CHAPITRE NEUF
Frère Humilis suivit le prisonnier et les gardes qui s’en allaient d’un long regard qui ne cillait pas, puis quand ils eurent disparu, il se rallongea sur son lit avec un profond soupir et resta étendu à contempler la voûte basse au-dessus de sa tête.
— Nous vous avons épuisé, dit Hugh. On va vous laisser vous reposer maintenant.
— Non, attendez !
Quelques fines gouttes de transpiration perlèrent sur son grand front. Fidelis se pencha pour les essuyer et reçut en retour un sourire soucieux qui se changea finalement en un froncement de sourcils.
— Va mon petit, va prendre un peu d’air et de soleil, tu passes trop de temps à t’occuper de moi. Tu vois, je n’ai besoin de rien pour le moment. Il n’est pas normal que tu ne te consacres qu’à moi en ces lieux. Je ne vais pas tarder à m’endormir.
Il était difficile de deviner d’après sa voix sereine, malgré sa profonde faiblesse, s’il parlait simplement d’un petit somme par un chaud après-midi d’été, ou du dernier sommeil du corps dont l’âme se libère. Pendant un instant il posa sa main sur celle du jeune homme avec toute la douceur possible, esquissant une austère caresse.
— Allez, va, j’y tiens. Finis mon travail à ma place, ta main est plus ferme que la mienne, et maintenant les détails sont trop petits pour moi.
Fidelis l’examina avec un calme étudié, jeta un rapide coup d’œil aux deux hommes qui se trouvaient là, puis en signe d’obéissance, baissa ses yeux gris très clairs qui contrastaient tant avec les boucles couleur bronze autour de sa tonsure et il s’éloigna docilement, heureux peut-être, en tout cas d’un pas vif et dégagé.
— Nicolas n’a pas pris le temps de me dire quels objets précieux ma fiancée emportait avec elle, murmura Humilis quand le silence se fut refermé sur ce pas léger. Est-ce qu’ils étaient aisément reconnaissables au cas où on arriverait à les retrouver ?
— Je doute qu’il en existe deux pareils, répondit Hugh. Les orfèvres ont généralement leur marque personnelle ; même quand ils fabriquent une paire d’objets identiques, je doute qu’ils parviennent à les copier exactement.
— Puis-je savoir de quoi il s’agit ? On m’a parlé de pièces d’argent poinçonnées, elles appartiennent à celui qui les prend. Mais le reste ?
Hugh, dont la mémoire avait la fidélité d’un miroir, lui récita volontiers la liste telle que Nicolas la lui avait communiquée.
— Et voilà, conclut-il. Je suppose que ces objets ont quitté le comté. On les retrouvera, si jamais on les retrouve, quelque part dans le Sud, là où ils ont disparu avec leur propriétaire.
Humilis gisait immobile, les yeux fermés, ses lèvres répétant silencieusement la litanie de ces quelques biens.
— Une modeste fortune, remarqua-t-il, enfin, pas si modeste que ça pour quelques pauvres diables. Vous croyez vraiment qu’elle a pu mourir pour si peu ?
— Il y a des hommes, et des femmes aussi, riposta Hugh sans ambages, qui sont morts pour beaucoup moins.
— Oui, c’est vrai ! Une petite croix, répéta Humilis, revenant sur les détails qui l’avaient frappé, de la longueur d’un petit doigt, incrustée d’ambre jaune, d’agate verte et d’améthyste, destinée à être portée... assortie à une croix d’autel de même nature. Oui, cela doit se reconnaître sans peine.
La sueur recommença à perler sur son front ; une grosse goutte roula dans les plis d’une paupière close. Cadfael essuya la transpiration acide et d’un regard signala à Hugh de sortir avant lui.
Dans la grande pièce de l’autre côté du passage de pierre où une douzaine de lits étaient disposés en deux rangés de part et d’autre d’un couloir ouvert, frère Edmond et un autre moine, qui avait le dos tourné et dont la silhouette puissante et très droite était impossible à identifier, soulevaient un lit en même temps que le frère lai qui l’occupait, pour le pousser un peu vers le mur afin de libérer une place destinée à un autre lit et un nouveau malade. L’assistant d’Edmond posa à terre l’extrémité de la couchette au moment où Cadfael et Hugh passaient devant la porte ouverte. Il se tourna et se redressa, se frottant les mains pour effacer les marques laissées par le poids de la paillasse et ils virent frère Urien avec son visage sombre, ses sourcils presque horizontaux et son regard brûlant. Exceptionnellement satisfait de lui-même, et de tout ce qui l’entourait, il avait un léger sourire tendu qui lui retroussait les lèvres sans adoucir le feu de ses yeux. Il regarda les deux hommes s’éloigner comme s’ils n’étaient que des ombres et leur emboîta le pas dès qu’ils furent partis pour prendre une pile de linge propre dans le coffre placé dans le couloir.
D’habitude à l’infirmerie, toutes les portes restaient ouvertes afin qu’une oreille attentive pût distinguer le moindre appel à l’aide et qu’on y portât secours rapidement. On entendait les voix et les cantiques de l’office, et jusqu’au chant des oiseaux. C’était seulement quand il y avait de l’orage, des grosses pluies ou en plein hiver qu’on fermait portes et volets, mais jamais au plus fort de l’été, comme à présent.
— Cet Adam nous ment, affirma Hugh, traversant la grande cour à côté de Cadfael. Seulement comme la moitié du temps il dit la vérité, comment déterminer la bonne moitié ? Vous avez une idée ?
— Si c’était le cas, répondit doucement Cadfael, je serais plus qu’un simple mortel.
— Elle avait confiance en lui, il savait ce qu’elle valait, il l’a accompagnée pendant les derniers milles, et depuis plus rien, dit Hugh, s’énervant à ressasser le peu qu’il avait appris. Et pourtant sur la route, il m’a à plusieurs reprises demandé si elle était vivante ou morte, j’aurais mis ma main au feu qu’il ne jouait pas la comédie. Mais regardez-le maintenant ! Au beau milieu de l’histoire, voilà qu’il se drape dans sa dignité et qu’il reste impassible quand on l’arrête, comme s’il avait cessé de s’intéresser à ce qui lui était arrivé. Allez y comprendre quelque chose !
— Moi non plus, je n’y vois pas très clair, admit Cadfael à regret. Je suis d’accord avec vous, il ment très probablement. Il en sait plus qu’il ne veut bien dire. Mais s’il l’a dévalisée, qu’a-t-il fait de ce qu’elle avait ? Ce n’était peut-être pas grand-chose, mais ça valait sûrement plus que le salaire misérable, la fatigue et le danger qui sont le lot des simples soldats. Parce que c’est sans aucun doute un simple soldat.
— Soldat, je veux bien, objecta Hugh, mi-figue mi-raisin, mais simple, sûrement pas. Ses tours et détours m’ont ahuri. Il connaît bien Winchester, d’accord, je l’admets, mais où qu’il ait servi ces trois dernières années, cet hiver tout le monde s’est regroupé autour de Winchester. Comment aurait-il pu ignorer la ville ? N’empêche, au début, j’aurais juré qu’il n’avait aucune idée de ce qui était arrivé à cette jeune fille et qu’il se rongeait les sangs. Ou alors c’est un acteur extraordinaire, capable de nous faire avaler n’importe quoi.
— Il ne m’a pas semblé particulièrement mal à l’aise quand vous nous l’avez amené, observa Cadfael, songeur. Méfiant, certes, choisissant soigneusement ses mots, ce qui leur confère une signification d’autant plus grande, oui cela donne à réfléchir, mais inquiet ou tendu, je ne dirais pas ça.
— Si vous voulez mon avis, Cadfael, la seule façon de sortir de cet embrouillamini, ce serait de voir reparaître la demoiselle, fraîche comme une rose. On serait alors tous rassurés. Mais vous avez eu votre comptant de miracles pour cette année, il me paraîtrait hasardeux d’en espérer un de plus, même pour vous.
— Et cependant, dit Cadfael, essayant désespérément d’assembler les pièces rebelles de ce jeu de patience, il y a quelque chose qui me trotte dans la tête et qui disparaît dès que j’essaie d’y regarder de plus près. Mais c’est aussi ténu qu’un fil de la Vierge.
— N’y pensez plus, suggéra Hugh, poussant son cheval vers le portail. Abandonnez cet indice, de peur qu’il ne s’envole au premier souffle de vent. Pourquoi n’essaieriez-vous pas de respirer dans une autre direction ? Peut-être que tout deviendrait aussi clair que la flamme d’une bougie où les papillons viendront se brûler les ailes.
Frère Urien resta longtemps à ranger le linge propre dans le coffre à l’infirmerie. Il avait laissé passer Fidelis sans broncher, continuant à ne penser qu’aux trois hommes qui s’étaient retrouvés dans la chambre du malade, et les murs de pierre renvoyaient les échos sonores qui se répercutaient dans le couloir par les portes ouvertes. L’angoisse secrète qu’éprouvait Urien développait l’acuité de ses sens au point qu’il en avait la chair de poule et que ses cheveux courts se dressaient sur sa tête, tant lui paraissaient insupportables des sons que d’autres auraient trouvés doux ou mélodieux.
Il se déplaçait avec une précision déférente et exécutait toutes les tâches que lui confiait frère Edmond, par exemple déplacer un lit sans déranger son occupant qui était très âgé et à demi paralysé, ou installer une nouvelle paillasse pour un autre malade. Il se tourna pour regarder s’éloigner le shérif et le frère herboriste, sans se cacher, tout en remâchant sans cesse dans son esprit les mots dont il se souvenait parfaitement. Tous ces objets de pierre et de métal précieux qui avaient disparu en même temps que cette femme. Une croix d’autel... non, c’était sans importance ici. Mais une croix destinée à être portée, accrochée à une chaîne d’argent... Les moines bénédictins n’ont pas le droit de conserver les biens qu’ils possédaient quand ils appartenaient au siècle, même des objets de peu de prix, sans une autorisation spéciale qu’on leur accorde rarement. Cependant, il y a des religieux qui portent une chaîne autour du cou – un au moins. Cette chaîne, il l’avait touchée une fois, au prix d’une cruelle humiliation, et il ne l’oubliait pas.
A présent, le moment lui était favorable, et l’endroit aussi. Ceux qui ont un meurtre sur la conscience, poussés par l’appât du gain, sont dans une situation délicate et cherchent refuge là où c’est possible. Le butin, ils n’ont qu’à le cacher jusqu’à ce qu’ils puissent prendre la fuite sans risque. Mais alors, pourquoi avoir suivi ce croisé à l’agonie jusqu’à Shrewsbury ? Il aurait été si simple de s’enfuir après l’incendie de Hyde ; dans cet enfer une chatte n’aurait pas retrouvé ses petits !
Personne cependant ne savait mieux que lui à quel point l’amour, ou le tourment qui porte ce nom, peut naître, se développer et prendre tyranniquement possession de l’âme des hommes avec une rage et une intensité bien plus grandes à l’intérieur d’un cloître que dans le monde extérieur. S’il avait atteint ce degré de folie et d’aveuglement, il n’y avait pas de raison pour qu’il fût seul à en souffrir ! Et deux victimes n’avaient-elles pas toujours quelque chose en commun, ne fût-ce que leur culpabilité et l’inévitable souffrance qu’elle provoque ? En outre, Humilis était malade, et ses jours étaient comptés. Il laisserait donc la place libre pour quelqu’un d’autre quand le vide creusé par sa perte ne serait plus tolérable. En songeant à ce que Fidelis endurait peut-être, muré dans son silence, le cœur d’Urien fondait comme neige au soleil.
Il finit le travail pour lequel on l’avait appelé à l’infirmerie, referma le coffre, jeta un coup d’œil à la salle commune et gagna la grande cour. Dans le siècle, il était domestique et palefrenier ; il n’avait aucun talent particulier et savait à peine lire et écrire lorsqu’il était entré dans l’ordre. Il se servait de ses muscles et de ses forces quand on le lui demandait, à l’extérieur comme à l’intérieur, quoi qu’on lui ordonnât. Il ne rechignait pas à la peine qu’exigeaient ces travaux et il n’avait pas l’impression d’être dédaigné à cause de son ignorance, car le feu qui le dévorait exigeait un exutoire, sinon il ne pouvait pas dormir, ni trouver le repos quand il s’éveillait. Pourtant malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à se débarrasser du visage de cette épouse qu’il ne se rappelait que trop bien, qui l’avait écrasé de son mépris et abandonné à son insatiable désir. Il avait retrouvé la même chair jeune et lisse, image même de l’innocence, et les mêmes yeux gris et lucides chez le petit Rhunn jusqu’à ce que le regard du moine tombât sur lui et le brûlât jusqu’à l’os par sa douceur et sa pitié. Mais la chevelure flamboyante de sa femme, cette couronne d’acajou, il ne l’avait revue que chez frère Fidelis, surmontant deux grands yeux gris, limpides comme le cristal du souvenir. Son épouse avait une voix claire, aiguë, hardie. L’image que lui renvoyait ce miroir était muette, et ne pouvait être ni dure ni méchante ; elle ne jugeait pas plus qu’elle ne blessait. Et c’était un reflet mâle, qui n’appartenait pas, Dieu merci, à l’espèce cruelle et traîtresse des femmes. Il est vrai que Fidelis, surpris et effrayé, l’avait fui. Mais il lui avait dit – et il en était convaincu – qu’il n’en irait pas toujours ainsi.
Il avait réussi à adopter le pas mesuré des moines, mais pas la tranquillité d’esprit qui aurait dû l’accompagner. En baissant les yeux et en joignant les mains dans ses vastes manches il pouvait aller où bon lui semblait entre ces murs, en tant que membre de la communauté. Il se dirigea là où il savait qu’on avait envoyé Fidelis, et où le jeune moine ne manquerait pas de se rendre, ayant à cœur de se servir du banc que son propriétaire légitime aurait dû occuper, ainsi que de la feuille de vélin sur le bureau devant lui et des petits pots de peinture disposés à sa portée. Il terminerait le travail commencé par Humilis, ainsi que ce dernier lui en avait donné l’ordre.
A l’autre bout du scriptorium, dans le cloître, sous le mur sud de l’église, frère Anselme, le premier chantre, répétait un cantique sur son petit orgue portatif, une suite d’une demi-douzaine de notes reprises à l’infini, comme un chant d’oiseau inspiré, doux et triste. Un des garçons du chœur était avec lui, la voix fraîche s’élevait sans effort, comme souvent chez les enfants doués, qui se demandent pourquoi les adultes font tant d’histoires pour un art qui s’épanouit naturellement. Urien ne s’y connaissait guère en musique, mais elle lui faisait beaucoup d’effet, comme tout le reste, comme si des flèches le transperçaient. La voix de l’enfant sonnait plus pure et vraie que n’importe quel instrument et le petit n’avait pas conscience de l’émotion qu’il pouvait provoquer. Il aurait sûrement préféré aller jouer avec ses camarades, au bord de la Gaye.
Les alcôves du scriptorium étaient profondes et les parois de pierre étouffaient les sons. Fidelis avait déplacé son pupitre de façon à être à moitié dans l’ombre, pour que le soleil tombe en plein sur son ouvrage. Il s’était détourné afin d’exposer son travail au maximum à la lumière cependant que la vrille végétale qui lui servait de modèle pour enluminer un M majuscule se flétrissait à la chaleur. Il s’appliquait à la tâche et avait un joli coup de pinceau. Entrelaçant les courbes délicates de la tige, il les parsemait de pâles fleurs brillantes, fragiles, comme des fils de la Vierge. Quand le chant de l’enfant, dont la leçon était terminée, s’éloigna ponctué de pas pressés, Fidelis ne leva pas la tête. Quand Urien projeta une ombre longue qui refusa de disparaître, la main qui tenait le pinceau s’immobilisa un moment, puis reprit son tracé sans heurt et Fidelis ne leva toujours pas la tête. A ce signe, Urien se rendit compte qu’à n’importe qui d’autre le peintre muet aurait jeté un rapide coup d’œil, et il y avait plus d’un moine auquel il aurait adressé un sourire. Mais puisqu’il ne daignait pas regarder, qu’est-ce qui avait pu l’alerter ? Un silence aussi lourd que le sien ou une accélération du pouls qui faisait vibrer sa chair quand cet homme-là, et lui seul, s’approchait ?
Urien pénétra dans la petite pièce et s’approcha de l’artiste, fixant les volutes complexes du M auquel manquait encore une touche d’or. Il fixait aussi beaucoup plus intensément le peu qu’on apercevait d’une fine chaîne d’argent qui apparaissait entre les plis du col et du capuchon formant une ligne mince sur les petits poils roux de la nuque, une croix longue comme le petit doigt, sur une chaîne d’argent, garnie de pierres jaunes, vertes et violettes... Il aurait pu glisser un doigt sous la chaîne et la sortir de la chemise, mais il s’en abstint. Il avait appris que l’acte de toucher relève de la sorcellerie, c’est la séparation immédiate, la distance glaciale qui s’abat entre deux êtres.
— Fidelis, dit une voix très douce, insinuante, toute proche de lui, tu m’évites. Pour quelle raison ? Si seulement tu y consentais, je serais l’ami le plus fidèle que tu puisses avoir. Il n’est rien que je refuserais de faire pour toi. Et tu as besoin d’un ami, toi qui as un secret et qui es condamné au silence. Laisse-moi venir à toi, Fidelis...
Il ne dit pas « mon frère », cette appellation se situe au-delà du désir, c’est un terme neutre qui ne trouble en rien l’esprit.
— Laisse-moi venir à toi, et je te donnerai tout l’amour, la loyauté qu’il te faut. Jusqu’à la mort !
Fidelis rangea son pinceau d’un geste très lent et empoigna des deux mains le bord du pupitre comme pour s’empêcher de se livrer. Il était tendu de la tête aux pieds et retenait son souffle. Urien continua hâtivement à mi-voix.
— Tu as tort d’avoir peur de moi, je ne te veux que du bien. Ne t’agite pas, ne t’écarte pas de moi ! Je sais quel est ton crime et ce que tu as à cacher... Je n’en soufflerai mot à personne, à condition que tu joues bien ton rôle. Le silence mérite récompense... et l’amour mérite d’être payé de retour !
Fidelis glissa sur le bois poli du banc et se mit à l’écart, de l’autre côté du pupitre. Il avait le visage pâle, figé, et ses yeux gris, dilatés, semblaient immenses. Il secoua la tête avec véhémence et s’efforça d’éviter Urien, de s’échapper, mais ce dernier étendit les bras et lui barra le passage.
— Ah non, pas cette fois ! Plus maintenant ! C’est fini, tout ça. Je t’ai imploré, supplié, maintenant mieux vaut te le dire, je ne solliciterai plus.
Son contrôle de soi s’était mué soudain en une fureur aveugle et ses yeux fous luisaient, injectés de sang.
— Je ne suis pas sourd, je pourrais te détruire si j’en avais envie. Tu auras intérêt à te montrer gentil avec moi.
Il parlait toujours aussi bas de façon que personne ne l’entendît et nul ne foula les dalles du cloître pour venir voir ce qui se passait. Il s’approcha encore, repoussant Fidelis là où l’ombre devenait plus dense.
— Que portes-tu au cou de ton habit, Fidelis ? Permets-moi de le voir. A moins que tu ne préfères que je te le dise. Et aussi ce que cela signifie ! Il y en a qui donneraient gros pour le savoir. Et tu as tout à y perdre, Fidelis, sauf si tu te montres gentil envers moi.
Il avait acculé sa victime dans le coin le plus noir, et l’y maintenait de ses bras étendus, de ses mains appuyées au mur, de part et d’autre, pour l’empêcher de fuir. Cependant le visage pâle, ovale devant lui, continuait à le dévisager avec un mépris glacial et dans les yeux gris brillait à présent une flamme de colère qui rejetait Urien à mille lieues.
Urien frappa comme un serpent : sa main se glissa en un éclair sous l’habit de Fidelis, à l’intérieur des larges plis, et sortit de sa cachette la chaîne d’argent avec le trophée encore tout tiède qui pendait au bout. Fidelis poussa un curieux cri étouffé et se plaqua contre le mur. Urien recula d’un pas mal assuré, horrifié par son propre geste, émettant un halètement rauque. Pendant un instant le silence fut si profond qu’on aurait dit qu’ils avaient sombré tous deux, puis Fidelis reprit possession de la chaînette et la remit en sûreté, à sa place. Il ne ferma les yeux que pendant ce moment mais aussitôt il les rouvrit et toisa son bourreau d’un regard morne, qui ne collait pas.
— Maintenant plus que jamais, chuchota Urien, tu as intérêt à baisser les paupières et la tête, à te montrer plus souple envers moi, ou alors il te faudra subir les conséquences de l’affront dont tu serais coupable. Mais quel besoin y a-t-il de menacer si tu acceptes de m’écouter ? Je te jure de t’aider, ça oui, fidèlement, de tout mon cœur – il te suffira de me laisser venir à toi. Pourquoi pas ? Et as-tu encore le choix ? Tu as besoin de moi, Fidelis, aussi cruellement que j’ai besoin de toi. Mais entre nous, pourquoi parler de cruauté ? Je n’aspire qu’à tendresse et amour...
Fidelis s’enflamma soudain, comme la mèche d’une bougie et de la main qui ne serrait pas contre son sein son trésor profané, il frappa Urien sur la bouche, le réduisant au silence.
Ils demeurèrent un moment sans bouger, face à face, séparés par leur souffle. Puis Urien balbutia d’une voix rauque, épaisse, à peine audible :
— Ça suffit ! Maintenant c’est toi qui vas venir vers moi ! C’est toi qui seras le mendiant. Par ta propre volonté, ton propre chef tu me supplieras d’accepter ce que tu me refuses à présent. Ou je dirai tout ce que je sais et j’en sais bien assez pour te perdre. Tu viendras m’implorer à genoux et tu me suivras, comme un chien, ou bien je causerai ta perte et tu sais que j’en ai les moyens. Je te donne trois jours, Fidelis ! Si tu n’es pas venu te rendre à merci à vêpres d’ici trois jours, mon frère, je te livrerai à l’enfer et rirai lorsque les flammes te dévoreront.
Il tourna les talons et sortit en coup de vent de l’alcôve. La longue ombre noire disparut, la lumière de l’après-midi rayonna de nouveau en toute sérénité. Fidelis resta dans son coin un long moment, les yeux fermés, épuisé, respirant à grand-peine. Puis d’un pas chancelant, il regagna son banc et reprit son pinceau, mais il tremblait trop pour pouvoir s’en servir. En le tenant, il se raccrochait à la réalité et offrait au moins l’image d’un enlumineur au travail, au cas où quelqu’un viendrait à passer par là. Mais il se sentait en proie à un morne désespoir au-delà duquel il ne distinguait qu’un abîme de néant.
Ce fut Rhunn qui par hasard passa par là. Il avait croisé frère Urien dans le jardin du cloître et remarqué son visage fermé et son regard brûlant, blessé. Il n’avait pas vu d’où il était sorti, mais il ne devinait que trop, à sa propre chair qui se révulsait, où Urien avait puisé tant de rage et de souffrance.
Il n’en souffla mot à Fidelis, pas plus qu’il ne commenta la pâleur du visage de son ami, ni la raideur de ses gestes quand il leva la tête. Il s’assit sur le banc près de lui, et lui parla des menus événements de la journée, du dessin de la majuscule encore inachevée, puis s’empara du petit pinceau à dorure et traça soigneusement les bords de deux ou trois feuilles, le bout de sa langue pointant au coin de sa bouche, comme un enfant qui apprend l’alphabet.
Lorsque sonna la cloche de vêpres, ils sortirent ensemble ; ils avaient tous deux le visage calme, mais pas le cœur tranquille.
Rhunn n’alla pas souper ; au lieu de cela il se rendit dans la petite cellule de l’infirmerie où dormait frère Humilis. Il resta patiemment assis un long moment au chevet du lit, mais le malade dormait toujours. A présent, dans cette solitude et ce silence, Rhunn pouvait détailler chaque trait de ce visage fatigué, marqué par l’âge. Il remarqua à quel point les yeux, soulignés de poches profondes, s’enfonçaient dans les orbites, et combien la chair était molle et grise. Il aimait lui-même assez la vie pour mesurer clairement l’approche de la mort chez un de ses semblables. Il renonça à son idée initiale. Car même si Humilis s’éveillait, et se souciait de Fidelis plus que de lui-même pendant le temps qu’il lui restait à vivre, Rhunn ne pouvait pas se décharger d’une partie du poids qui l’oppressait sur un homme qui devait déjà s’occuper de son propre départ sur le plan spirituel. Mais il ne bougea pas, continuant à attendre. Après le souper, frère Edmond vint visiter ses malades avant la tombée de la nuit.
Rhunn le rejoignit dans le corridor.
— Frère Edmond, je suis inquiet pour Humilis. Je me suis assis près de lui, il s’affaiblit de plus en plus. Je sais que vous veillez parfaitement sur lui, mais je me suis demandé si on ne pourrait pas installer un lit pour Fidelis, à côté. Au dortoir avec nous, Fidelis s’agite et n’arrive pas à dormir. Et si Humilis se réveillait en pleine nuit, ce serait une grâce pour lui d’avoir Fidelis prêt à le secourir, ici comme ailleurs. Ils ont connu ensemble le baptême de feu à Hyde...
Il retint son souffle, observant le visage d’Edmond.
— Ils sont plus proches qu’un père et son fils, ajouta-t-il gravement.
Edmond alla lui-même voir le malade dont la respiration était courte et précipitée. La couverture légère ne laissait rien ignorer de sa maigreur.
— L’idée n’est peut-être pas mauvaise, reconnut Edmond. Il y a un lit vide dans l’antichambre de la chapelle ; on pourrait le glisser ici, même si l’espace est un peu réduit. Viens m’aider à le transporter, ensuite tu diras à Fidelis qu’il a le droit de dormir ici cette nuit, s’il a envie.
— Il en sera ravi, affirma Rhunn.
Le message fut transmis à Fidelis comme s’il s’agissait simplement d’une décision prise par frère Edmond pour le tranquilliser et dans l’intérêt de son patient, ce qui semblait frappé au coin du bon sens. Fidelis fut certainement ravi. S’il soupçonna Rhunn d’avoir eu sa part dans l’obtention de cette permission, il ne le manifesta que par un sourire qui passa si vite sur son visage qu’on le remarqua à peine. Il prit son bréviaire et se dirigea, plein de gratitude, vers la petite cellule où Humilis dormait d’un sommeil très léger de vieillard, alors qu’il n’avait que quarante-sept ans et qu’il avait mené bride abattue une vie trop brève qui, aujourd’hui, s’enfonçait peu à peu dans la résignation et la mort. Fidelis s’agenouilla près du lit pour dire silencieusement ses prières avant de se coucher.
C’était la nuit la plus lourde d’un été torride et une épaisse couche de nuages voilait les étoiles. Même à l’abri des murs de pierre, la chaleur était absolument insupportable. Mais ici, au moins, il régnait une véritable intimité, loin des devoirs et des obligations de la communauté. Ce n’étaient pas de simples parois qui séparaient de leurs compagnons le malade et le veilleur, mais de vrais murs de pierre et toute la largeur de la grande cour. Fidelis ôta son habit monastique et se coucha en chemise. Entre les deux lits étroits, sur le support, près du bréviaire, la petite lampe à huile, dont la flamme dorée diminuait, brûla toute la nuit.