CHAPITRE II
— Eh ben, la Loche, on devient un grand garçon ? On fait une fugue ? Toute la journée dehors ?
Ils étaient tous là. Ceux de l’agence et les trois autres qu’ils avaient ramassés. Deux filles et un type vivant depuis quatre jours avec eux. Des A.B. aussi.
— Hé ! Keegan, lança le grand Mortier, un assistant maquettiste plus crasseux que jamais, on a été à l’entrainement ?
Ils se mirent à rigoler. Cette fois il n’essaya pas de leur dire que s’il s’appelait Kevin c’est parce que ses parents étaient bretons et que ce prénom figurait au calendrier comme n’importe quel Gérard ou Pierre.
— Bon, maintenant ça suffit, la Loche. Tu files à la cuisine et tu prépares à bouffer. T’es pas capable d’autre chose.
— Oh ouais, gueula Eli, l’ancienne secrétaire des budgets, ça, c’t’une idée, un mec à la cuisine, j‘veux voir ça.
Ses copines se mirent à hurler de rire pendant qu’il baissait la tête, brusquement accablé. C’est pour « ça » qu’il était revenu ! Pour ces gens qui ne lui montraient que de l’hostilité. Le monde était en train de mourir. Alors que les survivants auraient dû s’entraider, se secourir, il n’y avait que violence, haine.
Un coup de pied dans les fesses le jeta en avant. Ses jambes, trop fatiguées, ne purent rattraper l’équilibre et il tomba. Sa joue cogna sèchement le sol et il fut étourdi. Un autre coup le heurta, à la cuisse gauche, et il gémit de douleur.
— La Loche, t’arrêtes de faire le con et tu vas à la cuisine, compris ? Ou je vais m’occuper personnellement de toi ! gronda la voix de Pradaines.
— Je vous en prie, arrêtez, ne me frappez plus… Je… je n’en peux plus.
Un autre coup arriva, au flanc cette fois, et il se recroquevilla plus par réflexe que sous la souffrance.
Quelqu’un le prit par le col de son imper et l’aida à se redresser.
— Regardez-moi cette loque. Tout pour plaire : une bedaine, pas de muscles, pas de volonté et plus lâche que… Sale lavette, minable, fous le camp ou je me retiens plus.
Il se dirigea lentement vers la petite cuisine que le comité d’entreprise avait exigée du patron, deux ans auparavant, et qui n’avait jamais servi jusqu’à maintenant…
La table était encombrée de boîtes de conserve prises dans une boutique proche. Il y avait de tout : des pâtés, des pâtes cuisinées, des haricots, du foie gras même. Il eut un moment de désespoir et fit un pas de côté, accrochant son imper à la poignée de la porte. Il y eut un craquement et la poche se déchira.
Ce fut comme un déclic dans son cerveau. Cet imper, c’est Catherine qui le lui avait offert, un an plus tôt. Lentement, il l’enleva et regarda l’accroc. La poche pendait. Peut-être réparable mais lui en serait bien incapable. Et les autres… Non, de toute façon jamais il ne voudrait qu’ils y touchent. Catherine n’aurait pas aimé qu’il se balade avec un vêtement déchiré. D’accord, puisqu’il était déchiré c’était fini. Demain il le brûlerait et il irait se choisir quelque chose dans une boutique. Comme avec Catherine.
Il était en train de mettre une grande casserole sur le camping-gaz tout en organisant sa journée du lendemain quand il sentit une main se glisser le long de ses hanches, vers sa braguette.
— Alors, mon minet, qu’est-ce que tu nous mijotes ? Une autre main lui claqua les fesses avant qu’il ait pu réagir.
— Tu sais que tu me fais envie, mon minet !
Un gigantesque éclat de rire vint de derrière. La voix de Cléa reprit au moment où il se retournait :
— Oh ! mon minet, je m’en vais te sauter, comme ça, dans ta cuisine !
Son visage semblait partagé. La bouche souriait, raillait, se moquait ouvertement, mais les yeux, que les autres ne voyaient pas, étaient troubles. Sous la plaisanterie Cléa était salement sérieuse. Elle était en train d’apaiser un fantasme elle aussi. Et c’est pas les autres qui la gênaient. Depuis longtemps ils faisaient l’amour en public.
Cette fois, elle mit les deux mains en avant…
— Non, je t’en prie, Cléa.
Sa voix avait tremblé.
— Oh ! tu veux pas que je te saute, mon minet ? Tu peux peut-être pas, c’est ça ? Et ta petite femme, comment tu faisais, alors ? Tu la faisais sauter par le facteur ?
Il ne se vit pas saisir la boîte sur la table, à côté. Ses yeux fixaient cette bouche qui débitait des ordures sur Catherine et il voulait l’écraser, la faire taire.
Une main lui saisit le poignet alors qu’il abaissait le bras pour frapper.
— Arrête, Kevin, arrête, je te dis !
La voix atteignit enfin son cerveau. Il cessa de résister et la boîte tomba sur le sol. Tout le monde était silencieux, maintenant.
— Taille-toi, Cléa, sinon on va pas bouffer de sitôt.
Dréard lui lâcha le bras.
— Ça va… Tu restes tranquille ?
— Oui… ça va.
Il se massa doucement le poignet.
— D’accord, alors tout le monde dehors.
Curieusement détaché, soudain, Kevin songea que ce gars, Dréard, le nouveau venu avec les deux filles, avait un don de chef qu’il n’avait jamais manifesté jusque-là. Il s’était seulement conduit comme une petite ordure, se mettant au diapason des autres en somme. Il n’avait d’ailleurs pas caché qu’il avait fait de la taule.
Ils prenaient en général les repas dans la grande salle de réunion de l’agence, prenant un certain plaisir à dégueulasser les fauteuils de cuir et la grande table ronde aujourd’hui constellée de coups de couteau et de taches de graisse.
Quand Kevin apporta les deux casseroles de sa tambouille, spaghetti bolognaise et pâté danois, il n’y eut pas de commentaires. Ils étaient engagés dans une discussion devant des cartes routières étalées sur la table.
Il se servit dans une gamelle de camping qu’il avait nettoyée, leur laissant les assiettes, récupérées dans un magasin probablement. De toute façon, un service ne durait jamais plus de deux jours.
C’est par hasard qu’il accrocha leur conversation. Il entendit la fin d’une phrase :
— … pas besoin de bagages. On trouve tout ce qu’on veut n’importe où.
Mortier intervint :
— D’accord, mais il y a des choses qu’il faut forcément emmener. De quoi allumer du feu par exemple. Il faut le mettre sur les bécanes utilisées en solo.
— Moi je suis seule, dit Véronique, l’une des filles qu’avait amenées Dréard. Je prendrai aussi des boîtes. Il faut penser qu’on aura faim dans la journée.
— Combien tu penses qu’on peut faire demain ? demanda Elise.
— Faut d’abord sortir de Paris, répondit Pradaines. Ça s’ra pas de la tarte. Tout le monde est prévenu : on s’arrête pas pour ramasser ceux qui se feront accrocher. C’est du chacun pour soi. Et avec le boucan des moteurs on rencontrera sûrement des bandes qui nous allumeront. Là, pas moyen de répondre, faudra se tirer vite fait, c’est pour ça que j’ai choisi des 750 enduro. Pour passer n’importe où. Avec les rues encombrées de bagnoles en rade, y a que la moto pour passer. D’après ce qu’y z‘ont dit les dernières fois que la radio a marché, les routes importantes sont souvent barrées mais les petites ça colle. Mais y faudra aussi contourner les villes, y a sûrement des bandes, comme ici. Y nous verront pas arriver, relax.
— Moi j’ai de quoi amuser les petits curieux, laissa tomber Dréard d’une voix froide, en soulevant un fusil M 16 américain.
Kevin se demanda où il avait bien pu se procurer une arme pareille. Puis il songea qu’aujourd’hui tout était ouvert et l’ambassade américaine devait regorger de M 16. Enfin regorger peut-être pas mais il devait y en avoir quand même.
— Bon, alors pas de problème avec les équipages ? demanda Pradaines qui semblait diriger le groupe.
— Non, non.
— Ça baigne.
Dans le silence qui suivit, la voix de Kevin prit un sérieux effet.
— Et moi, je suis avec qui ?
Tous les regards se tournèrent de son côté.
— Pourquoi ? Tu sais pas piloter une bécane, la Loche demanda Pradaines.
— …Non.
Ils furent plusieurs à secouer la tête.
— Merde, la Loche, t’es plus con que nature. Tu savais bien nous faire chier avant… Maintenant démerde-toi.
Kevin se sentit glacé. Ils allaient le laisser seul ici. Dans cette ville devenue un enfer de violence,
— Mais… s’il y a des équipages, je peux bien monter avec quelqu’un ?
— Où qu’t’étais aujourd’hui, hein ? Nous on s’est mis au boulot. Tu nous as pas donné un coup de main, non ?
— Mais je ne savais pas… Vous ne m’aviez pas dit que…
— Tu veux peut-être qu’on te rende compte aussi, comme avant, c’est ça que tu veux… Et ma main sur ta gueule, tu la veux aussi ?
L’autre s’était levé, mauvais.
— Je vous en prie… s’il vous plaît, ne me laissez pas ici. Je… je saurai sûrement vous rendre service.
— Qu’est-ce que tu sais faire, la Loche ? le coupa Mortier. À part cette cuistance dégueulasse, qu’est-ce que tu sais faire ?
— Mais… je ne sais pas. Je serai sûrement utile, je connais certainement des choses qui seront utiles à la communauté. N’importe qui a son importance. On… on le découvre petit à petit, c’est tout !
— La Loche, t’es qu’une vieille merde ! lâcha Cléa d’un air dégoûté.
— Ça va, la Loche, tu monteras avec moi, nous fais plus chier.
Kevin se tourna vers Schibert, un maquettiste, qui n’avait pas levé la tête de son assiette.
— Tu veux bien m’emmener ?
— Je t’ai dit oui, mais fais plus chier.
— Je… je te remercie, je…
Un tremblement s’empara de ses mains qu’il glissa sous la table pour les dissimuler.
— Mais attention, reprit soudain Schibert. Moi je m’occupe pas de toi. J‘te laisse grimper sur ma machine, c’est tout. Après démerde. Oublie pas ça.
Il y eut des gloussements que Kevin fut incapable d’interpréter. Mais peu lui importait, ce qui comptait c’est qu’il parte avec les autres. N’importe où. Loin de Paris en tout cas. C’était une bonne idée. Les villes n’étaient plus vivables. Il n’y avait plus d’avenir pour les hommes dans les villes.
Pendant tout le reste du repas il ne fut question que de Bretagne, de pêches. Il faillit ouvrir la bouche pour leur dire qu’il savait naviguer à la voile, mais réfléchit qu’il valait mieux se taire.
Pour montrer sa bonne volonté, il commença à débarrasser la table de toutes les saloperies.
— Tu vois, la Loche, pourquoi tu seras jamais qu’une merde de vieux con inutile ? lui lança soudain Mortier. Parce que t’es pas capable de comprendre que tout a changé, qu’on en a rien à foutre de la vaisselle et toutes ces conneries. Ça a plus cours, comme disait le patron de merde. Allez, va au coin dans ton couloir qu’on te voie plus, tu nous fais gerber.
La casserole qu’il tenait à la main lui échappa et il ne se baissa pas pour la ramasser. Il fit demi-tour, essayant vainement d’enrayer les tremblements qui l’envahissaient.
Dans le couloir, il se laissa tomber dans un fauteuil, le visage entre les mains. Il n’en pouvait plus. Il était au bout de sa résistance. Longtemps il resta ainsi, anéanti, au-delà du désespoir. Il n’était pas taillé pour survivre dans ce nouveau monde. Mais comment tout ça pouvait-il être possible ? Il y avait encore si peu de temps, Catherine et lui vivaient en paix, si proches l’un de l’autre. Catherine et sa tendresse, son tact, sa délicatesse et sa force aussi. Depuis la mort de ses parents il n’avait plus qu’elle et toute sa vie tournait autour d’elle. Il se maudit de n’être pas mort. Après tout, quelle importance que leurs corps pourrissent dans leur appartement s’ils étaient ensemble ?
Catherine… Cette fois les larmes jaillirent, comme s’il allait entièrement s’épuiser ainsi. Il mordit sa main pour que les autres n’entendent pas ses gémissements. Il atteignit ce soir-là les limites du chagrin. De la désespérance.