CHAPITRE DOUZE
Le matin se leva, brillant, voilé et calme. Le soleil luisait comme un disque de cuivre, il n’y avait pas une ride sur le bassin du moulin, aussi mat que l’étain. Les vaguelettes provoquées par les avirons de Madog ne suscitaient qu’un remous lourd et lent avant de retomber dans une pesanteur d’huile quand, après prime, son bateau arriva du fleuve.
Frère Edmond, très hésitant, avait soulevé force objections à propos de ce voyage, inquiet de voir son patient prendre de tels risques, mais l’abbé ayant donné son accord, il n’avait plus qu’à s’incliner. Afin d’avoir la conscience en paix il veilla à ce que toutes les mesures fussent prises pour qu’Humilis voyageât dans les meilleures conditions, mais il refusa d’assister à l’embarquement, préférant vaquer à d’autres occupations. Ce furent Cadfael et Fidelis qui portèrent Humilis sur une simple litière ; ils franchirent le guichet près du mur d’enceinte qui menait directement au moulin puis se dirigèrent vers le bord de l’eau. Malgré sa haute taille, Humilis ne pesait guère plus qu’un enfant. Madog, qui était nettement plus petit, le prit dans ses bras et le souleva sans effort ; il pria Fidelis de s’installer le premier sur le banc de nage, de façon que le malade pût reposer sur des couvertures, contre les genoux du jeune homme, confortablement appuyé à des oreillers. Il pourrait ainsi éviter au maximum de se fatiguer. Fidelis le tira tout doucement contre ses jambes et posa contre lui la tête tonsurée, nue dans l’air du matin. La couronne de cheveux noirs paraissait encore jeune et vigoureuse alors que tout le reste portait la marque de l’âge et de l’épuisement. Une lueur inhabituelle s’était allumée dans les yeux du mourant, tout excité qu’il était par la perspective de cette expédition où il réaliserait son vœu le plus cher. Après tant de grandes entreprises qui l’avaient amené à traverser et retraverser océans et continents, après tant d’efforts, de batailles, de victoires, l’aventure se résumait pour lui à remonter un fleuve d’Angleterre sur quelques milles pour revoir le modeste manoir d’un paisible comté anglais.
Le bonheur, songea Cadfael en l’observant, se trouve dans les petites choses et non dans les grandes. Ce sont les premières dont on se souvient quand le temps nous rapproche de la mort, et c’est en suivant des jalons discrets que l’on chemine enfin, humblement, vers l’au-delà.
Il prit Madog à part un moment, avant de partir. Les deux passagers s’absorbaient déjà l’un dans la contemplation du ciel libre au-dessus de sa tête, du paysage vert et lumineux à l’extérieur du cloître, l’autre dans l’attention prodiguée à celui dont il avait la charge. Et ils ne pensaient à rien d’autre.
— Madog, dit Cadfael très sérieux, si jamais vous remarquiez quoi que ce soit d’étrange, quelque chose de pas ordinaire qui vous étonne, pour l’amour de Dieu, n’en soufflez mot à personne, mais rapportez-le-moi.
Madog, sagace, lui lança un regard en biais, clignant des yeux sous d’épais sourcils.
— Vous, j’imagine que ce quelque chose ne vous surprendra pas ! Je ne suis pas plus bête qu’un autre, vous savez. Si je m’aperçois de quoi que ce soit, vous serez le premier informé et je n’en parlerai qu’à vous seul.
Il envoya une grande claque sur l’épaule de Cadfael, laissa filer l’amarre qu’il avait attachée à la souche penchée d’un saule et, avec une agilité d’adolescent, posa le pied sur le côté du bateau, l’éloignant de la rive et se glissant sur le banc de nage d’un seul mouvement. L’éclat mat de l’eau se souleva avant de retomber mollement entre l’embarcation et la berge. Madog prit les rames et amena aisément le bateau dans le sens du courant que la chaleur avait assoupi comme les hommes, mais qui n’était pas moins vivant et se mouvait avec langueur.
Cadfael resta sur place tandis que les voyageurs s’éloignaient. Bien que brumeuse, la lumière du matin éclairait le visage des deux passagers, cependant que le bateau pivotait. Le plus jeune, grave et plein de sollicitude, s’inclinait sur le plus âgé qui levait vers lui un pâle sourire. Tous deux écarquillaient les yeux, attentifs, un peu intimidés peut-être par l’entreprise dans laquelle ils s’étaient lancés. Puis le bateau tourna, les avirons s’enfoncèrent et c’est le visage carré, avisé de Madog qu’éclaira la lumière de l’orient.
Cadfael se souvint, réminiscence de ses quelques incursions parmi les écrivains de l’Antiquité, d’un certain nautonier nommé Charon, à qui étaient confiées les âmes de ceux qui faisaient route vers l’autre monde. Lui aussi prélevait une dîme sur ses passagers, allant jusqu’à les éconduire s’ils ne pouvaient le payer. Mais il ne fournissait ni oreillers, ni couvertures, ni toile cirée à ceux qu’il convoyait vers l’éternité. Il ne s’était jamais occupé non plus de partir à la recherche des corps délaissés de ceux dont la rivière s’était emparée. Madog du Bateau des Morts s’avérait plus charitable.
Il règne toujours une certaine fraîcheur sur l’eau, aussi lourd que soit l’air, et même lorsque le niveau du fleuve est très bas. A la surface métallique et calme de la Severn flottait un semblant de brise et un souffle venu des profondeurs tempérait la luminosité du ciel. Humilis pouvait juste passer son bras maigre pardessus bord et plonger les doigts dans les eaux familières au bord desquelles il était né. Fidelis, anxieux, le surveillait, prêt à immobiliser à la moindre alerte la tête qui reposait dans ses mains en coupe. Plus tard il pourrait songer à les écarter pour que le malade n’ait pas trop chaud, mais pour le moment, c’était inutile. Il se penchait sur le visage, rêveur, accompagnant délicatement les mouvements d’Humilis qui regardait à droite et à gauche, essayant de se souvenir de chaque pouce des deux rives qui défilaient. Fidelis ne sentait ni crampe ni lassitude et presque pas de chagrin. Il avait connu si longtemps une tristesse bien particulière qui était presque devenue une amie, un hôte agréable accueilli avec plaisir ! Ici, dans ce bateau où ils étaient éloignés de tout, il éprouvait une joie profonde et poignante.
Ils avaient contourné presque toute la ville en commençant leur traversée, car la Severn, en amont par rapport à l’abbaye, formait une grande douve au pied des murs, de sorte que la cité se dressait presque comme une île, à l’exception de la langue de terre dominée et protégée par le château. Une fois sous le pont de l’ouest familier à Madog, et qui donnait sur la route menant au pays de Galles, les méandres de la rivière s’accentuaient, présentant une face puis l’autre à l’éclat cuivré du soleil ascendant. A cet endroit il y avait encore beaucoup d’eau, moins cependant qu’à l’ordinaire, et quelques bancs de sable côtoyaient les rives. Madog les connaissait tous et ramait tranquillement, puissamment, parfaitement maître de la situation.
— Je me rappelle bien toute cette partie, dit Humilis, avec un sourire en direction de Frankwell, tandis que la grande courbe au nord de la ville les ramenait vers l’ouest. Vous n’imaginez pas, mon ami, à quel point je suis heureux, mais je crains de vous donner bien du travail.
— Non, dit Madog, moins disert en anglais, qu’il pratiquait cependant couramment, non vraiment, le fleuve, c’est mon gagne-pain, j’aime mon métier.
— Même en hiver ?
— Par tous les temps, répondit Madog, avec un bref coup d’œil au ciel sans nuages, brumeux, toujours semblable à une voûte d’airain.
Une fois passé Frankwell, à l’extérieur des murs de la ville et après la boucle du fleuve, ils arrivèrent dans de grandes étendues de marais encore assez humides pour être plus verts que l’herbe en contre-haut et une certaine fraîcheur montait des berges couvertes de roseaux comme si la terre respirait ici et retenait son souffle ailleurs. Pendant un moment, les deux rives s’élevèrent et de vieux arbres très hauts dominèrent le fleuve en projetant sur lui une ombre plombée. Des saules pesants, aux racines à demi découvertes par l’érosion du sol, se penchaient sur l’eau. Puis de nouveau la vue se trouva largement dégagée à main droite cependant que la rive gauche s’élevait, formant des terrasses basses, sablonneuses, surmontées d’une pente couverte d’herbe menant à des petites collines boisées.
— Nous ne sommes plus très loin, dit Humilis, dévorant des yeux le paysage devant lui. Je me rappelle très bien. Rien n’a changé ici.
Le plaisir que lui procurait cette expédition lui avait rendu quelques forces. Il avait la voix claire et calme, et des gouttes de transpiration perlaient sur son front et sur sa lèvre supérieure. Fidelis les lui essuyait et de son corps l’abritait du soleil.
— Je me sens comme un gamin en vacances, lui confia Humilis avec un sourire. Cela tombe très bien que je les passe là où j’étais enfant. La vie est un cercle, Fidelis. Nous quittons la source originelle pendant la moitié du temps, laissant derrière notre famille et notre environnement familier pour nous tourner vers des horizons lointains et de nouveaux amis. Puis, arrivé au point le plus éloigné, on commence à revenir sur ses pas et à se diriger vers l’endroit d’origine. Quand la boucle est bouclée, c’est fini, il est temps de songer à s’en aller pour de bon. Il n’y a rien de triste dans tout cela. Au contraire.
Il voulut se soulever un peu pour mieux voir et Fidelis l’aida en le prenant dans ses bras.
— Le manoir est là-bas, derrière le rideau d’arbres. On est chez nous.
Le sol rougeâtre, sablonneux, formait une longue plage étroite au-delà de laquelle s’élevait une côte herbeuse traversée d’un sentier qui serpentait à travers les arbres. Madog dirigea son bateau vers la berge, rentra les rames et mit pied à terre pour tirer l’embarcation au sec et l’amarrer.
— Ne bougez pas d’ici. Je vais aller prévenir de votre arrivée.
Le tenancier de Salton était un homme de cinquante-cinq ans. Il n’avait pas oublié le garçon, d’environ neuf ans son cadet, que son seigneur avait eu dans ce manoir et qui y avait passé les premières années de sa vie. Il se rendit lui-même au bateau en toute hâte avec deux domestiques et une chaise improvisée pour porter Godfrid jusqu’à la maison. Ce n’était pas le chevalier du royaume de Jérusalem qu’il s’empressait de venir chercher, mais le petit garçon à qui il avait appris à nager, à pêcher et monter son premier poney à trois ans. Cette ancienne camaraderie n’avait pas duré et peut-être n’y avait-il plus pensé depuis trente ans et plus – avec une femme et une famille à nourrir il ne manquait pas d’occupations – mais certains souvenirs se réveillent aisément. Et malgré les avertissements que lui avait prodigués Madog, il ne put retenir un mouvement d’effarement en découvrant le spectre amaigri qui l’attendait dans le bateau. Il se reprit aussitôt, lui tendit la main, s’agenouilla et lui offrit ses services, mais sa réaction n’avait pas échappé à Humilis.
— Tu me trouves bien changé, Aelred, dit-il, retrouvant d’instinct ce nom enfoui dans sa mémoire. Nous ne sommes plus les enfants que nous étions jadis. Je ne me porte pas très bien, mais peu importe. Je ne me plains pas, je me réjouis au contraire de te revoir à l’endroit même où je t’ai quitté il y a tant d’années. Tu as l’air frais comme une rose.
— C’est un grand honneur pour moi, seigneur Godfrid, s’exclama Aelred. Nous sommes tous ici à votre service. Mes fils et mon épouse en seront très honorés.
Prenant alors son hôte dans ses bras il le sortit du bateau, stupéfait de le trouver si léger, et le déposa précautionneusement sur la chaise improvisée. Quand il avait douze ans, des années auparavant, en tant que fils de l’intendant de son seigneur, il avait plus d’une fois porté le petit garçon dans ses bras. Le frère aîné, héritier des Marescot, jugeait déshonorant de jouer les nounous avec un bébé. A nouveau il tenait dans ses bras celui dont les jours tiraient à leur fin et il le trouva à peine plus lourd que l’enfant d’antan.
— Je ne suis pas venu te causer d’embarras, murmura Humilis, seulement m’asseoir un moment avec toi, prendre des nouvelles de tout le monde, voir comment prospèrent tes champs et comme tes enfants grandissent. Voilà qui me fera plaisir. Je te présente mon excellent ami et assistant, frère Fidelis, qui s’occupe si bien de moi que je ne manque de rien.
Ils transportèrent Humilis le long de la pente, franchirent le rideau d’arbres et là, au milieu des champs du domaine, modeste mais bien entretenu, se dressait le manoir de Salton, entouré d’une clôture circulaire où s’adossaient étables et granges. Il s’agissait d’une modeste maison basse avec une grande pièce et une petite chambre au-dessus d’un sous-sol en pierre, et d’une cuisine séparée dans la cour. Il y avait un petit verger à l’extérieur de la clôture et un banc de bois à l’ombre, sous les pommiers. C’est là qu’ils installèrent Humilis avec des oreillers et des couvertures afin de lui donner tout le confort possible et ils se hâtèrent d’aller lui chercher de la bière, des fruits, du pain tout juste sorti du four, bref tout ce qu’ils avaient à lui offrir. La femme de l’intendant apparut, toute rouge et timide, s’efforçant de dissimuler de son mieux son étonnement et sa pitié. Ses deux grands fils la suivaient ; l’aîné avait la trentaine et l’autre devait être né après que les parents eurent perdu un ou deux enfants, car il avait bien quinze ans de moins. Son grand frère était accompagné de sa jeune épouse qui vint saluer Humilis ; elle était brune, espiègle et déjà attendait un enfant.
Fidelis, silencieux, s’assit dans l’herbe sous les pommiers, laissant le banc à l’hôte et à son invité. Aelred se mit à parler des jours anciens avec une éloquence inhabituelle et raconta par le menu tout ce qui s’était passé. Il avait eu une vie calme, rangée, et travaillé dur pendant que les croisés parcouraient le monde avant de revenir les mains vides, sans enfants, blessés parfois. Humilis l’écoutait avec un léger sourire de bonheur, parlant de moins en moins car il se fatiguait, et une bonne partie de son excitation se dissipait. Le soleil, toujours voilé, rageur, atteignait son zénith tandis qu’à l’ouest les nuages commençaient à s’amonceler.
— Laisse-nous un moment, je te prie, dit Humilis, je me fatigue vite et je ne voudrais pas m’épuiser. Je vais essayer de dormir. Fidelis veillera sur moi.
Quand ils furent seuls il inspira profondément et resta longtemps silencieux, mais il était évident qu’il ne dormait pas. Il tendit une main maigre pour tirer Fidelis par la manche et lui indiqua de s’asseoir près de lui, à la place libéré par Aelred. Un doux bourdonnement monotone leur parvenait des étables, évoquant un essaim d’abeilles. Elles avaient d’ailleurs passé un été agité, à butiner follement les fleurs qui s’épanouissaient à profusion pour se faner aussi vite. Il y avait trois ruches à l’extrémité du verger. Ce n’était pas le miel qui manquerait.
— Fidelis...
Sa voix qui commençait à trembler et à s’éteindre avait retrouvé sa clarté et sa sérénité, on aurait simplement dit qu’elle venait de loin, comme s’il avait déjà commencé à partir.
— Mon fils, je t’ai amené ici pour être seul avec toi, sans personne d’autre, sur les lieux où je suis né. Je te connais mieux que je ne me connais moi-même. Je t’accorde autant d’importance qu’à mon âme et à mon salut éternel. Je t’aime plus qu’aucune créature au monde. Je t’en prie... arrête !
Le bras sur lequel sa main s’était posée très doucement s’était crispé, tremblant, et de la gorge de Fidelis sortit comme un sanglot.
— Que Dieu me pardonne, je ne voudrais pas te causer le moindre chagrin en te parlant trop franchement, mais il ne me reste pas beaucoup de temps. Nous le savons tous les deux. Et j’ai des choses à te dire avant qu’il ne soit trop tard. Fidelis... ta présence a été une vraie bénédiction, la joie et le réconfort de mes dernières années. Je n’ai aucun moyen de te récompenser sauf en t’aimant autant que tu m’as aimé. Et crois-moi, c’est le cas. C’est tout ce qui est en mon pouvoir. Souviens-t’en quand je serai parti. Et dis-toi bien que je pars avec joie, te connaissant aujourd’hui comme tu me connais et t’aimant comme tu m’as aimé.
Fidelis demeura totalement immobile, comme pétrifié mais les pierres ne pleurent pas alors que Fidelis pleurait et quand Humilis se pencha pour l’embrasser sur la joue, il sentit le goût de ses larmes.
Et ce fut tout. Peu après, Madog vint les rejoindre pour les informer sans détour qu’il y avait de l’orage dans l’air et qu’ils seraient bien inspirés de décider rapidement s’ils resteraient sur place ou s’ils embarqueraient sur-le-champ pour rentrer au plus vite à Shrewsbury tant que le fleuve serait encore praticable et sans danger.
La journée étant consacrée à Humilis, la décision lui appartenait. Il regarda en direction de l’ouest le ciel qui prenait une teinte sombre et menaçante vers le couchant, puis se tourna vers son compagnon, distant et passif, qui semblait s’efforcer de prolonger son rêve, et décréta en souriant qu’il serait préférable de partir.
Les fils d’Aelred le portèrent jusqu’au rivage, Aelred le souleva pour l’installer au fond du bateau sur son lit de couvertures avec Fidelis pour le maintenir et veiller sur lui. A l’est, la lumière brillait encore et la barque s’élança dans cette direction. Derrière elle, des nuages très noirs commençaient à s’amasser, rapides et menaçants, se balançant telles des vipères gonflées d’un lait empoisonné. Cette pénombre ensevelissait le pays de Galles, trois ou quatre milles semblaient le bout du monde. Quelque part, à l’ouest, des pluies torrentielles étaient déjà tombées. La première manifestation de l’orage qui s’accumulait insidieusement teinta peu à peu la Severn d’une couleur boueuse et les poussa franchement vers l’aval.
Ils avaient parcouru une bonne partie de la distance, entre les marécages, quand l’orient s’obscurcit soudain presque d’un seul coup, comme s’il réfléchissait la lueur violette très soutenue de l’occident et brutalement la lumière se transforma en pénombre. Le tonnerre se mit à gronder, venant de l’ouest à toute vitesse, suivi, eût-on dit, de roulements de tambour ou d’abois caverneux de grands chiens de chasse lancés par un demi-dieu sur la piste d’un animal de légende. Madog, impassible mais attentif, s’appuya sur les rames pour déplier la toile cirée qu’il utilisait pour protéger ses marchandises. Il la déploya à la fois sur Humilis et le bateau de sorte qu’elle formât un dais que Fidelis maintint entre ses doigts pour éviter qu’elle empêchât le malade de respirer normalement.
Bientôt la pluie commença. Ce furent d’abord de grosses gouttes séparées, lourdes, qui résonnaient comme des cailloux sur la toile tendue, puis le ciel s’ouvrit et déversa un véritable déluge emmagasiné depuis longtemps sur la terre assoiffée. Des trombes d’eau firent bouillonner le cours de la Severn, provoquant depuis le rivage des jets de sable et de terre comme jaillis d’une fontaine. Fidelis se couvrit la tête avant de se pencher pour maintenir la toile au-dessus d’Humilis. Madog se dirigea vers le milieu du fleuve car les éclairs, même s’ils suivaient le courant, frapperaient d’abord ce qu’il y aurait de plus haut le long des berges.
Trempé comme un barbet, il s’ébroua joyeusement, aussi à l’aise dans l’eau du ciel que sur la rivière. Ce n’était pas la première fois qu’il voyait un orage aussi brusque et violent, mais malgré sa fureur, il était sûr qu’il ne durerait pas.
Loin cependant en amont, les cataractes s’étaient ouvertes plusieurs heures auparavant, car à présent les eaux gonflées descendaient en grandes vagues brunes, les chassant vers l’aval. Madog suivait le mouvement, se contentant d’utiliser ses rames pour maintenir la barque au milieu du courant. Puis un véritable déluge s’abattit avec une constance brutale et les abois et les roulements du tonnerre les poursuivirent en direction de Shrewsbury. Les éclairs qui suivaient le tonnerre de près flamboyèrent de plus belle, entrecroisant leurs lames de feu, seules lueurs à percer la tonitruante obscurité. Les voyageurs avaient peine à distinguer les deux rives, sauf quand un éclair zébrait un instant l’obscurité qui se refermait avant d’être déchirée à nouveau par la foudre.
Sous ces tornades, Fidelis, les bras raides et douloureux, évacuait toute l’eau qu’il pouvait, tout en continuant d’abriter Humilis de la toile cirée. Il crispait les paupières pour se protéger de la pluie, les ouvrant de temps en temps pour voir brièvement ce qui se passait. Il ne savait pas où ils étaient, sauf quand la violence des éclairs le brûlait, le forçant à s’essuyer le visage pour retrouver sa vision. Il distinguait juste un moment des arbres pliés sous les rafales de vent, maigres, sinistres, agrandis par la lueur étincelante avant de se fondre dans le noir. Ils avaient donc dû dépasser les prairies inondées et devaient approcher à présent des marais dont la pluie ridait et criblait la surface frémissante. Ils filaient, entraînés entre les rangées d’arbres, plus très loin maintenant d’un éventuel abri à Frankwell.
En dépit de la toile cirée, ils ruisselaient littéralement. L’eau tournoyait au fond du bateau, froide, glissante, désagréable, sans être vraiment dangereuse. Ils glissaient, portés par le courant tout sale, jonché de feuilles et de branches cassées, boueux, gonflé de pluie et formant parfois d’insidieux tourbillons. Mais dans un moment, ils pourraient aborder à Frankwell et se réfugier dans la maison la plus proche que cette tempête et cette violence ne troubleraient guère.
Le tonnerre s’amplifia encore et gronda d’une façon proprement assourdissante. Au même instant la foudre frappa, les aveuglant presque. Fidelis ouvrit péniblement les yeux, alerté par un craquement sauvage juste au moment où, sur la rive gauche, un très vieux saule, énorme, complètement déformé par l’âge, tressauta et se fendit, foudroyé, la moitié de ses racines arrachées du sol détrempé. Il se tordit, éclata, dans une énorme fleur de feu et fut projeté sur eux au milieu de la rivière où il s’abîma dans une gerbe d’étincelles.
Madog se jeta sur Humilis pour lui faire un rempart de son corps. Tel une pierre lancée par une fronde, l’arbre fracassé s’écrasa sur l’étrave de la barque, la traversant de part en part, la brisant comme une coquille d’œuf, envoyant au fond de l’eau le tronc, le bateau et ses passagers. Le feu s’éteignit dans un immense sifflement. D’un coup, tout devint noir et glacial, tout se mit à tourner, à peser comme du plomb, les entraînant corps et âme parmi les herbes aquatiques, les débris de l’orage dont le tourbillon s’accélérait et les attirait vers le calme languide de la mort.
Fidelis se débattit, frappa du talon pour remonter à l’air libre, le cœur battant la chamade, luttant contre la tentation de s’abandonner au désespoir, contre le poids écrasant de son habit, les branches qui le heurtaient en tournoyant et le piège des herbes aquatiques. Il atteignit la surface, respira un grand coup, s’accrochant à des feuilles qui lui filaient entre les doigts, puis il s’agrippa à une branche qui tenait bon, ce qui lui permit de garder la tête hors de l’eau. Haletant, il s’ébroua et ouvrit les yeux sur la pénombre bruyante. Il était prisonnier, entouré de branchages fracassés qui l’immobilisaient. Des racines brisées mais encore solides amarraient le saule qui résistait à peine au courant furieux. Une couverture tombée du bateau s’enroula autour de son bras comme un serpent et faillit l’arracher à sa planche de salut. Il s’y cramponna, s’efforçant de distinguer une main à la surface de l’eau, la pâleur fantomatique d’un visage dans le chaos obscur.
Un morceau d’habit noir passa près de lui parmi les feuilles flottantes. L’extrémité d’une manche apparut, suivie d’une main blême qui retomba sous l’eau. Fidelis lâcha son appui pour la suivre, contourna l’arbre et plongea parmi l’enchevêtrement des branches. Le bord d’un habit lui glissa entre les doigts, mais il parvint à saisir les plis d’un capuchon et il utilisa toutes ses forces pour se diriger vers le rivage du côté de Frankwell, évitant le sillage du saule fracassé. Serrant très fort les doigts, il chercha une meilleure prise pour maintenir au-dessus de lui le corps inerte d’Humilis. A un moment le courant les submergea tous deux. Puis Madog surgit et le déchargea du corps sans vie que ses bras tétanisés ne lui auraient plus permis de soutenir.
Fidelis s’abandonna un instant, tellement épuisé que l’idée de la mort devenait dangereusement séduisante. N’était-il pas préférable, et de loin, de renoncer et de se livrer au courant qui l’entraînerait où il voudrait ?
Mais le flot qui s’empara de lui le déposa tout doucement dans l’herbe boueuse de la berge, le laissant face contre la terre, près du corps d’Humilis que Madog du Bateau des Morts s’efforçait vainement de ranimer.
La pluie se calma d’un coup, le vent dont le souffle haletant émettait des sifflements d’angoisse s’apaisa un moment et les démons de l’orage s’en allèrent gronder plus bas sur le fleuve, laissant derrière eux un silence et une immobilité presque complets entre deux accès de violence. Alors un cri aigu de frustration et de douleur poignante perça ce calme, se répercutant sur la Severn, effrayant et chassant les oiseaux serrés dans les buissons. L’écho en retentit, strident, d’une rive à l’autre, colportant la souffrance d’un deuil irréparable.