8

 

 

— Vous m’avez amenée ici, alors débrouillez-vous pour m’en sortir.

Dans la pièce nue, étroite, la lueur de la petite lampe dans sa soucoupe leur permettait à peine de se voir. Il s’était violemment écarté d’elle et lui tournait le dos, la tête appuyée à l’avant-bras qu’il pressait contre le mur tandis qu’il meurtrissait vainement son poing libre en frappant la paroi à coups redoublés. Sa voix sortait étouffée, sa rage impuissante s’était changée en un faible gémissement.

— Mais comment ? Hein, comment ? Il n’y a plus d’issue maintenant.

Elle lui suggéra simplement de déverrouiller la porte et de la laisser partir. Rien n’était plus facile.

— Pour vous ! s’exclama-t-il, se retournant pour lui lancer le regard le plus venimeux dont il était capable, ce qui lui donna surtout l’occasion de s’apitoyer sur son propre sort.

Il n’était pas méchant, seulement frivole et pas très malin. Il la fatiguait sans l’effrayer.

— C’est parfait pour vous, reprit-il, mais c’en serait fini de moi, je serais perdu... jeté sur la paille des cachots. Une fois dehors, vous vous vengeriez en me dénonçant.

— Il fallait y penser avant de m’enlever avec la complicité de votre domestique. Vous m’avez conduite dans ce trou à rats, enfermée à double tour derrière vos balles de laine, dans un endroit sans confort ni intimité, soumise à la grossièreté de ce balourd et à l’insolence de vos assiduités. Qu’attendez-vous en retour ? De la reconnaissance ou même de la pitié ? Qu’est-ce qui me retiendrait de porter plainte ? Je vous conseille de réfléchir vite et bien. En définitive, vous avez le choix entre me relâcher ou me tuer. Plus vous tarderez, plus vous aurez de mal à vous en sortir. Quant à moi, poursuivit-elle, amère, ma situation est déjà assez difficile. Qu’est devenue ma réputation d’honorabilité ? Quelle sera ma position quand je retrouverai ma maison et ma famille ?

Vivian se précipita vers elle, se jetant à genoux près du banc grossier sur lequel elle s’était reposée tant bien que mal et où à présent elle était assise, pâle, très droite, les mains crispées sur ses genoux, ses jupes rassemblées autour d’elle comme si elle voulait éviter tout contact avec lui et aussi avec la poussière et la tristesse de sa prison. Il n’y avait rien d’autre dans la pièce que le pupitre où jadis le clerc travaillait à ses comptes et une aiguière de pierre au bec ébréché plus une épaisse couche de poussière et de débris divers dans un coin. La chandelle était posée sur le bout du banc, près d’elle, éclairant directement les cheveux en bataille et le visage misérable de Vivian. Implorant, il lui prit les mains, mais elle les retira si brusquement qu’il retomba sur les talons, déglutissant avec peine.

— Je n’ai jamais voulu vous créer autant d’ennuis, je vous le jure ! Je pensais que vous aviez de l’amitié pour moi et que si nous étions un peu seuls ensemble, nous arriverions à nous mettre d’accord... Oh mon Dieu, comme je voudrais ne m’être jamais lancé dans toute cette histoire ! Mais c’est vrai, j’ai cru que vous pourriez m’aimer...

— Eh bien, vous vous êtes trompé !

Elle le lui avait répété maintes fois au cours des deux derniers jours, toujours avec la même inaltérable froideur. Il aurait dû comprendre tout de suite qu’il n’avait aucune chance, mais il ne s’était même pas abusé lui-même en prétendant l’aimer : ce qu’il recherchait avant tout, c’était la sécurité et le confort qu’elle pouvait lui apporter, le règlement de ses dettes et la perspective d’une vie facile. Peut-être en sus le plaisir d’adresser un pied de nez à son ladre de père, ladre aux yeux de son fils au moins, car il avait fini par se lasser de tirer sans cesse son héritier de ses difficultés financières. Certes le jeune homme envisageait cette union avec satisfaction, mais ça n’était pas la raison pour laquelle il avait choisi ce matin et pas un autre pour sa tentative. Pourquoi laisser une fortune amputée de moitié vous glisser entre les doigts alors qu’avec un peu d’audace on peut empocher la totalité ?

Elle voulut savoir comment on avait expliqué sa disparition. Elle supposait que les commentaires allaient bon train.

— A-t-on commencé à me chercher ? Me croit-on morte ?

Quelque chose comme du défi et de la méchanceté passa sur le visage de Vivian.

— Si on vous cherche ? Toute la ville est aux cent coups ! Tout le monde participe aux fouilles, le shérif et ses hommes, votre cousin et la moitié de vos ouvriers. Ils ont visité chaque maison, retourné chaque grange. Ils étaient ici hier dans la soirée. Il y avait Alan Herbard et trois gens d’armes. On leur a ouvert les portes, montré nos toisons en balles et ils sont partis contents. Pourquoi n’avez-vous pas appelé à l’aide si vous teniez à être secourue ?

— Ils étaient là ?

Judith se raidit, glacée par tant de fiel. Mais c’était fini, il avait craché son venin, il manquait trop de caractère pour être mauvais longtemps.

— Je ne les ai pas entendus, soupira-t-elle amère, résignée.

— Non, murmura-t-il, à bout de résistance. Ils se sont contentés de peu. Cette pièce a été complètement oubliée et les balles étouffent les sons. Ils n’ont posé aucune question. Ils sont revenus cette après-midi, mais pas pour demander les clés. Ils avaient trouvé le bateau... Non, vous ne pouviez pas les entendre. Si oui, auriez-vous crié ?

La question étant de pure forme, il n’attendait pas de réponse, mais le silence lui donna à réfléchir. Aurait-elle souhaité qu’on surprît ses appels au secours, qu’on la sortît de cette prison minable de but en blanc, toute sale, compromise, pitoyable ? N’aurait-il pas été préférable de se taire et de se tirer elle-même de cette situation délicate ? A la vérité, si au début elle avait un peu perdu la tête, si elle avait éprouvé de l’inquiétude, de l’indignation, elle n’avait jamais eu peur de Vivian, elle comprenait qu’elle n’aurait jamais à lui céder. A présent, elle apprécierait autant que lui une solution qui arrangerait toutes les parties et lui permettrait de conserver intactes sa dignité et son intégrité. Il devrait la relâcher tôt ou tard : elle était plus forte que lui.

Il se risqua à saisir un pli de sa robe. Le visage qu’il levait vers elle et qu’elle distinguait clairement, tout près, éclairé par la flamme jaune du lumignon, était étrangement jeune et vulnérable, comme un petit garçon essayant de se disculper d’une grosse bêtise et qui ne se résigne pas à être puni. Son front, qu’il avait appuyé au mur, était tout sale ; du dos de la main il essuya ses larmes qui, mêlées à sa mauvaise sueur, dessinaient une longue trace noire sur sa joue. Dans ses beaux cheveux blonds emmêlés, des fils d’araignée s’étaient pris. Ses grands yeux bruns, dilatés par la tension nerveuse, reflétaient les lueurs dorées de la lampe, et il la fixait désespéré, aux abois.

— Judith, Judith, soyez juste avec moi ! J’aurais pu vous traiter beaucoup plus mal... J’aurais pu vous prendre de force.

Elle secoua la tête, méprisante.

— Oh non, vous en êtes incapable ! Vous êtes beaucoup trop timoré, trop prudent... ou trop bien élevé, les deux peut-être. Et de toute manière, ça ne vous aurait pas avancé à grand-chose, émit-elle sans détour.

Elle se détourna pour ne plus voir son visage puéril et désolé, car il lui rappelait cruellement frère Eluric qui avait souffert mille morts dans un silence, désespéré.

— Maintenant que nous en sommes là vous et moi, nous savons très bien tous les deux qu’il faudra que cela finisse. Vous n’avez pas le choix, laissez-moi partir.

— Mais vous voulez ma peau ! protesta-t-il, et il cacha son visage dans ses mains.

— Je ne vous veux pas de mal, répliqua-t-elle d’un ton las. Mais c’est vous qui avez provoqué cette situation, pas moi.

— Je le sais, je l’avoue. Oh mon Dieu, comme je le regrette ! Aidez-moi, Judith, aidez-moi !

Et voilà, il reconnaissait son échec d’une voix morne, et renversait les rôles. À présent c’est sur elle qu’il comptait pour les sortir du pétrin où il les avait fourrés. Il mit sa tête sur les genoux de Judith, glacé, tremblant comme une feuille. Elle était si lasse, perdue, qu’elle posa une main résignée sur ses cheveux pour l’apaiser, mais soudain, entendant quelque chose dans leur dos, derrière les volets, ils sursautèrent et s’immobilisèrent tous deux, inquiets. Rien de bruyant pourtant, comme si un objet relativement léger avait glissé jusque dans l’herbe avec un petit bruit sourd. Frissonnant, Vivian sauta sur ses pieds.

— Dieu du ciel, qu’est-ce que c’est ?

Ils dressèrent l’oreille et le silence devint aussi tendu et bref que ce qu’ils venaient d’entendre. Puis plus loin, en direction du fleuve, s’éleva l’aboiement sauvage du dogue enchaîné qui, un moment après, se changea en un son plus profond, décidé : libéré de son attache, il partait en chasse.

Bertred avait eu une confiance excessive en ces vieilles planches mal entretenues, abandonnées depuis trop longtemps aux intempéries. Le rebord sur lequel il était installé avait été fixé avec de longs clous qui avaient rouillé à l’endroit le plus exposé à la pluie, et autour le bois avait pourri. Quand, victime d’une crampe douloureuse, il déplaça son poids pour se détendre un peu, et qu’il tenta de mieux entendre ce qui se disait à l’intérieur, le bois se fendit et se détacha, la poutre oscilla devant lui, frottant sur les planches de la cloison, et il se retrouva par terre, les quatre fers en l’air. Ce fut une chute plutôt bénigne qui resta assez discrète, pas suffisamment quand même pour qu’on ne l’entendît pas de l’atelier de foulage.

Il se remit debout dès qu’il toucha le sol. Un instant, il s’appuya contre le mur pour reprendre son souffle et attendre que ses jambes cessent de trembler. L’instant d’après lui parvinrent les aboiements du chien.

Son instinct lui dicta de gravir la colline et de courir vers les maisons le long de la grand-route. Terrorisé, il partit dans cette direction et s’arrêta presque aussitôt, comprenant que le chien le devancerait sans peine et le rattraperait bien avant qu’il trouve un abri. Le fleuve était plus proche. Il était donc nettement préférable d’essayer de l’atteindre et de le traverser à la nage pour gagner l’étroite partie boisée de l’autre côté de la Gaye. Dans l’eau il serait beaucoup moins désavantagé par rapport au mâtin, et il y avait des chances pour que son maître le rappelle au lieu de le laisser continuer la poursuite.

Il tourna les talons et se mit à courir comme un lapin, dévalant la colline couverte de touffes d’herbe, piquant droit vers la berge. Mais à présent le dogue et le maître étaient à ses trousses, tout excités par cette chasse à cette heure indue alors que les honnêtes gens étaient censés dormir et que seuls les malfaiteurs rôdaient à l’aventure. Ils savaient que quelqu’un avait erré dans les parages de l’entrepôt avec des intentions probablement inavouables. Dans un coin de son cerveau, curieusement détaché de l’effort qu’il exigeait de ses jambes et de ses poumons, Bertred eut le temps de se demander pourquoi les allées et venues du jeune Hynde à pareille heure ne produisaient pas le même résultat. Mais bien sûr, le chien le connaissait, il était confié à sa garde, ils étaient alliés pour protéger les biens qu’il y avait ici ; le jeune homme ne représentait ni un ennemi ni une menace.

Curieusement, fuyard et poursuivants troublaient à peine le tissu de la nuit et cependant il sentit plutôt qu’il ne vit que l’animal et le gardien convergeaient vers son chemin. Il eut conscience qu’un souffle décidé se rapprochait sur son flanc droit. Le veilleur lui tomba dessus avec un long bâton et lui en asséna un bon coup sur le crâne qui l’assomma à moitié, le déséquilibra et l’envoya bouler au bord même de l’eau. Mais il était débarrassé de l’homme qui était resté derrière ; c’est le chien qui le talonnait, le terrifiait et lui donna la force de bondir et de plonger depuis le surplomb verdoyant qui dominait la rivière.

La berge était plus haute qu’il ne le pensait et la rivière un peu plus basse, laissant des rochers à découvert. Au lieu de les dépasser et d’atteindre l’eau profonde, il tomba parmi les pierres inclinées, provoquant une gerbe d’eau, le bras tendu parmi les hauts-fonds. Sa tête encore douloureuse du coup qu’il venait de recevoir porta sur l’arête d’un caillou. Il resta étourdi à l’endroit de sa chute, à demi caché sous l’avancée des buissons, entièrement dissimulé par l’obscurité. Le dogue, dont l’eau n’était pas l’élément préféré, pataugea sans enthousiasme dans l’herbe et couina, refusant d’aller plus loin.

Le veilleur, qui était resté nettement en arrière, à bout de souffle, entendit le bruit de la chute, vit même un bref reflet sur la pâleur changeante de la Severn et s’arrêta à bonne distance de la berge pour rappeler son chien d’un coup de sifflet. Le voleur potentiel devait être déjà presque sur l’autre rive. Plus de souci à avoir... Il était à peu près sûr que le criminel n’avait réussi à s’introduire nulle part, sinon le chien aurait donné l’alarme plus tôt. L’homme n’en fit pas moins le tour de l’entrepôt et des ateliers de teinture pour vérifier que tout était en ordre. Le rebord qui s’était effondré sous les volets sombres pendait à la verticale, comme les planches sur lesquelles il reposait, mais le veilleur ne le remarqua pas. Le lendemain matin, il irait y regarder de plus près, apparemment il n’y avait pas eu de dégâts. Tout content, il retourna à sa cabane, son chien sur les talons.

 

Sans bouger, Vivian écouta jusqu’à ce que les aboiements du chien se fussent éloignés avant de cesser complètement. Il sortit presque douloureusement de son immobilité.

— Il y avait quelqu’un dehors ! Qui a deviné... ou qui sait !

Il s’essuya le front d’une main crasseuse, ce qui n’arrangea vraiment rien.

— Oh seigneur, qu’est-ce que je vais devenir ? Je ne peux pas vous laisser partir et je ne saurais vous garder ici plus longtemps, même pas un jour de plus. Si quelqu’un a des soupçons...

Judith resta silencieuse, sans détourner le regard qu’elle fixait sur lui. Maintenant qu’elle le voyait sale, humilié, elle se sentait émue malgré elle, sentiment qu’elle n’aurait jamais éprouvé quand il était fringant et tiré à quatre épingles, tel un beau coq dans sa basse-cour. N’osant plus s’obstiner dans ses projets trop audacieux, incapable de reculer, souhaitant ne s’être jamais embarqué dans cette équipée, il évoquait une mouche dans une toile d’araignée, qui s’enferre de plus en plus.

De nouveau il s’agenouilla devant elle, lui prit la main, la flatta, la supplia comme un enfant, oublieux de son charme, dépouillé de sa vanité.

— Judith, aidez-moi ! Aidez-moi à m’en tirer ! Essayez de nous imaginer une porte de sortie. Si on venait à vous trouver en ces lieux, je serais ruiné, perdu d’honneur... Et si je vous laisse aller, c’est vous qui me conduirez à ma perte...

— Taisez-vous, répondit-elle avec lassitude. Je n’ai rien contre vous, je ne tiens pas à me venger, seulement recouvrer ma liberté aux meilleures conditions.

— Ça me fait une belle jambe ! Croyez-vous que vous pourrez réapparaître sans qu’on vous pose des questions ? Même si vous gardez le silence, à quoi cela m’avancera-t-il ? On ne vous laissera aucun répit avant que tout ait été éclairci, et je serai fichu. Si seulement je savais vers où me tourner !

— Cela me serait aussi utile qu’à vous de pouvoir éviter un scandale, mais il faudrait un miracle pour expliquer ces deux journées. Et je dois me protéger dans la mesure du possible. Chacun pour soi, mais j’aimerais autant que vous vous en sortiez sans dommage, si cela se peut. Eh bien, qu’est-ce qu’il y a encore ?

Il s’était dressé, tendu, aussitôt sur le qui-vive, écoutant de toutes ses oreilles.

— Il y a quelqu’un dehors, murmura-t-il. Tiens, ça recommence. Vous n’entendez pas ? On nous espionne... Écoutez !...

Elle se tut, mais elle n’était pas convaincue. Il était si nerveux, craintif à présent qu’il était bien capable de voir des ennemis partout. Pendant un long moment plus aucun son ne leur parvint. Même la brise légère contre les volets était tombée.

— Il n’y a personne, c’est votre imagination. Ce n’est rien !

Elle lui prit soudain les mains, lui montrant que c’était elle qui commandait, alors que jusqu’à ce moment elle s’était contentée de ne pas réagir à son contact.

— Écoutez-moi ! Il y a peut-être un moyen ! Quand sœur Magdeleine est venue me voir, elle m’a proposé de me réfugier au gué de Godric si je sentais que j’étais au bout de mes forces et qu’il me fallait du temps pour me ressaisir. Dieu sait que j’en avais et que j’en ai toujours besoin. Si vous m’y emmenez nuitamment, en secret, je pourrai revenir plus tard et expliquer où j’étais, pour quelle raison, et donc que j’ignorais tout de ce qui se passait. Je prétendrai avoir fui pendant quelque temps pour trouver le courage de reprendre mes occupations, et j’espère de tout cœur que ce sera la vérité. Je ne vous nommerai pas et je ne soufflerai mot de votre conduite envers moi.

Il la fixait, les yeux écarquillés, n’osant pas reprendre espoir, mais dans l’incapacité de résister avant de recommencer à douter s’il s’en tirerait à si bon compte.

— On vous interrogera sans relâche, on voudra savoir pourquoi vous vous êtes tue, et le motif d’un départ qui laisse tous vos proches dans l’angoisse. Et le bateau... ils sont au courant pour le bateau, ils doivent savoir...

— Quand on m’interrogera, déclara-t-elle fermement, je leur répondrai ou refuserai de leur répondre. Inquiétez-vous si cela vous amuse, il va falloir vous en remettre à moi. Je vous offre une échappatoire. C’est à prendre ou à laisser.

— Je n’ose vous accompagner jusque là-bas, avoua-t-il, en se tordant les mains.

— Ce n’est pas la peine non plus. Vous pouvez me laisser seule pour la dernière partie du chemin. Je n’ai pas peur. Il est inutile qu’on vous voie.

A chaque mot il reprenait espoir... et des couleurs.

— Mon père est reparti voir ses troupeaux aujourd’hui ; il passera au moins deux nuits dans les collines avec les bergers. Il reste un bon cheval aux écuries, assez solide pour nous porter tous les deux si vous montez en croupe avec moi. Je vous emmènerai hors de la ville avant la fermeture des portes, il vaut mieux qu’on ne la traverse pas ensemble. Il y a un gué un peu plus bas en aval, on n’a qu’à passer par là, et prendre la route du sud en direction de Beistan. Au crépuscule... si nous partons à ce moment... Je me suis si mal conduit envers vous, Judith, et vous pouvez me pardonner ? Je ne le mérite pas !

Eh bien, on aura tout vu ! pensa-t-elle, avec un sourire en coin. Vivian Hynde qui se montrait humble et ne se croyait plus tout permis ! Cette peur salutaire qu’il s’était infligée l’aiderait peut-être à s’améliorer. Non, il n’était pas méchant, seulement faible, et il croyait que tout lui était dû. Elle n’en laissa pas moins sa question sans réponse : il y avait au moins une chose qu’elle trouvait difficile d’oublier, c’était de l’avoir laissée aux mains brutales de Gunnar qui avait manifestement apprécié de la tenir serrée contre lui alors qu’elle était dans l’incapacité de se défendre.

Elle ne craignait pas Vivian, mais elle n’aurait pas du tout aimé rencontrer Gunnar seule au coin d’un bois.

— Si j’agis ainsi, c’est autant pour vous que pour moi, déclara-t-elle. J’ai donné ma parole et je m’y tiendrai. Demain au coucher du soleil, d’accord. Il est trop tard pour se mettre en route ce soir.

Il était retombé dans ses doutes et ses craintes en se rappelant les bruits du dehors et les hurlements du chien.

— Mais si on devinait que vous étiez ici ? Et s’ils revenaient demain en exigeant les clés ? Partons tout de suite, Judith. On va aller chez mes parents, ce n’est pas loin du guichet. Nul ne nous verra à pareille heure. Ma mère vous cachera. Elle nous aidera et elle vous sera reconnaissante de m’avoir épargné. Mon père est dans ses collines, il ne saura jamais rien... Et puis vous pourrez vous reposer dans un vrai lit, il y aura de l’eau pour vous laver et tout le confort dont vous aurez besoin...

— Votre mère est au courant de vos agissements ? demanda-t-elle, atterrée.

— Non, non, pas du tout ! Mais elle nous aidera pour moi.

Déjà il était à la porte étroite, dissimulée derrière les balles de toisons ; il tourna la clé, attirant la jeune femme derrière lui dans sa hâte de fuir cet endroit et de courir se mettre à l’abri chez lui.

— Demain, j’enverrai Gunnar tout remettre en ordre. Comme ça, s’ils se montrent, ils en seront pour leurs frais.

Elle souffla la chandelle et le suivit. Ils descendirent l’échelle, se glissèrent par le panneau inférieur et s’enfoncèrent dans la nuit. La lune se levait à peine, baignant la pente d’une lumière vert pâle. Après l’odeur de renfermé, de poussière et de fumée de la chandelle dans cet espace confiné, l’air lui parut doux et frais. L’ombre des tours du château et le guichet dans le mur d’enceinte n’étaient qu’à deux pas.

 

Une silhouette plus sombre se frayait un chemin sur le vaste plan du clair de lune, coupant au plus court depuis l’arrière de l’entrepôt jusqu’au couvert des arbres puis, d’une façon détournée, rapide et silencieuse, jusqu’au bord de l’eau. Le surplomb d’où Bertred avait sauté pour échapper au mâtin demeurait dans la pénombre. Bertred n’avait pas bougé depuis sa chute ; toujours inconscient, il commençait cependant à remuer et à gémir. Il reprenait péniblement son souffle comme la douleur s’éveillait en lui. L’ombre plus noire qui se posa perpendiculairement sur lui, juste au bord des rayons de la lune, s’étendit jusqu’à la berge de la rivière sans pénétrer son cerveau engourdi ni semer le trouble derrière ses paupières closes. Une main se tendit, le saisit par les cheveux, lui souleva la tête pour le regarder de plus près. Il était vivant et respirait normalement. Quelques soins, un peu de repos et il pourrait reprendre ses esprits, raconter ce qu’il savait.

L’ombre penchée sur lui se redressa et resta un moment à l’observer, indifférente. Puis elle enfonça le bout de sa botte dans le flanc de Bertred, le dégageant de l’endroit où il gisait, et le projeta dans l’eau profonde où le courant rapide et les tourbillons l’emportèrent en direction de la rive opposée.

 

L’aube du vingt juin se leva sur une succession rapide d’averses qui se calmèrent vers le milieu de la matinée pour céder la place à une belle journée ensoleillée. Il y avait pas mal de travail en attente dans les vergers de la Gaye, mais à cause de la pluie du matin, il faudrait patienter jusqu’au retour de la chaleur de midi avant de s’y atteler. Les cerises ne demandaient qu’à être cueillies, mais pour cela il était indispensable qu’elles soient sèches. Il y avait aussi les premières framboises à ramasser, et là encore l’humidité devait s’être évaporée. Sur les carrés de légumes où jouait le soleil, le sol s’était asséché et les moines de service s’affairaient à semer des laitues pour ne pas être à court, à biner, sarcler avant midi, mais c’était dans l’après-dînée que l’équipe du verger entamerait ses tâches à l’autre bout des terres de l’abbaye.

Il n’y avait aucune raison pour que frère Cadfael se trouvât là aussi, mais rien de spécial ne requérait sa présence à l’herbarium non plus, et le malaise croissant dû à l’incapacité de retrouver Judith Perle depuis trois jours ne lui laissait pas un moment de repos ni la tranquillité d’esprit pour s’occuper comme à l’ordinaire. Hugh n’avait pas donné signe de vie et il n’avait rien de rassurant à apprendre à Niall quand ce dernier vint aux nouvelles, l’air inquiet. Toute l’affaire était au point mort, les heures elles-mêmes retenaient leur respiration et le temps semblait suspendu.

Pour s’occuper en se livrant au moins à une activité physique, Cadfael accompagna les autres au verger. Comme cela arrive fréquemment lors des saisons tardives, la nature s’était décidée à compenser les semaines perdues pendant les frimas du printemps et s’était arrangée pour que les framboises et les premières groseilles à maquereau, encore bien fermes sur leurs buissons épineux, mûrissent presque comme à l’ordinaire. Mais Cadfael n’avait guère la tête à la cueillette. Les vergers étaient juste en face des buttes où les jeunes archers allaient tirer les jours de foire, au pied du mur de la ville, à l’abri des tours du château. Un peu plus loin, après un petit bois, il aurait une vue dégagée sur l’autre rive et les ateliers de foulage puis, juste en aval, sur la jetée de William Hynde.

Cadfael travailla un moment, si distraitement qu’il se griffa les mains plus souvent qu’à son tour. Mais au bout d’un bref laps de temps, il se redressa, se suça le doigt pour en retirer la dernière épine, se dirigea vers le fleuve et, longeant la rive, pénétra parmi les arbres. À travers les branches inclinées, la couronne de murailles ceignant la ville se déployait à côté de lui par-delà la rivière, avec la pente raide, toute verte, sous le rempart. Ensuite il y avait l’avancée du premier bastion surplombant la prairie qui devenait plus étroite. Cadfael continua sa promenade et atteignit une large étendue gazonnée, ponctuée de buissons bas, près du rivage ; çà et là, un banc de roseaux gardaient l’eau tranquille des hauts-fonds tandis que le courant devenait plus rapide au milieu de la Severn. En face les ouvriers de Godfrey Fuller travaillaient à étirer le tissu dont une longueur était disposée sur un cadre où on l’avait mise à sécher.

Il arriva à un endroit situé exactement en face des buissons où on avait découvert le bateau volé, laissé à l’abandon. Sur la berge un petit garçon gardait un troupeau de chèvres. Lumineux et paisible, le paysage aquatique sommeillait dans la lumière de l’après-midi, rendant difficile d’admettre l’existence des crimes, des enlèvements et du mal dans un monde aussi beau.

Cadfael avait à peine parcouru une centaine de pas et s’apprêtait à repartir dans l’autre sens. Il avait atteint une courbe où la berge opposée était érodée, dominant une eau profonde qui remontait sur le côté pour former un banc de sable où bougeaient à peine d’innocentes vaguelettes. C’était un lieu que Madog connaissait bien, où ce qui était tombé en amont pouvait être rejeté sur le rivage.

Et c’est précisément ce qui s’était produit la nuit précédente. Presque submergée, affleurant à peine à la surface, une masse assez sombre battue par les reflets argentés de l’eau s’était posée sur l’or mat du sable de la Severn. Une forme pâle qui flottait légèrement sans pour autant être un poisson attira d’abord le regard de Cadfael. C’était une main d’homme au bout d’une manche noire qui s’élevait juste assez pour que le flot l’agite. La tête brune d’un homme dont la nuque ridait à peine l’eau, avec ses boucles que déroulaient les vaguelettes, bougeait un peu d’un mouvement irrégulier.

Cadfael glissa sur la pente à toute vitesse, pataugea dans la flaque peu profonde pour s’assurer une double prise sur le tissu trempé et tirer le corps à sec. L’homme était indubitablement mort, sans doute depuis plusieurs heures. Il gisait à plat ventre, à deux pas de la rivière ; des ruisselets coulaient de chaque pli de ses vêtements et de ses mèches emmêlées. C’était un jeune homme gracieux et bien bâti. Faute de pouvoir lui venir en aide, il n’y avait plus qu’à le ramener chez lui et à lui offrir un enterrement décent. Il faudrait plusieurs paires de bras pour l’enlever de la rive et le porter le long de la Gaye. Cadfael alla chercher du secours sans perdre une seconde.

Cette carrure, ces chausses, ces vêtements sombres auraient pu caractériser des dizaines de jeunes de Shrewsbury (tous ceux qui travaillaient étaient ainsi habillés) et Cadfael n’identifia pas tout de suite la victime. Il se pencha pour la prendre solidement sous ses bras inertes et la retourna sur le dos, révélant au soleil indifférent le visage sali, pâle mais encore séduisant de Bertred, le contremaître des tisserands de Judith Perle.

Une rose pour loyer
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