là.

Tout le monde était allongé autour du feu sur lequel quelque chose cuisait. On aurait dit une cuisse entière de bœuf… S’ils espéraient la cuire comme ça en une heure…

Il trouva une place un peu à l’écart et s’allongea la tête sur son sac. Peu à peu, ceux qui étaient dans la maison sortirent pour venir vers le feu. Des bouteilles d’alcool circulèrent et les rires furent plus forts.

Kevin laissait ses pensées dériver doucement quand il reprit conscience de la réalité brusquement. Deux silhouettes venaient d’apparaître devant lui. Il les reconnut immédiatement. Mortier, l’assistant maquettiste de l’agence, et Cléa !

Il se sentit devenir froid, comme si son corps se tendait, retrouvant le passé…

Seulement, le passé était loin. Le Kevin de l’époque avait salement changé. En fait, il était mort. Presque avec curiosité une partie de son esprit observait le visage des deux pourris. Les yeux qui se dilataient, d’abord. Eclairé par le feu, il était parfaitement visible et ils étaient en train de le reconnaître.

Ils mettaient du temps parce qu’ils avaient la mémoire encore encombrée du souvenir de la moto grimpant sur le trottoir, là-bas à Paris, et de Kevin éjecté par le pilote, roulant sur le sol, au milieu des coups de feu.

Un sourire monta enfin aux lèvres de Mortier. Il avait l’air encore plus mauvais qu’autrefois, plus crasseux même, avec un blouson déchiré, les bottes dégrafées. Cléa, elle, les cheveux ébouriffés paraissait s’être mise au diapason…

— Merde, la Loche ! Hé ! les gars, la Loche est là ! Ça alors… Tu nous as quand même retrouvés, mon chéri ! Pauv ‘tit biquet, il a dû salement marcher. Mais ça a du flair ça, madame, un vrai limier… Cette vieille merde de Loche !

Cléa se mit à rigoler et avança jusqu’aux pieds de Kevin.

— Hé ! t’as vu, lança-t-elle, il est habillé comme un grand. Alors comment t’es venu, la Loche, t’as appris à piloter une moto ? J’aurais voulu voir ça. Tu vas nous montrer, hein ? Hé ! les gars, y a la Loche qui va nous faire une démonstration…

Des rires s’élevèrent un peu plus loin. Mortier approcha à son tour. Lui ne riait plus. Il balança un coup de pied dans les jambes de Kevin.

— Où est ta machine, la Loche ?

— Je ne suis pas venu en moto et je ne savais pas que vous étiez là, fit Kevin d’une voix froide.

D’un geste naturel, sa main était venue contre son flanc droit.

— T’as fait la route en bagnole ?

— Non… en avion.

Les yeux de Mortier se rétrécirent.

— La Loche, dit-il d’une voix douce, tu devrais pas te foutre de nous… Tu devrais te souvenir un peu…

— C’est vrai, les gars, il est venu en avion.

Le type qui était venu le chercher le matin, sur la route, s’approchait, intrigué.

— En avion… qui t’a amené, la Loche ?

Kevin ne répondit pas. Il n’avait pas souhaité ça mais il ne ferait rien pour éviter le heurt.

— Hé ! je te parle, la Loche !

Vers la droite, quelqu’un s’approchait. Kevin reconnut la voix de Pradaines.

— Tu sais piloter, la Loche ?

Pradaines aussi avait changé. Sa voix était glacée, faisait penser à une violence contenue. Il portait un ceinturon de flic auquel pendait un revolver. « 357 magnum », pensa instinctivement Kevin. Plus dangereux qu’autrefois, sûrement.

— Ouais.

Il y eut un silence pendant que les autres assimilaient l’information. Surpris, manifestement, plus que ça même !

— Ça alors…

Cléa avait de la peine à y croire. Kevin ne put résister au plaisir :

— Je vous l’ai dit, si je me souviens bien, que n’importe qui peut être utile.

— Mais tu vas l’être, la Loche, tu vas l’être, lâcha Pradaines semblant réfléchir… D’abord demain tu vas m’emmener faire une balade… et puis tu vas m’apprendre à piloter. Ton avion m’intéresse.

Avec détachement, Kevin songea que ça y était. C’était le bout de la route.

— Non, impossible de t’apprendre.

— Quoi ?

Les yeux de Pradaines revinrent vers lui. Il ne réalisait pas encore.

— Pas possible de t’apprendre.

— Pourquoi ?

— T’es trop con.

Il y eut un silence. Le temps s’arrêta. Puis tout reprit. Mortier se pencha vers Kevin pour le saisir par le blouson et s’immobilisa.

— Tu sens quelque chose contre ton estomac ? souffla Kevin. Devine ce que c’est ?

Il était parfaitement calme et s’en étonna vaguement en pensant à la colère qui l’avait saisi depuis un moment.

Mortier le lâcha et se redressa doucement, découvrant le « canon scié » braqué contre son ventre. Il paraissait ne pas en croire ses yeux. Kevin ne le quittait pas des yeux.

— Mortier, dit-il doucement, si quelqu’un, n’importe qui, m’appelle encore une fois la Loche, je te fais un trou grand comme une assiette dans le bide. Tu vois ce que je veux dire ? J’espère que personne n’a envie de te faire une blague. Tu te rends compte de la vacherie…

Comme beaucoup de pilotes, Kevin avait une bonne vision périphérique. Sans quitter des yeux son vis-à-vis, il repéra le mouvement de la main de Pradaines. Elle remontait doucement vers la crosse du 357 magnum. Il en fut soudain satisfait.

— Bon sang… qu’est-ce qui te prend, la…

— Attention, dit Kevin, je sais que t’es con, encore plus peut-être que ton pote, Pradaines-de-mes-deux, mais fais bien attention…

Il avait délibérément lancé cette dernière provocation pour que l’autre là, à droite, sente la petite décharge d’adrénaline au cœur, l’émotion qui masque pendant un instant le jugement.

Il enregistra le geste brusque et se mit en mouvement, roulant d’un quart de tour sur le côté, sa main gauche venant saisir le fût du « canon scié » pendant que son index écrasait la détente. La sûreté était dégagée depuis un bon moment déjà.

Dans la nuit, la détonation fit un vacarme épouvantable. Pradaines parut projeté en arrière pendant que son arme volait.

Kevin avait pivoté et s’était dressé sur les genoux, manœuvrant rapidement le levier sous le canon pour éjecter l’étui vide et introduire une nouvelle cartouche dans la chambre de son arme. Il braqua le canon scié vers Mortier qui paraissait statufié.

— Hé ! connard, réveille-toi !

Kevin se mit debout. Son esprit tournait à plein régime. Manque de pot que ça se soit déroulé de nuit… Maintenant, tout allait être terriblement difficile. Pourtant, il ne regrettait rien. Il venait probablement de rendre un grand service aux rescapés en les débarrassant d’un voyou.

— Fumier !

Il reprenait du poil de la bête. Mortier. Kevin sourit et avança d’un pas. L’autre ne vit pas le canon venir à toute vitesse vers son visage. Le coup fit un sale bruit.

La pommette fendue laissa couler un filet de sang qui augmenta rapidement. Kevin en profita pour ramasser son sac.

— Je te l’ai déjà dit, t’es un con. Mortier ! Tu n’apprendras jamais…

Il posa l’extrémité du canon de son arme sous le menton du salopard, lui relevant le visage.

— … Tu sais ce que tu vas faire. Mortier ? Tu vas me conduire jusqu’à une bagnole en état de marche. Tu as saisi ?

— Tu peux te faire chier !

Con, mais courageux… Kevin baissa son arme vers la cuisse gauche du gars.

— T’as vu les dégâts que ça fait, ce truc… Imagine le trou dans ta jambe… En fait, je crois qu’elle serait coupée. Déjà vu un unijambiste ? Pas marrant, hein ? T’imagines ta vie ? Enfin si tu t’en sortais, bien sûr…

— Fais ce qu’y dit, quoi ! Qu’y se taille.

Cléa était sur le point de perdre les pédales. Le regard de Mortier se troubla.

— Ouais, d’accord, je… je te conduis.

Personne ne bougea quand ils traversèrent l’espace éclairé. C’est en arrivant de l’autre côté que Kevin comprit qu’il l’avait échappé belle. Quand il vit fugitivement Dréard assis contre une fille qu’il devait sauter au moment où tout avait démarré. Ce type était foutrement dangereux. Seulement l’abattre de sang-froid, sans provocation, ça, Kevin en était incapable.

Il sut de la même façon qu’il laisserait Mortier s’en tirer. En revanche, comment se débrouiller maintenant ? Il essayait de cogiter aux diverses hypothèses sans trouver la plus plausible. Le contrecoup de ce qui venait de se passer.

Mortier le conduisit derrière les villas, monta dans une grosse Opel qu’il démarra.

— Ça va, descends maintenant… recule jusqu’aux barrières, dit Kevin en montrant la villa la plus loin, à une trentaine de mètres.

L’autre s’exécuta sans dire un mot. Kevin se glissa au volant et posa le sac à côté, maudissant la lumière intérieure de la bagnole qui faisait de lui une belle cible. Sa main tâtonna vers le levier de vitesse. Il enclencha la première en haut à gauche et espéra que la grille était classique. Il écrasa l’accélérateur et la bagnole bondit en avant.

Bien obligé de laisser les phares pour se repérer dans l’agglomération qu’il ne connaissait pas. Il voulait rejoindre l’avion le plus vite possible. Pas question de décoller dans la nuit, pourtant. Ce serait du suicide.

Il reconnut son chemin et retrouva un grand carrefour où aboutissait la route de Pont-l’Abbé. Il tourna à gauche, fit cent mètres et coupa les phares. Ça marcherait ou non mais il fallait bien essayer quelque chose. Le plus silencieusement possible, il fit demi-tour et revint au croisement pour prendre la grande route de Pont-l’Abbé.

La lune était levée et il aperçut le grand camion renversé sur le côté qu’il avait vu le matin. Il roulait en bas de troisième pour éviter de faire trop de bruit, surveillant le rétroviseur, guettant un signe éventuel de poursuite.

L’avion.

Toujours là. Il stoppa la voiture sur le bas-côté et fonça vers le Rallye. Son fusil et le reste de son matériel n’avaient pas été touchés. Il alla se poster à une dizaine de mètres et s’assit. Il fallait attendre le jour. Longue nuit en perspective…

En fait, trois minutes ne s’étaient pas écoulées qu’il entendit au loin des bruits de moto. Vacherie… C’était foutu. Il se releva rapidement.

Il fallait abandonner l’avion ! Il fonça à la voiture qui démarra tout de suite. Sans allumer les phares, il commença à rouler, montant cette fois les rapports.

Trois phares apparurent dans le rétroviseur, à la sortie de Loctudy. Il jura longtemps, maudissant son manque de prudence.

Une ville… Probablement Pont-l’Abbé. Sans presque ralentir il continua tout droit… Il ne vit pas assez tôt la chaussée obliquer à droite. Son coup de frein désespéré n’arrangea rien. L’Opel tangua et vint enfoncer le flanc d’une camionnette.

Il s’était cramponné au volant mais son crâne vint tout de même heurter violemment le toit… Le moteur… il tournait toujours.

Avec des gestes nerveux il tâtonna à la recherche de la marche arrière. Un bruit de tôles… L’Opel accepta de repartir. Un pont… Il s’y engagea. Quelque chose devait frotter contre une roue qui faisait un sale bruit. Il n’osait pas accélérer de trop.

Une montée à travers la ville. Pourvu que la rue soit dégagée… À moins de deux kilomètres de la ville il vit une route à droite et s’y engagea d’instinct. Pas pu distinguer les indications des panneaux, dans la nuit.

Un nouveau bruit était apparu dans le moteur. Il avait dû déguster sèchement. Kevin se demanda combien de temps il tiendrait… Une sorte de barrière là-bas devant… Il se faufila dans un espace étroit, reconnaissant au passage un péage ! Le temps de s’étonner, il arrivait à un immense pont.

Au sommet, il perçut l’éclair bref de pinceaux de phares, derrière. Ils avaient trouvé sa trace… Et ils gagnaient du terrain. Forcément, ils connaissaient le coin. Il comprit qu’il fallait tenter autre chose et appuya plus fort sur l’accélérateur.

La route n’était pas très large et les virages arrivaient vite. Ça allait mal se terminer, cette course folle sans visibilité ! Il traversa une autre petite ville, tournant à gauche puis à droite sans savoir pourquoi et se retrouvant sur une nouvelle route.

Trois kilomètres plus loin, l’Opel rendit l’âme. Il eut le temps de braquer à gauche vers un petit chemin et de couper le contact. La bagnole continua encore un peu et il la laissa s’enfoncer dans une haie.

Des bruits de moteurs… Trois motos passèrent sur la route sans ralentir. Il vida ses poumons, redressant les épaules plusieurs fois pour se décontracter. Quel merdier ! Il ne restait plus qu’à marcher.

Il réunit ses affaires, emplit le sac de tout ce qu’il pouvait contenir, gardant les deux ceintures cartouchières en travers de la poitrine. Il n’avait jamais été un marcheur redoutable, pourtant il ne restait plus d’autre solution. En songeant à la route qu’il lui faudrait parcourir jusqu’au village il eut un moment de découragement.

Toute la nuit il marcha vers le nord-ouest, passant des haies, traversant des petits chemins s’arrêtant pour écouter. À plusieurs reprises il crut entendre des moteurs, au loin. Lorsque le jour se leva il était crevé et stoppa dans un creux. Il ferma son blouson et s’endormit.

 

*

 

Deux jours qu’il marchait. Il avait retrouvé des réflexes d’autrefois, s’arrêtant parfois pour écouter, observer. C’est comme ça qu’il avait aperçu à temps le piège en arrivant sur une sorte d’autoroute allant d’ouest en est. Quatre types, leurs motos sur le bas-côté, surveillaient la chaussée depuis une petite hauteur qui permettait de voir tout ce qui bougeait à des kilomètres. Dans ses jumelles, Kevin les avait longtemps observés. Jamais vu. Apparemment, Mortier avait convaincu des types de la bande de l’aider ! Pas bon.

Il avait fait demi-tour, revenant au sud avant de reprendre la direction de l’est pendant plusieurs heures.

Beaucoup plus loin, il avait traversé rapidement l’autoroute. Finalement, il avait eu le nez creux de ne pas chercher déjà un moyen de transport plus rapide.

Ce fut le second soir, en regardant ses cartes pendant qu’il mangeait, qu’il découvrit le petit cercle. Il avait pris une carte aéronautique de la France, au millionième. Il cherchait à se situer quand il tomba sur un petit cercle bleu. « Aérodrome à usage restreint. » La traduction était immédiatement venue à sa mémoire…

Un petit terrain, Scaer-Guiscriff, ou l’inverse. Voilà ce qu’il fallait tenter. Les autres allaient certainement surveiller les aérodromes de Quimper et de Lorient, mais celui-là, ils ne le connaissaient probablement pas.

Au matin, il reprit la direction du nord, cherchant une route où trouver des panneaux pour se repérer. Ses provisions arrivaient au bout et il allait être nécessaire de trouver à manger. Il réfléchit qu’il devait être assez loin et qu’il pourrait essayer de chasser.

En fin de matinée, il découvrit un chemin et fit le point. Assis sur une borne, il estimait le temps nécessaire quand un mouvement lui fit relever la tête. À une vingtaine de mètres, un lapin trottait dans l’herbe.

Doucement, il fit glisser son fusil de son épaule et commença à sortir une cartouche de petit plomb de la poche gauche de son blouson. Il fallait lui faire de la place dans le flingue, chargé à la chevrotine. Aussi silencieusement que possible, il éjecta une cartouche et glissa l’autre dans la chambre. Puis il releva la tête… Le lapin disparaissait dans une haie.

Le vent venait de droite. Kevin revint en arrière, marchant avec précaution, et traversa la haie qu’il entreprit de longer de l’autre côté. Il s’arrêtait tous les dix mètres. Une flèche jaillit, devant. D’instinct il avait épaulé.

Le coup de feu claqua dans le silence. Là-bas, le lapin avait boulé et ne bougeait plus. Kevin songea qu’il avait eu une sacrée veine. Au moment où son doigt pressait la détente, il avait eu le sentiment que c’était raté. Le canon était dirigé bien trop devant le lapin…

Il rechargea avec la chevrotine et écouta un moment. Rien ne bougeait. Même si le coup de feu avait été perçu il n’était pas forcément localisé. Il alla ramasser le gibier, se souvenant de presser sur le ventre tiède pour vider la vessie. Quelque chose en lui se révoltait contre ces gestes. Mais il fallait bien survivre… Il accrocha le lapin par les pattes à son sac et s’éloigna.

Plus tard, il remit sa sensibilité à rude épreuve en dépeçant et vidant la bête avant de la faire cuire dans une ferme vide, sur un feu de branches sèches.

Le lendemain, enfin, il arrivait au terrain, en fin d’après-midi.

Une piste de six cents mètres environ. Il observa longuement à la jumelle et n’avança à découvert que lorsqu’il fut sûr qu’il n’y avait personne. Il se dirigea droit vers le hangar, commençant maintenant à douter de son projet. Comment démarrer un moteur ? Quand il était arrivé au terrain, là-bas, près de Bourges, il avait au moins le Dodge et son matériel.

Trois avions étaient garés dans le hangar. Un vieux Wassmer, un Piper Warrior et un 112, tout à fait au fond. Le découragement le saisit. Une couche de poussière recouvrait les ailes. Dégoûté, il se dirigea vers le club-house et s’installa pour la nuit avant de manger deux morceaux de lapin.

À l’aube, il était debout. Il avait trouvé des bouteilles de bière dans le petit bar et avait mangé tant bien que mal. Il se mit au travail, sortant les avions l’un après l’autre.

Les batteries étaient à plat, bien sûr. Foutu ! Il s’assit dans l’herbe, les yeux dans le vague.

Bien plus tard, il réfléchit à la façon de démarrer une bagnole, dans une descente peut être, quand il se souvint brusquement du 112. Un moteur de 65 CV, ça « démarre à l’hélice ! Il se releva et grimpa à bord. Une fois la poussière enlevée, ça changeait d’allure. La petite tige de métal, sortant du capot, indiquait qu’il n’y avait guère d’essence. C’est par là qu’il fallait commencer.

Il mit deux heures à faire le plein ! Puis il démonta le capot, ajouta de l’huile dans le moteur et nettoya les bougies à tout hasard.

Comme il terminait de remonter le capot, un grondement de moteur retentit, pas loin. Plongé dans son travail, il n’avait pas fait attention.

Des motos ! Il sauta à terre, cavalant vers le coin du hangar où il avait laissé son fusil. Et merde !

La première apparut, stoppant net en débouchant sur le terrain, tout de suite rejointe par une autre.

Le premier motard enleva son casque et porta quelque chose à son visage. Kevin n’avait pas ses jumelles mais il comprit que le gars utilisait un talkie-walkie. Bon Dieu, toute la bande allait rappliquer. Le second motard tendit le bras en direction des avions sortis. Ils parurent se concerter. Les autres ne devaient pas être loin pour qu’ils puissent se servir d’un engin de ce genre dont la portée n’est pas grande…

C’était peut-être une question de minutes ! Kevin prit sa décision. Il recula doucement et commença à contourner le hangar. Quand il entendit les motos repartir, il s’immobilisa. Logiquement, ils devaient passer de l’autre côté. C’était le chemin le plus direct.

Qui… Il courut à l’angle suivant et passa lentement la tête. L’un des types était descendu de machine et se penchait sur le sac de Kevin ! Il s’engueula mentalement. Plus moyen d’attendre. Question de vitesse.

Il fonça.

Le mec, encore sur sa machine, ne l’entendit pas venir avec le bruit de son moteur. Il portait une mitraillette en travers de son réservoir.

Kevin en était à trois mètres quand le premier se retourna, le sac à la main… Il réagit à une vitesse folle, lâchant le sac pour empoigner un pistolet à sa ceinture… Kevin leva le canon du flingue et lâcha sa première cartouche, au jugé.

Déjà, il rechargeait quand le gars assis sur sa machine sauta sur le côté…

Quelqu’un gueulait. Kevin ne sut jamais comment les choses se déroulèrent. Il se souvint avoir tiré et rechargé comme un fou !

Quand il retrouva son calme, les deux gars étaient allongés sur le sol. La radio crépita dans le silence.

— On arrive dans cinq minutes, attendez-nous.

La voix était presque couverte par un bruit de fond bruyant. Ils devaient rouler à moto.

Plus le choix. C’était un quitte ou double. Kevin se rua vers l’avion et plaça des cales devant les roues. Puis chargea son matériel, mit le contact et sélectionna les magnétos, 1+2. Cinq injections à la manette des gaz… C’était maintenant la minute de vérité. Un centimètre et demi de gaz.

Il revint devant l’avion, plaça ses mains, doigts tendus, comme il avait appris à le faire autrefois, sur le plat de l’hélice, la jambe gauche en avant, et donna le coup de reins.

Rien… À nouveau… rien.

S’il noyait le moteur il faudrait brasser l’hélice à envers une dizaine de fois avant de refaire une tentative. Plus le temps.

Les tripes nouées, il poussa comme un sourd… Cette fois, le moteur se mit à tourner !

Il resta une seconde immobile, incrédule. Bon Dieu, avait démarré…

Les cales, vite. Il se pencha, contournant l’hélice, pour attraper les ficelles des cales et tira sec pour dégager les roues. Il avait mis pas mal de gaz et le 112 s’ébranla doucement.

Kevin cavala vers le bout d’aile. Il avait entendu parler de mecs qui avaient démarré seuls un zinc avec trop de gaz, comme ça, et le piège avait accéléré si vite qu’ils n’avaient pas pu monter dedans. Le piège avait collé seul !

L’aile… Ses doigts accrochèrent le bord du cockpit et sauta sur l’aile. La verrière papillon était relevée : il se glissa dans le poste, posant ses pieds sur les palonniers.

Il redressa la course de l’avion pour le ramener vers la piste et tâtonna pour trouver le harnais. Tant bien que mal il enclencha la boucle… La verrière maintenant…

Merde, le vent ! Il n’avait pas regardé la biroute pour savoir dans quel sens il fallait décoller. La piste n’était pas si longue que ça avec ses six cents mètres. Valait mieux la prendre dans le bon sens.

Est-ce que le moteur serait assez chaud ? Après une si longue période sans tourner il vaudrait mieux le faire chauffer un moment…

Le bout de piste… Des talons, il appuya sur les freins. La pression d’huile était correcte mais la température… L’aiguille se baladait encore dans la première partie du cadran. Il monta à 1500 tours. Pas raisonnable mais les autres n’allaient sûrement pas tarder.

Kevin surveillait le petit chemin par où avaient débouché les deux motards, tout à l’heure. Il lui sembla voir quelque chose bouger, au loin. Merde !

Tant pis… il fallait espérer que le Continental tiendrait le coup. Ses constructeurs l’avaient dessiné solide. Le moment de le prouver. Il mit davantage de gaz pour s’aligner. Son esprit tâchait de se souvenir de la technique de roulage au sol avec un train classique et roulette de queue.

Voyons, d’abord le manche au ventre. Le 112 commençait à accélérer mais les roues étaient freinées dans l’herbe haute… Maintenant le manche au neutre, bien vertical, pour relever la queue… Ça allait un peu plus vite…

Il aperçut un motard, penché sur sa machine, fonçant vers la piste, devant. Sa main droite serrait la poignée du manche, les jointures des doigts blanches. Pas encore la vitesse de décollage. Ça n’allait pas passer…

Là-bas, le gars était carrément sur la piste. Il freinait, la roue arrière dérapant… Il coucha sa machine et courut vers le bord de la piste. Vacherie… c’est qu’elle n’était pas si large que ça, la bande de décollage. Jamais il n’aurait quitté le sol avant l’obstacle ! Et l’autre allait le tirer au passage…

Kevin fut pris d’une rage folle. Ces salopards… Il appuya sur le palonnier gauche, inclinant légèrement l’aile du même côté. L’avion changea de direction légèrement, fonçant sur le type, mitraillette au poing, sur le côté.

Il parut ne pas comprendre immédiatement ce qui se passait. C’est quand l’avion fonça sur lui qu’il réalisa et commença à courir.

Pourvu que le côté ne soit pas trop mauvais… Pas de trou surtout… Les dents serrées, les mâchoires contractées à faire mal, Kevin poursuivit sa cible, obliquant lui aussi !

Une seconde avant le choc, le gars plongea au sol. L’aile passa au-dessus de lui sans le toucher. Au même instant, une secousse expédia l’avion en l’air… et il y resta ! Il avait enfin atteint sa vitesse de sustentation. Kevin poussa légèrement sur le manche pour faire un palier et prendre davantage de vitesse.

Il songea que derrière on devait l’allumer et entama une série de légères pressions sur les palonniers pour faire déraper le piège. Les yeux fixés sur l’avant, il surveillait le sol, guettant un obstacle éventuel.

À 100, il tira franchement sur le manche et l’avion monta vers le ciel…

Ce n’est qu’à deux cents mètres d’altitude qu’il commença à y croire. Ses muscles se relâchèrent, doucement.

Vingt Dieux, c’était passé juste. Quel pot ! Il entama an virage à droite. Le terrain était déjà à deux ou trois kilomètres. Mais il voyait des points noirs se déplacer rapidement. Les fumiers…

Il continua à monter vers l’est et regarda seulement alors autour de lui. Pas fameux. Un temps mi-figue, mi-raisin. Beaucoup de nuages à l’est et au sud. Pourtant, il fallait bien aller par là. Sans qu’il en ait pris conscience il avait décidé de se rendre à Tarbes. Autant chercher tout de suite un autre avion. Il se sentirait mieux avec un bon Rallye.

Le plafond avait l’air d’être assez bas. Kevin avait toujours eu horreur du mauvais temps. Vu trop de copains se planter comme ça. Il jeta un œil au Badin, 150 km/h et 2400 tours. Il prit un cap sud-est vers la côte, décidé à la longer le plus longtemps possible.

Pour la première fois il pensa à l’avion. Pas fait de Jodel 112 depuis une quinzaine d’années. Il ne se souvenait plus des caractéristiques. Quelle était l’autonomie ? Avait-il de quoi rejoindre directement Tarbes ? Il n’en savait rien et décida de se poser sur un terrain pour faire le plein quand la tige de la jauge serait à la moitié.

Il était dix heures et demie, largement le temps. Le moteur avait l’air assez fatigué et ne donnait pas tous ses tours. Pourvu qu’il tienne jusqu’à Tarbes…

Une heure plus tard il identifiait Saint-Nazaire. Le temps était toujours aussi mauvais et il volait à trois cents mètres d’altitude. La faim le tourmenta un peu mais il n’avait plus rien dans son sac et de toute façon il était difficile d’ouvrir une boîte de conserve en vol.

À midi et demi, il passait La Rochelle. La navigation était facile, avec la côte, mais la visibilité était de plus en plus mauvaise. Des bancs de stratus survenaient par-ci, par-là. Jusqu’ici il avait pu les éviter sans trop se dérouter, mais si ça augmentait il devrait se poser. Il connaissait ses limites, pas question d’aller au-delà.

À retardement, il songea au groupe de St Gilles. Il avait dû les survoler. Plus tard, il faudrait se procurer des radios aviation pour en laisser dans les villages amis. Ça permettrait des contacts sans avoir à se poser.

Quand la Gironde fut en vue, il décida d’obliquer vers le sud-est pour assurer sa route. En suivant la Garonne jusqu’à Agen il mettrait plus de temps, mais il y avait des terrains faciles à trouver tout le long, à Marmande par exemple.

À partir de Bordeaux le temps s’améliora un peu. Les fameux microclimats français. En arrivant sur Agen il restait encore un tiers d’essence et il se décida à continuer.

Il était trois heures et demie quand il posa les roues à Tarbes. Il avait pris la grande piste avec précaution, à l’extrémité. Le vent était plein travers et il eut de la peine à garder le 112 dans l’axe. Manque de pratique de ce genre de train d’atterrissage.

En fait, c’est quand il coupa le moteur, à côté des Rallye, qu’il sentit le contrecoup des jours passés… Ses mains se mirent à trembler sans qu’il puisse rien y faire.

Plus tard, il se rendit compte que s’il tardait encore il ne pourrait plus repartir aujourd’hui. Il se mit au travail pour mettre une batterie en place, faire les pleins d’huile et d’essence. Il n’avait pas envie de pousser jusqu’au village des cultivateurs. Il y avait encore près de trois heures de vol pour rentrer là-bas, au village. Il avait failli penser « chez lui » et en fut surpris.

Dès que la batterie donna suffisamment, il tenta le coup et pressa le démarreur. Le moteur hoqueta mais accepta de partir. Il savait que ce serait juste comme lumière, mais il ne pouvait plus attendre.

À la hauteur de Toulouse, il s’aperçut qu’il avait un vent de sud-ouest dans le dos qui augmentait sa vitesse. Il réduisit à 2300 tours pour ménager le rodage du moteur. Le temps s’améliorait et bientôt il fut au soleil. Un soleil de fin d’après-midi, mais du soleil quand même.

Lorsqu’il arrondit doucement pour effleurer le plateau, derrière le village il vit une Rodéo venir rapidement de son côté. Stéphanie était au volant et il sentit une bouffée de chaleur monter en lui. Elle agitait la main, souriant. Il freina, coupa tout et sauta à terre. Elle descendait de voiture, apparemment surprise qu’il n’aille pas jusqu’aux maisons en roulant. Il courut vers elle et la serra dans ses bras, silencieux, les oreilles agressées par la tourmente que son cœur pompait dans ses artères.

D’abord, elle ne bougea pas puis ses mains vinrent entourer sa taille et il resta comme ça, sa joue pressée contre celle de la jeune fille, sa main caressant doucement la nuque.

— Stéphanie…

Il ne s’était pas aperçu qu’il prononçait son nom. Quand elle lui répondit il se rendit compte de ce qu’il faisait et fit rapidement un pas en arrière, la lâchant presque brutalement.

— Excusez-moi, Stéphanie… je ne sais pas ce qui m’a pris.

Elle le regardait en silence, pâle.

— Il s’est passé quelque chose, Kev ?

Lentement il hocha la tête.

— Oui. J’ai failli y rester… et j’ai tué des hommes… Je vous raconterai. Excusez-moi pour…

Elle eut son petit sourire ironique.

— Je ne me suis pas plainte, que je sache.