5

 

 

L’abbé et frère Anselme reprirent le chemin de l’abbaye afin de demander que l’on ramenât frère Eluric sur une civière ; ensuite ils enverraient un messager au jeune adjoint de Hugh, au château, afin de l’avertir qu’il avait un meurtre sur les bras. La nouvelle qu’un moine venait de mourir dans des circonstances mystérieuses ne tarderait pas à se répandre sur la Première Enceinte, et le vent d’été colporterait d’étranges rumeurs à travers toute la ville. L’abbé rendrait sûrement publique une version soigneusement expurgée de la tragédie d’Eluric, pour imposer silence aux racontars les plus fous. Il ne mentirait pas, mais veillerait à judicieusement laisser de côté une part du secret qui resterait à jamais entre le défunt, les deux religieux appelés comme témoins et lui-même. Cadfael devinait assez bien comment on écrirait l’histoire : il avait été décidé, après mûre réflexion, qu’il était plus convenable de charger le locataire lui-même de régler le loyer de la rose plutôt que le gardien de l’autel de sainte Marie et, à ce titre, frère Eluric avait été déchargé de la mission qu’il avait précédemment remplie. Sa visite secrète au jardin n’était peut-être pas très sérieuse, mais n’avait aucun caractère blâmable. Il avait, c’était évident, simplement voulu s’assurer que le rosier était en de bonnes mains et bien fleuri ; découvrant un malfaiteur qui s’apprêtait à l’abattre, il avait naturellement essayé de s’opposer à ce geste, et il avait été tué au cours de cet affrontement. C’était une mort honorable, il serait donc enterré avec les honneurs. Il n’y avait rien à gagner à évoquer son conflit intérieur ainsi que la souffrance qui en avait résulté.

Oui mais voilà, Cadfael, lui, allait se retrouver confronté à une femme qui était en droit de tout savoir, sans compter qu’il ne serait pas très facile de lui mentir, ni même de travestir les faits. Et elle ne se contenterait pas de demi-vérités.

Puisque le soleil atteignait maintenant le parterre sous le mur nord du jardin, et que le bord de l’empreinte profonde pourrait sécher et s’effriter avant midi, voire disparaître complètement, Cadfael avait sur-le-champ emprunté quelques bouts de chandelle à Niall, les avait fondus dans un des petits creusets de l’artisan et était allé les couler soigneusement dans la forme en creux de la botte. En s’armant de patience, il réussit à sortir un moulage intact. Il faudrait le mettre au frais pour en conserver la netteté, mais à titre de précaution il avait également pris un bout de cuir mince non utilisé et découpé avec soin la silhouette de l’empreinte, avec les particularités qu’elle présentait. Tôt ou tard les bottes arrivent chez le cordonnier ; elles sont bien trop précieuses pour qu’on s’en débarrasse avant qu’elles ne soient complètement usées et qu’il n’y ait plus moyen de les réparer. Il arrive très fréquemment qu’elles soient utilisées par trois générations avant qu’on se décide à les jeter. Ainsi, songea Cadfael, cette botte tomberait un jour entre les mains du prévôt Corvisart ou d’un de ses collègues. Impossible de savoir quand, évidemment, mais la justice a appris à attendre... et à ne pas oublier.

Il rejoignit Judith assise dans le salon austère, impeccable et nu de Niall. On voyait que c’était un homme seul qui y vivait, rien ne traînait, mais il y manquait tous ces petits ornements qu’une femme y aurait ajoutés. Les portes étaient toujours grandes ouvertes ; il y avait deux fenêtres sans volets ; le reflet vert du feuillage et celui doré du soleil se répandaient et remplissaient la pièce de lumière. Judith ne la craignait pas ; là où elle se trouvait, des rayons, brillants, frémissaient au gré de la brise sur elle et ses vêtements. Elle était seule quand Cadfael revint du jardin.

— L’orfèvre avait un client, murmura-t-elle avec un sourire très pâle. Je l’ai prié d’aller le voir. Un homme ne doit pas négliger son travail.

— Une femme non plus, rétorqua Cadfael, qui posa délicatement son moulage de cire sur les dalles du plancher où le courant d’air passerait et repasserait sur lui comme les rais du soleil sur la jeune femme.

— Oui, je sais. Ne vous inquiétez pas pour moi, je respecte la vie. D’autant plus, ajouta-t-elle gravement, que j’ai encore une fois vu la mort de près. Racontez-moi tout ! Vous me l’avez promis.

Il s’assit près d’elle sur le banc dépourvu de coussin et lui narra en détail tout ce qui s’était passé ce matin-là, la disparition d’Eluric, l’arrivée de Niall, venu leur apprendre la découverte du corps et du rosier mutilé, sans omettre leur premier soupçon quant à un geste délibérément malveillant commis par Eluric et son éventuel suicide avant qu’une succession d’indices ne désignât une piste différente. Elle l’écouta jusqu’au bout avec beaucoup d’attention, sans détourner de lui ses beaux yeux gris, pleins d’intelligence.

— Mais enfin, je ne comprends pas. Vous mentionnez son escapade nocturne comme si elle n’avait aucune importance. Vous savez pourtant bien qu’une telle audace est proprement inouïe chez un jeune religieux. Il me paraissait si doux, inoffensif et respectueux des règles. Pourquoi a-t-il agi ainsi ? Pourquoi cette visite au rosier a-t-elle revêtu une telle importance pour lui ? Et sans autorisation, qui plus est, en pleine nuit ! Qu’est-ce que cela signifiait pour lui, qu’est-ce qui a pu le pousser à se conduire d’une façon si peu naturelle ?

Il fallait reconnaître qu’elle n’y allait pas par quatre chemins. Elle ne s’était absolument pas rendu compte qu’elle avait hanté le sommeil de ce garçon. Elle entendait bien qu’on lui réponde ; la seule possibilité était donc de ne rien lui cacher. L’abbé aurait pu, à ce moment, avoir une hésitation. Pas Cadfael.

— Cela signifiait, répondit-il simplement, que l’infortuné ne pouvait vous oublier. Ce n’est pas parce que nous avons changé nos dispositions qu’il n’aurait pu continuer à vous porter la rose. Il a demandé à être relevé d’une tâche qui lui était devenue une torture ; et nous y avons consenti. Il ne supportait plus la souffrance que lui causaient votre présence, votre vue, la possibilité de vous toucher s’il le voulait et de vous savoir à mille lieues de lui, bref de n’avoir pas le droit d’aimer. Mais quand il a été libéré de ce tourment, il semble que votre absence ait été tout aussi douloureuse. Il s’en serait remis, ajouta Cadfael, triste et résigné, s’il avait vécu, mais sa convalescence aurait été longue et pénible.

Elle ne s’était pas détournée et son visage n’avait pas changé, sauf que le sang s’était retiré de ses joues. Elle était maintenant blême et translucide comme de la glace.

— Oh mon Dieu ! Et moi qui n’ai rien remarqué ! Il n’y a jamais eu un seul mot ni un regard... Je suis beaucoup plus âgée que lui et je ne suis pas une beauté ! C’est comme si on m’avait délégué un écolier. Je n’ai jamais pensé à mal. Comment est-ce arrivé ?

— Il était cloîtré presque depuis le berceau, souffla doucement Cadfael, sans avoir jamais approché une femme depuis qu’on l’avait séparé de sa mère. Il était sans défense devant un joli visage, une voix douce, une démarche gracieuse. Vous êtes incapable de vous voir avec ses yeux à lui, sinon vous pourriez bien être étonnée.

Elle reprit la parole après un moment de silence :

— J’ai vaguement senti qu’il n’était pas heureux, mais c’est tout. Et combien d’entre nous peuvent se vanter de l’être ? Est-il indispensable que ces choses s’ébruitent ?

— Eh bien, le père abbé, frère Richard, son confesseur, frère Anselme et moi sommes au courant. Et vous maintenant. Cela s’arrêtera là. Aucun de nous ne songerait à vous reprocher quoi que ce soit. Il n’y a aucune raison.

— Mais moi, si, je m’en veux.

— Alors vous êtes injuste. Il ne faut pas s’exagérer nos responsabilités. C’était l’erreur d’Eluric.

Une voix d’homme, jeune, agitée, s’éleva dans la boutique et on entendit celle de Niall s’empresser de le rassurer. Miles s’engouffra par la porte ouverte tandis que, derrière lui, le soleil dessinait sa silhouette et jouait dans ses cheveux clairs en bataille, leur donnant une nuance très blonde alors qu’il était châtain clair. Il était rouge, hors d’haleine, mais il poussa un grand soupir de soulagement en voyant Judith assise très droite ; elle ne pleurait pas et elle était en rassurante compagnie.

— Dieu du ciel, que s’est-il passé ici ? On raconte des histoires épouvantables sur la Première Enceinte. Y a-t-il du vrai là-dedans, mon frère ? Ma cousine... je savais qu’elle devait venir ici ce matin. Dieu merci, ma chère, tu es saine et sauve et avec un ami. Tu n’as pas de mal ? Je suis venu au pas de course pour te ramener à la maison dès que j’ai appris ce qui se colportait.

Son arrivée bruyante avait dispersé aux quatre vents l’atmosphère solennelle qui imprégnait la pièce et son énergie avait ramené un peu de couleur sur le visage figé de Judith. Elle se leva pour l’accueillir et le laissa la serrer, impulsivement, dans ses bras en baisant sa joue glacée.

— Mais non, ça va. Tu n’as aucune raison de t’inquiéter. Frère Cadfael a eu la gentillesse de rester avec moi. Il était arrivé avant, ainsi que le père abbé. Mais je n’ai jamais été en danger ni menacée.

Tout en continuant à la tenir enlacée d’un geste protecteur, Miles tourna la tête vers Cadfael, les sourcils froncés, inquiet.

— Mais il y a bien eu un mort ? Ou est-ce une rumeur sans fondement ? Il paraîtrait qu’un moine de l’abbaye a été emporté d’ici le visage couvert...

— C’est hélas vrai, admit Cadfael, se levant avec une certaine lassitude. On a trouvé frère Eluric, le gardien de l’autel de sainte Marie, mort. Il avait été poignardé.

— Hein ? Quoi ? Dans la maison ?

Il n’avait pas l’air d’y croire. Ce qui n’avait rien d’étonnant. Qu’est-ce qui avait bien pu pousser un religieux de l’abbaye à envahir le logis d’un artisan ?

— Dans le jardin. Sous le rosier, expliqua brièvement Cadfael. Qui avait été sérieusement endommagé. Votre cousine vous en parlera. Il vaut mieux entendre la vérité qu’écouter ces rumeurs auxquelles nul ne peut échapper. Maintenant, il faudrait raccompagner votre parente, afin qu’elle puisse se reposer. Elle en a grand besoin.

Il ramassa sur le seuil le moulage de cire auquel le jeune homme lança un regard curieux, et le reposa avec précaution sur sa besace pour éviter qu’on n’y touche.

— Vous avez raison ! acquiesça Miles qui rougit comme un gamin rappelé à son devoir. Mille mercis pour votre bonté, mon frère.

Cadfael les suivit dans l’atelier. Niall était à son banc. Il se leva pour les saluer quand ils prirent congé. C’était un homme discret, il avait eu la délicatesse de se retirer pour éviter de les déranger dans leur discussion. Judith le considéra gravement et, sortant de sa réserve, forte de son innocence intacte, elle lui adressa un léger mais adorable sourire.

— Maître Niall, je suis désolée de vous avoir causé tant de difficultés et de soucis, et je vous suis reconnaissante de votre gentillesse. J’ai aussi quelque chose à reprendre et une dette envers vous, auriez-vous oublié ?

— Non, la rassura Niall. Mais je vous aurais apporté l’objet à un moment plus favorable.

Il se tourna vers l’étagère derrière lui et en retira la ceinture enroulée. Elle lui paya ce qu’elle lui devait sans faire de façons dès qu’il lui annonça le prix, puis elle la déroula et tint la boucle entre ses mains, contemplant longuement le cadeau enfin réparé de son mari. Pour la première fois, elle eut les yeux brillants sans toutefois se mettre à pleurer.

— Le moment est parfaitement choisi, murmura-t-elle, regardant Niall bien en face, pour que ce petit objet auquel je suis très attachée me donne tant de joie.

 

Ce fut le seul plaisir qu’elle eut de la journée et encore il s’accompagna d’une souffrance aiguë. L’agitation, le bavardage incessant et vain d’Agathe lui furent aussi insupportables que l’inquiétude discrète mais toujours présente de Miles. Elle avait en permanence devant les yeux le visage sans vie de frère Eluric. Comment avait-elle pu ne pas remarquer son angoisse ? Elle l’avait reçu et remercié non pas une mais trois fois, en percevant simplement un peu d’inconfort qu’on aurait pu mettre sur le compte de la timidité. Elle se doutait qu’il ne nageait pas dans le bonheur, mais elle s’était demandé si, cloîtré depuis l’enfance, il avait vraiment la vocation. Elle était tellement plongée dans ses propres soucis qu’elle s’était montrée insensible à ceux du jeune homme. Même dans la mort, il ne lui adressait aucun reproche. C’était inutile. Elle s’en chargeait pour lui.

Elle aurait volontiers cherché un divertissement en se donnant de l’occupation, mais elle avait peur d’affronter les murmures effarés et les silences pesants des ouvrières de l’atelier de tissage. Elle décida finalement de rester assise dans la boutique où, si des curieux décidaient de venir la dévisager, ils arriveraient au moins un par un, et parmi eux il s’en trouverait peut-être certains qui désireraient sincèrement acheter du drap ou n’auraient pas encore appris la nouvelle qui se murmurait dans tout Shrewsbury et se répandait comme une traînée de poudre.

Mais même cela était difficile à supporter. Elle eût été heureuse de voir le soir descendre et de pouvoir tirer les volets. Hélas un client de dernière heure, venu prendre un lé de tissu pour sa mère, se mit en tête de s’attarder et de compatir avec elle dans l’intimité, enfin pour autant qu’il régnait un soupçon d’intimité malgré les interventions intempestives d’Agathe, qui tenait à ne pas laisser sa nièce seule un instant. Il n’empêche que ces brèves minutes de tête-à-tête, Vivian Hynde sut les mettre à profit.

C’était le fils unique du vieux William Hynde qui possédait les plus grands troupeaux de moutons des collines du centre du comté. Depuis des années il vendait régulièrement aux Vestier les moins belles de ses toisons tandis qu’il réservait les meilleures aux courtiers qui les rassemblaient pour les expédier vers le nord de la France et les villes lainières des Flandres, à partir de ses entrepôts et sa jetée en amont, à côté des ateliers de Godfrey Fuller. Depuis des générations, les deux familles collaboraient sur le plan commercial, ce qui rendait très normale cette visite, même pour ce jeune homme dont on prétendait qu’il s’entendait plutôt mal avec son père ; il ne fallait pas s’attendre à ce qu’il lui succédât et il n’y aurait pas de troisième génération de lainiers. S’il avait du talent, c’était essentiellement celui de jeter par les fenêtres l’argent que gagnait son père. À tel point qu’on racontait que celui-ci avait violemment tapé du poing sur la table et refusé de continuer à payer les dettes de son héritier. Il ne lui donnait même plus un liard pour jouer aux dés, courir la gueuse et mener la grande vie. William avait déjà sorti ce bon à rien de situations embarrassantes à maintes reprises, mais maintenant, sans son appui, les ressources ordinaires du garçon n’étaient pas vraiment de nature à lui valoir un crédit solide. Les amis d’un jour oublient facilement leur protecteur et idole de naguère quand il est à court d’argent.

Cependant, pour le moment, Vivian paraissait aussi faraud qu’à l’ordinaire ; il déploya tout son charme, toute sa grâce, pour consoler une veuve éplorée. En vérité, ce grand jeune homme athlétique avait beaucoup d’allure. Ses cheveux blonds comme les blés bouclaient admirablement et, sous cette lumière, ses yeux bruns avaient de surprenants reflets dorés. Il était toujours très élégant et il savait que les filles étaient folles de lui. S’il n’avait pas réellement progressé auprès de la veuve Perle, il n’était pas le seul ; il y avait donc encore de l’espoir.

Il eut assez d’esprit pour se montrer délicat en l’occurrence ; il lui manifesta de la sympathie et de l’intérêt tout en évitant une curiosité excessive. Il savait, quand il le fallait – question d’habitude –, y aller sur la pointe des pieds. Il n’ignorait pas non plus le côté superficiel de sa personnalité et il eut le front de la taquiner pour la voir sourire.

— D’après moi, si vous vous enfermez dans votre coin pour vous désoler sur quelqu’un que vous connaissez à peine, votre bonne tante vous rendra encore plus mélancolique. Elle vous a déjà à moitié convaincue d’entrer au couvent. Et cela, énonça Vivian avec emphase, c’est une erreur capitale.

— Je ne serais pas la première, et mes raisons ne sont ni pires ni meilleures. Pourquoi ?

— Parce que... parce que vous êtes jeune et belle, s’exclama-t-il rayonnant, et il se pencha, baissant la voix de crainte qu’Agathe ne choisisse ce moment pour réapparaître sous un prétexte quelconque, et que vous ne tenez pas à vous enterrer dans un monastère. Vous le savez bien ! Et aussi parce que je suis votre admirateur passionné, ça aussi vous le savez. Si vous disparaissez de ma vie, j’en mourrai.

Elle pensa que si cet aveu n’était pas du meilleur goût, il partait d’un bon sentiment. Elle éprouva une certaine émotion en voyant qu’il retenait son souffle et que son regard se voilait, car il se rendait compte qu’il avait mal choisi le jour pour une telle confidence.

— Oh, je vous prie de m’excuser ! Je suis un parfait idiot ! Je ne voulais pas... Mais mes intentions sont pures. Permettez-moi de partager votre vie et je vous convaincrai. Épousez-moi et je vous protégerai. Je vous redonnerai confiance.

Plus tard elle commença à se demander si tout cela n’était pas calculé car ce jeune homme était subtil et persuasif. Mais pour le moment elle était désemparée et doutait d’elle-même, incapable de prêter à quiconque, sauf à elle-même, la moindre malhonnêteté. Ce n’était pas la première fois que Vivian se conduisait ainsi envers elle, et jusqu’à présent sans succès. Aujourd’hui, elle ne voyait plus qu’un jeune homme à peine plus âgé que frère Eluric et qui, malgré les flatteries excessives qu’il lui adressait, souffrait peut-être du même mal. Elle avait si lamentablement échoué à apporter le moindre réconfort au pauvre petit moine qu’elle se devait d’autant plus de prêter attention aux autres. Aussi fut-elle tolérante et, si ses réponses furent d’une aimable fermeté, elle lui consacra plus de temps qu’elle ne lui en aurait accordé d’ordinaire.

— C’est de la folie de parler ainsi. On se connaît depuis l’enfance, vous et moi. Je suis votre aînée, veuve de surcroît, je ne suis pas du tout l’épouse qu’il vous faut. D’ailleurs je ne compte pas me remarier. Voilà la vérité, vous devez vous y résigner au lieu de continuer à perdre votre temps.

— En ce moment vous vous tourmentez pour la mort de ce moine, s’écria-t-il, véhément. Dieu sait pourtant que vous n’en êtes pas responsable. Mais il n’en sera pas toujours ainsi. Dans un mois vous verrez les choses tout autrement. Et cette charte qui vous pose problème, on peut la modifier. Vous pouvez, non, vous devez vous débarrasser de cette obligation, et adieu les remords. Vous voyez bien que ça n’était pas raisonnable.

— Oui, admit-elle, résignée, c’était de la folie de fixer un prix, même nominal, pour un cadeau. Je n’aurais jamais dû. Cela n’a apporté que des souffrances. Mais il est vrai qu’on peut arranger cela.

Apparemment cette discussion qui se prolongeait était un encouragement pour Vivian, et ce n’était pas du tout ce qu’elle voulait. Aussi argua-t-elle de sa fatigue bien réelle pour se libérer de ses trop longues assiduités aussi gentiment que possible. Il s’en alla à contrecœur, mais avec grâce. Depuis l’encadrement de la porte, il lui adressa un long regard avant de pivoter et de s’éloigner à grandes enjambées le long de la rue que l’on appelait la Maerdol et qui descendait vers le pont.

Mais même après son départ, la soirée continua à retentir des échos du matin, rappels du désastre, reproches d’inconséquence, cependant qu’Agathe remuait le couteau dans la plaie.

— Ah, c’est malin ce contrat digne d’un roman de chevalerie, comme si tu étais une gamine. Te rends-tu compte ? Une rose, non mais a-t-on idée ! Tu n’aurais jamais dû donner aussi inconsidérément la moitié de ton patrimoine sans savoir quand toi ou ta famille en aurait un besoin urgent. Et regarde le résultat : un meurtre ! Tout ça à cause de cette charte ridicule.

— Inutile de continuer à t’inquiéter, murmura Judith d’un ton las. Je le regrette. Il n’est pas trop tard pour tout changer. Et maintenant, laisse-moi tranquille. Tu crois que je n’ai pas déjà pensé à tout ça ?

Elle alla se coucher de bonne heure et la petite Branwen, qui, à cause de son éruption, n’avait plus à carder la laine et travaillait pour le moment à la maison, vint s’occuper d’elle. Elle plia et mit dans un coffre la robe que sa maîtresse venait d’enlever et tira le rideau de la fenêtre sans volet. Branwen aimait bien Judith, mais pour l’occasion elle n’était pas fâchée d’avoir été libérée tôt. En effet le serviteur de Vivian était resté sur place pour rapporter le tissu de Mme Hynde. Il était confortablement installé à la cuisine où il jouait aux dés avec Bertred, le contremaître des tisserands. Ils ne manquaient de charme ni l’un ni l’autre et appréciaient les jolies filles. Branwen, elle, ne se formalisait pas de jouer la petite chatte que se disputent deux beaux matous. Il lui semblait parfois que Bertred était ambitieux et qu’il lorgnait avec intérêt du côté de sa maîtresse. Il était très fier de sa taille robuste et de son visage agréable ; en outre il se tenait très droit et s’exprimait bien. Mais cela ne le mènerait nulle part ! Et avec pour vis-à-vis Gunnar, le domestique du fils Hynde, manifestement captivé, il saurait peut-être se pencher sur une femme plus à sa portée.

— Allez, va maintenant, souffla Judith, laissant couler son opulente chevelure sur ses épaules, je n’aurai plus besoin de toi pour ce soir. Mais réveille-moi très tôt demain matin, ajouta-t-elle, d’un ton résolu. Je compte aller à l’abbaye. Je ne laisserai pas traîner cette histoire une minute de plus. Demain j’irai voir l’abbé et nous établirons un nouveau document. Finies les roses ! Ce à quoi j’ai renoncé pour un loyer ridicule sera exempt de toute condition.

 

Branwen était très fière d’avoir été choisie pour servir Judith, et elle s’imagina un peu vite que cette dernière lui accordait toute sa confiance, ce qui était loin d’être le cas. Avec ces deux hommes à la cuisine, qu’elle ne laissait pas indifférents et qui étaient tout prêts à se laisser séduire, il ne faut pas s’étonner si elle se vanta d’avoir été la première à être mise dans la confidence des plans de sa patronne pour le lendemain. Dommage vraiment que Gunnar se rappelât si vite qu’il devait rapporter le lainage de Mme Hynde et que, s’il tardait, il pourrait bien lui en cuire. Ce qui la laissait seule avec Bertred, qu’elle préférait en définitive ; mais le regard possessif de ce dernier envers une fille de la maisonnée perdit beaucoup de son acuité quand son rival se fut éclipsé. Finalement, la soirée s’avéra fort décevante et Branwen regagna son lit d’assez mauvaise humeur, partagée entre le désappointement et le ressentiment, dégoûtée des hommes.

 

Le petit Alan Herbard, l’adjoint de Hugh, malgré sa détermination et son sens du devoir, réfléchit à ce que signifiait s’occuper seul d’une affaire de meurtre et dépêcha un courrier dès que la nouvelle lui parvint : le lendemain à midi, Hugh serait sûrement de retour à Shrewsbury, pas chez lui où seule une vieille servante restait à demeure en l’absence de la famille, mais au château où il aurait sous la main la garnison, les sergents et tout le reste.

Entre-temps, avec son moulage en plâtre et la bénédiction de l’abbé, Cadfael se rendit en ville où il montra l’empreinte et le dessin à Geoffroi Corvisart et à son fils Philippe qui étaient les principaux cordonniers et tanneurs de la cité.

— Tôt ou tard les bottes finissent dans votre atelier, déclara Cadfael de but en blanc, même si c’est seulement l’an prochain ou après. De toute manière, il n’y a pas de mal à garder un exemplaire de ma petite preuve et à chercher l’original parmi ce qu’on vous apporte à réparer.

Philippe prit délicatement le moulage entre ses mains et hocha la tête devant les indices qu’il était susceptible de fournir.

— Non, ça ne me rappelle rien, mais on reconnaîtra facilement le propriétaire s’il arrive par ici. Je le montrerai à mes collègues de Frankwell, de l’autre côté du pont. Entre nous, qui sait, on finira peut-être par attraper notre homme. Mais nombreux sont ceux qui réparent leurs chaussures eux-mêmes.

Et dans la voix de ce bon artisan passa un dédain tout professionnel.

Force était d’admettre que les chances semblaient maigres, reconnut Cadfael en marchant vers le pont, mais ce n’était pas une raison pour les négliger. Ils ne disposaient pas de grand-chose d’autre pour commencer. Où que l’on se tournât, on butait sur la question essentielle, mais sans réponse : qui avait bien pu vouloir détruire le rosier ? Pour quelle raison ? Tout le monde se l’était posée vainement et elle se poserait de nouveau quand Hugh arriverait.

Au lieu de s’arrêter au portail, Cadfael poursuivit sa route et remonta toute la Première Enceinte où voletait de la poussière. Il passa devant la boulangerie, la forge, saluant ceux qu’il croisait au détour d’une cour ou d’une haie ; il tourna au portail de la cour de Niall et arriva au guichet menant au jardin. Il était verrouillé de l’intérieur. Il se dirigea vers la boutique où travaillait l’orfèvre. Avec un petit creuset de céramique et un minuscule moule d’argile, il fabriquait une broche.

— Je suis venu voir si vous aviez eu d’autres visiteurs du soir, l’informa Cadfael. Mais je constate que vous avez fermé un des accès chez vous. Dommage que le mur ne soit pas assez haut pour empêcher un homme décidé d’entrer. Enfin, boucher un trou, c’est mieux que rien. Et le rosier, va-t-il mourir ?

— Venez voir par vous-même. Un côté peut-être est condamné, mais ça ne concerne que deux ou trois branches. Il sera un peu de guingois, sûrement pas plus d’un an. La pousse et l’élagage lui rendront son équilibre.

Dans la verdure, les rayons du soleil et les mille couleurs du jardin, le rosier lançait fermement ses branches le long du mur nord ; celles qui s’étaient détachées avaient été fixées à l’aide de morceaux de tissu. Niall avait soigneusement entouré le fût endommagé avec de la toile solide, liant ensemble les rameaux mutilés, et il avait entouré cette protection d’une couche épaisse de cire et de graisse.

— Il y a de l’amour dans ce geste, approuva Cadfael, qui préféra s’abstenir de préciser si le sentiment se portait sur l’arbre ou sur la femme.

Les feuilles du côté tailladé s’étaient fanées, quelques-unes étaient tombées, mais dans son ensemble le massif restait vert et brillant, avec de nombreux bourgeons à demi ouverts.

— Vous vous êtes bien débrouillé. Si vous en avez assez du monde et du siècle, je vous embauche à la clôture.

Niall, qui était plutôt calme, ne se donna pas la peine de relever l’allusion. Ses sentiments à l’égard de la rose et de Judith ne regardaient que lui. Cadfael respectait sa discrétion et, regardant ses grands yeux bien écartés où se mêlaient l’honnêteté et la réserve, il prit congé car il avait lui aussi ses occupations. Il éprouvait le sentiment d’avoir été réprimandé, et pourtant il était heureux. Il y avait au moins quelqu’un, dans cette triste histoire, qui s’occupait de ses affaires et ne se laisserait pas aisément détourner de son but. En outre, cet homme paraissait désintéressé. Car, dans toute cette affaire, les questions d’intérêt l’emportaient, hélas, largement sur l’amour.

Il était déjà près de midi. Le soleil brûlait haut et chaud. Une vraie journée de juin. Sainte Winifred avait dû se donner du mal pour que les puissances célestes lui fissent honneur le jour de sa translation. Comme cela arrivait fréquemment lors des étés tardifs, la saison avait d’abord succédé à un printemps paresseux : les fleurs ne se décidaient pas à s’ouvrir, puis brusquement elles s’épanouissaient fébrilement et les bourgeons explosaient du jour au lendemain. Les récoltes, plus lentes à se réveiller, auraient peut-être un mois de retard, mais elles seraient abondantes et saines, la moitié de leurs ennemis héréditaires ayant gelé sur pied en avril et en mai.

Sur le pas de la porte de sa loge, le portier était en grande conversation avec un jeune homme très excité. Cadfael, incapable comme souvent de résister à la curiosité, s’arrêta et pivota, reconnaissant Miles Coliar, qui était d’ordinaire calme et bien mis, mais pas aujourd’hui. Il avait les cheveux en bataille et l’inquiétude écarquillait ses yeux bleus sous ses sourcils châtains. Miles tourna la tête en entendant quelqu’un s’approcher. Soucieux comme il était, il reconnut un moine qu’il avait vu pas plus tard que la veille s’entretenir amicalement avec sa cousine. Aussitôt, il se dirigea vers lui.

— Je vous ai déjà vu, mon frère, vous avez hier apporté aide et réconfort à Judith. Vous ne l’auriez pas rencontrée aujourd’hui ? Elle ne serait pas venue vous parler ?

— Mais non. Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il y a encore ? Elle est rentrée avec vous hier. Il ne lui est rien arrivé de grave, j’espère.

— Pas que je sache. A ma connaissance elle s’est couchée de bonne heure et je comptais qu’elle dorme bien. Mais à présent... murmura-t-il, jetant à la ronde un coup d’œil vague, un peu égaré. A ce qu’il paraît, elle est sortie pour venir ici. Mais...

— Absolument pas, affirma le portier. Je n’ai pas quitté mon poste, je saurais si elle s’était présentée au portail. Je connais cette dame depuis qu’elle est venue nous offrir sa maison. Je ne l’ai pas vue de la journée. Mais maître Coliar ici présent affirme qu’elle est sortie de chez elle à la première heure.

Miles confirma avec véhémence :

— Avant même que je me réveille.

— Et avec l’intention de parler au père abbé, ajouta le portier.

— C’est ce que m’a dit sa servante à qui Judith l’avait confié quand la petite s’est occupée d’elle à son coucher. Je n’ai été mis au courant que ce matin. Mais il semble qu’elle ne soit pas là. Elle n’est jamais parvenue jusqu’ici et elle n’est pas rentrée à la maison. Il est midi et elle n’est pas là. Je crains qu’il ne lui soit arrivé malheur.

Une rose pour loyer
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