CHAPITRE CINQ
Le hasard voulut que Cadfael conversât en privé avec Humilis dans sa cellule quand Nicolas s’arrêta de nouveau à la loge du portier et demanda l’autorisation de rendre, comme promis, visite à son ancien maître. Ce matin-là, Humilis s’était levé avec les autres, avait assisté à prime et à la messe, accomplissant scrupuleusement les rites quotidiens, même si on ne le laissait pas encore travailler trop dur afin de lui éviter toute fatigue. Fidelis le suivait comme son ombre, prêt à l’assister en cas de besoin et à lui chercher tout ce qu’il lui fallait. Le cadet avait passé l’après-midi, sous le regard approbateur de son aîné, à terminer l’enluminure de la lettre qui s’était abîmée en tombant. Laissant le jeune artiste aux prises avec la peinture dorée qu’il maniait précautionneusement, le médecin et son patient étaient retournés de concert dans la cellule du dortoir.
— Cela se cicatrise bien, constata Cadfael, satisfait de son ouvrage, la chair redevient ferme et la plaie est toute propre. Ces pansements ne sont plus très utiles, mais j’aime autant les laisser un jour ou deux de plus, pour éviter tout frottement ; la peau est encore fragile.
Ils commençaient à s’entendre à mi-mots, tous les deux, et s’ils savaient l’un et l’autre que la simple guérison d’une plaie ne suffisait pas à sauver Humilis bien plus profondément et secrètement atteint, ils s’arrangeaient pour éviter d’aborder ce sujet et se contentaient sagement du modeste succès auquel ils étaient parvenus.
Entendant des pas sur les marches de pierre de l’escalier, ils surent tout de suite que le visiteur portait des bottes et non des sandales. Mais ces pas manquaient à présent singulièrement d’élasticité, ne témoignaient d’aucun enthousiasme et c’est un jeune homme fort sombre qui apparut à l’entrée de la cellule, dissimulé dans l’ombre. N’ayant que des nouvelles décevantes à rapporter, il ne s’était guère pressé à revenir de Lai. Mais il avait promis, et il était là.
— Nick ! s’exclama Humilis affectueusement, tout heureux de le voir. Te voici déjà ! Sois le bienvenu, mais j’aurais cru...
Il s’interrompit, car malgré le manque de lumière, il était évident que le visage du jeune homme n’exprimait aucune joie.
— Quelle triste figure ! Si je comprends bien, tu n’as pas eu le succès que tu espérais.
— Non, monsieur, dit Nicolas, s’approchant lentement et mettant un genou à terre devant ses deux aînés. Non, j’ai échoué.
— J’en suis désolé, mais on ne peut pas gagner à tous les coups. Tu connais frère Cadfael ? Il a été aux petits soins pour moi.
— Nous avons bavardé la dernière fois, murmura Nicolas, lui adressant un sourire où le cœur n’était pas, j’ai donc moi aussi une dette envers lui.
— Ah oui ? Vous avez parlé de moi, j’imagine, soupira Humilis, puis, l’air détendu, il ajouta : Vous vous donnez trop de mal pour moi ; je suis très heureux ici. J’ai trouvé ma voie. Mais assieds-toi donc un moment et dis-nous ce qui s’est passé.
Nicolas se laissa tomber sur le tabouret tout près du lit dans lequel Humilis était assis et exposa la situation avec une brièveté digne d’éloges.
— J’ai hésité trois ans de trop. Un mois à peine après que vous avez pris l’habit à Hyde, Juliane Cruce a pris le voile à Wherwell.
— Ah ça par exemple ! s’exclama Humilis et il resta silencieux un bon moment afin d’assimiler tout le sens de cette nouvelle. Je me demande si... Non, il n’y a aucune raison pour qu’elle ait agi ainsi si ce n’est pas vraiment ce qu’elle désirait. Cela ne peut être à cause de moi ! Non, elle ne me connaissait pour ainsi dire pas ; elle ne m’avait vu qu’une fois, et m’avait sûrement oublié dès mon départ. Peut-être en a-t-elle même été satisfaite... aurait-elle toujours voulu s’engager dans cette voie si on l’avait laissée libre...
Il réfléchit un moment, les sourcils froncés, essayant peut-être de se rappeler le visage de la petite fille.
— Tu m’as dit, Nicolas, je m’en souviens très bien, comment elle avait reçu mon message. Sans aucun trouble, avec calme et courtoisie, m’accordant ensuite de grand cœur sa grâce et son pardon. C’est bien ça ?
— Absolument, monsieur, s’exclama Nicolas, mais il est impossible qu’elle en ait été heureuse.
— Pourquoi non ? C’était peut-être le cas au contraire. Et c’est son droit le plus strict. D’abord elle a consenti au mariage qu’on avait arrangé, mais elle se serait retrouvée liée à un étranger qui avait vingt ans de plus qu’elle. Pourquoi n’aurait-elle pas été contente de me voir lui rendre sa liberté ? Je suis sûr qu’elle l’a mise à profit à sa guise, peut-être est-ce le cloître qu’elle désirait ?
— Personne ne l’a forcée, reconnut Nicolas de mauvais gré. D’après son frère, c’est elle qui a choisi. Son père a tenté de s’y opposer et n’a cédé que parce qu’elle y tenait.
— C’est bien, acquiesça Humilis avec un soupir de soulagement. Il ne nous reste plus qu’à espérer que ce choix l’aura rendue heureuse.
— Mais quel gâchis ! s’écria Nicolas, amer. Si vous l’aviez vue comme moi, monsieur. Couper d’aussi beaux cheveux, cacher un aussi beau corps sous une robe noire ! On n’aurait jamais dû la laisser partir, pas si vite. Et peut-être a-t-elle eu tout le temps de regretter depuis ?
Humilis sourit avec beaucoup de douceur en considérant le visage abattu et le regard déçu du jeune homme.
— Si j’en juge par la description que tu m’en as faite, cette grâce, cette sensibilité, ce discours calme et raisonnable, j’ai peine à croire qu’elle ait pu se décider à la légère. Non, je suis sûr qu’elle a agi après avoir mûrement pesé sa décision. Mais je suis vraiment désolé pour toi, Nicolas. Comme elle, essaie de faire contre mauvaise fortune bon cœur, dans la mesure où elle fut déçue quand je renonçai au mariage.
La cloche de vêpres avait commencé à tinter. Humilis se leva pour se rendre à l’église ; Nicolas également, prenant cet appel pour une invitation à prendre courage.
— Il est bien tard pour vous en aller maintenant, suggéra Cadfael, sortant du silence et du retrait qu’il avait observés pendant que les deux autres s’entretenaient. Il me semble qu’il n’y a aucune urgence, personne ne vous oblige à partir cette nuit. Un lit à l’hôtellerie, et vous serez plus frais pour prendre la route demain, avec toute la journée devant vous. En outre, vous pourrez passer une heure ou deux de plus avec frère Humilis.
Tous deux approuvèrent cette proposition, et Nicolas retrouva quelque vitalité, mais rien évidemment ne lui rendrait l’ardeur qu’il avait manifestée en quittant Winchester pour se diriger vers le nord.
Ce qui étonna quelque peu Cadfael, ce fut la manière obligeante dont Fidelis, à nouveau confronté à ce visiteur qui avait connu Humilis avant lui et établi avec lui des relations d’amitié, se retira dès qu’il l’aperçut, comme soucieux de se fondre dans l’ombre, faute de pouvoir parler, les laissant à leurs souvenirs communs de voyages, croisades et autres batailles, un passé tellement éloigné de son propre champ d’expérience. Une amitié capable de s’effacer ainsi en laissant le champ libre à une autre, rivale et antérieure, témoignait d’une indéniable générosité.
Il y avait un marchand à Shrewsbury, négociant en toisons, qui parcourait les régions frontalières en tous sens, depuis le pays de Galles jusqu’aux riches terres à moutons, comme les Cotswolds et, à l’occasion, en ces temps difficiles, il servait d’informateur à Hugh. C’est surtout au cœur de l’été, à l’époque où la laine nouvelle était à vendre, qu’il se montrait le plus efficace. En cette période dangereuse beaucoup de marchands avaient réduit leurs activités, mais lui, homme décidé, avait assez de courage pour s’aventurer dans le Sud, loin de la frontière, vers des régions tenues par l’impératrice. Ses fournisseurs commerçaient avec lui depuis pas mal de temps et il leur inspirait suffisamment confiance pour qu’ils lui réservent leurs toisons jusqu’à ce qu’il entre en contact avec eux. Il avait aussi d’excellentes relations d’affaires avec des Flamands de Bruges. Le cas échéant, il ne rechignait pas à prendre des risques s’il pouvait espérer rentrer largement dans ses fonds. Ajoutons que ces risques, il les courait lui-même plutôt que de charger ses adjoints de ces périples hasardeux. Peut-être même y trouvait-il son compte car il ne manquait pas d’audace.
En ce début de septembre, il regagnait ses pénates avec ses achats ; un train de trois chariots le suivait depuis Buckingham. Il n’eût pas été raisonnable de s’approcher plus près d’Oxford : cette ville était devenue aussi nerveuse et agitée que si elle était elle-même assiégée. Chaque jour on s’attendait à ce que l’impératrice, chassée par la famine, fût forcée de quitter Winchester. Ce marchand avait laissé ses hommes en sécurité sur une route relativement calme ; ils ramèneraient les chariots sans se presser tandis que lui était parti à bride abattue à Shrewsbury pour rendre compte à Hugh Beringar, avant même d’aller voir sa propre femme et ses enfants.
— Les choses commencent enfin à bouger, monsieur l’officier. Je tiens cela d’un témoin oculaire, qui n’a pas perdu de temps pour trouver un endroit moins exposé. Vous savez que l’impératrice et l’évêque étaient enfermés dans leurs châteaux respectifs, à Winchester, tandis que les armées de la reine prenaient position autour de la cité et coupaient les routes. Depuis quatre jours, aucune fourniture n’a pu arriver en ville, et il paraît que la famine s’y est installée. Je doute pourtant que l’impératrice ou l’évêque en souffrent.
Il n’était pas homme à déguiser sa pensée et les grands de ce monde ne l’impressionnaient guère.
— Pour les malheureux citadins, évidemment c’est une autre histoire ! Mais même la garnison du château royal commence à souffrir car la reine a envoyé des vivres à Wolvesey tout en affamant l’autre camp. Bref, ils en sont arrivés au point où il faut qu’ils essaient de rompre l’encerclement.
— Je m’y attendais, répondit Hugh avec ardeur. Alors ? Sur quoi sont-ils tombés ? La reine tenant tout le Sud-Est, leur seul espoir était d’aller vers le nord ou l’ouest.
— A ce qu’on m’a dit, on a envoyé une troupe de trois ou quatre cents hommes vers le nord pour s’emparer de la ville de Wherwell, et tenter de prendre fermement appui sur la cité afin d’ouvrir la route d’Andover. Mais les a-t-on vraiment vus faire mouvement ? Ont-ils été trahis par un habitant ? Entre nous, on ne déborde pas d’affection pour eux à Winchester. Toujours est-il que Guillaume d’Ypres et les hommes de la reine les ont pris en tenaille et taillés en pièces alors qu’ils avaient à peine atteint les faubourgs de la ville. Un vrai massacre ! Le bonhomme qui m’a raconté cela s’est enfui quand les maisons ont commencé à brûler, mais il a vu les quelques survivants de la troupe de l’impératrice opposer une résistance acharnée et parvenir au grand couvent qu’il y a là-bas. Et d’après lui, ils ne sont pas gênés pour s’en servir. Ils ont envahi l’église qu’ils ont transformée en forteresse, alors que les malheureuses religieuses avaient couru s’y enfermer. Les Flamands les ont bombardés avec des torches. La scène a dû être épouvantable. Mon témoin eut beau filer à toutes jambes, il entendait quand même les hurlements des femmes qui couvraient les fracas du combat et le ronflement des flammes. Les soldats surpris à l’intérieur ont dû finir par sortir et se rendre, à moitié brûlés qu’ils étaient. Ils ont tous été soit capturés soit tués.
— Et les nonnes ? demanda Hugh, horrifié. Le couvent de Wherwell aurait-il complètement brûlé comme l’abbaye de Hyde Mead ?
— Mon informateur n’a pas pris le temps d’aller voir ce qui restait, répondit sèchement le messager. Mais pour l’église, elle a été entièrement incendiée avec les hommes et les femmes qui s’y trouvaient – je ne vois pas comment les religieuses auraient toutes pu s’en tirer indemnes. Quant à ceux qui se sont échappés, Dieu seul sait où ils ont pu trouver refuge à l’heure qu’il est. Pas facile de découvrir un endroit sûr dans ce coin-là au jour d’aujourd’hui. Pour ce qui est de la garnison impériale, je pense que le seul espoir qui leur reste est de rassembler les hommes jusqu’au dernier, de tenter une sortie en force en comptant sur leur nombre et de filer aussi vite que possible, mais même ainsi, ils n’ont plus guère de chances.
Il y avait sûrement du vrai dans ces propos, surtout si l’on songeait que l’impératrice avait déjà perdu trois ou quatre cents combattants, probablement triés sur le volet dans ce qui semblait bien avoir été une tentative de la dernière chance. On n’était encore qu’au début septembre et le sort de la guerre avait changé plusieurs fois de camp depuis la désastreuse bataille de Lincoln où le roi avait été capturé, et où son orgueilleuse rivale avait été à deux doigts de ceindre la couronne avant de se retrouver elle-même prise au piège comme un rat dans sa nasse. Si seulement l’impératrice tombait entre nos mains, se dit Hugh, on se retrouverait à égalité ; chacun récupérerait son souverain et on recommencerait tout depuis le début. Quelle folie que cette guerre ! Le prix avait été très lourd pour les moines de Hyde Mead et les nonnes de Wherwell. Sans parler des malheureux de Winchester, qui étaient encore plus à plaindre.
Ce nom de Wherwell n’évoquait pour le moment rien de plus à Hugh que celui de tout autre couvent assez infortuné pour se trouver en plein champ de bataille.
— L’année aura quand même été bonne pour moi, conclut le marchand, se levant. Les toisons sont de bonne qualité, cela valait le déplacement.
Le lendemain matin, aussitôt après prime, Hugh alla informer l’abbé des dernières nouvelles car tout ce qu’il apprenait d’important était aussitôt transmis à Radulphe qui appréciait ce service et lui rendait le même dans la mesure du possible. A Shrewsbury les autorités régulières et séculières collaboraient étroitement ; en outre, comme en l’occurrence une maison bénédictine avait été détruite, la solidarité s’imposait d’autant plus, ainsi que l’assistance à qui en avait besoin. Même en période plus paisible les couvents de religieuses disposaient de terres plus petites et de ressources inférieures par rapport aux communautés d’hommes, et dépendaient fréquemment de la charité des autres maisons, une gestion avisée ne les tirant pas toujours d’embarras. Dans le cas présent, il y avait eu destruction totale. Evêques et abbés seraient appelés à apporter leur contribution.
Après son entretien avec Radulphe, il lui restait une demi-heure avant la grand-messe à laquelle il décida d’assister puisqu’il était sur place. Il agit donc comme d’habitude quand il avait un moment de libre à l’abbaye et alla rendre visite à frère Cadfael dans son atelier de l’herbarium. Cadfael, qui s’était levé bien avant prime, passait en revue les vins et préparations auxquels il travaillait ; il avait aussi un peu arrosé la terre encore à l’ombre et rafraîchie par la nuit. A cette époque de l’année, une fois la moisson rentrée, les simples ne lui donnaient guère de mal, et pour le moment il n’y avait pas lieu de demander un assistant en remplacement de frère Oswin.
Quand Hugh arriva, cherchant Cadfael, il le trouva confortablement assis sous le mur nord qui, à cette heure de la journée, dégageait une chaleur agréable qui n’avait encore rien d’excessif. Partagé entre l’admiration et le regret, le moine contemplait les roses qui fleurissaient aussi vite qu’elles se fanaient. Hugh prit place à côté de lui, interprétant correctement son silence tranquille comme une invitation.
— Aline dit qu’il serait grand temps de venir voir à quelle vitesse votre filleul a grandi, dit Hugh.
— Je le sais bien qu’il grandit, qu’est-ce que vous croyez ? riposta le parrain de Gilles à la fois tout fier et inquiet devant l’énorme responsabilité qui était la sienne. Deux ans à Noël, non ? et déjà trop lourd pour un vieux bonhomme.
Hugh eut un petit rire moqueur. Quand Cadfael prétendait être vieux, il complotait quelque chose ou bien il avait envie de paresser et il ne s’en cachait pas.
— Dès qu’il me voit, il me prend pour un arbre et se met à m’escalader, ajouta-t-il, rêveur. Il n’ose pas se conduire comme ça avec vous, alors que vous êtes encore tout jeune. D’ici quinze ans, il sera deux fois plus grand que vous.
— J’en accepte l’augure, déclara le père, satisfait, et il étira complaisamment son corps mince et souple, se chauffant au soleil ascendant. Il a toujours été grand, depuis qu’il est né. Oui, c’est vrai, c’était Noël... A propos de fils, je me demande ce que devient Olivier[3]. Vous avez eu des nouvelles ?
— Rien du tout. J’espère qu’il est avec Laurence d’Angers, à Gloucester. L’impératrice n’a quand même pas emmené tout le monde à Winchester, il faut bien qu’elle laisse suffisamment de gens dans l’Ouest pour assurer ses arrières. Mais pourquoi cette question maintenant ?
— Il m’est venu l’idée qu’il pouvait faire partie de ceux choisis par l’impératrice pour aller à Wherwell, expliqua Hugh perdu dans ses pensées moroses sans remarquer que Cadfael s’était redressé et le fixait intensément.
— Dieu veuille que vous ayez raison, et qu’il ne soit pas mêlé à tout cela.
— Pourquoi mentionnez-vous Wherwell ?
— J’avais oublié, dit Hugh. Vous ne connaissez pas les dernières nouvelles, je sors de chez l’abbé, et je ne les ai eues que la nuit dernière. Je ne vous ai pas dit que les hommes de l’impératrice avaient tenté une sortie.
Et Hugh lui raconta par le menu ce qui s’était passé en insistant sur la responsabilité des soldats de Mathilde.
Cadfael se sentit glacé jusqu’aux os malgré le soleil.
— Qu’est-ce que vous me racontez ! Wherwell aurait subi le même sort que Hyde ?
— Il n’en subsiste rien. De l’église tout au moins. Quant au reste... Mais avec cette chaleur et cette sécheresse...
Cadfael qui l’avait soudain agrippé par le bras le lâcha tout aussi brusquement, jaillit de son banc et se mit à courir – il n’y avait pas d’autre mot –, ce qui ne lui était pas arrivé depuis qu’il avait galopé pour fuir le château des brigands à Titterstone Clee deux ans auparavant[4]. Il atteignait encore une jolie pointe de vitesse quand il le fallait, mais son allure était extraordinaire ; avec sa robe on aurait dit qu’il n’avait pas de jambes, telle une boule noire qui roulait, avec une légère oscillation de gauche à droite, comme un marin à la démarche chaloupée. Hugh qui l’aimait beaucoup se lança derrière lui, conscient que cette course signifiait qu’il y avait urgence, tout en provoquant le rire. Vu de derrière, un bénédictin qui a le feu aux trousses, un bénédictin d’une bonne soixantaine qui plus est, bâti comme un tronc d’arbre, peut s’avérer impressionnant voire redoutable pour qui le connaît, mais frappe aussi par son côté comique.
L’inquiétude qui justifiait la précipitation de Cadfael céda la place au soulagement quand il arriva dans la grande cour, car ceux qu’il voulait voir étaient encore là, prenant tout leur temps pour se dire adieu. Un palefrenier tenait le cheval par la bride cependant que frère Fidelis serrait les courroies qui attachaient le paquetage de Nicolas Harnage et roulait son manteau au troussequin de la selle. Ils ignoraient encore qu’il y avait lieu de se presser, et le cavalier disposait de toute une journée de soleil devant lui.
A l’extérieur, Fidelis mettait toujours sa capuche, comme pour protéger une timidité dont l’origine s’expliquait sûrement par son handicap.
Ne pouvant communiquer avec les autres, il se cantonnait sur sa réserve. Seul Humilis lui tenait d’une certaine manière des discours éloquents qu’il n’avait pas besoin d’exprimer par la parole. Ayant attaché la courroie d’étrivière, le jeune homme recula modestement de quelques pas et attendit.
Cadfael arriva, nettement plus circonspect que quand il avait quitté le jardin. Hugh qui ne l’avait pas suivi de trop près alla se poster à l’ombre, près du mur de l’hôtellerie.
— Il y a du nouveau, dit Cadfael sans ambages. Il vaudrait mieux qu’on vous mette au courant avant votre départ. L’impératrice a lancé une attaque, désastreuse au demeurant, sur la ville de Wherwell. Ses hommes ont été taillés en pièces par l’armée de la reine. Mais au cours de la bataille, le couvent de Wherwell a été incendié et il ne reste rien de l’église. Je n’ai pas les détails, mais ce que je vous dis est absolument certain. Le shérif en a été informé la nuit dernière.
— Par un homme de confiance, intervint Hugh qui s’était rapproché. Ses renseignements sont sûrs.
Nicolas le regarda fixement, bouche bée. Son hâle avait disparu, et sa peau était devenue d’une couleur de cendre, comme s’il s’était vidé de son sang.
— Wherwell ? souffla-t-il d’un voix rauque. Ils ont osé ?...
— Ils ne se sont pas contentés d’oser, l’interrompit Hugh, ils y sont allés carrément. Il y avait des hommes à l’intérieur, des gens de l’impératrice pour qui tout endroit où se cacher était pain bénit, et ils ont bloqué les portes. Ça n’a rien changé au résultat, quel que soit celui qui y a allumé le feu. L’abbaye a été dévastée. Je suis vraiment désolé de devoir vous l’apprendre.
— Et les femmes ?... Ô mon Dieu... Juliane est là-bas... A-t-on des nouvelles des femmes ?
— Elles avaient été se réfugier dans l’église.
Pendant une guerre civile, il n’est pas de refuge, même pour les femmes et les enfants.
— Les soldats survivants se sont rendus, ils ont dû s’en sortir pour la plupart. Mais sûrement pas tous.
Nicolas se tourna, cherchant sa bride à tâtons, se libérant brusquement de la main tremblante qu’Humilis avait posée sur son bras.
— Laissez-moi ! Il faut que j’y aille... Il faut que je parte à sa recherche.
De nouveau il pivota pour étreindre brièvement la main d’Humilis.
— Je la retrouverai, ça oui ! Si elle est encore vivante, je la retrouverai et je la mettrai en lieu sûr.
Sur ces mots, il monta en selle.
— Si Dieu te mène jusqu’à elle, tiens-moi informé, dit Humilis. Que je sache qu’elle est vivante et qu’elle n’est pas en danger.
— Je n’y manquerai pas, monsieur, comptez sur moi.
— Ne la tourmente pas, ne lui parle pas de moi. Pas de questions ! Tout ce qu’il me faut, tout ce que je te demande, c’est de savoir que Dieu l’a épargnée et qu’elle mène la vie qu’elle désirait. Il y aura de la place ailleurs pour elle, parmi d’autres religieuses. Si seulement elle est encore vivante !
Nicolas acquiesça sans mot dire, s’arracha en soupirant à ses sombres pensées, poussa son cheval des talons et s’en alla sans rien ajouter, sans un regard en arrière. Ils restèrent à le suivre des yeux, tandis que la poussière soulevée par les sabots de son cheval brillait dans la lumière avant de retomber sous la voûte de la loge, là où s’arrêtaient les pavés et où commençait la terre battue de la Première Enceinte.
Toute la journée, Cadfael eut le sentiment qu’Humilis allait jusqu’à la limite de ses forces comme si l’angoisse qui poussait Nicolas à foncer vers le sud exerçait ses ravages en ces lieux où le calme et l’inaction étaient de rigueur alors que dans son cœur il aurait tant voulu accompagner le jeune homme. Et toute la journée Fidelis, tournant le dos même à son ami Rhunn, suivit Humilis pas à pas avec une sollicitude, une inquiétude et une tendresse tristes plus intenses que les autres jours, comme s’il venait de comprendre que la mort s’approchait sur la pointe des pieds, toujours plus près à chaque heure qui passait.
Humilis regagna son lit juste après complies et Cadfael, qui alla lui rendre visite dix minutes après, le trouvant déjà endormi, s’éloigna sans le réveiller. Ce n’était plus sa blessure purulente ni son corps meurtri qui troublaient Humilis à présent, mais un obscur sentiment de culpabilité envers cette jeune fille qui, s’il l’avait épousée, aurait été en sûreté dans un manoir quelconque à cent lieues de Winchester, de Wherwell et du fracas des armes, alors que les flammes et la tuerie l’avaient chassée du couvent même où elle avait élu domicile. En ce moment, dormir soulagerait son esprit perturbé bien plus qu’un nouveau pansement ne pouvait l’aider physiquement. Dans son sommeil, il avait déjà l’allure calme et hiératique d’un gisant sculpté dans la pierre. Cadfael s’éloigna doucement et le laissa, comme sans doute Fidelis l’avait laissé avant lui se reposer en paix.
Dans le parfum délicat du crépuscule, le vieux moine alla faire sa tournée nocturne à l’atelier, histoire de s’assurer que tout allait bien et de brasser un breuvage qui refroidirait jusqu’au matin. Parfois, quand les nuits étaient si fraîches après la chaleur de la journée, et si pleines d’étoiles enfoncées dans le ciel, quand chaque fleur, chaque feuille s’imprégnait soudain d’une couleur et d’une lumière exquises, il lui semblait que c’était dédaigner la générosité de Dieu que d’aller se coucher et de fermer les yeux sur tant de beauté. Combien de fois, dans le passé, était-il sorti la nuit sans demander son reste, pour la bonne cause, du moins le croyait-il, mais il préférait ne pas trop s’interroger là-dessus. D’ailleurs, Hugh avait sa part de responsabilité dans tout cela. N’y songeons plus.
Revenant sur ses pas sans enthousiasme, il traversa l’église pour gagner l’escalier du dortoir. Toutes les ombres au sein du grand vaisseau de pierre apparaissaient, indistinctes, à la lueur des petites lampes d’autel. Cadfael ne manquait jamais, quand il prenait ce chemin, de pénétrer dans le chœur et de saluer l’autel de sainte Winifred, se rappelant affectueusement leur première rencontre, le cœur gonflé de gratitude pour son indulgence. C’est ce qu’il allait faire maintenant. Soudain il s’arrêta. L’un des religieux était agenouillé au pied de l’autel et la petite lueur rouge de la lampe mettait en relief son visage levé, ses yeux fermés et ses mains jointes pour la prière : c’était Fidelis. Quand Cadfael s’approcha à pas de loup, il distingua clairement des larmes qui brillaient sur les joues du jeune homme dont le visage était parfaitement immobile, à l’exception des lèvres qui formaient en silence les mots de la prière et de ces larmes qui débordaient lentement de ses paupières closes et se répandaient jusque sur sa poitrine. Les chocs subis pendant la journée expliquaient peut-être cette attitude. Maintenant qu’Humilis dormait, le jeune homme implorait le ciel pour que l’histoire se terminât mieux qu’elle n’avait commencé. Mais alors pourquoi ce visage de pénitent plutôt que de suppliant innocent ? Et de pénitent qui ne croyait plus en l’absolution ?
Cadfael gagna tout doucement l’escalier des matines, abandonnant à Fidelis le vaste sanctuaire de l’église pour y abriter son inexplicable souffrance.
Une autre silhouette, immobile dans le coin le plus sombre du chœur, ne se décida à bouger qu’après le départ de Cadfael et même alors attendit un long moment avant de s’avancer de quelques pas, retenant son souffle, sur les dalles glaciales.
Un pied nu effleura le bord de l’habit de Fidelis puis mit délicatement fin à ce frôlement. Une main se tendit et se posa à peine sur une tête perdue dans ses pensées, des doigts avides de contact la frôlèrent, sans oser d’abord insister, puis s’enhardissant devant ce silence et cette immobilité prolongés, se plongeant dans les cheveux brun-roux qui couronnaient la tonsure. Ce simple contact éveilla un frémissement, comme les prémisses d’éclairs imminents dans l’air avant un orage. Si Fidelis se rendit compte de quoi que ce fût, il n’en laissa rien paraître. Même sous ces doigts qui se perdaient tendrement dans ses cheveux et descendaient jusqu’à sa nuque à l’intérieur de la capuche, il ne bougea pas ; il s’immobilisa au contraire là où il était agenouillé et retint son souffle.
— Fidelis, murmura une voix étouffée, douloureuse, à son oreille. Ne t’enferme pas dans ton chagrin ! Viens vers moi... Je t’apporterai réconfort, tout, absolument... quoi que ce soit que tu désires.
La main caressante glissa jusqu’au cou, mais avant qu’elle n’eût atteint son but, Fidelis avait sauté sur ses pieds d’un mouvement souple, calme et résolu et s’était mis hors de portée. Sans se presser ou ne tenant peut-être pas à montrer son visage, même dans cette pénombre, avant d’avoir retrouvé son calme, il se tourna pour voir celui qui s’était immiscé dans sa solitude ; difficile en effet d’identifier une voix murmurante et jusqu’alors il n’avait guère prêté attention à frère Urien. Maintenant il le dévisagea de ses grands yeux gris. L’homme était beau, brun, passionné ; il n’aurait jamais dû s’enfermer entre ces murs, un feu intérieur le dévorait, susceptible d’en brûler d’autres avant de finir par s’apaiser. A son tour il fixa Fidelis, les traits contractés, tendant une main tremblante et suppliante vers la manche du jeune homme, mais ce dernier s’était écarté.
— Je t’ai observé, murmura Urien d’une voix rauque, je connais le moindre de tes gestes. Tu perds ton temps, ta jeunesse et ta beauté... Ne t’en va pas ! Personne ne nous voit pour le moment...
Fidelis tourna les talons avec décision et, quittant le chœur, se dirigea vers l’escalier des matines. Sans bruit, Urien le suivit pieds nus sur les dalles de l’église, se répandant en murmures tourmentés.
— Pourquoi tourner le dos à qui ne te veut que du bien ? Mais tu changeras, je le sais. Pense à moi ! Je t’attendrai...
Fidelis commença à gravir les escaliers. Son persécuteur s’arrêta à la première marche, trop malade d’angoisse pour aller là où les autres ne dormaient peut-être pas encore.
— Tu ne te soucies pas de moi... chuchota-t-il d’une voix étouffée puis, tournant les talons, il ajouta à peine audible, mais rempli d’amertume : Cela arrivera ici ou ailleurs... Si ce n’est pas maintenant, plus tard !