CHAPITRE IV

 

 

 

 

— Et alors, qu’est-ce qui s’est passé ? demanda André.

Il était allongé dans son lit de l’appartement et son «ont avait repris une teinte normale, maintenant, après une nuit de repos.

— Les deux types ont pris les décharges de chevrotines dans la poitrine, dit Kevin, assis à côté de lui.

— Mais le troisième ?

— J’avais suivi, comme on dit au rugby, je lui ai balancé un coup de crosse et ça l’a à moitié assommé. Je lui ai retiré son flingue et j’ai rechargé le mien.

 Après je lui ai fait chercher une voiture en état de marche et il vous y a amené.

— Et puis ? T’es agaçant, tu sais, à me laisser tirer la longue comme ça.

Kevin sourit.

— J’ai récupéré les armes des morts et je vous ai amené ici… Et l’autre, je lui ai dit que si je le revoyais sa tête sauterait.

— Bon sang ! Toi alors… Mais qu’est-ce qui t’est arrivé mon gars ? Ça paraît pourtant pas ton genre ?

— Vous voulez dire que j’ai plutôt l’air d’un type qu’on manœuvre ?

— Ne te vexe pas, mais d’après ce que tu m’as raconté…

Kevin ne répondit pas tout de suite.

— Je crois, commença-t-il d’une voix lente, que quelque chose a basculé en moi quand je vous ai vu par terre. Je me suis dit que c’était une injustice de trop. Que je ne voulais pas que les braves gens meurent les uns après les autres en laissant la place aux salopards, aux crapules, aux pourris. Quand les types se sont trouvés devant moi ils ont pris pour les autres. Je n’ai eu aucune pitié… et je crois que je n’en aurai jamais plus devant les voyous. J’ai tué deux hommes et je ne ressens aucun remords. Ce monde est désormais une jungle et je vais m’y faire.

— Tout de même, il fallait avoir les bons réflexes.

— Là, je suppose que c’est le passé qui est remonté à la surface, la chasse d’autrefois et ces mois de petite guéguerre avec l’armée. Ça ne devait pas être aussi oublié que ça. Même si je n’avais jamais eu l’occasion de l’utiliser et si ça me paraissait plus ridicule qu’autre chose.

— Tu as regardé dans la rue si le gars ne passait pas par là ?

— Avec la voiture j’ai fait un grand détour pour revenir et je l’ai ramenée dans la rue derrière.

André se renversa en arrière pour détendre ses muscles.

— Tu dois te poser des questions à mon sujet, non ?

— Bien sûr, mais je vous vois mieux et ça me suffit. Vous voulez quelque chose ?

— Non. Maintenant c’est passé, je vais aller écouter ce qui reste du monde pour me changer les idées.

Devant l’air étonné de Kevin, il lui montra un placard.

— C’est ma station. Je suis radio amateur. Je crois que j’ai investi une petite fortune dans cette installation, au fil des années. Mais aujourd’hui elle paye ses dividendes. C’est grâce à elle que je suis au courant de ce qui se passe ailleurs.

Il se leva lentement, enfilant un survêtement, et alla ouvrir le placard, dévoilant ses appareils. Sans rien y connaître, Kevin comprit qu’il s’agissait là de quelque chose de sérieux. Les flancs des portes étaient couverts de cartes postales de correspondants, attestant ainsi une liaison réussie.

Attirant une chaise, il s’installa confortablement puis il brancha les appareils. Un bruit de fond s’éleva. Il baissa le son et commença à balayer les fréquences avec un bouton.

— Il y a encore beaucoup de radios amateurs dans le monde ?

— Non, plus guère. Je dois être le dernier en France, en dehors des militaires évidemment.

Kevin pencha la tête.

— Quels militaires ?

— L’unité spéciale.

— Quelle… Mais je ne suis pas au courant !

— C’est vrai ? On en a parlé dans les derniers bulletins télévisés. Avec les mesures de conservation, tout ça.

— Je ne sais rien de tous ces trucs.

— Forcément. Tu avais autre chose à penser à l’époque. Approche un siège, je vais t’expliquer…

— …C’est une idée du président, je crois, quand on a vu que tout était irrémédiable et que le bordel s’installait. On a cherché, dans l’armée de métier, des soldats de toutes provenances appartenant au sous-groupe AB des survivants. Il y en avait près d’une centaine, paraît-il. Ils ont été constitués en une unité spéciale dotée d’un matériel ultra-moderne, avec des réserves fantastiques. Ils ont reçu pour tâche de maintenir la sécurité, de représenter la France, si tu veux ! Marrant, non ? Il paraît qu’ils ont même un jeune colonel à leur tête. Enfin bon ils ont des chars, de tout, quoi, et ils « protègent » le pays… De quoi, mon Dieu ?

— C’est putainement dangereux ça, non ? Ils ne risquent pas de se prendre pour les maîtres, ces gens ? Ils représentent une force terrible !

— Oui, c’est mon avis aussi. Mais on n’y peut rien. Ce serait surtout grave si le père Guicher réussit à mettre la main dessus.

— Qu’est-ce que Guicher vient faire là-dedans ?

— C’est un AB, lui aussi, tu ne savais pas que notre leader de l’opposition était un survivant ? Je peux même te dire qu’il a fait un discours fantastique le dernier jour ? En gros c’était : « Françaises, Français, ne craignez rien, je suis là, je maintiendrai le pouvoir de la France, son rang dans le monde », etc.

— Mais, bon Dieu, il n’a pas le droit. Il ne représente rien puisqu’il est dans l’opposition !

— À ses yeux sa survie doit être un signe du Ciel qui lui montre la Voie, dit André en rigolant.

— Ce type est complètement fondu.

— Oui, seulement il a réuni autour de lui une quinzaine de partisans.

— Mais il n’a rien compris ! Il ne voit pas qu’il n’y a plus de nations, plus de frontières, rien que des pauvres mecs qui tentent de survivre et qui ne réussiront peut-être pas ?

André leva la main.

— Allons, ne t’excite pas comme ça. Heureusement que le Président a su voir assez tôt ce qui se passait et qu’il a pris toutes ces mesures.

— Quelles mesures ?

— Les armes atomiques A, H et tout ce que tu veux. Tout a été désarmé. Les détonateurs des obus, des bombes et des missiles dispersés, les centrales nucléaires stoppées, etc. Et il a su convaincre les chefs d’Etat de faire la même chose. Au moins la Terre ne court plus de risque de ce genre. Et puis il a fait mettre des panneaux sur les stocks de vivres de l’armée, pour que les survivants sachent où les trouver, comment ouvrir les portes, comment utiliser les conditionnements, etc.

— On l’a peut-être critiqué mais c’était un type responsable.

— Alléluia.

Kevin tourna la tête du côté d’André, vit le petit sourire et hocha la tête.

— Oui, d’accord, faire de la politique maintenant c’est vraiment con. Enfin je ne savais rien de tout ça.

André laissa passer un temps avant de lâcher :

— Il y a tout de même un certain nombre de personnes qui ont essayé de voir assez loin…

Il parut hésiter un instant avant de poursuivre :

— … Tu sais, les armuriers et les commerçants du milieu de la pêche ne sont pas si nombreux que ça. Ils forment une petite société, si tu veux. On a pris quelques mesures à temps. J’ai des cartes, en bas, elles représentent la localisation des élevages de gibier, essentiellement du faisan et du perdreau, et de poisson, beaucoup de truites bien sûr. Tous les éleveurs ont lâché leurs réserves en liberté. Ça veut dire que ces régions sont exceptionnellement riches en gibier et en poisson. Tu comprends, on ne pourra pas toujours vivre sur les réserves, il faudra se nourrir d’aliments frais et pour ça chasser et pêcher. Tu sais pêcher ?

— J’ai un peu lancé, c’est tout.

— Je te donnerai une canne super-télescopique ; tu verras, repliée, elle ne mesure pas plus de soixante centimètres. Facile à transporter. Et avec ça tu peux toujours manger. Et je te donnerai un bon fusil.

— Hé ! dites, vous n’allez pas vous dévaliser !

Le rire de Kevin disparut devant l’expression d’André.

— Je crois qu’il faut que je t’explique quelque chose, mon gars… C’est vrai, tout ça je l’avais préparé pour moi. J’avais bien deviné. Une ville est un piège, maintenant. Il faut aller s’installer dans la campagne… Seulement il y a eu un petit contretemps, ça.

Du doigt, il désignait sa poitrine.

— Mon ami dont je t’ai parlé, le médecin… Avant de partir mourir dans son coin il m’a parlé des soins qu’il me donnait depuis des années. J’ai le cœur en mauvais état. Ça, je le savais, ce que j’ignorais c’est qu’il était au bout du rouleau… Autrement je serais parti depuis longtemps ! Enfin bon, j’en ai plus pour longtemps d’après ce qu’il m’a expliqué. Et il avait raison si j’en crois la fréquence des crises. C’est idiot, hein ? Etre AB et claquer quand même !

Kevin ne disait plus rien. Il se sentait froid, glacé. À peine avait-il commencé à récupérer auprès d’un être estimable qu’il le perdait.

— Il fallait que je te le dise, tu comprends, Kevin. Je veux te préparer, t’entraîner. Tu seras mon champion ! Et je n’aurais rien pu faire si tu n’avais pas été au courant. J’ai préparé tant de choses, tant réfléchi… je ne voudrais pas que ça n’ait servi à rien. Du coup je me sentirais vraiment inutile.

Kevin hocha la tête sans répondre.

— C’est seulement que j’ai l’impression de vous dépouiller.

— Rien du tout ! Tu es mon prolongement. Ah ! et puis assez dit de conneries, va donc à la cave et regarde le matériel. Ton choix sera ma première leçon. Et crois-moi, je ne vais pas te ménager.

Le groupe ronronnait tranquillement dans la petite chaufferie et au bout d’un moment Kevin quitta la pile de caisses sur laquelle il était assis pour aller au grand râtelier d’armes. Il passa doucement la main sur les crosses. C’est peut-être leur destination qui lui faisait les accepter, presque les aimer. Il n’avait aucune envie de trimbaler un pistolet mitrailleur Uzi ou un fusil d’assaut. C’étaient des armes faites exclusivement pour tuer. Il acceptait le principe de tuer mais seulement pour se défendre ou pour faire œuvre de salubrité publique. D’un autre côté, il avait bien vu que les deux cartouches d’un fusil de chasse le laissaient désarmé presque tout de suite… Oui, seulement quels dégâts ! Ça impressionnait salement. Il y avait un côté psychologique.

La solution lui apparut immédiatement quand ses yeux tombèrent sur un fusil à pompe. Six cartouches à tirer, six chevrotines ou même six balles à ailettes pour le sanglier ! Un véritable obus… Bien sûr, la portée n’était pas la même qu’avec une arme de combat. Il se tourna vers le sac dans lequel il avait mis les armes des voyous. Dans le noir il ne les avait pas regardées.

Il y avait là un Colt 357 magnum qu’il laissa de côté, trop gros. D’autant qu’il n’avait pas des poignets de lutteur et qu’il devait y avoir un sacré recul avec ces engins. Il sortit encore un revolver avant de découvrir un automatique dans un étui dur. Un Herstall. Il éjecta le chargeur et découvrit treize cartouches empilées en quinconce.

— C’est pas vrai, il y en a encore de ces vieux machins ?

André était descendu et le regardait depuis le petit escalier en colimaçon.

— Fais voir.

Il examina l’arme, la tournant de tous les côtés, regardant dans le canon après l’avoir rapidement démonté.

— Tu sais qu’il est dans un état impeccable ce pétard ? Il te dit ?

— Je ne sais pas encore très bien. Il y a la question des cartouches. Je dois en trouver facilement ou transporter une réserve importante. Pas pratique.

— Bien raisonné, mon gars. Jusque-là pas d’erreur. Mais il faut que tu saches une chose sur cette arme. Tu vois l’étui ? En fait c’est une crosse, en le retournant, comme ça, et en le fixant dans la glissière, en bas de la crosse tu te retrouves avec un petit fusil. Parce que jusqu’à deux cents mètres un bon tireur fait mal. Quant au calibre, c’est du 9 et tu en trouves dans les commissariats, chez les gendarmes et dans l’armée. Tu vois, pas de problème. Tu as choisi autre chose ?

— Je pensais au fusil à pompe. Je pourrais chasser avec et me défendre.

Les yeux d’André pétillèrent de contentement. Il était dans son élément.

— Bravo ! C’est aussi ce que je voulais faire. D’autant que des cartouches de chasse et même des chevrotines tu en trouveras partout. Bravo ! Maintenant l’équipement ; tu vas voir, j’ai tout prévu…