12
Les moines venaient à peine de sortir de l’église après la grand-messe et le soleil était déjà haut dans un ciel bleu pâle quand la petite troupe conduite par sœur Magdeleine franchit les portes de l’abbaye. C’était la veille de la translation de sainte Winifred, mais rien, ni morts violentes, ni disparitions et autres catastrophes, ne saurait bouleverser le rythme propre à l’Église, ni semer le désordre. Cette année il n’y aurait pas de procession solennelle à partir de Saint-Gilles, à la périphérie de la ville, pour apporter de nouveau les reliques là où elles reposaient, sous l’autel de Winifred, mais il y aurait des messes commémoratives et pendant toute la journée les pèlerins auraient accès à sa châsse pour lui demander tout particulièrement d’intercéder en leur faveur. Il y en avait un peu moins que l’an passé ; l’hôtellerie était toutefois déjà bien remplie, et frère Denis très occupé par les provisions à prévoir pour les visiteurs, tout comme frère Anselme absorbé par la musique nouvelle qu’il avait préparée en l’honneur de la sainte. Les novices et les enfants ne se rendaient pas vraiment compte de l’effet des récents événements en ville et sur la Première Enceinte. Les plus jeunes des religieux, même ceux qui avaient été les plus proches de frère Eluric et ressenti le plus douloureusement sa mort, l’avaient presque oublié tant ils se réjouissaient de voir approcher la fête qui leur procurerait victuailles et privilèges supplémentaires.
Ce n’était pas le cas de frère Cadfael. Il avait beau se donner tout le mal possible pour se concentrer sur l’office divin, à chaque moment il revenait à Judith Perle. Où diable était-elle ? Après tant d’événements sinistres, la mort de Bertred pouvait-elle n’être qu’un accident fortuit mais malheureux, ou là encore fallait-il voir un meurtre ? Et si oui pourquoi et qui l’avait commis ? Il semblait n’y avoir aucun doute sur la culpabilité de Bertred quant à l’assassinat de frère Eluric, mais tout tendait à prouver que, loin d’être le ravisseur de sa maîtresse, il avait lui-même enquêté sur ce méfait, qu’il comptait la délivrer et exploiter cet avantage jusqu’au bout. Force était d’admettre aussi que le veilleur avait raconté tout ce qu’il savait. En tombant du rebord de la fenêtre, Bertred avait réveillé le mâtin qui l’avait pourchassé jusqu’au bord de l’eau, et le coup qu’il avait pris sur la tête avait plutôt accéléré sa fuite. Et il n’y avait eu qu’un seul coup, mais quand on avait sorti le corps de la rivière, il portait sur la tempe une seconde blessure, assez sérieuse, pourtant ni l’une ni l’autre n’était mortelle. Et si quelqu’un l’avait un peu aidé à se noyer en le frappant une seconde fois, après que le gardien avait rappelé son chien ?
S’il fallait retenir cette hypothèse, ce ne pouvait être que le ravisseur, inquiet de l’intervention de Bertred, soucieux de couvrir les traces de son crime.
Et Vivian Hynde qui n’était toujours pas rentré et qui s’attardait obstinément à Forton, avec son père et les troupeaux. Oui, enfin, à ce qu’on prétendait ! Et plus pour longtemps ! S’il ne se jetait pas dans les bras de la garde aux portes de la ville avant midi, Hugh l’enverrait chercher manu militari.
Quand il sortit dans le soleil du matin, Cadfael en était arrivé à ce point de ses réflexions ; à ce moment il aperçut sœur Magdeleine chevauchant la vieille mule à la robe sombre, qui marchait, comme toujours, de son pas tranquille et décidé. La cavalière, pour sa part, montrait la même compétence dépourvue de précipitation que dans toutes ses activités, sans se donner de grands airs. En entrant, elle jeta un coup d’œil lucide à la ronde. Tout près de son étrier marchait le meunier de Gué, son allié inflexiblement fidèle. Sœur Magdeleine avait toujours un homme à portée de main pour la servir en tout.
Mais il y avait une autre mule, plus grande, toute blanche, qui suivait. Lorsqu’elle sortit de la voûte du portail tout le monde put voir qu’une femme la montait, mais pas une bénédictine, une femme vêtue d’une robe vert foncé, avec un foulard sur les cheveux. Une femme grande et mince, qui se tenait très droite, gracieuse, dont l’allure, le port de tête étaient remarquables de dignité, et qui leur parut, soudain, étonnamment familière.
Cadfael s’arrêta si brusquement que le religieux juste derrière lui le cogna et trébucha. L’abbé, qui marchait en tête, s’immobilisa aussi, bouche bée, les yeux ronds de stupéfaction.
Ainsi elle était revenue de son plein gré, au moment qu’elle avait choisi, libre, le visage calme, à peine changée, pour les confondre tous. Judith Perle tira sur les rênes de sa mule et s’arrêta à côté de celle de sœur Magdeleine. Elle était plus pâle que dans le souvenir de Cadfael. De par sa nature, sa peau avait la clarté translucide de la nacre à laquelle s’ajoutait aujourd’hui une blancheur mate. Elle devait manquer de sommeil car ses paupières étaient un peu gonflées, d’un bleu très clair, comme la neige. Elle était calme et sereine mais sans joie. Très maîtresse d’elle-même, elle dévisagea tous ceux qui posaient sur elle un regard stupéfait et interrogateur sans baisser le sien.
John Miller s’approcha pour l’aider à descendre. Elle lui mit les mains sur les épaules et posa le pied sur les pavés de la grande cour avec une légèreté qui ne dissimulait pas entièrement sa lassitude. L’abbé Radulphe s’était repris. Il se porta à sa rencontre cependant qu’elle s’avançait vers lui, ployait le genou et s’inclinait pour baiser la main qu’il lui tendait.
— Ma fille, s’écria Radulphe, tout ému, tout heureux, comme je me réjouis de vous voir ici saine et sauve ! Nous nous sommes beaucoup inquiétés pour vous.
— C’est ce que j’ai appris, père, répondit-elle d’une voix basse, et je me sens fautive. Dieu sait que je n’ai jamais voulu causer de souci à personne, je regrette aussi profondément d’avoir provoqué de telles alarmes chez vous, chez le seigneur shérif, chez tous ces braves gens et tout cela par ma faute. Je réparerai dans la mesure du possible.
— Mon enfant, nous ne demandions qu’à nous donner de la peine, ne vous excusez pas. Vous êtes de nouveau parmi nous, en bonne santé, c’est ce qui compte. Mais que signifie tout cela ? Où avez-vous passé tout ce temps ?
Hésitante, elle retint son souffle un instant avant de répondre.
— Vous voyez qu’il ne m’est rien arrivé de fâcheux, père. C’est moi plutôt qui ai fui un fardeau que je n’arrivais plus à porter seule. Je vous prie de me pardonner de n’avoir parlé à personne, mais cela est venu d’un seul coup. J’avais besoin d’un endroit tranquille pour me reposer, de temps pour réfléchir, choses que sœur Magdeleine m’avait promises si jamais je voulais me retirer du monde pour un moment, jusqu’à ce que je me sente capable d’y revenir. Je suis allée à elle, et elle ne m’a pas abandonnée.
— Vous rentrez donc tout juste du gué de Godric ? s’étonna Radulphe. Pendant toutes ces journées où nous vous avons crue perdue, vous étiez au calme là-bas ? Eh bien, j’en rends grâce à Dieu ! Et pas un écho de cette tourmente ne vous est parvenu au Gué ?
Sœur Magdeleine était descendue et s’était rapprochée sans hâte, lissant de ses belles mains potelées, un peu vieillies, les plis de sa robe froissée par la chevauchée. Elle se dépêcha d’intervenir.
— Rien de rien, père abbé ! Nous vivons complètement coupées du siècle, et la plupart du temps, on ne s’en trouve pas plus mal. Les nouvelles ne nous arrivent qu’avec retard. Depuis ma dernière visite ici, nous n’avons eu personne de Shrewsbury avant la nuit dernière, où il s’est trouvé quelqu’un de la Première Enceinte pour passer par là. J’ai donc reconduit Judith chez elle pour mettre fin à toutes ces supputations et ramener la paix dans les esprits.
— C’est aussi vrai pour le vôtre, j’espère, murmura l’abbé, étudiant de très près le visage pâle mais serein de la jeune femme, après tous les ennuis qui vous ont forcée à fuir. Trois jours, ça n’est pas long pour guérir un cœur angoissé.
Elle soutint son regard de ses grands yeux gris et eut un léger sourire.
— Je vous remercie, père, et j’en remercie Dieu : j’ai repris courage.
— Je suis certain, s’exclama chaleureusement l’abbé, que vous ne pouviez pas être en meilleures mains et je remercie également Dieu, car nos craintes se sont révélées vaines et tout est bien qui finit bien.
Dans le silence bref, profond, la colonne des moines qui s’était arrêtée derrière l’abbé s’ébranla discrètement et chacun s’efforça de voir celle que tous avaient crue perdue, sur laquelle il y avait eu des murmures assez peu charitables et qui était revenue sans tache, dans la compagnie indiscutable de la sous-prieure d’un couvent de bénédictines, ce qui mettait un terme à tous les commentaires ainsi qu’aux ragots et donnait à tous l’image d’une dignité inattaquable. Même le prieur Robert, dans sa surprise, s’était oublié au point de rester planté là, au lieu de disperser les religieux d’un geste autoritaire vers le cloître et leurs occupations normales.
— Vous ne voulez pas qu’on s’occupe de vos montures pendant que vous prendrez quelque rafraîchissement ? proposa l’abbé. Je vais dépêcher sur l’heure un messager au shérif pour l’informer de votre heureux retour. Il faudra que vous le voyiez le plus tôt possible pour lui expliquer votre absence, comme vous me l’avez expliquée à moi.
— J’y compte bien, père, répondit Judith, mais je dois d’abord rentrer chez moi. Ma tante, mon cousin et tous mes gens se rongent encore les sangs. Il faut tout de suite que j’aille me montrer afin de les rassurer. Je vais sur-le-champ envoyer quelqu’un auprès de Hugh Beringar, afin qu’il puisse venir me voir ou m’envoyer chercher quand il lui plaira. Mais nous ne pouvions pas entrer en ville avant de vous avoir rendu compte, à vous, de ce qui s’était passé.
— C’est très délicat de votre part et je vous en suis reconnaissant. Mais vous, ma sœur, je suppose que vous serez mon invitée pendant votre séjour parmi nous ?
— Aujourd’hui, je compte accompagner Judith pour m’assurer qu’elle rentrera dans sa famille sans dommage. Je lui servirai également d’avocat auprès du shérif si cela s’avère nécessaire. Les autorités, considérant le temps et les efforts gâchés, auront peut-être tendance à se montrer moins indulgentes que vous, père. Je passerai la nuit avec elle. Mais demain, j’espère que nous pourrons avoir un entretien. J’ai emporté la nappe d’autel à laquelle mère Mariana travaille depuis qu’elle est forcée de rester au lit. Elle est toujours aussi adroite de ses mains, je suis sûre que vous en serez content. On a soigneusement emballé cette œuvre d’art dans une de mes fontes et je préférerais ne pas tarder à la sortir. Si je pouvais vous emprunter frère Cadfael pour qu’il vienne avec nous en ville, je suis sûre que Hugh Beringar aimerait tenir conseil avec lui quand nous nous retrouverons, et après il pourrait vous rapporter la nappe en question.
L’abbé Radulphe commençait à la connaître assez pour savoir qu’elle ne formulait jamais de requête sans raison valable. Il accorda donc à Cadfael l’autorisation de s’absenter, aussi longtemps que ce serait nécessaire. Le moine sauta sur l’occasion.
— Avec votre permission, père, et si sœur Magdeleine est d’accord, je pourrais me rendre directement au château porter le message à Hugh Beringar après que nous aurons accompagné Mme Perle. Ses hommes continuent sûrement à battre la campagne. Plus tôt il les rappellera, mieux ce sera.
— Certes. Allez-y !
Il les reconduisit à l’endroit où les mules attendaient patiemment, sous la surveillance tranquille de John Miller. La procession des moines put enfin quitter le porche et gagner leurs lieux de travail non sans quelques regards en arrière pour voir les deux femmes se mettre en selle et partir. Avant de se séparer, Radulphe prit Cadfael à part et lui souffla à l’oreille :
— Si les nouvelles ont tant traîné à parvenir au gué de Godric, il s’est peut-être encore passé d’autres choses ici dont elle ignore tout et qui ne sont pas agréables à entendre. Ce tisserand qui travaillait pour elle et qui est mort, pis, coupable...
— J’y avais pensé, répondit Cadfael sur le même ton. Elle sera informée avant de rentrer chez elle.
Dès qu’ils furent sur la route dégagée du pont, au rythme obstiné de la mule qui n’aimait pas être bousculée, Cadfael s’approcha de Judith.
— Vous êtes absente depuis trois jours, commença-t-il doucement. Dois-je vous rendre compte, avant que vous ne retrouviez les autres, de tout ce qui s’est produit pendant cette brève période ?
— C’est inutile. On s’en est déjà chargé.
— Peut-être incomplètement, car tout le monde n’est pas au courant de tout. Il y a eu un autre décès. Hier, dans l’après-midi, un corps a été rejeté sur le rivage de ce côté-ci du fleuve, après le bout de la Gaye. Un noyé – un de vos tisserands, le petit Bertred.
Elle retint brusquement, douloureusement, son souffle. Il poursuivit d’une voix douce :
— Je préfère que vous le sachiez parce que quand vous rentrerez vous vous apercevrez que tout est déjà prêt pour l’enterrement. Je ne pouvais vous laisser découvrir tout cela d’un coup, sans préparation.
— Bertred noyé ? balbutia-t-elle, sous le choc. Comment cela a-t-il pu arriver ? Il nage comme un poisson. Comment s’est-il noyé ?
Cadfael lui parla des blessures que le jeune mort avait à la tête. Il lui expliqua quand cela s’était passé et lui rapporta presque mot pour mot le témoignage du gardien de Fuller. Elle resta sur sa mule, silencieuse, glacée, l’écoutant sans réagir, sauf quand il mentionna l’heure où cela s’était passé et la petite pièce condamnée, toute poussiéreuse, derrière les balles de laine. Elle aurait du mal à garder le silence et à s’en tenir à sa version. Un deuxième mort, fauché à la fleur de l’âge, par une erreur fatale qu’elle avait commise, et il y en avait encore un troisième qu’elle serait incapable de sauver, maintenant qu’ils étaient si près de la vérité.
Ils arrivèrent à la porte et s’engagèrent sous la voûte. La pente de la Wyle était raide et les mules ralentirent encore ; personne ne chercha à les pousser.
— Et ce n’est pas tout. Vous vous rappelez sans doute le matin où on a retrouvé frère Eluric, et le moulage que j’ai relevé d’une empreinte de botte sur le sol. Celles que nous avons retirées à Bertred quand nous l’avons ramené à l’abbaye, la gauche... correspond à la trace.
— Quoi ! s’exclama-t-elle, bouleversée, incrédule. C’est impossible ! Ce doit être une erreur épouvantable.
— Il n’y a pas d’erreur, ni de possibilité d’erreur. Tout concorde parfaitement.
— Mais pourquoi ? Enfin, quelle raison Bertred aurait-il eue de vouloir couper mon rosier ? Et pourquoi aurait-il poignardé ce jeune moine ?
Et d’une voix perdue, lointaine, presque pour elle, elle ajouta :
— Il ne m’a pas parlé de tout cela !
Cadfael se tint coi, mais elle savait qu’il avait entendu. Au bout d’un moment, elle rompit le silence.
— Je vais tout vous dire. Il vaudrait mieux se dépêcher. Il faut que je voie Hugh Beringar.
Elle donna un coup de bride et accéléra le long de la Grand-Rue. Des échoppes ouvertes, du seuil des boutiques, on commençait à la reconnaître et l’excitation montait, les voisins se poussaient du coude et bientôt, quand elle fut à deux pas de chez elle, on lui lança des salutations, mais elle les remarqua à peine. On n’allait pas tarder à se passer le mot que Judith Perle était de retour et qu’elle était en compagnie d’une respectable religieuse, alors qu’on avait évoqué un enlèvement scandaleux suivi d’un viol pour la contraindre à se marier.
Sœur Magdeleine ne la lâchait pas d’une semelle, pour que chacun se rendît bien compte qu’elles voyageaient ensemble. Depuis leur départ de l’abbaye, elle n’avait pas ouvert la bouche, mais elle était perspicace, dotée d’une vive intelligence, et elle avait sûrement entendu la plupart de leurs propos. Le meunier les avait laissées prendre de l’avance, volontairement peut-être. Il était confiant dans la sagesse de sœur Magdeleine, la seule chose qui l’intéressait était de veiller à ce que personne ne l’empêche de parvenir à ses fins. La curiosité n’était pas son fort. Ce qu’il avait besoin de savoir, il l’apprendrait bien assez tôt. Il s’était rangé sous la bannière des bénédictines depuis si longtemps qu’il y avait des choses qu’il partageait avec elles sans recourir à la parole. Ils avaient parcouru toute la rue Maerdol et s’étaient arrêtés devant chez Judith. Cadfael aida Judith à mettre pied à terre car le passage de la façade à la cour, bien qu’assez large, était trop bas pour qu’on y entre à cheval. À peine était-elle descendue que le sellier de la boutique d’à côté passa la tête par la porte, ébahi, l’œil rond, et il rentra aussitôt pour transmettre la nouvelle à un client, à l’intérieur. Cadfael prit la mule blanche par la bride et suivit Judith dans le couloir sombre et jusque dans la cour. Depuis l’atelier à droite leur parvenait le claquement régulier des métiers, et de la grande salle le bruit indistinct de voix étouffées. Les fileuses donnaient l’impression d’être abattues, décontenancées, et aucun chant ne s’élevait de la maison en deuil.
Branwen traversait la cour en direction de la porte de la grande salle. Elle se tourna en entendant des pas sur la terre battue du couloir et poussa un bref cri aigu, hésitant à se précipiter vers sa maîtresse, son visage reflétant la surprise et la joie, puis elle se ravisa, vola vers la maison et cria à Miles, à dame Agathe, à toute la maisonnée de venir vite voir qui était là. Miles sortit en trombe de la grande salle, son regard égaré s’alluma comme une lampe et il se jeta vers Judith pour la prendre dans ses bras.
— Judith... Judith, c’est toi ! Mais ma chérie, où étais-tu pendant tout ce temps ? Si tu savais le mal qu’on s’est donné pour te retrouver ! On a remué ciel et terre ! Mon Dieu, je commençais à croire que je ne te reverrais jamais ! Où donc as-tu été ? Qu’est-ce qui t’est arrivé ?
Il n’avait pas fini de s’exclamer que sa mère était là, en larmes, débordant de tendresse et remerciant Dieu de leur avoir rendu sa nièce saine et sauve. Judith se soumit patiemment à leurs effusions, et put éviter de répondre sous le flot des questions qu’on lui posait. Quand il fut tari, les fileuses se pressaient dans la cour, les tisserandes avaient déserté les métiers et une dizaine de voix se mêlaient qui auraient couvert la sienne, même si elle avait voulu parler. Un vent joyeux soufflait sur la maison ce matin avec une telle fougue que même l’arrivée de la mère de Bertred, venue elle aussi aux nouvelles, ne put l’apaiser.
— Je suis désolée, prononça Judith quand il y eut une accalmie dans la tempête, de vous avoir causé tant d’inquiétude, ce n’était pas du tout mon intention. Mais vous voyez maintenant que je vais très bien, vous pouvez donc être tous rassurés. Je ne disparaîtrai plus. Je suis allée au gué de Godric rendre visite à sœur Magdeleine, qui a eu la gentillesse de repartir avec moi. Tante Agathe, veux-tu préparer un lit pour notre invitée ? Sœur Magdeleine restera avec nous cette nuit.
Agathe dévisagea tour à tour sa nièce et la moniale, un doux sourire aux lèvres et dans les yeux une pénétrante lueur d’espoir. La jeune femme rentrait du couvent avec sa directrice de conscience, elle avait dû revenir à son projet initial et à la paix du renoncement. Pourquoi sinon aurait-elle couru se réfugier dans un couvent bénédictin ?
— Mais bien volontiers ! s’exclama Agathe, avec ferveur. Donnez-vous la peine d’entrer, ma sœur, je vais vous apporter du vin et des gâteaux d’avoine, car vous devez être fatiguée et affamée après cette longue chevauchée. Vous êtes ici chez vous, nous sommes tous vos débiteurs.
Elle les accueillait en se prenant incontestablement pour une châtelaine. En trois jours, songea Cadfael, elle s’est habituée à se considérer comme la maîtresse de maison, elle ne peut pas se débarrasser de cette attitude en un clin d’œil.
Judith allait les suivre quand Miles lui posa gravement la main sur le bras.
— Judith, lui souffla-t-il à l’oreille, plein de sollicitude, la religieuse t’a-t-elle arraché une quelconque promesse ? Dis-moi, tu ne t’es pas laissé persuader de prendre le voile ?
— Cela te gênerait tellement que je rentre dans les ordres ? lui demanda-t-elle, l’observant avec indulgence.
— Non, si tu y tiens vraiment, mais... Pourquoi t’es-tu précipitée là-bas, à moins que... Alors tu as promis quelque chose ou non ?
— Non, rassure-toi.
— Tu es quand même allée là-bas... soupira-t-il, haussant les épaules pour secouer sa solennité, enfin, c’est à toi de décider. Viens, entrons.
Il s’éloigna vivement d’elle pour demander à un des tisserands de s’occuper du meunier et des mules et de veiller à ce qu’ils ne manquent de rien, puis il renvoya gentiment les fileuses à leurs fuseaux.
— Entrez vous aussi, mon frère, et soyez le bienvenu. Alors on est au courant à l’abbaye ? Du retour de Judith, bien entendu.
— Mais oui, répondit Cadfael, ils l’ont appris. Je suis ici pour remporter une nappe dont sœur Magdeleine s’est chargée et que nous destinons à la chapelle de Notre-Dame. Il faut aussi que j’aille au château pour l’affaire de Mme Perle.
Miles claqua des doigts et son visage s’allongea de nouveau.
— Mon Dieu, c’est vrai ! Le shérif peut rappeler ses limiers puisque tout est fini. Mais Judith, j’avais oublié ! Il doit y avoir des choses que tu ne sais pas encore. Martin Bellecote est là et son fils est venu l’aider. N’entre pas dans la petite chambre. On y met Bertred en bière. Il s’est noyé dans la Severn il y a deux nuits. Comme je regrette d’avoir à te gâcher cette belle journée avec une telle nouvelle !
— On m’en avait déjà parlé, répliqua Judith d’une voix unie. Frère Cadfael n’a pas voulu que je revienne sans que je sois mise au courant. Un accident, paraît-il.
Quelque chose dans son laconisme et son ton morne força l’attention de Cadfael et il la regarda de près : elle partageait ses doutes. Il lui paraissait difficile d’admettre qu’un événement touchant à sa personne et à ses affaires s’étant produit pendant tout ce mois de juin pût être une simple coïncidence.
— Je vais me rendre auprès de Hugh Beringar, déclara Cadfael.
Et il tourna les talons et s’engagea dans la rue.
Après les salutations d’usage, dans une atmosphère courtoise un peu tendue, Hugh, sœur Magdeleine, Cadfael et Judith tinrent une conférence plutôt sombre dans l’appartement privé de cette dernière. Miles, répugnant à se séparer de sa cousine, qu’il venait de retrouver, était resté ; il couvrait Hugh d’un regard respectueux, s’attendant à moitié à ce qu’on lui demandât de sortir, une main protectrice posée sur l’épaule de Judith, comme si elle avait besoin qu’on la défendît. Mais ce fut elle qui le renvoya, dans un élan soudain de tendresse familiale, en le regardant bien en face, avec un petit sourire affectueux.
— Laisse-nous maintenant, Miles. Plus tard nous aurons l’occasion de discuter tout à loisir, et je répondrai à toutes les questions que tu voudras me poser, mais pour l’instant je préférerais que tu ne t’en mêles pas. Le temps du shérif est précieux et je lui dois toute mon attention après les sérieuses difficultés que je lui ai values.
Même alors, il hésita, plissa le front, puis il serra chaleureusement les mains de sa cousine.
— Ne va pas disparaître encore une fois ! s’écria-t-il avant de sortir d’un pas léger et de refermer la porte derrière lui.
— Je voudrais d’abord vous confier sans plus attendre quelque chose que ni ma tante ni mon cousin n’avaient besoin d’entendre, commença Judith, s’adressant surtout à Hugh. Ils se sont déjà assez inquiétés pour moi, il est inutile qu’ils sachent que j’ai failli être tuée. Il y a des bandits de grand chemin dans la forêt, à moins d’un mile du gué de Godric, Excellence, et ils s’attaquent la nuit aux voyageurs. C’est là que j’ai été agressée par un homme seul. J’ignore s’il y en a d’autres, bien qu’en général ils aillent par deux, je crois. Il avait un couteau. Je n’en ai pour preuve qu’une égratignure au bras, mais il voulait ma mort. Le prochain passant aura peut-être moins de chance. Je tenais à vous avertir avant toute chose.
Hugh, le visage impassible, l’observa très attentivement. On entendit Miles traverser la grande salle en sifflotant pour se rendre à la boutique.
— Vous étiez en route pour le gué de Godric ? interrogea le shérif.
— Oui.
— Vous étiez seule ? La nuit dans la forêt ? C’est au petit matin que vous avez disparu de Shrewsbury – vous alliez à l’abbaye. (Et se tournant vers sœur Magdeleine :) Vous étiez au courant ?
— Par Judith, répondit sereinement Magdeleine. Sinon, nous n’avons rien remarqué à proximité de chez nous. Si les forestiers avaient entendu parler de quelque chose, je m’en souviendrais. Mais si vous me demandez si j’y crois, ma réponse est oui. J’ai soigné son bras et aussi l’homme qui s’est porté à son secours et a mis le brigand en fuite. Je sais que c’est la vérité.
— Vous avez disparu il y a quatre jours, reprit Hugh, tournant de nouveau vers Judith son innocent regard noir. Vous trouvez cela raisonnable de me prévenir si tard de la présence de hors-la-loi à proximité de la ville, alors que les religieuses elles-mêmes sont en danger ? Un des voisins de sœur Magdeleine aurait pu nous transmettre le message, nous aurions su comme cela que vous étiez sauve et nous n’aurions pas craint pour votre vie. J’aurais pu envoyer aussitôt des hommes ratisser les bois.
Judith n’hésita qu’un moment, mais plutôt pour s’éclaircir les idées que pour préparer un mensonge. Un peu de la confiance tranquille de sœur Magdeleine l’avait gagnée. Elle prit la parole lentement, choisissant ses mots :
— Tout le monde est convaincu, Excellence, que j’ai trouvé refuge auprès de sœur Magdeleine pour fuir une foule de soucis, je suis restée tout le temps avec elle et ni mon départ ni mon retour n’ont de rapport avec un homme quelconque. Mais pour vous, si vous voulez bien vous montrer discret, mon histoire peut être très différente. Il y a des choses, c’est vrai, que je garderai pour moi et des questions auxquelles je ne répondrai pas, mais tout le reste sera la vérité pure et simple.
— Je trouve que c’est un marché honnête, approuva sœur Magdeleine. Si j’étais vous, Hugh, je toperais là. C’est bien beau la justice, mais pas quand elle lèse davantage la victime que le coupable. Cette jeune femme s’en est bien sortie, n’insistons pas.
— Quand exactement avez-vous été attaquée dans la forêt ? s’enquit Hugh, sans se compromettre pour le moment.
— La nuit dernière. Après minuit, à mon avis. Vers une heure, peut-être.
— Oh oui, au moins ! confirma obligeamment Magdeleine. On venait juste de retourner se coucher après laudes.
— Bon ! Je vais envoyer une patrouille sur place fouiller le bois sur un mile à la ronde. C’est quand même bizarre. Parfois, des bougres de Powys nous donnent du fil à retordre dans la région, mais habituellement on les tient à l’œil et on a le temps de se retourner. Il doit s’agir d’un loup solitaire qui a pris le maquis. Et maintenant (il adressa un sourire soudain à Judith), racontez-moi tout ce que vous jugerez à propos depuis l’instant où on vous a poussée dans un bateau, sous le pont, près de la Gaye, jusqu’au moment où vous êtes arrivée au Gué. Pour ce qui est de l’attitude que j’adopterai, vous devrez vous en remettre à moi.
— J’ai confiance en vous, affirma-t-elle en lui lançant un long regard grave. Je crois que vous m’épargnerez et ne me forcerez pas à rompre ma promesse. Oui, on m’a enlevée et retenue de force jusqu’à avant-hier, et on a exercé des pressions sur moi pour que j’accepte de me marier. Mais je tairai l’endroit et le nom de l’instigateur.
— Je peux m’en charger pour vous, proposa Hugh.
— Non, protesta-t-elle sans ambages. Si vous êtes au courant, je tiens au moins à être sûre de ne pas avoir vendu la mèche, ni d’un mot ni d’un regard. Au bout de deux jours, il s’est repenti, désespéré. Il ne voyait pas comment se sortir de ce guêpier sans payer pour son geste, qui ne lui avait rien rapporté, et il savait qu’il n’avait rien à espérer. Il aurait tout donné pour se débarrasser de moi en totale impunité, mais il avait peur que je ne le dénonce s’il me laissait partir, et si on me trouvait, il serait également perdu. J’ai fini par compatir. Je n’avais subi aucune violence, sauf au moment de l’enlèvement. Il avait essayé de me conquérir, mais il était trop timoré, et aussi trop bien élevé pour me prendre de force. En outre, moi aussi, je voulais que tout se termine sans scandale, j’y tenais beaucoup plus qu’à me venger de lui. À la fin, ça n’était même plus la peine, j’étais vengée. C’est moi qui avais pris le dessus, je pouvais l’obliger à en passer par où je voulais. C’est moi qui ai dressé ce plan. Il m’emmènerait de nuit au gué de Godric, ou à proximité, car il avait peur d’être vu ou reconnu, et je rentrerais chez moi comme si j’avais passé tout ce temps chez les religieuses. Il était trop tard pour partir sur-le-champ, mais la nuit suivante, hier donc, on s’est mis en route. Il m’a déposée à un demi-mile à peine du couvent. Et c’est là, après son départ, que j’ai été attaquée.
— Et vous ne savez pas du tout par qui ? Il n’y a rien qui vous ait frappée ou que vous pourriez reconnaître chez votre agresseur ? Son allure, son odeur, je ne sais pas...
— La lune n’était pas levée et dans les bois on n’y voyait pas à deux toises. Tout s’est passé si vite ! Au fait, je ne vous ai pas parlé de celui qui m’est venu en aide. Sœur Magdeleine le connaît. Il est rentré avec nous ce matin, nous l’avons laissé chez lui, sur la Première Enceinte. C’est maître Niall, qui habite mon ancienne demeure. C’est extraordinaire comme tout ce que je suis, sais ou sens, tout ce qui me touche de près tourne autour de cette maison et de ces roses, s’emporta-t-elle soudain. Je voudrais ne l’avoir jamais quittée, j’aurais pu la donner à l’abbaye tout en continuant à l’occuper. C’est mal d’abandonner un endroit où l’on a aimé.
Où l’on aime, rectifia Cadfael in petto, écoutant cette voix calme, et pourtant farouche, vibrante, fixant ce visage pâle et fatigué qui s’éclairait soudain. Ainsi c’était Niall qui s’était trouvé à ses côtés quand sa vie ne tenait qu’à un fil.
Dans son regard, la flamme baissa un peu, se calma, mais ne s’éteignit pas.
— Maintenant vous avez tous les éléments, conclut-elle. Que décidez-vous ? J’ai promis de ne pas porter plainte contre... celui qui m’a enlevée. Si vous l’arrêtez et qu’il passe en jugement, je ne témoignerai pas contre lui.
— Vous voulez savoir où il est ? demanda gentiment Hugh. Entre quatre murs, au château. Il s’est présenté à la porte moins d’une demi-heure avant l’arrivée de Cadfael et on l’a fourré au cachot avant qu’il ait eu le temps d’y comprendre quoi que ce soit. On ne l’a encore ni interrogé ni accusé de rien, personne en ville ne sait qu’il est entre nos mains. Je peux soit le relâcher, soit le laisser moisir jusqu’au jugement. Je comprends très bien que vous souhaitiez enterrer tout cela, et je respecte votre désir de tenir votre parole. Mais il y a encore l’histoire de Bertred qui était dans la nature la nuit où vous avez dressé vos plans.
— Cadfael me l’a raconté, reconnut-elle, de nouveau sur la défensive.
— La nuit de sa mort qui était peut-être accidentelle, il rôdait par là avec l’intention de rentrer et de... voler, si ce mot vous convient. Il est possible qu’on l’ait aidé à tomber à l’eau.
Judith hocha la tête, très décidée.
— L’homme que vous détenez n’a rien à voir avec cet accident. Je le sais, j’étais avec lui.
Elle se mordit les lèvres et réfléchit un instant. Presque rien n’était resté dans l’ombre, sauf ce nom qu’elle se refusait à prononcer.
— Nous étions tous les deux à l’intérieur, on l’a entendu tomber, mais à ce moment on ne savait pas ce qui se passait. Il y a eu un peu de bruit dehors, enfin c’est ce qu’il nous a semblé. Et puis ça a recommencé après. Mais alors, il avait si peur, il était si nerveux qu’il tremblait de la tête aux pieds au moindre craquement. Je ne sais ce qui est arrivé à Bertred, mais il n’en est pas responsable.
— Ce témoignage me suffit, déclara Hugh, satisfait. D’accord, je me range à votre avis. Personne n’a besoin d’en savoir plus que ce que vous voudrez bien révéler. Mais je vous jure que lui saura le mépris qu’il inspire. Je vais le renvoyer dans ses foyers, non sans lui avoir donné une leçon qu’il n’est pas près d’oublier. Vous ne m’en voudrez pas, j’espère, et il peut encore s’estimer heureux de s’en tirer à si bon compte.
— Il manque trop de caractère pour agir délibérément en bien ou en mal, répliqua-t-elle, indifférente. Oh ! il n’est pas méchant, il a le temps de s’améliorer avec l’âge. Seulement il reste le problème de Bertred. Frère Cadfael m’a appris que c’est lui qui a tué ce jeune moine. Je n’y comprends rien, et je ne vois pas pourquoi Bertred devait mourir. Niall m’a expliqué comment les choses s’étaient déroulées en ville après ma disparition. Mais il ne m’a pas parlé de Bertred.
— Je doute qu’il ait été au courant, remarqua Cadfael. On ne l’a découvert que dans l’après-midi et même si la nouvelle s’est répandue en ville, évidemment, après qu’on l’eut ramené ici, je ne crois pas qu’elle soit arrivée au bout de la Première Enceinte, par chez Niall. En tout cas, je suis sûr de ne pas lui en avoir parlé. Mais comment a-t-il pu se trouver sur place, près du gué de Godric, quand vous avez eu besoin de lui ?
— Il m’a vue passer avant que nous ne nous engagions dans la forêt. Il rentrait chez lui, mais il m’a reconnue et suivie. Béni soit le ciel ! Mais Niall a toujours été très bon pour moi les rares fois où nous avons été en contact.
Hugh se leva pour prendre congé.
— Je vais envoyer Alan patrouiller en forêt et regarder un peu les choses de près. Si on a un nid de hors-la-loi dans les parages, on va les enfumer. Madame, rien ne sera rendu public de notre entretien. Pour moi, je vous obéirai, l’affaire est classée. Elle aurait pu se terminer plus mal, Dieu soit loué. Vous préférerez sûrement qu’on vous laisse un peu tranquille, maintenant.
— Il y a plusieurs choses qui m’échappent à propos de Bertred : sa culpabilité aussi bien que sa mort. Un si bon nageur, il était pratiquement né dans la rivière. Pourquoi n’a-t-il pas pu utiliser ses talents précisément cette nuit-là ?
Hugh était retourné au château pour rappeler ses hommes aussitôt qu’ils se présentaient au rapport et aussi pour respecter son marché concernant ce vaurien de Vivian Hynde ou plus probablement pour le laisser mariner et se ronger les sangs dans une cellule humide pour cette nuit, voire plus longtemps. Cadfael prit la nappe de l’autel soigneusement enroulée des mains de sœur Magdeleine, et repartit pour l’abbaye. Mais avant cela, il alla jeter un coup d’œil à la petite pièce nue où Bertred reposait dans un cercueil sur des tréteaux. Le maître charpentier et son fils finissaient d’ajuster le couvercle et priaient pour le jeune défunt. Sœur Magdeleine le raccompagna jusqu’à la rue où elle s’arrêta, toujours silencieuse, les sourcils froncés, plongée dans ses pensées.
— Eh bien ? murmura Cadfael, surpris de la voir si taciturne.
— « Bien » ne me semble pas un mot qui convienne, au contraire ! s’exclama-t-elle, avec un hochement de tête dubitatif. Toute cette histoire n’a ni queue ni tête. Ce qui est arrivé à Judith, c’est clair, mais le reste, j’y perds mon latin. Vous l’avez entendue évoquer la mort de Bertred ? J’éprouve les mêmes doutes sur ce qui a failli être la sienne, si le graveur n’avait pas été là. Dans tout cet embrouillamini y a-t-il un élément qui soit arrivé fortuitement ? Je crains que non.
Il réfléchissait encore à cela en commençant à remonter la Grand-Rue. Avant de tourner le coin, sans savoir pourquoi, il ralentit et se retourna : elle était toujours là, à l’entrée du passage, les yeux fixés sur lui, ses fortes mains passées dans sa cordelière. Non, rien ne s’était passé fortuitement, même ces événements qui semblaient relever du hasard renvoyaient un écho falsifié. Il s’agissait plutôt d’un enchaînement, dont chaque élément amenait le suivant tout en incluant des mobiles et des intérêts nouveaux, si bien que cette affaire en était venue à décrire une espèce de cercle et ses malheureux protagonistes se trouvaient projetés là où ils ne voulaient pas du tout aller. D’un pas beaucoup plus rapide et décidé que quand il l’avait quittée, Cadfael revint vers sœur Magdeleine. Elle n’eut pas l’air surpris.
— Je me demandais aussi ce qui vous trottait dans l’esprit. Je n’ai pas l’habitude de vous voir assister à une réunion pratiquement sans ouvrir la bouche et l’air aussi renfrogné. Vous avez une idée derrière la tête.
— Puisque vous allez passer la nuit dans cette maison, j’aimerais que vous me rendiez un petit service. Avec l’enterrement de ce garçon et le retour de Judith, ça ne devrait pas être sorcier de dérober deux choses pour moi et de me les envoyer à l’abbaye. Par le fils de Martin, Edwy, s’ils sont toujours là. Mais attention, pas un mot ! Il s’agit d’un emprunt, pas d’un vol. Dieu sait que, quel que soit le résultat, je n’en aurai pas besoin longtemps.
— Très intéressant, répondit sœur Magdeleine. Et c’est quoi ces deux choses ?
— Deux chaussures gauches.