CHAPITRE TREIZE
Nicolas approchait de Shrewsbury quand le ciel s’assombrit de façon menaçante ; il pressa le pas dans l’espoir d’atteindre la ville où il pourrait s’abriter avant l’orage. Mais les premières gouttes commencèrent à tomber lourdement comme il arrivait sur la Première Enceinte. Sous ses yeux la rue se vida de ses habitants qui coururent se réfugier chez eux, fermant portes et fenêtres contre la violence de la tempête. Quand il franchit le portail de l’abbaye, renonçant à attendre dehors la fin de l’orage puisqu’il était si près du but, les écluses du ciel s’étaient ouvertes déversant des trombes si opaques, aveuglantes, qu’il traversa le pont en zigzaguant, incapable qu’il était d’aller droit. Il semblait être le dernier homme d’une ville dépeuplée, dans un monde désert, car on ne voyait âme qui vive.
Il fit halte sous la voûte de la porte de la cité pour reprendre haleine, s’essuyer les yeux et se secouer un peu du poids de la pluie. D’ici au château il y avait tout Shrewsbury à traverser, mais la maison de Hugh près de Sainte-Marie était à deux pas, après la courbe de la Wyle, au bout d’une rue toute plate. Il avait autant de chances d’y trouver Hugh qu’au château. Cela ne coûtait rien de s’y arrêter et de s’informer ; c’était sur le chemin de la Croix Haute et de la descente vers la loge du château. Il ne risquait guère d’être plus mouillé qu’il n’était. Il commença à gravir la colline. A travers les fentes de leurs fenêtres bien fermées, des gens plus frileux le regardaient se hâter sous la pluie battante. Au-dessus de sa tête le tonnerre menait la sarabande dans un ciel de pleine nuit, des éclairs luisaient presque immédiatement suivis d’un grand fracas. Le cheval n’était pas à la fête, mais en animal bien dressé, il marchait, obéissant non sans frémir de crainte. Les portes de la cour de Hugh étaient ouvertes, il y avait une espèce d’abri sous l’auvent de la maison et dès qu’on entendit un claquement de sabots sur les pavés, la porte de la grande pièce s’ouvrit et un valet d’écurie sortit au pas de course pour emmener le cheval à l’abri. Aline se dressa sur le seuil, ses yeux percèrent l’obscurité ambiante et elle fit signe au voyageur d’entrer.
— Venez vite avant de vous noyer, monsieur, dit-elle, très inquiète, cependant que Nicolas se précipitait vers l’abri dans l’encadrement de la porte en laissant tomber son manteau trempé pour éviter de tout mouiller dans la maison.
Ils se regardèrent un moment sous le nez car il faisait trop sombre pour se reconnaître aussitôt. Puis elle inclina la tête, l’identifia enfin et sourit.
— Vous êtes Nicolas Harnage ! Vous êtes venu ici avec Hugh lors de votre première visite à Shrewsbury. Je m’en souviens maintenant. Excusez-moi d’avoir été si lente, mais je n’ai pas l’habitude de cette nuit noire en plein après-midi. Entrez donc, je vais vous trouver des vêtements secs, bien que ceux de Hugh, j’en ai peur, risquent d’être un peu justes pour vous.
Sa candeur et sa gentillesse le réconfortèrent sans pouvoir cependant le détourner du but de sa venue ni de sa détermination. Derrière Aline il aperçut Constance qui tenait par la main son petit tyran, craignant que Gilles ne trouvât ce déluge amusant et ne s’y précipitât tête baissée.
— Le seigneur shérif n’est pas ici ? Il faut que je le voie dès que possible. J’ai de mauvaises nouvelles.
— Hugh est au château, mais il sera de retour dans la soirée. Ça ne peut pas attendre ? Au moins que l’orage finisse. Ça ne sera pas long.
Non, ça ne pouvait pas attendre. Il lui fallait continuer sa route, qu’il pleuve ou qu’il vente. Il la remercia, si préoccupé qu’il se montra presque discourtois, jeta son manteau trempé sur son dos, reprit son cheval au palefrenier et se dirigea au trot vers la Croix Haute. Aline soupira, haussa les épaules et referma la porte sur les éléments déchaînés. De mauvaises nouvelles ? Qu’est-ce que cela signifiait ? Cela avait-il un rapport avec le roi Etienne et Robert de Gloucester ? Les négociations en vue d’un échange auraient-elles échoué ? Ou cela avait-il quelque chose à voir avec la quête personnelle entreprise par ce jeune homme ? Aline connaissait l’histoire en gros, et s’y intéressait, avec un peu de mélancolie – une fille à qui son fiancé avait rendu sa parole, un écuyer très apprécié chargé de lui transmettre le message et trop modeste ou trop délicat pour mener l’affaire dans son propre intérêt. La jeune fille était-elle morte ou vivante ? Il valait mieux le savoir une fois pour toutes plutôt que de continuer à se poser des questions angoissantes. En ce cas, « mauvaises nouvelles » ne pouvait que signifier le pire.
Nicolas atteignit la Croix Haute, passablement spectrale à travers le rideau de pluie, tourna vers la pente douce menant au château et la large rampe conduisant à l’entrée. Dans la première cour on avait de l’eau jusqu’aux chevilles, car elle s’écoulait très lentement par rapport à la violence de l’averse. Un sergent montra le bout de son nez depuis la salle des gardes et appela le visiteur.
— Le seigneur shérif ? Il est dans la grande salle. Si vous passez par la cour intérieure près du mur, vous aurez moins de mal. Je vais demander qu’on mette votre cheval à l’écurie. A moins que vous ne vouliez attendre ici au sec, ça ne durera pas éternellement.
Non, il ne voulait pas attendre. L’anneau le brûlait au fond de sa bourse et l’amertume qu’il éprouvait était intolérable. Il fallait qu’il se confiât sur-le-champ aux autorités et qu’il plantât les dents dans la gorge d’Adam Heriet. Il n’osait cesser de haïr, sinon la douleur qu’il éprouvait deviendrait insupportable. Il courut vers Hugh qu’il prit à peine le temps de saluer, surgissant comme s’il revenait de l’autre monde avec ses cheveux bruns mouillés, collés sur le front et les tempes, et l’eau qui ruisselait sur son visage.
— J’arrive de Winchester, monsieur, dit-il sans préambule, avec la preuve formelle que Juliane Cruce est morte et qu’on a vendu ses bijoux il y a longtemps. Il faut abandonner les autres pistes et employer tous les hommes que nous pourrons rassembler, vous et moi, pour retrouver Adam Heriet. C’est lui le coupable – Heriet et un tueur à gages quelconque dont il a payé les services avec les bijoux de Juliane. Une fois qu’on lui aura mis la main dessus, il lui sera impossible de nier. J’en ai la preuve et aussi des témoins à qui il a déclaré qu’elle était morte !
— Ça alors ! s’écria Hugh, les yeux ronds. Voilà une affirmation plutôt grave. Je vois que vous n’avez pas perdu votre temps dans le Sud ; remarquez, nous non plus par ici. Venez vous asseoir et racontez-moi tout. Mais d’abord vous allez enlever ces vêtements trempés. On va vous en donner qui vous iront, sinon vous risquez d’attraper la mort.
Il appela les domestiques et leur dit de courir chercher des serviettes, une veste et des hauts-de-chausses.
— Il y a plus urgent, protesta Nicolas fiévreusement, le saisissant par le bras. Ce qui compte c’est la preuve que j’ai, qui incrimine un homme qui est libre comme l’air et Dieu sait où...
— Mais, mon bon Nicolas, si c’est d’Adam Heriet qu’il s’agit, inutile de vous inquiéter plus longtemps. Adam Heriet est en sûreté, ici au château, dans une cellule du château, et ce depuis plusieurs jours.
— Vous l’avez ? Vous l’avez trouvé ? Capturé ?
Nicolas, à demi vengé, expira profondément puis poussa un grand soupir.
— Oui, il est là, et il n’est pas près de sortir. Une de ses sœurs a épousé un artisan de Brigge et il rendait visite à sa famille comme tout honnête citoyen. A présent il est l’hôte du shérif et il y restera jusqu’à ce qu’on y voie plus clair. Cessez donc de vous tracasser à son sujet.
— Et qu’est-ce que vous en avez tiré ? Qu’a-t-il dit ?
— Pas grand-chose. Tout ce qu’un honnête homme aurait pu dire dans la même situation.
— Il va changer de ton, répliqua Nicolas, la mine sombre.
Et pour la première fois il consentit à voir dans quel état il était ; il accepta d’utiliser l’alcôve et les vêtements qu’on avait mis à sa disposition. Mais il était arrivé à la moitié de son récit avant d’avoir essuyé son visage et ses cheveux en bataille et enfilé des vêtements secs.
— ... aucune trace des ornements d’église qui auraient été faciles à remarquer si on les avait mis sur le marché. Je commençais à me demander si cela valait la peine de continuer quand l’épouse du bonhomme nous a rejoints et j’ai reconnu l’anneau qu’elle portait comme ayant appartenu à Juliane. Non, c’est trop dire. Mettons qu’il ressemblait étonnamment à la description que nous en avions. Vous vous la rappelez ?
— Je connais la liste par cœur, dit sèchement Hugh.
— Alors vous allez comprendre pourquoi je suis si affirmatif. Je lui ai demandé d’où elle le tenait ; elle m’a dit qu’un homme d’une cinquantaine d’années le lui avait proposé avec deux autres bijoux. C’était il y a trois ans, le 20 août, jour de son anniversaire, et elle a demandé à son mari de lui offrir l’anneau. Ce qu’il a fait. Quant aux deux autres pièces, vendues depuis longtemps, il s’agit d’un collier de pierres et d’un bracelet gravé, figurant tous deux sur la liste. Trois bijoux ensemble qui ne pouvaient appartenir qu’à Juliane.
Ce à quoi Hugh fut forcé d’acquiescer sans réserve.
— Et l’homme ?
— La description que la femme m’en a donné correspond à ce qu’on m’a dit d’Adam Heriet, que je n’ai pas encore vu. Cinquante ans, le teint bronzé des gens qui vivent en plein air. Vous, vous l’avez vu, vous en savez plus que moi. La barbe brune, un peu chauve... C’est à peu près ça ?
— C’est exactement ça.
— Et j’ai l’anneau. Tenez, regardez ! J’ai demandé à la femme de me le confier et elle a accepté, pourtant elle y tenait, elle a même refusé de me le vendre. J’ai promis de le lui rapporter – quand je n’en aurai plus besoin ! Vous croyez que j’ai pu me tromper ?
— Certainement pas. Cruce et toute sa famille le confirmeront mais, à dire vrai, on n’a guère besoin d’eux. Il y a autre chose ?
— Oui ! Le bijoutier a posé des questions sur leur propriétaire car il a bien vu que c’étaient des bijoux de femme et il a demandé si la dame qui les portait n’en avait plus l’usage. L’homme a répondu que non, car elle était morte !
— Il a dit ça ? Aussi crûment ?
— Oui, et attendez, ce n’est pas fini ! L’épouse de l’orfèvre se posait des questions à son sujet, et elle l’a suivi quand il est sorti de la boutique. Elle l’a vu retrouver un jeune homme qui rôdait près du mur, à l’extérieur, et il lui a donné quelque chose, une partie de l’argent, ou toute la somme, enfin c’est ce qu’elle a pensé. Quand ils se sont rendu compte qu’elle les observait, ils ont filé sans demander leur reste.
— Elle pourrait en témoigner ?
— J’en suis persuadé. Et c’est un bon témoin, clair et précis.
— Oui, j’en ai l’impression, dit Hugh, refermant délibérément la main sur l’anneau. Il faut vous restaurer un peu à présent, Nicolas, tant que la pluie continue à tomber. Inutile de risquer de vous noyer une seconde fois alors que notre homme est déjà sous clé. Mais dès que ça s’arrêtera, nous irons tous les deux montrer ce joli objet à Heriet et on verra s’il aura le front de continuer à nous débiter des fadaises sur les curiosités qu’il a admirées à Winchester.
Depuis le dîner, frère Cadfael faisait la navette entre le moulin et la loge, inquiet de voir les nuages s’amasser longtemps avant que la pluie ne commençât à tomber. Quand l’orage éclata il se réfugia au moulin d’où, avantage certain, il pouvait surveiller le bassin, l’endroit où il communiquait avec la rivière, et la route venant de la ville-au cas où Madog aurait jugé plus sage de débarquer ses passagers à Frankwell et de les mettre à l’abri au lieu de contourner la ville, ce qui lui prendrait beaucoup de temps, et dans ce cas il rentrerait à pied pour en informer Cadfael.
La période d’activité au moulin était terminée, tout y était calme et assez mal éclairé ; on n’y entendait que le tambourinage monotone de la pluie. C’est là que Madog le trouva. L’homme de la rivière était seul et littéralement trempé jusqu’aux os. Il avait emprunté le sentier longeant par l’extérieur le mur de l’abbaye, chemin habituel des clients de la ville quand ils apportaient leur blé à moudre, ce qui leur évitait le détour par le portail. Il resta immobile dans l’ombre, près de l’encadrement de la porte, sans dire un mot, laissant pendre ses longs bras. Aucun homme n’avait la force de résister à ce temps, cet orage, ce tonnerre. Son endurance à lui aussi avait ses limites.
— Eh bien ? demanda Cadfael, pressentant une catastrophe.
— « Bien » n’est pas le mot qui convient, répondit Madog, s’approchant lentement et le peu de lumière qui régnait souligna ses traits tourmentés. Vous m’aviez parlé de « tout ce qui pourrait m’étonner ». J’en ai eu mon compte, d’étonnement, et je suis venu tout de suite au rapport, comme vous le désiriez. Dieu m’est témoin que je ne comprends pas grand-chose à tout cela, poursuivit-il, s’essuyant la barbe et les cheveux et s’ébrouant de son mieux. Si vous vous doutiez de quelque chose de ce genre, vous parviendrez peut-être à y voir plus clair, mais ce n’est pas mon cas !
Il inspira profondément et raconta ce qui s’était passé sans se perdre dans les détails.
— La pluie en elle-même ne posait pas trop de problèmes. Mais la foudre a frappé un arbre au moment où on passait, il nous est tombé dessus, le bateau a été réduit en miettes – allez savoir où on retrouvera les morceaux – on a coulé et vos deux moines...
— Noyés ? l’interrompit Cadfael, stupéfait, glacé.
— Le plus âgé, Marescot, oui... Enfin il est mort. Je l’ai repêché avec l’aide du plus jeune, mais je n’ai pas pu le ranimer. Ça s’est passé trop vite pour parler de noyade, pour moi c’est le cœur qui a lâché. Faible comme il était, avec le froid et même le bruit du tonnerre... Quoi qu’il en soit, il est mort. Inutile d’épiloguer. Quant à l’autre – qu’est-ce que vous voulez que je vous en dise que vous ne sachiez déjà ?
Il scruta le visage de Cadfael avec la plus extrême attention.
— Non, rien de tout cela ne vous étonne, hein ? Vous étiez déjà au courant. Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?
Cadfael se secoua, se mordit les lèvres, hésita et regarda la pluie. Le plus dur était passé, le ciel redevenait plus clair. Au loin, le long de la vallée creusée par le fleuve, les coups de tonnerre s’affaiblissaient.
— Où les avez-vous laissés ?
— A Frankwell ; à moins d’un mille du pont il y a une cabane sur la berge dont se servent les pêcheurs. On a atterri tout près, je les ai mis à l’abri à l’intérieur. On aura besoin d’un brancard pour ramener Marescot. Seulement, il y a l’autre.
— Pas un mot sur l’autre ! L’autre a disparu, noyé, emporté par la Severn. On ne donne pas encore l’alarme et on laisse le brancard où il est. Un peu de patience, Madog, la situation est très grave, mais si on y va prudemment, on arrivera peut-être à s’en sortir indemnes. Retournez là-bas et attendez-moi. Je vous accompagne jusqu’à la ville, vous, vous repartez vers la cabane, je vous y rejoindrai dès que possible. Et surtout ne parlez à personne ! Il y va de notre intérêt à tous.
La pluie s’était arrêtée quand Cadfael franchit la porte de la maison de Hugh. Les toits reluisaient, les caniveaux débordaient tandis que les voiles gris des nuages s’effilochaient sous un nouveau soleil bienveillant dont l’éclat cuivré avait été balayé par l’orage.
— Hugh est toujours au château, lui annonça Aline agréablement surprise de le voir. Il a eu de la visite – Nicolas Harnage est revenu avec, paraît-il, de mauvaises nouvelles, mais il n’est pas resté pour me tenir au courant.
— Ah bon ? Il est de retour ? dit Cadfael momentanément distrait de ses préoccupations, voire inquiet. Je me demande bien ce qu’il a pu découvrir. Voilà qui rend ma tâche encore plus urgente, poursuivit-il sans plus se poser de questions. Ma chère enfant, c’est de vous dont j’ai besoin ! Si votre seigneur et maître avait été au logis, je l’aurais courtoisement prié de vous prêter à moi, mais les choses étant ce qu’elles sont... Vos services me seraient utiles pendant une heure ou deux. Acceptez-vous de m’accompagner ? C’est pour une bonne cause. Il nous faudra deux chevaux – un qui vous permettra de revenir ici, un pour moi qui me rends un peu plus loin – le genre de cheval assez solide pour porter deux personnes sans effort. Vous voudrez bien plaider ma cause et ne pas m’en vouloir si j’emprunte ce genre de monture ? Croyez-moi, il n’y a pas de temps à perdre.
— Les écuries de Hugh ont toujours été à votre disposition depuis que nous nous connaissons. Et je suis tout à fait prête à vous aider pour une affaire que vous jugez urgente. S’agit-il d’aller loin ?
— Pas très loin. Au-delà du pont de l’ouest, jusqu’à Frankwell. Mais je dois aussi vous demander de me prêter quelques vêtements, répondit Cadfael.
— Tout ce que vous voudrez, ensuite vous irez seller les chevaux. Jehan est aux écuries, dites-lui que je suis au courant. Vous m’expliquerez en chemin ce que cela signifie et en quoi je peux vous être utile.
Adam Heriet, sur le qui-vive, tressaillit et leva la tête quand la porte de sa prison s’ouvrit inopinément à cette heure de l’après-midi. Il se reprit aussitôt, le visage impassible, quand il vit qui entrait. Avec l’habitude, il s’était préparé à toutes les questions auxquelles il avait eu à répondre jusqu’alors, mais cette visite annonçait du nouveau ou une menace. Le masque hardi, impénétrable, qu’avait si bien observé et décrit la femme du joaillier, lui était un atout. Il s’avança courtoisement vers ces deux seigneurs mais avec une politesse tout extérieure, et ses traits dépourvus d’expression indiquaient nettement qu’il ne se sentait en rien inférieur. La porte se referma derrière eux, sans cependant que tourne la clé. A quoi bon avec un garde sur le seuil ?
— Asseyez-vous, Adam. Nous avons manifesté quelque intérêt pour vos déplacements à Winchester à l’époque que vous savez, dit Hugh, non sans bienveillance. Voudriez-vous ajouter ou changer quoi que ce soit à ce que vous nous avez déjà déclaré ?
— Non, monsieur. Je vous ai rendu un compte exact de mes faits et gestes. Je n’ai rien d’autre à dire.
— Votre mémoire n’est peut-être pas sans défaut. Personne n’est infaillible. Permettez-moi, à titre d’exemple, de vous rappeler une boutique d’orfèvre dans la Grand-Rue, où vous avez vendu trois objets de valeur... qui ne vous appartenaient pas.
Le visage stoïque d’Adam resta de marbre, mais il regarda tour à tour ses visiteurs avec une brève lueur dans les yeux.
— Je n’ai jamais rien vendu à Winchester. Si quelqu’un prétend le contraire, c’est qu’on me confond avec quelqu’un d’autre.
— Menteur ! s’écria Nicolas, fou de rage. Qui d’autre aurait pu avoir ces trois objets ? Un collier de pierres polies, un bracelet d’argent gravé – et ça !
L’anneau reposait au creux de sa main ; quand il le mit sous le nez d’Adam, les émaux brillèrent d’une lueur délicate ; ce petit chef-d’œuvre était si singulier qu’il n’aurait pu en exister un semblable. Si Adam avait connu la petite fille tout bébé, il avait eu largement le temps de se familiariser avec ce qu’elle possédait, bien avant ce voyage vers le sud. S’il disait le contraire, il mentirait effrontément, car nombreux étaient ceux qui pourraient en jurer.
Il ne nia pas, examina même la bague avec un air d’étonnement parfaitement imité.
— Mais c’est à Juliane ! s’exclama-t-il aussitôt. Où avez-vous trouvé ça ?
— Chez la femme du joaillier. Elle l’avait gardé pour elle et se rappelait parfaitement qui le lui avait apporté. Elle l’a décrit avec suffisamment de précision pour que la justice l’identifie sans mal et lui attribue votre nom. Oui, c’est à Juliane ! cria Nicolas d’une voix que la colère rendait rauque. Voilà ce que vous avez fait de ses bijoux, et elle ? Qu’avez-vous fait d’elle ?
— Je vous l’ai dit ! Je me suis séparé d’elle, sur son ordre, à un ou deux milles de Wherwell et je ne l’ai pas revue depuis.
— Que ce mensonge vous étrangle ! Vous l’avez tuée !
Hugh posa la main sur le bras de son jeune compagnon et frémit, comme un chien de chasse que l’on retient de force.
— Vous vous enfoncez dans vos mensonges, Adam, dit le shérif, ce qui n’arrange pas vos affaires. Voici un anneau dont vous reconnaissez qu’il a appartenu à votre maîtresse et qui, selon deux témoins, a été vendu il y a trois ans dans une boutique de Winchester par un homme dont la description vous va comme un gant...
— Je ne suis pas le seul homme de cet âge à qui elle s’appliquerait, protesta vigoureusement Adam. Qu’est-ce que j’ai de si singulier ? Cette femme ne m’a pas désigné moi, elle ne m’a pas vu...
— Mais elle vous reconnaîtra, Adam, soyez-en sûr. Nous lui demanderons de venir, avec son mari, pour qu’ils puissent vous identifier et vous accuser comme je vous accuse moi, dit fermement Hugh. Il s’est passé trop de choses pour qu’on puisse continuer à raconter des histoires de brigands ou à invoquer des coïncidences. Nous en avons bien assez avec cet anneau et ces deux témoins pour vous accuser de vol et, pourquoi pas, de meurtre. Eh oui ! Sinon comment seriez-vous entré en possession de ces bijoux ? Et si vous n’avez pas conspiré pour la tuer, où est-elle à présent ? Elle n’a jamais mis les pieds à Wherwell, où on ne l’attendait même pas. Il n’y avait absolument aucun danger à la tuer, sa famille la croyait en sûreté dans un couvent où nul ne s’inquiéterait de ne pas la voir arriver puisqu’elle n’avait jamais averti de sa venue. Où est-elle, Adam ? Vivante, ou six pieds sous terre ?
— Je vous ai dit tout ce que je savais, riposta Adam, les dents serrées.
— Allons donc ! Vous savez bien ce que vous a donné l’orfèvre, et combien vous avez remis à votre tueur à gages, devant la boutique. Qui était-ce, Adam ? insista Hugh en baissant la voix. La femme vous a vu lui parler, le payer et filer discrètement dès que vous vous êtes rendu compte qu’elle vous observait depuis le pas de sa porte. Qui était-ce ?
— Je ne sais pas de qui vous parlez. Ce n’est pas moi qui suis allé là-bas, je vous le répète.
Son ton était toujours fermé mais un rien plus aigu, et son débit légèrement précipité. Il commençait à transpirer.
— La femme a décrit également votre complice. Jeune, une vingtaine d’années, mince, avec un capuchon tiré sur la tête. Dites-nous qui c’était, Adam, vous vous sentirez mieux après. Vous connaissez son nom ?
— Je n’ai jamais mis les pieds dans cette boutique. Si tout cela est vraiment arrivé, c’est arrivé à d’autres, pas à moi. Je n’y étais pas.
— Mais les bijoux de Juliane, si ! Il n’y a aucun doute. Et c’est quelqu’un qui vous ressemblait comme deux gouttes d’eau qui les a apportés. Quand la femme vous aura vu, je pourrai dire « apportés par vous ». Vous feriez mieux de parler, Adam. Ça vous évitera une enquête interminable. Décidez-vous à avouer, et finissez-en. Epargnez à cette femme un long voyage. Car c’est vous qu’elle désignera, mon ami. Dès qu’elle vous verra, elle dira : c’est lui.
— Je n’ai rien à dire. Je n’ai causé de tort à personne.
— Pourquoi avoir choisi cette boutique et pas une autre, Adam ?
— Je n’ai jamais été dans cette boutique. Je n’avais rien à vendre. Je n’y ai jamais été...
— L’anneau y était pourtant. Comment y a-t-il abouti ? Et avec le collier et le bracelet, par-dessus le marché ! Par hasard ? Il a bon dos, le hasard.
— J’ai quitté la demoiselle à un mille de Wherwell.
— Morte ?
— Quand nous nous sommes séparés, elle était en vie, je le jure !
— Vous avez dit au bijoutier auquel vous avez vendu ces pièces que la dame à qui elles avaient appartenu était morte. Pourquoi cela ?
— Je vous répète que ce n’était pas moi, je ne suis jamais allé dans cette boutique.
— Alors c’était quelqu’un d’autre ! Un étranger qui avait ces bijoux en sa possession, qui vous ressemblait comme un frère et qui savait, il l’a dit, que la dame était morte. Il ne s’agit plus de hasard, mais d’un miracle. Comment expliquez-vous tout cela ?
Le prisonnier avait laissé retomber sa tête contre le mur. Il avait le visage gris.
— Je n’ai jamais porté ma main sur elle. Je l’aimais !
— Cette bague ne lui appartenait pas ?
— Mais si ! Tout le monde vous le dira à Lai.
— Exactement, c’est bien le problème ! Ils n’y manqueront pas au tribunal, le moment venu. Mais vous seul pouvez expliquer comment ce bijou est arrivé en votre possession, oui, comment, si vous ne l’avez pas tuée ? Qui est l’homme que vous avez payé ?
— Il n’a jamais existé. Je n’étais pas là-bas. Ce n’était pas moi...
Le rythme s’était sérieusement accéléré et à présent les questions pleuvaient drues comme des flèches et s’avéraient tout aussi dangereuses, revenant inlassablement sur les mêmes points. Enfin l’homme commençait à se fatiguer. S’il devait céder, cela ne tarderait pas.
Ils étaient si concentrés, tendus à l’extrême comme les cordes d’une harpe qu’ils tressaillirent violemment quand on frappa à la porte de la cellule et que surgit un sergent, apportant visiblement des nouvelles sensationnelles.
— Excusez-moi, monsieur, mais on a pensé qu’il fallait vous informer sur-le-champ... On raconte en ville qu’un bateau a coulé aujourd’hui pendant la tempête. Il paraît que deux moines de l’abbaye se sont noyés dans la Severn et que le bateau de Madog a été écrasé par un arbre frappé par la foudre et qu’il est au fond de l’eau, en morceaux. On essaie de retrouver l’un des deux corps en amont...
Hugh sauta sur ses pieds, atterré.
— Le bateau de Madog ? Mais alors il doit s’agir de l’expédition dont Cadfael m’a parlé... Noyés. Vous êtes sûr ? Madog n’a encore jamais perdu de passager ou de marchandise.
— Eh, monsieur, que faire quand la foudre frappe ? L’arbre leur est tombé droit dessus. Quelqu’un à Frankwell a vu le coup de foudre. Le seigneur abbé n’est peut-être pas au courant, mais en ville on ne parle que de ça.
— J’arrive ! lança Hugh, puis il se tourna rapidement vers Nicolas. Je suis absolument désolé, Nicolas, que Dieu m’en soit témoin. Frère Humilis – Godfrid pour vous – voulait de toutes ses forces revoir le manoir de Salton où il est né. Il est parti ce matin avec Madog et Fidelis, du moins il en avait l’intention. Venez avec moi ! On va essayer de savoir ce qu’il en est. Prions Dieu qu’on ait fait, comme à l’ordinaire, beaucoup de bruit pour rien... Madog nage mieux qu’un poisson. Allons voir ce qui s’est passé.
Nicolas s’était levé en même temps que lui, effaré, hésitant à comprendre.
— Mon seigneur ? D’accord, je viens... il faut que je sache !
Ils s’en allèrent, abandonnant leur prisonnier. La porte se referma aussitôt derrière eux et la clé tourna dans la serrure. Personne n’accorda un regard ou une pensée à Adam Heriet, qui se laissa lentement glisser sur son bat-flanc, la tête dans ses mains, complètement découragé, épuisé jusqu’au fond du cœur. Petit à petit, des larmes commencèrent à filtrer entre ses doigts et à tomber sur l’oreiller, mais il n’y avait personne pour le voir ni pour s’en étonner, ni pour essayer de comprendre.
Ils traversèrent la ville au galop, par des rues étonnamment sèches dans cette douce chaleur, si peu de temps après le déluge de l’après-midi. Il faisait encore grand jour et au soleil de l’après-midi, les toits, les murs, les routes fumaient, au point que les chevaux, traversaient une mer de vapeur impalpable. Nicolas et le shérif passèrent sans s’arrêter près du domicile de ce dernier. Ils n’y perdaient rien car Aline n’aurait pas été là pour les accueillir.
Partout sur leur passage, les gens sortaient de nouveau dans les rues, par groupes de deux ou trois, commentant les derniers événements. La nouvelle du drame n’avait pas tardé à se répandre dès qu’on l’avait chuchotée de bouche à oreille. Pour une fois il ne s’agissait pas d’une fausse alerte. A peine Nicolas et Hugh avaient-ils franchi la porte du levant et traversé le pont menant à l’abbaye qu’ils arrêtèrent leurs montures à la vue d’une petite procession mélancolique qui défilait devant eux. Quatre hommes portaient un brancard improvisé, en l’occurrence la porte d’un appentis prise dans la cour d’un quelconque habitant de Frankwell, et drapée de couvertures comme il convient pour transporter le corps d’une des victimes de la tempête. Une seulement, car la porte était étroite ; les quatre porteurs ne semblaient pas trouver leur charge trop lourde, et cependant, sous le drap qui le couvrait complètement, le cadavre avait l’air d’être celui d’un homme grand à l’ossature puissante.
Hugh et Nicolas suivirent le groupe avec révérence, comme de nombreux citoyens qui, eux, étaient à pied, donnant à la scène des allures de cortège funéraire. Nicolas fixait intensément le corps silencieux et immobile, si grand et pourtant si léger, vieilli bien avant l’âge ; il ne pouvait s’agir que de Godfrid Marescot qui, blessé dans sa chair, infirme, abandonnait enfin sa dépouille pour devenir un pur esprit. Son ancien compagnon regardait la procession comme à travers la brume, essayant impatiemment de s’essuyer les yeux.
— C’est Madog, celui qui marche en tête ?
Hugh se borna à hocher affirmativement la tête.
Il constatait que Madog avait recruté des amis du faubourg en partie gallois, car lui était gallois à part entière, pour l’aider à ramener le mort chez lui. Il dirigeait ses assistants comme il convenait, le visage douloureux, très digne.
— Et l’autre ? Fidelis ? demanda Nicolas, se rappelant l’être presque sans visage qui se retirait toujours dans l’ombre, toujours prêt à rendre service.
Il se reprocha de pleurer Godfrid sans presque penser à celui qui s’était fait le serviteur volontaire de Godfrid l’aristocrate.
Hugh esquissa un vague signe. Il y avait un seul cadavre.
Ils avaient franchi le pont et se dirigeaient vers la Première Enceinte entre la Gaye à main gauche et le moulin et son étang à main droite, s’approchant donc du portail de l’abbaye. Puis les brancardiers prirent à droite, passèrent sous la voûte et débouchèrent dans la grande cour où une assemblée silencieuse s’était solennellement réunie pour les attendre. Ils déposèrent le corps et restèrent immobiles, sans souffler mot.
La nouvelle était parvenue à l’abbaye alors que les moines sortaient de vêpres. Tous, abbé, prieur, obédienciers, moines et novices, consternés, avaient formé un cercle, brutalement confrontés à la contemplation de la mort. Les citadins qui avaient suivi la procession jusqu’au bout s’arrêtèrent près de la porte, un peu à l’écart, observant un silence plein de respect.
Madog s’approcha de l’abbé, avec la simplicité d’un bon Gallois, pour qui il n’y a pas d’êtres supérieurs et raconta simplement ce qui s’était passé. D’un geste d’absolution, Radulphe reconnut la volonté de Dieu et l’impuissance des hommes et resta un long moment face au corps avant de se pencher et de lui découvrir le visage.
En mourant Humilis avait tout perdu sauf son âge véritable. La mort ne pouvait pas lui rendre sa jeunesse d’antan, mais elle lui avait enlevé les rides profondes qui le marquaient et les traces de ses souffrances. Depuis le coin du cloître, Hugh et Nicolas aperçurent brièvement les traits de leur ami qui avait retrouvé un calme et une sérénité surhumains avant que Radulphe ne le recouvrît à nouveau ; puis il bénit la bière et les porteurs et, d’un signe, ordonna à ses obédienciers de se charger du corps et de l’emporter dans la chapelle mortuaire.
Ce fut seulement au moment où frère Edmond, se rappelant les secrets que ces deux moines avaient partagés et conscient de l’absence de Fidelis, se tourna pour chercher l’être qui n’ignorait rien des infirmités d’Humilis et qu’il ne le trouva pas, que Hugh se rendit compte que l’indispensable Cadfael n’assistait pas à cette réunion. Lui qui aurait dû spécialement être prêt à s’occuper de tout ce qui concernait Humilis n’était pas là, c’était incroyable ! Cet abandon produisit sur Hugh une impression pénible et puis il commença à comprendre. Il se pouvait, après tout, qu’un mort eût une tâche urgente à terminer ailleurs, plus importante pour lui que l’ultime hommage qu’on allait rendre à sa dépouille mortelle.
Les marques de respect et les condoléances s’adressèrent pour finir à l’abbé Radulphe à qui on promit de rechercher en aval le corps de Fidelis aussi longtemps qu’il y aurait le moindre espoir de le retrouver, puis Hugh et Nicolas regagnèrent la ville au pas. Le crépuscule descendait doucement, le ciel était clair, limpide, innocent de tout mal, et dans l’air flottait une agréable fraîcheur. Aline attendait pour servir le repas du soir et elle accueillit les deux hommes aussi gracieusement que si Hugh avait été seul. Et si un cheval manquait encore aux écuries, Hugh ne chercha pas à éclaircir le mystère : les chevaux, c’était l’affaire des palefreniers. Pour sa part, il se consacra à Nicolas.
— Il faut rester avec nous jusqu’à l’enterrement, dit-il au souper. J’enverrai un mot à Cruce, il voudra certainement rendre hommage à celui qui a failli devenir son beau-frère, et il a le droit de savoir où nous en sommes à présent avec Heriet.
En entendant cette remarque, Aline dressa l’oreille et intervient :
— Et si tu me mettais au courant ? Il s’est passé tant de choses aujourd’hui qu’il semble que j’en ai raté la moitié. Nicolas a bien dit qu’il avait de mauvaises nouvelles et que malgré cette pluie battante, il n’avait pas le temps de m’en dire plus. Que s’est-il passé ?
Ensemble, ils entreprirent de tout lui raconter depuis les recherches tenaces menées à Winchester jusqu’au moment où, apprenant ce qui était arrivé à Madog, ils avaient interrompu l’interrogatoire d’Adam pour aller voir si la rumeur était fondée. Aline écouta avec un léger froncement des sourcils.
— Il est arrivé en criant que deux moines de l’abbaye étaient morts noyés dans la rivière. Il a dit qui c’était ? Là, dans la cellule ? Devant le prisonnier ?
— Non, je crois que c’est moi qui l’ai dit, rectifia Hugh. Cela tombait bien pour Heriet, à mon avis il était au bout du rouleau. Maintenant il peut souffler en attendant qu’on recommence mais je pense que ce répit ne lui profitera guère.
Aline abandonna le sujet jusqu’au moment où Nicolas, qui avait du sommeil en retard à cause de sa longue chevauchée et de cette journée éprouvante, partit se coucher. Quand il fut sorti, elle posa la broderie à laquelle elle travaillait et alla s’asseoir près de Hugh, sur les coussins du banc situé près de la cheminée vide ; puis elle lui passa tendrement un bras autour du cou.
— Hugh, mon chéri, il y a quelque chose qu’il faut que je te dise et que Nicolas ne doit pas entendre, du moins pour le moment, pas avant que le calme ne soit complètement revenu. Il serait même préférable qu’il n’en sache jamais rien, mais peut-être finira-t-il par en deviner une partie. Voilà, nous avons besoin de toi.
— Nous ? Qui, nous ? demanda Hugh, pas surpris outre mesure, se tournant pour la prendre par la taille et l’attirer vers lui.
— Cadfael et moi. Qui d’autre ?
— Je m’en doutais un peu, murmura Hugh avec un soupir et un sourire. Je me demandais pourquoi il avait tout abandonné quand cette affaire, qu’il a lui-même contribué à échafauder, s’est si mal finie.
— Mais il n’a rien abandonné, il est sur le point de la résoudre en ce moment même. Et si tu entends quelqu’un dans les écuries, d’ici un moment, inutile de t’inquiéter, il s’agira simplement de Cadfael qui te ramène ton cheval. Tu sais qu’on peut avoir toute confiance en lui pour ça : il s’occupe toujours de son cheval avant de penser à lui.
— Tu dois avoir une longue histoire à me raconter, soupira Hugh. Il vaudrait mieux qu’elle soit intéressante.
Les cheveux blonds d’Aline lui caressaient agréablement la joue. Il se tourna pour lui effleurer les lèvres d’une caresse brève et douce.
— Oh ! je te garantis qu’elle l’est ! Comme toutes les questions de vie ou de mort. Tu vas voir ! Et puisque tu as laissé échapper devant ce pauvre Adam Heriet que deux moines se sont noyés, si j’étais toi, j’irais le voir demain matin à la première heure pour lui dire qu’il n’a pas à s’inquiéter, que les choses ne sont pas toujours ce qu’elles semblent être.
— Alors dis-moi ce qu’elles sont en réalité.
Elle se nicha confortablement au creux de ses bras et d’une voix grave le mit au courant.
Pendant plus de deux jours, on chercha sans relâche le corps de frère Fidelis le long des deux berges du fleuve, partout où le flot avait coutume de rendre ce qu’il avait emporté ; mais on ne trouva qu’une de ses sandales que le courant lui avait arrachée et rejetée sur un banc de sable près d’Atcham. La plupart des corps engloutis par la Severn finissent tôt ou tard par remonter à la surface. Mais pas celui-là. Nul ne revit jamais frère Fidelis, ni à Shrewsbury ni ailleurs.