10
Hugh partit d’un pas vif en direction de la croix haute au sommet de la colline, assez soulagé de tourner le dos à la maison du drapier sur laquelle s’étaient abattus tant de malheurs.
— Venez avec moi, dit-il. Puisque vous êtes de sortie, pourquoi ne pas vous joindre à moi pour la visite que vous m’avez empêché d’effectuer il n’y a pas bien longtemps ? J’étais presque à la porte de la ville quand votre messager est arrivé, forçant Will à me courir après pour me prévenir qu’on me demandait chez les Vestier. Il est parti devant avec deux hommes, il a eu le temps de s’y mettre, mais j’aime autant me rendre compte par moi-même.
— Où va-t-on ? s’enquit Cadfael, prenant volontiers le rythme de son ami.
— Parler au gardien de Fuller. C’est le seul endroit hors les murs où il devrait y avoir un témoin éveillé pendant la nuit et un chien de garde pour donner l’alarme si un rôdeur s’approche un peu trop. Si par hasard notre bonhomme est tombé à l’eau sur cette rive-ci, les ateliers et l’entrepôt ne sont pas loin en amont de l’endroit où on l’a trouvé. Il a peut-être entendu quelque chose. Et en chemin vous me donnerez votre avis sur tout ça, la petite balade nocturne de Bertred et le pactole qu’il allait empocher.
— Je suppose qu’il était seul à détenir une information d’importance... Hum ! Mais j’y songe, j’ai remarqué qu’il est resté en arrière pendant que vos sergents quittaient la jetée, hier après-midi. Il vous a laissé prendre une bonne avance puis il s’est glissé sous le couvert des arbres. Il est rentré très en retard à l’heure du souper où il a raconté à sa mère qu’il ferait d’elle une dame dans cette maison, et non une cuisinière. Ensuite il a de nouveau filé en pleine nuit, histoire de prouver qu’il était sérieux. D’autre part, selon Miles, il avait un faible pour sa patronne qu’il pensait pouvoir amener à partager ses sentiments.
— Je donnerais bien cent sous pour savoir comment, murmura Hugh avec son petit sourire en coin. En utilisant la force ou en jouant les sauveteurs ?
— Ou les deux, pourquoi pas ?
— Ah, vous commencez à m’intéresser ! Ce qu’on a caché, on sait où le trouver. Si d’aventure la dame est là où il l’a installée mais qu’elle ignore à qui elle est redevable de cette situation, car un Bertred ne doit pas être en peine de dénicher des hommes de main pour ses basses besognes, personne n’est en meilleure position que lui pour voler à son secours. Et si malgré tout elle n’avait pas eu envie de l’épouser, il y aurait sûrement gagné gros.
— C’est une façon de voir les choses, reconnut Cadfael. Une hypothèse corroborée par les indiscrétions de la petite Branwen, qui nous ont été rapportées. Bertred mangeait à la cuisine, les propos de cette fille ne sont sûrement pas tombés dans l’oreille d’un sourd. À l’office on était au courant alors que dans la grande salle il a fallu attendre le lendemain. Après la disparition de Mme Perle. Mais il y a d’autres possibilités. Un troisième larron pourrait l’avoir enlevée et Bertred aurait découvert où elle était détenue. Il a soigneusement gardé ça pour lui parce qu’il comptait se réserver le rôle du héros. Ce qui est nettement moins grave ; je ne le crois pas assez subtil pour dresser des plans aussi complexes.
— Vous oubliez que tout indique qu’il avait déjà un crime sur la conscience, objecta Hugh, parce que préméditation ou pas, c’est comme ça que ça s’appelle. Il a pu se retrouver forcé à continuer plus avant ce qu’il avait commencé sur un coup de tête. Il lui aura fallu brouiller les cartes de façon à récupérer au moins une partie des gains qu’il escomptait.
— Je n’oublie rien du tout, rétorqua Cadfael sans détour. Je vous ai fourni un argument pour étayer votre théorie, en voici un autre pour l’infirmer : s’il avait caché Judith quelque part, assez bien pour qu’on soit incapable de la retrouver, il aurait dû parvenir à la récupérer sans coup férir. Seulement il est mort. Il faut donc croire qu’en dépit de toutes ses précautions il s’est mis en travers du chemin d’un tiers.
— Un point pour vous ! Mais dans l’immédiat, rien ne nous interdit de penser qu’il a joué de malchance. À moins que ce ne soit le contraire : si c’est lui le meurtrier et le ravisseur, il ne reste plus personne dans l’ombre, mais hélas Judith Perle est toujours dans la nature et le seul qui pouvait nous conduire à elle est passé de vie à trépas. Maintenant, s’il s’agit de deux personnes distinctes, il nous reste à mettre la main sur le geôlier et sa prisonnière. Et puisqu’il semble que le but de la manœuvre soit de la forcer au mariage, on peut espérer qu’elle est vivante et qu’on finira par la sortir de là. Mais je préférerais empêcher cette démarche en découvrant moi-même sa cachette.
Au sommet de la crête ils commencèrent à redescendre, traversèrent la rampe menant à la loge du château, longèrent les hautes murailles jusqu’à ce que le mur de la ville à leur gauche et celui de la forteresse à leur droite convergent en une tour basse sous laquelle passait la grand-route. Après, la route plate s’étendait devant eux, bordée sur une courte distance par des jardins et des maisons de petites dimensions. Hugh tourna à droite, à l’extérieur des douves sèches et profondes avant d’arriver aux maisons, et, suivi de Cadfael qui allait d’un pas plus lent, s’engagea sur la pente menant à la Severn.
Les terrains d’étendage de Godfrey Fuller étaient déserts, le drap qui séchait avait été retiré et roulé pour qu’on le termine. La plupart des hommes avaient fini leur tâche de la journée et les derniers s’étaient attardés pour assister à l’arrivée des représentants de la loi avant de regagner leurs logis en ville. Un petit groupe compact d’ouvriers s’était rassemblé au bord du champ, entre les ateliers et l’entrepôt de laine. Le maître de céans Godfrey Fuller en personne avait troqué ses habits élégants pour de solides vêtements de travail, car il n’était pas du genre à rougir de se salir les mains aux côtés de ses employés, et il était très fier de pouvoir exécuter ce qu’il leur demandait aussi bien et si possible mieux qu’eux. Il s’entretenait avec son gardien, un bonhomme trapu d’une cinquantaine d’années, qui tenait un dogue en laisse, et le plus âgé des sergents de Hugh, un nommé Warden, massif et la barbe en bataille. Deux membres de la garnison veillaient à quelques pas de là. À la vue du shérif qui dévalait la prairie à grands pas, Warden s’écarta de ses compagnons pour venir à sa rencontre.
— D’après le garde, il y a eu une alerte la nuit dernière, monsieur, le chien a donné de la voix.
Le veilleur s’exprima sans hésitation, conscient d’avoir accompli son devoir.
— On a eu un voleur, Excellence, à minuit largement passé, il a grimpé jusqu’à la demi-porte derrière l’entrepôt de maître Hynde. A ce moment, remarquez, je ne savais pas qu’il avait poussé si loin, seulement le chien était là. On est sortis et on l’a entendu détaler vers le fleuve. J’ai essayé de lui couper la route, impossible, il est passé trop vite. Je lui ai simplement flanqué un coup sur le crâne, mais ça n’a pas eu grand effet à en juger par l’allure à laquelle il filait en direction de la berge. Je l’ai entendu plonger et j’ai rappelé le chien avant de vérifier s’il avait pénétré dans le magasin. Mais il semble que non ; en tout cas je n’ai rien remarqué à ce moment-là. J’ai supposé qu’il avait traversé et je n’avais plus de raison de m’inquiéter. Je ne savais pas que c’était un mort qui avait atterri sur l’autre rive. Je n’ai jamais voulu ça.
— Vous n’avez rien à voir là-dedans, le rassura Hugh. Votre gourdin ne lui a pas causé grand dommage. Il s’est noyé en tentant de traverser.
— Mais ça n’est pas tout, monsieur ! Quand j’ai jeté un coup d’œil à l’entrepôt, ce matin, regardez ce que j’ai trouvé dans l’herbe, sous le panneau. J’ai tout remis à votre sergent ici présent.
Will Warden tenait entre ses mains un long ciseau à froid et un petit marteau muni d’un arrache-clou qu’il montra dans un silence lourd de conséquence.
— Il y avait aussi le rebord qui a cassé et qui pendouillait. Je suppose qu’il s’est juché dessus pour essayer de s’introduire par le volet et arriver jusqu’aux toisons. Il y a un an, quand on les a entreposées, on nous en a volé deux balles. Le vieux William Hynde a piqué une de ces rages ! Venez voir, monsieur.
Cadfael, pensif, les suivit à pas lents comme ils contournaient le magasin pour rejoindre la pente à l’arrière du bâtiment où la lourde porte était encore solidement barricadée, bien que la grosse poutre pendît verticalement contre les planches du mur avec ses échardes entourant l’emplacement des clous, là où le bois s’était ramolli en pourrissant.
— Elle a cédé sous son poids, nota le gardien en levant les yeux. Le dogue l’a entendue tomber. Les outils sont partis avec et il n’a pas eu le temps de les ramasser. S’il s’était attardé une seconde, on l’aurait eu. Mais si ça n’est pas une preuve qu’il voulait entrer par effraction... Et le plus fort, c’est que, s’il y était parvenu, poursuivit l’homme, hochant la tête devant la naïveté de ceux qui se croient plus malins que les autres, les toisons seraient restées hors de portée.
Hugh se tourna vivement vers lui, l’air très surpris.
— Ah bon ? En quel honneur ?
— Il y a une seconde porte, monsieur, fermée à clé sur laquelle il aurait buté. Vous n’en saviez rien, j’imagine. C’est normal. Le secrétaire de William Hynde avait coutume d’y travailler. On l’utilisait pour la comptabilité jusqu’à ce que des voleurs entrent par là. À l’époque il achetait pour vendre à l’étranger ; il pensait que ce serait plus pratique si son clerc venait tenir les écritures chez lui. Mais puisqu’ils avaient fini leurs transactions, la vieille chambre des comptes devenait inutile et on a renforcé la barrière à titre de protection supplémentaire contre les cambrioleurs. Si ce vaurien était entré, il aurait été bien avancé.
Très attentif, Hugh réfléchit en se mordant les lèvres, l’air sceptique.
— Ce vaurien, mon ami, opérait également dans la laine et connaissait l’endroit comme sa poche. Il est venu plus d’une fois y chercher des toisons pour les Vestier. Et il aurait ignoré cette porte secrète ? Mon adjoint a demandé hier qu’on le conduise partout et il a vu le grenier plein de balles presque jusqu’à l’échelle. S’il y a une ouverture elle est cachée derrière la laine.
— Eh oui, monsieur, c’est exact. Je parie qu’il n’y a pas eu âme qui vive à y entrer depuis qu’on l’a condamnée. Il n’y a rien là-dedans.
« Maintenant, oui, songea Cadfael. Mais il y avait eu quelque chose, ou mieux quelqu’un ! Et pas plus tard qu’hier. » Apparemment c’est ce que croyait Bertred. Il pouvait se tromper, certes. N’empêche qu’il connaissait la pièce, peut-être a-t-il voulu y regarder de plus près, sans raison particulière. Auquel cas sa curiosité lui avait coûté fort cher. Il rêvait d’améliorer sa situation en jouant les héros, d’exploiter au maximum la gratitude d’une femme, de s’insinuer pas à pas dans ses bonnes grâces, et ses rêves avaient été balayés, emportés par les courants de la Severn. Savait-il vraiment quelque chose qu’ignoraient les autres ou cette chambre dérobée ne représentait-elle qu’une éventualité pour lui ?
— Will, dit Hugh, envoyez un homme chez Hynde et demandez-lui, ou à son fils, de venir nous apporter les clés ! Il est grand temps que j’inspecte les lieux moi-même. Je n’ai que trop tardé, je le crains.
Ce ne fut ni William Hynde ni son fils Vivian qui se présentèrent avec le sergent au bout d’un petit quart d’heure, mais un serviteur de drap et de cuir vêtu. Il était grand, solide, l’air impudent, avec une courte barbe bien taillée qui mettait en relief une bouche large et une mâchoire volontaire. Il avait l’élégance d’un petit hobereau normand alors qu’il était manifestement saxon, avec des cheveux d’un blond tirant sur le roux. Il s’inclina négligemment devant Hugh et se redressa pour le défier du regard de ses yeux d’un bleu aussi pâle que la glace, rappelant son ascendance nordique.
— Voici, monsieur, ce que ma maîtresse vous envoie, et moi je suis à votre service.
Il tenait dans sa main les clés fixées à un gros anneau et il y en avait un nombre impressionnant. Sa voix était forte avec des résonances métalliques, mais il se montrait plutôt courtois.
— Mon patron est parti voir ses troupeaux vers Forton, depuis hier en fait ; le jeune monsieur est allé lui donner un coup de main aujourd’hui. Il sera de retour demain, si vous souhaitez le voir. Commandez, je suis à votre disposition.
— Je vous ai aperçu en ville, observa Hugh, avec un intérêt détaché. Ainsi donc vous servez chez Hynde. Quel est votre nom ?
— Gunnar, Excellence.
— Et vous avez la garde des clés. Eh bien, Gunnar, veuillez nous ouvrir ces portes. Je vais voir ce qu’il y a à l’intérieur. Quand attend-on la péniche si maître Hynde a le loisir de visiter ses moutons en personne ? s’enquit-il, voyant le domestique se tourner sans rechigner pour s’exécuter.
— Avant la fin du mois, monsieur, mais le marchand envoie un mot à l’avance depuis Worcester. Ils emportent les toisons par le fleuve jusqu’à Bristol puis par voie de terre jusqu’à Southampton d’où ils les expédient. Ça raccourcit sérieusement la traversée. Il paraît que le passage par le sud-ouest n’est pas une partie de plaisir.
Tout en parlant, il s’affairait à retirer deux énormes cadenas de la barre des portes du magasin dont il tira les deux battants pour laisser entrer la lumière à flots sur un plancher soigneusement balayé, légèrement surélevé, où l’on avait emmagasiné des toisons de seconde qualité. Tout était vide à présent. Dans le coin gauche une échelle de bois menait à l’étage supérieur à travers une trappe grande ouverte.
— Etes-vous au courant des affaires de maître Hynde, Gunnar ? demanda discrètement Hugh, en franchissant le seuil.
— Il m’honore de sa confiance. Je suis allé à Bristol avec la péniche ; à cause d’un blessé ils étaient à court de main-d’œuvre. Si vous voulez vous donner la peine de monter, monsieur. Attendez, je vais passer devant.
Il était sûr de lui, ce Gunnar, et s’exprimait fort bien, se disait Cadfael. Tout à fait le type du serviteur intelligent et fiable dans une entreprise commerciale, capable de s’adapter au voyage et de profiter de l’expérience acquise. De par sa stature, son attitude, sa complexion, on devinait que ses ancêtres venaient du Nord. Dans le comté, les Danois n’avaient pas dépassé Brigge, mais ils avaient laissé quelques rejetons en se retirant. Cadfael les suivit sans hâte quand ils montèrent à l’étage. Ici, on n’y voyait goutte, assez cependant pour distinguer les balles entassées qui s’étalaient d’un mur à l’autre.
— Cela manque un peu de lumière, constata Hugh.
— Un instant, monsieur, je vais ouvrir.
Sans plus tergiverser, Gunnar saisit un des paquets situés au centre qu’il souleva pour le déplacer. Il répéta plusieurs fois l’opération jusqu’à ce qu’apparût une porte faite d’épaisses planches de bois. Il agita son pesant trousseau tintinnabulant, choisit une clé qu’il enfonça dans la serrure. En plus de l’huis il y avait deux barres de fer disposées transversalement qui gémirent quand il les retira de leur logement. La clé grinça lorsqu’il la tourna.
— Il y a un bout de temps qu’on n’est pas venu là-dedans, s’exclama-t-il joyeusement. Ce ne serait pas une mauvaise chose d’aérer un peu.
La porte s’ouvrait vers l’intérieur. Il la repoussa complètement et se dirigea droit vers le panneau hermétiquement fermé. À grand bruit il libéra les volets qu’il poussa pour laisser pénétrer le maximum de soleil oblique.
— Attention à ne pas vous salir, monsieur, prévint-il obligeamment, puis il se recula pour permettre aux visiteurs d’inspecter l’étroite petite pièce.
Un souffle de brise s’éleva et des toiles d’araignée accrochées au chambranle grossier volèrent au vent léger.
La chambre était nue, à l’exception d’un vieux banc contre la paroi ; des bouts de vélin, de tissu, de bois, de laine et autres objets impossibles à identifier traînaient dans un coin en compagnie d’une grande aiguière au bec brisé ; le vieux pupitre était tout de guingois. Il régnait une profonde impression de tristesse et d’abandon. Il est vrai que l’endroit ne servait plus depuis deux ans et on l’avait barricadé puis oublié pendant une année.
Gunnar mentionna lui aussi les voleurs de toisons.
— Mais ils auraient été désagréablement surpris s’ils avaient voulu recommencer. Ah ! il faut que je referme bien en partant. Mon maître m’arracherait les yeux si j’oubliais de replacer une barre ou de donner un tour de clé.
— Vous avez eu un visiteur pas plus tard que la nuit dernière, murmura Hugh, mine de rien. Vous ne le saviez pas ?
Gunnar se tourna vers lui, bouche bée, sous le coup de l’étonnement.
— Un voleur hier soir ? Non, je n’étais pas au courant et ma patronne non plus. Qui vous a parlé de ça ?
— Demandez au gardien en bas. Un certain Bertred, un tisserand, qui travaillait pour Mme Perle. Jetez donc un coup d’œil au panneau, dehors, vous constaterez qu’il a cédé sous son poids. Le chien a forcé l’homme à se jeter à l’eau.
Très détendu, Hugh regardait la pièce condamnée tout en observant attentivement son vis-à-vis.
— Il s’est noyé, conclut-il.
Le silence qui suivit fut bref mais intense. Gunnar demeura muet, le regard fixe. Toute son assurance et sa légèreté s’étaient muées en une gravité glacée.
— Vous l’ignoriez ? s’étonna Hugh, les yeux fixés sur le plancher poussiéreux où le passage de Gunnar avait laissé les seules empreintes nettes entre la porte et le volet.
— En effet, monsieur, répondit-il, contrôlant son intonation, d’une voix qui n’était plus ni forte ni confiante. Je connais ce garçon. Pourquoi aurait-il voulu nous voler ? Il ne manque de rien... enfin il ne manquait... Il est mort ?
— Tout ce qu’il y a de mort, Gunnar. Noyé, je vous l’ai dit.
— Christ ait son âme ! murmura lentement Gunnar, plus pour lui-même que pour ses interlocuteurs. Je le connaissais bien. On a joué aux dés ensemble. Dieu sait qu’il était plutôt en bons termes avec tout le monde et que personne ne lui voulait de mal.
Il y eut de nouveau une pause. Comme si Gunnar avait abandonné ses interlocuteurs pour se retirer en un lieu inconnu. Ses yeux d’un bleu de glacier paraissaient opaques, comme s’il avait abaissé un rideau. Ou que son regard s’était tourné vers le dedans et non vers l’extérieur.
— Avez-vous terminé, monsieur ? Puis-je tout refermer ? demanda-t-il d’un ton uni.
— Je vous en prie, répondit Hugh, tout aussi brièvement. J’ai fini.
En reprenant le chemin de la ville, ils restèrent pensifs et silencieux jusqu’à la porte du château.
— Si elle était dans ce trou à rats, on s’est donné beaucoup de mal pour effacer toute trace de son séjour, remarqua soudain Hugh.
— C’est ce que pensait Bertred. Mais il a pu se tromper. Il était sûrement sur place pour essayer de la délivrer, mais ce n’était peut-être qu’une supposition, fausse de surcroît. Il connaissait cette pièce, et savait aussi que la plupart des gens l’ignoraient et que donc, pourvu qu’on n’en parle pas, elle pouvait servir de prison. Il considérait également le petit Hynde comme un ravisseur possible, assez prétentieux, obstiné et trop à court d’argent pour continuer à mener la belle vie. Mais Bertred n’était-il pas venu à l’aveuglette ? Avait-il vraiment découvert un élément qui levait tous ses doutes ?
— La poussière ! s’exclama Hugh. Aucune empreinte de pas sauf celles de Gunnar ; en tout cas, je n’en ai pas vu d’autres. Et le petit jeune, Vivian, le fils, il a effectivement quitté la cité à cheval ce matin, je le savais, Will m’en a touché un mot. Il n’y donc plus que la mère à la maison. Serait-elle capable de mentir ? Je vois assez mal le garçon lui confier à elle qu’il a enlevé et caché une femme ! S’il l’a emmenée ailleurs après l’alerte de cette nuit, ce n’est vraisemblablement pas chez ses parents. Je m’en vais pourtant retourner leur rendre une petite visite. J’imagine que Bertred a tenté sa chance, mais ça a plutôt mal tourné, le pauvre ! Les roses ne lui ont pas porté bonheur, ni sa tentative de sauvetage. Aucun de ses projets ne s’est réalisé.
Alors qu’ils gravissaient la rue en pente après la porte et approchaient de la rampe conduisant à l’entrée du château, Hugh rompit un autre silence prolongé.
— Il n’était pas au courant ! Il ne savait vraiment rien !
— Hein ? De qui parlez-vous ?
— De Gunnar, voyons. Jusqu’à maintenant je me méfiais de lui. Il avait l’air si sûr de lui, détendu, jusqu’à ce qu’on évoque la mort de ce garçon. Ma main au feu que c’est nous qui lui avons appris la nouvelle. Ce n’était pas de la comédie. Vous êtes d’accord, Cadfael ?
— D’après moi, ce monsieur ne doit pas être à un mensonge près s’il y trouve son compte. Mais dans le cas présent, il ne mentait pas. Sa voix a changé, son expression aussi. Non, il ne savait pas. Il a été secoué jusqu’au tréfonds de lui-même. S’il a pris part à une action malhonnête, il n’a jamais cru que ça se terminerait par un décès. Encore moins celui de Bertred !
Ils s’arrêtèrent en arrivant à la rampe et Cadfael leva les yeux vers le ciel un peu voilé qu’adoucissait l’approche du crépuscule.
— Eh bien, on n’a plus qu’à s’arrêter pour ce soir. Quelles sont vos intentions pour demain ?
— Demain, répondit Hugh, très décidé, je demanderai qu’on m’amène Vivian Hynde dès qu’il montrera le bout de son nez aux portes de la ville, et je verrai quelles explications il a à me fournir sur l’endroit où officiait le clerc de son père. D’après ce que je sais de lui il devrait être beaucoup plus facile de l’effrayer lui que son domestique, ce me semble. Et même s’il est blanc comme neige, une frousse salutaire ne lui sera pas inutile à tout point de vue.
— Allez-vous rendre publique la culpabilité de l’assassin de frère Eluric, ainsi que sa mort ?
— Non, pas encore. Jamais peut-être. On va laisser tranquille cette pauvre femme au moins jusqu’à l’enterrement de son fils. Cela nous avancerait à quoi de crier sur les toits qu’on sait qui est le criminel alors qu’il n’y aura jamais de procès ?
Hugh, les sourcils froncés, repensait à la scène dans l’atelier aux métiers, regrettant que Miles Coliar y eût assisté.
— À Shrewsbury on a l’oreille fine et la langue bien pendue. Si ça se trouve, demain toute la ville en parlera sans que j’y sois pour rien. Peut-être aussi que Coliar se taira par respect pour la mère de Bertred. De toute manière il n’y aura aucune déclaration de ma part à se mettre sous la dent avant qu’on ait retrouvé Judith Perle. Il faut ce qu’il faut. Les cancans, ça ne me gêne pas. Il y aura peut-être quelqu’un qui prendra peur et commettra l’erreur que j’attends.
— Il convient d’informer le père abbé de tout cela, remarqua Cadfael.
— D’accord, ce n’est pas la même chose. Il en a le droit et vous le devoir. Je vous suggère donc de rentrer à l’abbaye, conseilla Hugh, quant à moi je vais voir si un de ceux que j’ai envoyés par monts et par vaux a eu plus de chance que moi.
Sur cette note où s’exprimait davantage la conscience professionnelle que l’espoir, ils se séparèrent.
En arrivant au portail Cadfael constata qu’il était en retard pour vêpres ; les religieux étaient dans le chœur et l’office presque terminé. Il s’en était passé des choses en une seule après-midi !
Quand il franchit le guichet, le portier sortit de sa loge pour l’informer qu’il était attendu.
— C’est maître Niall, l’orfèvre. Entrez donc, on a passé un moment à bavarder, mais il veut s’en aller au plus tôt.
Niall en avait entendu assez pour savoir qui était le nouvel arrivant. Il sortit, tenant sous son bras un sac en tissu grossier. Un seul regard au visage de Cadfael lui suffit pour comprendre que ce dernier en était toujours au point mort. Il ne lui en demanda pas moins s’il y avait du neuf.
— Malheureusement non. Je suis désolé. Je quitte tout juste le shérif, sans rien de prometteur à vous rapporter.
— J’ai attendu au cas où vous auriez de bonnes nouvelles, si minces soient-elles. Je me sens tellement impuissant ! Tant pis, il faut que j’y aille.
— A cette heure-ci ? Où cela ?
— Chez ma sœur et son mari, à Pulley, voir ma petite fille. Je dois apporter des ornements de caparaçon pour un des chevaux de Mortimer. Oh ! ça n’était pas à quelques jours près. Mais la petite m’attend. C’est le soir où j’ai l’habitude d’aller la voir. Sinon je ne bougerais pas. Cependant je ne resterai pas dormir. Je reviendrai dans la nuit. Au moins pour être près des roses, même si je dois me contenter de cela.
Avec un peu de tristesse, Cadfael lui reprocha de sous-estimer ses efforts.
— C’est vous qui avez sauvé le rosier. Et d’ici après-demain, elle sera de retour pour recevoir de vos mains la fleur qui lui est due.
— Puis-je considérer cela comme une promesse ? demanda Niall, avec un peu de rancune et un sourire en coin.
— Plutôt comme une prière. Je n’ai rien de mieux à vous offrir. Il y a trois miles d’ici à Pulley et trois miles pour le retour ; ça vous laisse le temps de réciter tout un chapelet. Et souvenez-vous que dans deux jours ce sera la fête de sainte Winifred ! Elle sera tout ouïe. Ou rien n’aurait plus de sens. Elle aussi a eu des prétendants indésirables et elle a conservé sa virginité. Elle n’abandonnera pas une de ses compagnes.
— Bien... je dois m’en aller. Que Dieu soit avec vous, mon frère.
D’un coup d’épaule, Niall souleva son sac de rosettes et de boucles de bronze pour le destrier de Mortimer, puis il s’éloigna à grandes enjambées le long de la Première Enceinte en direction du chemin qui, partant du pont, piquait vers le sud-ouest. Sa silhouette très droite, massive, s’éloignait à bon train dans l’air du soir couleur gris de perle que rafraîchissait la venue du crépuscule. Cadfael le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il tournât le coin après l’étang du moulin et disparût.
Voilà un homme qui n’appréciait ni les grands mots ni les grands gestes, mais Cadfael se rendait douloureusement compte du sentiment de frustration qui rongeait le cœur de Niall pour qui une seule chose importait au monde et qui savait ne pouvoir intervenir en quoi que ce fût.