CHAPITRE III
Pradaines se retourna sur sa selle et lança :
— On passe chercher un autre casque pour Claire.
Les autres firent signe qu’ils avaient compris. Sous les arcades, les grondements des moteurs qu’ils lançaient à grands coups de poignet faisaient un vacarme épouvantable. Assis derrière Schibert, Kevin serrait comme il pouvait la selle étroite, une main derrière lui accrochée au petit rebord métallique.
Lorsque Schibert embraya, il crut qu’il allait partir en arrière. L’autre avait démarré comme une brute, sans prévenir. Kevin n’était jamais monté sur une moto, même en place arrière, il l’avait dit, mais l’autre s’en foutait, bien sûr.
Au bout de cinquante mètres il était glacé. Son imper gonflé par le vent ne le protégeait pas. Et il songea, détaché, que s’ils tombaient, sans casque il y laisserait sa peau.
De l’autre côté de la Seine, ils enfilèrent des petites rues où les bagnoles en rade obligèrent les pilotes à ralentir considérablement. Puis ce fut le petit magasin de cycles. Kevin sauta à terre et fonça sur un présentoir où pendaient des casques. Frénétiquement, il en essaya deux avant d’en trouver un qui aille. Il surveillait Claire qui prenait son temps pour choisir le sien. Il arracha des tiroirs et tomba sur des blousons de cuir. À la hâte il chercha le plus grand et enleva son imper qu’il laissa tomber sur le sol.
Claire quittait la boutique ! Il se rua derrière, essayant d’enfiler les manches. Quelque chose accrochait. Il tira rageusement en levant la jambe pour se mettre en selle.
Alors qu’il allait s’asseoir, le moteur rugit et la machine fit un bond en avant, s’arrêtant un mètre plus loin.
— Non !
Il avait mis ses tripes dans le hurlement qui couvrit le bruit des moteurs. Schibert se retourna, rigolant derrière son casque. Kevin se rua, venant heurter le dos du gars qui balança son coude en arrière.
Kevin était en train d’essayer de fermer le blouson et reçut le coup dans les avant-bras qui le protégèrent. Il comprit dans la même seconde qu’il n’aurait pas le temps de fermer le cuir et de s’accrocher. Il fallait choisir. Il agrippa la taille de Schibert au moment où celui-ci mettait les gaz…
Les voitures défilaient sous ses yeux. Combien de temps tiendrait-il comme ça ? Ils voulaient être à la hauteur de Rennes ce soir…
Pour lui tout se décida beaucoup plus tôt. Ils arrivaient dans le quinzième quand une vitrine s’effondra, à droite. D’abord il ne comprit pas. Puis une explosion pulvérisa une bagnole, devant. Cette fois, c’était clair, on leur tirait dessus ! Le bruit des moteurs et son casque trop petit lui comprimant les oreilles l’empêchaient de distinguer les détonations. La moto de Cléa fit une embardée à gauche, mais elle en reprit le contrôle.
Schibert se redressa un instant et Kevin se demanda s’il n’avait pas été touché ; dans la même seconde le bras du pilote vint le frapper à la gorge. Il se sentit partir lentement, comme au ralenti. Puis une secousse brutale le souleva. Il eut le temps de penser : « Le trottoir »… Son corps lui sembla tournoyer dans le vide. Il attendit le choc final presque avec soulagement.
Il ne sut jamais qu’il était retombé sur le capot d’une voiture qui le renvoya sous un angle plus faible vers l’entrée d’un immeuble où il roula interminablement. Il ne prit pas non plus conscience d’avoir rampé vers l’escalier, de s’être dissimulé derrière.
La seule chose dont il se souvint, c’est ce visage penché sur lui, grimaçant, avec des yeux énormes. Il perdit conscience.
*
Ce n’est que trois jours plus tard qu’il revint à la réalité. Les mains, d’abord, eurent quelques petits frémissements puis ses lèvres se tordirent légèrement et, un peu plus tard, il ouvrit les yeux.
Il mit un moment à comprendre qu’il était allongé sur un petit lit, de camping probablement, et plus longtemps encore à percevoir son entourage. La grande-pièce, les piles de ballots, les caisses et le chandelier allumé avec ses trois bougies.
Sa langue sortit pour humecter ses lèvres sèches. Il avait terriblement soif. Une odeur désagréable l’entourait et il comprit que c’était lui qui sentait aussi mauvais. Il en eut honte soudain.
— Alors, mon gars, tu récupères ?
Il sursauta violemment, essaya de se retourner.
— Du calme, voyons, ne t’affole pas.
Un homme apparut, la cinquantaine, les cheveux grisonnants, grand et sec. Il portait une petite moustache mince qui fascina curieusement Kevin. Il tenait à la main une bouteille d’eau minérale qu’il déboucha tranquillement avant de la lui tendre. Puis il poussa une caisse vide et s’assit.
— Comment tu te sens ?
Il eut un geste à peine ébauché, grimaça.
— Je… je ne sais pas. J’ai mal partout.
L’autre sourit.
— Logique après un tel valdingue. Tu es acrobate ou quoi ? Je m’attendais à trouver un mort, dans le couloir. Mais penses-tu, juste dans les pommes. Et ensuite trois jours de sommeil. Un sacré retard à récupérer ?
— C’est vous… qui m’avez ramassé ? il demanda en déglutissant avec difficulté.
— Pas facile. Tu pèses ton poids, garçon. Et moi je suis plus tellement costaud.
Son regard se voila un instant puis il reprit :
— Je n’ai pas voulu t’examiner, fais donc marcher tes membres pour voir si tu as quelque chose de cassé.
Kevin obéit, grimaçant à nouveau. Son corps paraissait avoir été roué de coups mais à part ça tout allait.
— Bon, je m’en doutais mais il valait mieux être sûr. Est-ce que tu as faim ?
Kevin ne réalisait pas très bien ce qui se passait. Il attendait instinctivement l’explosion de violence, cherchait le piège.
— Soif surtout.
— Alors bois, qu’est-ce que tu attends ? Je ne vais puis te sauter dessus, tu n’as pas touché à la bouteille. Moi je vais aller te faire quelque chose à manger. Ne bouge pas, je reviens.
Une demi-heure plus tard Kevin finissait une assiettée de haricots verts et un steak haché.
— Comment vous pouvez avoir de la viande ? L’homme sourit.
— Surgelé.
— Mais il n’y a plus d’électricité…
— J’ai un groupe dans la cave. Il alimente le frigo, une cuisinière et la lumière bien sûr. Mais ici je fais le moins de bruit possible, encore moins de lumière pour ne pas me faire repérer des dingues là dehors.
Les autres… Kevin s’aperçut qu’il n’y avait pas pensé depuis son réveil.
— Qui êtes-vous, monsieur ?
L’homme se leva et ramassa la petite casserole qui avait contenu le repas.
— André, et toi ?
— Je m’appelle Kevin, mais…
— Un joli nom, dis donc. Breton ?
— Mes parents. Moi juste quelques vacances. S’il vous plaît, racontez-moi.
— D’accord. Je vais te dire…
Il revint s’asseoir, la casserole toujours à la main.
— J’habite ici. C’est l’arrière de ma boutique, fit-il avec un geste de la main. J’avais un solide rideau de fer, alors jusqu’ici personne n’a essayé de le forcer. De toute façon ils ne pourraient pas venir jusque-là, j’ai bouché la porte. Je passe dans la boutique par une trappe du plancher, comme dans les bistrots. Et elle se verrouille par le dessous. Et puis j’ai barbouillé mon enseigne.
Là, Kevin ne comprit plus.
— Pourquoi ?
— Parce que je suis, enfin j’étais armurier, tu comprends ?
Il hocha la tête doucement.
— À toi, raconte.
Kevin commença à parler, lentement, contracté d’abord. Puis l’atmosphère calme, le visage de son interlocuteur, le détendirent et il se vida. Le trop-plein de chagrin, de sentiments contenus, tout y passa. Ce qu’il avait vu, encaissé, les autres à l’agence, les rues, tout. Il avait un besoin de parler, de se confier, de dire ses peurs, pour s’en débarrasser.
Bientôt, le débit se ralentit et il prit conscience qu’il venait de se révéler entièrement à un inconnu, que depuis plus d’une heure il parlait et que l’autre l’avait écouté sans dire un mot, sans l’interrompre. Alors il s’arrêta net.
— Excusez-moi. Tout le monde a connu ça évidemment.
André se racla la gorge doucement, en secouant la tête.
— Je suis veuf depuis cinq ans. Pas d’enfants mais des copains et des amis. Même si ça fait mal c’est tout de même pas comparable. Toi, en revanche, tu en as vu de durs. Je me doutais bien que c’était pas facile… Mais je suis AB et j’ai eu de la chance… alors on imagine mal les détails, pour les autres.
— Vous ne sortez pas ?
Il eut un sourire.
— La chance là encore. Je me suis douté de ce qui était en train de se passer. Il faut dire que j’ai un bon copain. Un ancien client que j’emmenais à la chasse. Il est médecin. Du moins il était médecin… Il m’a tenu au courant dès le début. Alors je me suis préparé. J’ai un petit appartement, au-dessus, l’arrière-boutique ici et les caves où j’avais une réserve et un petit stand de tir. De la place, quoi. J’ai commencé par acheter du matériel que je ne vends pas, sacs de couchage, des bouteilles de gaz, des trucs comme ça. Dont ce petit groupe électrogène avec une grosse cuve de carburant, Après, il a suffi de se servir dans les magasins, la nuit pour éviter les surprises.
Il regarda sa montre.
— C’est l’heure de remettre de l’essence, justement, Et puis il est tard. Je vais te donner un comprimé et tu vas dormir, c’est comme ça que tu récupéreras le mieux.
Il se levait quand Kevin lui lança :
— Dites, monsieur…
— Mon nom, c’est André, je te l’ai dit, je crois.
— Oui… André… je ne vous ai pas remercié…
— Bon, eh bien maintenant c’est fait. Ne t’inquiète plus repose-toi.
Le lendemain, Kevin allait beaucoup mieux. Encore mal peu partout mais il pouvait se déplacer normalement. Il aida André à descendre des caisses à la cave. Des cartouches de chasse et des boîtes de matériel de pêche. Comme beaucoup de petits armuriers de quartier, André faisait aussi des articles de pêche.
Les deux hommes bavardaient plus librement, s’habituant l’un à l’autre. Dans l’après-midi, André lui demanda s’il se sentait en état de faire une petite opération de récupération dans le quartier.
— Tu comprends, c’est en fin de journée qu’on est le plus tranquille. La bande qui était là depuis quelques jours est partie ce matin. Je les ai vus déménager avec leur bazar, ces couillons ils ont même des antichars ! Je me demande ce qu’ils vont faire de ça. Des vrais mômes… Mais dangereux. Un peu le genre de tes copains. Tu te sens en état de venir ?
— Bien sûr. J’essaierai de trouver un endroit où me laver. Je… je me trouve dégueulasse.
André sourit.
— Eh bien, je ne voulais pas te froisser mais c’est vrai qu’on pourrait te suivre à la trace. Ça, c’est le chasseur qui parle, hein ? Tu ne peux pas comprendre.
Kevin sourit à son tour.
— Si. J’avais un oncle installé en Ardennes, quand j’étais gosse. Chaque été j’allais passer une partie du mois de septembre chez lui. C’était un chasseur lui aussi. Le sanglier. Je l’accompagnais et il m’apprenait comment suivre des traces, comment tenir compte du vent. Il y a longtemps que je n’avais pas pensé à ça… Enfin je l’aimais bien. J’aimais la traque, et puis le sanglier… Je veux dire que ce n’est pas un animal qui apitoie, alors quand l’oncle Jean tirait ça ne me choquait pas.
— Tu connais un peu les armes ? demanda André en s’immobilisant.
— De chasse, oui. Les autres… mon passage dans l’armée m’a laissé quelques souvenirs. Mais je n’ai pas tiré depuis longtemps.
— C’est pour ça que tu regardais mon anglais, tout à l’heure ?
— Oh ! vous m’avez vu ? Oui, je le trouve très beau, ce fusil.
— Ça tu peux. Une arme faite sur mesure. Pour un client qui ne viendra jamais plus la chercher !
Il était six heures et demie quand ils se glissèrent de cave en cave. André avait percé le mur de la sienne pour déboucher sous l’immeuble voisin. Ils remontèrent à la surface dans une rue parallèle et surveillèrent les alentours cinq bonnes minutes avant qu’André donne le signal. En le suivant, Kevin eut l’impression de se retrouver vingt ans auparavant dans les grandes forêts, derrière l’oncle…
André ne lui avait pas dit où il comptait se rendre. Au moment du départ il lui avait tendu un calibre 12 à canons superposés et deux boîtes de cartouches. Des chevrotines 7 grains.
Une curieuse impression de sentir la crosse de bois, si lisse sous les doigts. La main tombait naturellement sur les queues de détente, les gâchettes comme on dit généralement. André portait une carabine de grande chasse, du quatre cent quelque chose express, avec une lunette de visée.
— Sans entraînement il vaut mieux que tu prennes des simples chevrotines, avait-il dit. C’est toujours impressionnant et ça fait des dégâts.
Au bout de cinquante mètres, Kevin avait retrouvé une autre impression enfouie dans sa mémoire. Les longues marches, dans l’armée, avec l’arme qui pèse bien trop pour la tenir à la main et qu’on porte par le pontet, le canon reposant sur l’épaule, vers l’arrière. En cas de besoin, une secousse vers le bas et l’arme basculait pour se trouver en position de tir. À chaque coin de rue, André stoppait, inspectait les fenêtres et passait doucement la tête pour observer. Puis il avait un petit geste de la main pour faire signe de repartir. Ils s’arrêtèrent devant la grande vitrine d’un magasin de prêt-à-porter pour hommes. Là aussi le rideau était descendu, mais André n’essaya même pas de le forcer. Il s’engagea dans le couloir voisin et fourragea un moment sur une porte qui finit par s’ouvrir en silence. Ils pénétrèrent rapidement et refermèrent derrière eux.
— Ça va, on peut maintenant faire un peu de lumière.
— Qu’est-ce qu’on est venu prendre ? chuchota Kevin.
— Dame, des vêtements !
— Ah bon !
André eut un rire étouffé.
— Tu te sens à l’aise dans ton blouson de motard ?
— Pas vraiment. Ça serre aux bras.
— Eh bien, choisis ce que tu veux. Moi j’ai besoin de plusieurs trucs. Mais évite de faire du bruit.
Kevin avança lentement, s’éclairant avec la torche qu’il avait emmenée. Il était un peu perdu. Quand ils faisaient des achats, avec Catherine, elle le guidait toujours. Au début il en était irrité puis, avec les années, il lui avait laissé ce plaisir. De toute façon, ils n’achetaient jamais un costume sans qu’il ne lui plaise.
Il se rendit brusquement compte qu’il venait de penser à Catherine sans que sa gorge ne se serre. Ces trois jours de sommeil et l’accueil de cet homme lui avaient rendu son équilibre.
« En réalité j’ai besoin de tout, songea-t-il. Ma veste Cacharel, enfin ce qu’il en reste, mon pantalon, mes chaussures à talons un peu hauts, tout ça maintenant… Il faut que je m’habille plus rationnel. Un pantalon solide et pas trop voyant… pas bruyant non plus avec le frottement des mollets, des sous-vêtements confortables et lavables, un pull pas trop gros mais assez chaud, un bon blouson pas salissant et avec des poches. Il faudra que je prenne l’habitude de garder sur moi certaines choses. Un couteau, une boussole par exemple… Bon Dieu, tout du boy-scout ! Pourtant ce que je dis là est raisonnable dans cette situation et… »
Un bruit derrière lui le surprit. Sans réfléchir il pivota sur les talons, s’accroupissant pendant que le fusil faisait un arc de cercle pour venir en position de tir.
— Hé ! doucement, petit…
Kevin relâcha l’air de ses poumons.
— Je vous demande pardon, André, je ne sais pas ce qui m’a pris, souffla-t-il.
— Mon gars…, tu m’as foutu une sacrée trouille à te retourner à cette vitesse… Je ne m’attendais pas à te voir réagir comme ça. T’es plutôt rapide pour ta corpulence. Où tu as appris ces trucs ?
— Nulle part, je vous assure. Enfin… dans l’armée, pendant mon service militaire j’ai dû faire un stage commando. Mais ça me paraissait plutôt de la connerie, des jeux de mômes vous voyez, avec le visage barbouillé de noir, des approches silencieuse et tout ça. Mon expérience de la chasse avec l’oncle m’a servi sûrement. En tout cas ils m’ont balancé instructeur.
— Tu avais quel grade ?
— Mes parents se sont débrouillés pour que je fasse les E.O.R.
André hocha doucement la tête puis porta la main à sa poitrine.
— Merde… encore une.
Sa voix avait changé. Il se laissa glisser au sol.
— André…, qu’est-ce qui se passe ?
André fouillait une poche d’une main nerveuse. Il ramena une plaquette de comprimés qui lui échappa, Kevin la ramassa aussitôt.
— Un… Donne-m’en… un, vite.
Rapidement, Kevin sortit un comprimé rose et le lui mit dans la bouche. À la lumière de la torche il vit des goutes de sueur apparaître au front de l’armurier qui pâlissait à vue d’œil. Il fallait faire quelque chose rapidement. Il regarda autour de lui, se redressa et empoigna une brassée de costumes avec leur cintre et les jeta sur le sol. Avec des manteaux, il élargit la couchette de fortune et prit André aux épaules pour l’y étendre.
Il avait fermé les yeux et paraissait très mal. Une angoisse saisit Kevin. Non, pas lui, pas André, pas encore un mort, pas lui surtout ! Il fallait le ramener chez lui. Vite… Une voiture, oui c’est ça, il fallait trouver une voiture, les rues étaient dégagées dans ce quartier. Il saisit machinalement son fusil et fonça vers la porte.
La nuit était presque tombée, dehors. Il tourna les yeux vers la gauche et allait démarrer quand une voix s’éleva un peu à droite :
— Il me semblait bien avoir entendu du bruit, aussi. Tu que j’avais raison, Johnny.
— Exact, mec. On va avoir de la chair fraîche à se taper ce soir ! Un beau petit cul tout neuf, je parie.
Deux ombres venaient de sortir de derrière une camionnette, rejoignant celle qui se tenait sur le trottoir.
Kevin ne prit pas le temps de réfléchir. Le canon du fusil monta à l’horizontale et il pressa les deux détentes.