Chapitre X

 

 

Chacun avait réagi selon sa nature. Frère Anselme, prudemment, chercha son bâton des yeux, mais il était hors de portée ; frère Louis avait les deux mains bien visibles, comme on le lui avait ordonné, mais sa main droite était tout près de l’ouverture de sa robe, là où il cachait son poignard. Godith, d’abord stupéfaite, incrédule, effarée, passa très vite à une colère violente que seules trahissaient la pâleur de son visage et une lueur dans ses yeux. Frère Cadfael, apparemment sous le choc, s’assit, résigné, sur le sac de toile qu’il cacha de sa robe, à supposer qu’on ne l’ait pas remarqué ou qu’on ne lui ait accordé aucune importance. Torold, résistant au désir de dégainer le poignard de Cadfael pendu à sa ceinture, montra ses mains vides, tout en défiant Beringar du regard ; en deux grandes enjambées, il vint délibérément se placer entre Godith et les deux archers. Admiratif, Cadfael sourit intérieurement. Tout à son amour pour Godith, le garçon ne s’était pas rendu compte que les deux flèches auraient eu tout le temps d’arriver au but avant qu’il n’ait pu intervenir, si telle avait été l’intention de ses adversaires.

— Voilà un geste très touchant, reconnut généreusement Beringar, mais fort peu efficace. Je ne suis pas sûr que votre amie soit plus heureuse maintenant. Nous sommes tous des gens sensés ; à quoi bon faire preuve d’héroïsme inutile ? D’ailleurs, à cette distance, Matthieu pourrait vous transpercer tous deux d’une seule flèche, ce qui ne nous avancerait guère, ni vous, ni moi. Pour le moment, je vous suggère d’accepter que ce soit moi qui donne le ton.

C’était d’ailleurs le cas. Même si ses hommes s’étaient abstenus d’intervenir, alors qu’ils auraient pu prendre ses ordres à la lettre, il n’en demeurait pas moins vrai que nul n’avait la moindre chance de l’attaquer efficacement et de renverser la situation. Une certaine distance les séparait, et aucun poignard ne vole aussi vite qu’une flèche. Torold tendit le bras en arrière pour attirer Godith vers lui, mais elle ne se laissa pas faire. Elle recula brusquement pour se dégager et, refusant la main qui se tendait vers elle, elle s’avança pour affronter et défier Beringar.

— Qu’entendez-vous par là ? demanda-t-elle. Si c’est moi que vous cherchez, très bien, je suis là, que me voulez-vous ? Je suppose que j’ai encore des terres qui m’appartiennent, qui valent la peine qu’on s’en empare ? Ou peut-être cherchez-vous à faire valoir vos droits et donc à m’épouser ? Même si mon père n’a plus rien, le roi me laissera peut-être mes terres et me donnera à l’un de ses nouveaux capitaines ! Je vaux cela pour vous ? Ou s’agit-il seulement de gagner la faveur de Étienne, en me livrant à lui pour attirer dans ses filets des hommes qui valent mieux que vous ?

— Ni l’un, ni l’autre, répliqua Beringar, très calme.

Il contemplait les épaules contractées de sa fiancée et son visage fâché et méprisant, sans dissimuler son admiration.

— J’admets, ma chère, que je n’ai jamais été aussi tenté de vous épouser ; je me rappelais une fillette grassouillette, vous ne lui ressemblez plus du tout. Mais si j’en crois votre regard, vous préféreriez épouser le diable lui-même ; d’ailleurs j’ai d’autres projets et vous aussi, je pense. Non, si nous sommes tous raisonnables, nul besoin de nous disputer. Et si cela peut vous rassurer, je n’ai pas non plus l’intention de lâcher les chiens sur la piste de votre champion. Pourquoi en voudrais-je à un adversaire loyal ? Surtout maintenant qu’il me semble ne pas vous déplaire.

Il se moquait d’elle ; elle s’en rendit compte et se tint sur ses gardes. Son rire n’était même pas méchant, mais elle le trouvait insultant. Ce rire évoquait le triomphe, tempéré d’une légère taquinerie, presque affectueuse. Elle recula d’un pas ; elle lança même un regard anxieux à Cadfael, mais il était assis, les épaules voûtées, apparemment apathique, fixant le sol. Levant de nouveau la tête, elle étudia plus attentivement cette fois Hugh Beringar dont les yeux noirs, pleins d’une admiration désintéressée, ne la quittaient pas.

— Ma parole, dit-elle lentement, tout étonnée, vous pensez ce que vous dites !

— Bien sûr ! Vous êtes venue chercher deux chevaux pour votre voyage. Ils sont là ! Vous pouvez sauter en selle et partir dès qu’il vous plaira, vous et ce jeune écuyer. Personne ne vous suivra. Seuls mes hommes et moi-même connaissons votre présence ici. Mais vous irez plus vite et plus loin, dit-il suavement, si vous ne vous chargez que de ce qui vous est indispensable pour voyager. Ce sac sur lequel frère Cadfael est si négligemment assis, comme s’il croyait simplement avoir trouvé une pierre confortable, ce sac, je le garderai en souvenir de vous, ma douce Godith.

En entendant ces mots, Godith parvint à peine à se contrôler assez pour ne pas de nouveau regarder Cadfael. Elle devait lutter pour éviter que son visage ne la trahisse, pour ne pas éclater de rire, ne pas triompher sous ce coup imprévu et heureux, comme Torold, à quelques pas derrière elle, qui lui aussi venait de comprendre, et qui s’émerveillait. Voilà donc pourquoi ils avaient jeté les sacs au pied de l’arbre, près du gué, à un mille à l’ouest, sur la route du pays de Galles. Le trésor qu’ils avaient là, ils pouvaient l’abandonner d’un coeur léger, mais il fallait se garder de manifester la plus petite joie, ou tout serait perdu. Et c’était à elle de parfaire leur victoire ; Cadfael lui en laissait la responsabilité. Jamais elle n’avait été soumise à pareille épreuve, et cela marquerait à jamais l’image qu’elle se faisait d’elle-même. Car cet homme qu’elle affrontait valait bien plus qu’elle ne l’avait cru et, soudain, il lui sembla qu’en lui rendant sa parole, elle se montrait aussi généreuse envers lui que lui, envers elle, lui qui la laissait partir et être heureuse avec un autre homme, qui défendait une autre cause, lui qui ne prenait que ce trésor de rien du tout pour sa peine. En échange de deux bons chevaux, pour gagner librement le pays de Galles ! Avec sa bénédiction, en plus ; même s’il n’était pas homme d’Eglise, cela faisait toujours plaisir.

— C’est votre dernier mot, dit-elle (c’était une constatation, pas une question), nous sommes libres de partir !

— Et vite, si vous voulez mon avis. La nuit est encore jeune, mais elle vieillit à chaque minute. Et vous n’êtes pas arrivés.

— Je vous ai mal jugé, déclara-t-elle magnanime, depuis que je vous connais. Vous étiez dans votre droit en cherchant à vous emparer du trésor, tout comme – j’espère que vous le comprendrez – c’était le nôtre de le défendre. Dans un combat loyal, celui qui est vaincu ne doit pas avoir de rancoeur. D’accord ?

— Parfaitement ! répondit-il, ravi. Vous êtes un adversaire tel que je les aime. Et je pense que votre jeune chevalier servant ferait bien de vous emmener d’ici avant que je ne change d’avis. Du moment que vous laissez votre bagage...

— Rien à dire, il est à vous, soupira Cadfael, se levant à contrecoeur de son siège improvisé. Que voulez-vous que j’ajoute ? Vous l’avez gagné loyalement.

Beringar considéra avec calme le gros paquet qui s’offrait à sa vue. Il reconnaissait la forme du sac que Cadfael avait, depuis la Severn, transporté jusque-là. Il n’avait aucun soupçon.

— Alors, bon voyage, et hâtez-vous ! Il vous reste encore quelques heures d’obscurité.

Et pour la première fois, il regarda Torold en prenant tout son temps, car Torold n’avait pas bronché et il avait laissé la parole à Godith dans des circonstances qu’il n’était pas censé comprendre, en faisant preuve d’une remarquable maîtrise de soi.

— Je vous demande pardon, reprit Beringar. Je ne sais même pas qui vous êtes.

— Je m’appelle Torold Blund. Je suis écuyer de FitzAlan.

— Dommage qu’on ne se soit jamais rencontrés. Pourtant, je ne regrette pas que nous n’ayons pas eu à en découdre, sinon, je le crains, j’aurais trouvé mon maître.

Mais il rayonnait en disant cela, car il avait eu ce qu’il voulait et en vérité, il ne craignait guère Torold, malgré son allonge plus grande et sa taille plus élevée.

— Prenez bien soin de votre trésor, Torold. Je prendrai soin du mien.

— Embrassez-moi et souhaitez-moi d’être heureuse, comme je le fais pour vous ! dit Godith, calmée maintenant et le regardant de ses grands yeux qui l’interrogeaient encore.

— Bien volontiers ! répondit Beringar.

Il prit son visage entre ses mains et y déposa un baiser sonore. Il l’embrassa longuement, peut-être pour provoquer Torold, mais ce dernier se contenta d’observer la scène sans broncher. Il aurait pu s’agir d’un adieu affectueux mais sans passion entre un frère et une soeur.

— Allez, à cheval, et ne perdez pas de temps ! lança finalement Beringar.

Elle se dirigea d’abord vers Cadfael et lui demanda aussi de l’embrasser, avec dans la voix et le visage un frémissement violent qu’il fut seul à percevoir, provoqué peut-être par les larmes qu’elle réprimait, une irrésistible envie de rire ou les deux. Les remerciements qu’elle lui adressa, à lui et aux frères lais, furent nécessairement brefs, car les émotions qui se mêlaient en elle la gênaient pour parler. Il fallait fuir au plus vite, de crainte de se trahir. Torold s’avança pour lui tenir l’étrier, mais la prenant par la taille, frère Anselme la souleva et la posa délicatement en selle. Ses étrivières étaient trop longues ; il se baissa pour les lui raccourcir, et puis elle le vit la regarder furtivement et lui adresser un bref sourire éclatant ; elle sut que lui aussi avait deviné ce qui se passait et qu’il partageait avec elle une discrète envie de rire. Si son camarade et lui avaient été mis dans le complot depuis le début, ils n’auraient peut-être pas joué aussi bien leur rôle ; mais ils n’avaient pas été longs à saisir ce qui se tramait.

Torold enfourcha le rouan de Beringar et, de sa selle, regarda le groupe, à l’intérieur de la palissade. Les archers ne les menaçaient plus, ils considéraient la scène avec un certain recul amusé et le troisième homme ouvrit grand la porte pour laisser passer les voyageurs.

— Frère Cadfael, je vous dois tant ! Je n’oublierai pas, cria Torold.

— S’il reste une dette, arrangez-vous avec Godith, plaisanta Cadfael. Et attention où vous mettrez les pieds avant de la remettre entre les mains de son père, ajouta-t-il sévèrement. Vous êtes responsable d’elle devant Dieu, n’en abusez pas.

Le sourire rayonnant de Torold disparut presque aussitôt. L’instant d’après, il s’éloignait, Godith derrière lui, au trot vif de leurs montures. Ils franchirent le portail, passèrent dans la clairière lumineuse et pénétrèrent dans une zone d’ombre, entre les arbres. Le grand chemin était tout près, ainsi que le gué du ruisseau où les sacs attendaient. Cadfael resta à écouter le doux bruit assourdi des sabots sur la terre meuble ; de temps en temps, on entendait un bruissement de feuilles, puis tous les sons s’effacèrent dans la nuit silencieuse. Quand il sortit de son immobilité attentive, il se rendit compte que tous ceux qui étaient là avaient tendu l’oreille tout aussi attentivement. Ils échangèrent un regard et pendant un moment, n’eurent rien à se dire.

— Si elle arrive vierge chez son père, remarqua alors Beringar, je ne me hasarderai plus à juger homme ou femme.

— Moi, dit sèchement Cadfael, je crois qu’elle arrivera mariée chez son père, et elle fera une bonne épouse. Les prêtres ne manquent pas entre ici et la Normandie. Ce qui lui donnera le plus de mal, c’est de persuader Torold qu’il a le droit de la prendre sans le consentement de son père, mais elle trouvera bien un moyen de l’en convaincre.

— Vous la connaissez mieux que moi, constata Beringar. Moi, je l’ai si peu rencontrée ! Dommage ! ajouta-t-il, pensif.

— Il me semble pourtant que vous l’avez reconnue la première fois que vous l’avez vue avec moi dans la grande cour.

— Oh, vaguement, oui – je n’étais pas sûr alors, mais j’avais compris au bout de deux jours. Ce n’est pas qu’elle ait tellement changé, mais elle s’est beaucoup affinée en devenant ce jeune garçon à la démarche élastique. (Il surprit le regard de Cadfael et sourit.) En réalité, j’étais bien venu la chercher, mais pas pour la livrer à la discrétion de n’importe qui. Je ne la voulais pas pour moi, mais comme vous l’avez dit, j’étais responsable d’elle devant Dieu. Il fallait que je respecte l’alliance contractée par d’autres, afin de la mettre en sûreté.

— J’ai l’impression que vous l’avez fait, déclara Cadfael.

— Moi aussi. Sans rancune de part et d’autre ?

— Non, ni désir de vengeance. Le jeu est fini.

Il se rendit soudain compte qu’il avait l’air battu et résigné qui s’imposait, mais c’était seulement l’agréable fatigue du soulagement.

— Voulez-vous revenir à cheval à l’abbaye avec moi et me tenir compagnie ? J’ai toujours deux chevaux. Mes hommes ont bien mérité de dormir et si vos bons frères veulent bien leur accorder le gîte et le couvert pour la nuit, ils auront tout le temps de nous rejoindre demain. Pour agrémenter leur séjour, voici deux flasques de vin que j’avais dans mes fontes et un pâté. Je craignais d’avoir à attendre plus longtemps, mais j’étais sûr que vous viendriez.

— Il me semblait bien, dit frère Louis, se frottant les mains avec satisfaction, que malgré toutes ces alarmes inattendues, il n’y avait pas de méchanceté dans l’air, cette nuit. En échange de ces deux flasques de vin et de ce pâté, on se fera un plaisir de leur trouver un lit, et une partie de cartes, si ça leur chante.

S’avançant dans la nuit, un archer amena les deux chevaux restants de Beringar, le grand pommelé aux flancs minces et le robuste goussaut ; calmement, les frères lais et les hommes d’armes déballèrent les vivres et la boisson, et sur l’ordre de Beringar, hissèrent le sac de toile tout de guingois sur la croupe du cheval pommelé ; ils le fixèrent, en l’équilibrant bien, avec les sangles que frère Anselme avait prévues dans une tout autre intention.

— Ce n’est pas que je me méfie de vous, avoua Beringar à Cadfael, mais ma grande brute ne remarquera même pas ce poids en plus. Et son cavalier doit la monter avec une main dure, car elle a la bouche dure et l’esprit de contradiction, et je suis habitué à elle. A dire vrai, je l’aime beaucoup. Je me suis séparé de deux bien meilleurs chevaux, mais ce diable d’enfer est fait pour moi, et je ne le changerais pas pour tout l’or du monde.

Il n’aurait pu mieux exprimer ce que Cadfael pensait du maître. » Ce diable d’enfer est fait pour moi et je ne le changerais pas pour tout l’or du monde. » Il avait joué les espions lui-même, donné généreusement deux bons chevaux pour se libérer de sa dette envers une fiancée à laquelle il ne tenait pas vraiment, s’était livré à toutes sortes de manoeuvres patientes et tortueuses pour mettre la jeune fille en sûreté loin de lui, et s’emparer d’un trésor, ce qui était de bonne guerre. Eh bien, eh bien, on en apprend des choses dans le livre de la vie et en étudiant nos semblables !

 

Les deux cavaliers chevauchèrent de conserve sur le chemin qu’ils avaient déjà pris une fois, et ils se sentaient encore plus proches l’un de l’autre. Ils allaient sans hâte, empruntant le parcours le plus long, qui convenait mieux aux chevaux ; c’est ainsi qu’ils s’étaient approchés de la grange, la première fois. Indifférente à ces temps troublés et dangereux, la nuit tiède, paisible et douce affirmait calmement la permanence et la stabilité.

— Je crains que vous n’ayez manqué matines et laudes, et la faute m’en incombe, dit Hugh Beringar avec componction. Si je ne vous avais pas pris autant de temps, vous auriez pu être de retour pour minuit. Si vous devez faire pénitence, nous la partagerons.

— Mais nous la partageons déjà, vous et moi, dit Cadfael, sibyllin. Enfin, je n’aurais pu rêver compagnie plus stimulante. Si l’on marche tranquillement, cela compensera mes manquements à la discipline. Une telle promenade nocturne, aussi calme et paisible, est un plaisir rare.

Ils restèrent silencieux un bout de chemin, perdus dans leurs pensées, mais elles se rejoignirent quelque part, car au bout d’un moment, Beringar dit avec assurance :

— Elle vous manquera.

Il exprimait brusquement la très sincère sympathie qu’il éprouvait. Après tout, pendant ces quelques jours, à force d’observer, il avait appris des choses.

— C’est comme une fibre qu’on m’aurait arrachée du coeur, admit Cadfael sans s’en effrayer ; mais d’autres prendront sa place. C’était une fille remarquable, un garçon remarquable aussi, si je puis me permettre, qui ne boudait pas l’effort. J’espère qu’elle fera une aussi bonne épouse. Le jeune homme est aussi quelqu’un de très bien. Vous avez vu ? Il avait une épaule plus solide que l’autre. L’un des archers du roi a fait de son mieux pour lui en enlever un morceau. Mais Godith s’occupera de lui et ça ira. Ils arriveront en France. Dites-moi, demanda-t-il au bout d’un moment, avec une curiosité candide, comment auriez-vous réagi si l’un de nous, désobéissant à vos ordres, avait fait mine de se battre ?

Hugh Beringar éclata de rire.

— J’aurais eu l’air d’un parfait imbécile, j’imagine, car bien entendu mes hommes n’auraient pas fait la bêtise de tirer. Mais un arc est un puissant instrument de persuasion et après tout, quelqu’un comme moi, qui ne prend pas de risques, aurait pu ne pas plaisanter. Vous ne pensez tout de même pas que j’aurais blessé Godith ?

Cadfael, se demandant s’il était sage de répondre tout à fait franchement, temporisa.

— Si je l’ai cru, j’ai vite compris que j’avais tort. Ils auraient pu tirer avant que Torold ne s’interpose. Non, j’ai tout de suite vu que j’avais tort.

— N’avez-vous pas été surpris que je sache ce que vous aviez apporté à la grange et ce que vous étiez venu chercher cette nuit ?

— De votre part, rien ne saurait me surprendre, dit Cadfael. Vous êtes très malin. J’en déduis que vous m’aviez suivi depuis la rivière, la nuit où je suis venu. Et que vous m’avez proposé de mettre les chevaux là-bas pour deux raisons : m’encourager à transférer le trésor de l’endroit où il était caché et rendre possible l’évasion des deux jeunes, alors que l’or, lui, restait là. La main droite qui se bat contre la gauche, voilà qui vous convient bien. Pourquoi étiez-vous si sûr que ce serait pour ce soir ?

— Ah, si j’avais été à votre place, moi, je les aurais fait partir aussi vite que possible ; le moment était favorable, avec ces recherches qui s’étaient terminées par un échec. Il aurait fallu que vous soyez stupide pour laisser passer cette chance. Et comme je l’ai compris depuis longtemps, vous n’êtes pas stupide, frère Cadfael.

— Nous avons beaucoup en commun, reconnut gravement Cadfael. Mais une fois que vous saviez que le paquet que je transportais était en sûreté à la grange, pourquoi n’êtes-vous pas tout simplement allé le récupérer et le mettre en lieu sûr ?

— Et dormir dans mon lit pendant qu’ils s’en allaient ? Ne pas faire la paix avec Godith et la laisser partir en France, alors qu’elle me croyait son ennemi, et capable d’une telle bassesse ? Non, je n’aurais pas pu le digérer. J’ai mon orgueil. Je voulais que tout soit clair et qu’il n’y ait pas de rancoeur. Et puis, je suis curieux aussi. Je voulais voir le jeune homme dont elle était tombée amoureuse. Le trésor était à l’abri, jusqu’à ce que vous décidiez de le récupérer. Je n’avais pas de raison de m’inquiéter. Et c’était beaucoup plus satisfaisant ainsi.

— Aucun doute là-dessus, acquiesça Cadfael avec emphase.

Ils étaient à l’orée de la forêt, près de la grand-route menant à Sutton ; maintenant ils se dirigeaient au nord, vers Saint-Gilles, très calmes, comme deux amis, ce qui ne semblait pas les surprendre.

— Cette fois, dit Beringar, nous entrerons par la porte, comme des membres ordinaires de la maison, même si l’heure est un peu tardive. Et si vous n’y voyez pas d’inconvénient, nous pourrions aller directement à votre cabane du jardin, y passer le reste de la nuit, et voir ce qu’il y a là-dedans. J’aimerais savoir comment Godith a vécu quand elle était sous votre responsabilité et ce que vous lui avez appris. Je me demande où ils sont maintenant.

— A mi-chemin de Poll, ou plus loin. La route est bonne pour la plus grande partie. Oui, venez voir par vous-même ; vous êtes allé en ville vous renseigner à son sujet, n’est-ce pas ? Chez Edric Flesher. Pétronille se faisait des idées épouvantables sur vos mobiles.

— Je m’en doute, dit Beringar en riant. Personne n’était assez bien pour sa protégée, elle m’a toujours détesté. Enfin, maintenant, vous pourrez aller lui dire de ne plus se faire de souci.

Ils avaient atteint la Première Enceinte de l’abbaye ; ils chevauchaient parmi les maisons sans lumière, les sabots de leurs chevaux résonnant étrangement dans le silence. Quelques citadins inquiets entrouvrirent leurs volets pour les regarder passer, mais ils avaient l’air si tranquilles, si paisibles que nul n’aurait pu les soupçonner de penser à mal. Et rassurés, les curieux retournèrent se coucher. Par-dessus le haut mur de clôture, la grande église se dressait sur leur gauche et l’ouverture étroite du guichet apparut dans la masse sombre du portail. Le portier était un frère lai ; un peu surpris d’être réveillé à pareille heure pour laisser entrer deux cavaliers, mais les reconnaissant tous deux, il se dit simplement que l’on avait dû leur confier une mission officielle ; ce qui n’avait rien d’étonnant en ces temps troublés. Il ne se posait pas de questions, il avait sommeil et il n’attendit pas de les voir arriver aux écuries, où ils s’occupèrent d’abord de leurs chevaux, en bons cavaliers, avant de se diriger vers la cabane du jardin avec leur chargement. Beringar grimaça en le soulevant.

— Vous avez porté ça sur le dos pendant tout le chemin ? demanda-t-il en relevant les sourcils.

— Oui, dit Cadfael, sincère. Vous avez pu le remarquer.

— Voilà ce que j’appelle un bel effort. Que diriez-vous de continuer à le porter jusque chez vous ?

— Je ne me le permettrais pas, protesta Cadfael. Ça vous appartient, maintenant.

— C’est bien ce que je craignais !

Mais il était d’excellente humeur, il avait été à la hauteur de ses aspirations, s’était justifié aux yeux de Godith et il avait mis la main sur le trésor qu’il convoitait ; et malgré sa minceur, il était plus musclé qu’on aurait pu le croire, car il souleva le sac et le porta jusqu’à l’herbarium sans grand effort.

— J’ai du silex et de l’amadou quelque part, annonça Cadfael, qui pénétra le premier dans la cabane. Attendez que je fasse de la lumière, il y a des choses fragiles partout.

Il trouva la boîte, provoqua une étincelle dans le rouleau de tissu charbonneux et alluma la mèche flottant dans la petite coupe pleine d’huile. La flamme, d’abord vacillante, monta, se stabilisa bientôt, et toute droite, immobile, projeta une douce lumière sur les ombres étranges des mortiers, des fioles, des bouteilles et les paquets d’herbes aromatiques séchées qui embaumaient l’air.

— Vous êtes un vrai alchimiste, dit Beringar, impressionné et sous le charme. Et peut-être même un peu sorcier.

Il posa le sac au milieu de la pièce et inspecta les lieux avec intérêt.

— Ainsi, voilà l’endroit où elle passait ses nuits ? reprit-il, observant le lit que Torold avait froissé dans son sommeil troublé et agité. Vous avez fait ça pour elle. Vous avez dû découvrir son secret dès le premier jour.

— Oui, en effet. Ça n’était pas si difficile. J’ai pas mal roulé ma bosse. Voulez-vous goûter de mon vin ? J’utilise des poires quand la récolte est bonne.

— Volontiers ! Buvons à vos succès contre tous vos adversaires – excepté Hugh Beringar.

Il s’agenouilla et dénoua la corde qui fermait le trésor. Un deuxième sac sortit du premier, et un troisième du second. On ne pouvait pas dire qu’il avait l’air très énervé ou particulièrement avide, il montrait seulement une excitation et une curiosité raisonnables. Du troisième sac dégringola un paquet de chiffon serré de couleur sombre, qui s’étala largement quand la corde qui le maintenait serré fut coupée, et impossible de s’y tromper, deux manches apparurent sur le sol en terre. Une chemise blanche glissa d’un entrelacs de couleur sombre ; en se dépliant, elle révéla trois grosses pierres polies, une ceinture de cuir enroulée, une courte dague dans un étui de cuir. Enfin, du milieu de tout cela, roula quelque chose de dur, de petit, de brillant, qui s’immobilisa en répandant des éclairs jaunes et qui jeta des reflets d’or et d’argent ternis, en s’arrêtant aux pieds de Beringar.

Il n’y avait rien d’autre.

Toujours à genoux, il regardait fixement, muet, ne comprenant rien ; ses sourcils noirs lui remontaient presque jusqu’aux cheveux et ses yeux sombres s’arrondissaient d’étonnement et de consternation. On ne lisait rien d’autre dans son visage qui, pour une fois, ne dissimulait ni repli sur soi-même, ni inquiétude, ni culpabilité. Il se pencha en avant et d’un geste de la main, sépara tous les vêtements mystérieux, les éparpilla, les regarda bouche bée et s’arrêta sur les pierres. Ses sourcils dansèrent, puis revinrent à leur hauteur normale, et un éclair brilla dans ses yeux : il avait compris ; il jeta un regard malicieux à Cadfael, puis éclata d’un rire énorme, authentique, incontrôlable, qui secoua et fit trembler les paquets d’herbes aromatiques au-dessus de sa tête. C’était un bon rire franc, exubérant, et à ce même moment, par contagion, Cadfael se mit à rire aussi fort que lui.

— Quand je pense que je vous ai plaint, hoqueta Beringar, essuyant, comme un enfant, d’un revers de la main, ses yeux pleins de larmes, et pendant tout ce temps, voilà ce que vous me réserviez ! Quel idiot j’ai été ! m’imaginer que je pouvais être plus malin que vous, alors que j’avais déjà presque compris de quoi vous étiez capable.

— Tenez, buvez, ça ira mieux, proposa Cadfael, lui tendant un gobelet plein. Buvons à vos succès, contre tous vos adversaires – excepté Cadfael.

Beringar le prit et but volontiers.

— Très bien. C’est mérité. C’est vous qui avez ri le dernier, mais au moins, j’en ai profité aussi et je ne suis pas près de l’oublier. Maintenant, comment avez-vous fait ? Je vous jure que je ne vous ai pas quitté des yeux. Vous avez bien remonté ce que votre protégé avait immergé. Je vous ai écouté et j’ai entendu le bruit de l’eau sur la pierre.

— Oui, mais je l’ai immergé de nouveau, très doucement, cette fois. L’autre sac était tout prêt dans le bateau. Le bon Godith et son ami l’ont retiré dès que vous et moi nous fûmes suffisamment loin.

— C’est celui-là qu’ils ont maintenant ? demanda Beringar, momentanément sérieux.

— Oui, et j’espère qu’ils sont à présent au pays de Galles où ils bénéficieront de la protection d’Owain Gwynedd.

— Alors, vous avez tout le temps su que je vous surveillais et que je vous suivais ?

— Vous ne pouviez guère agir autrement, si vous vouliez vous emparer du trésor. Personne d’autre ne vous y aurait conduit. Quand une telle surveillance pèse sur vous, dit Cadfael, le plus simple est de retourner cette situation à votre avantage.

— Vous ne vous en êtes pas privé. Quel beau trésor j’ai là ! répliqua Beringar, et en y repensant, il rit de nouveau. Ah, maintenant, je comprends mieux Godith. Si on se fait battre dans un combat loyal, a-t-elle dit, il ne faut pas avoir de rancune. Eh bien, il n’y en aura pas !

Il examina de nouveau, plus calmement, les objets éparpillés devant lui sur le sol, et après y avoir sérieusement réfléchi, les sourcils froncés, leva les yeux vers Cadfael, tout aussi sérieusement.

— Ces pierres, ces sacs servaient à rendre les deux paquets semblables, dit-il lentement. Jusque-là, je comprends. Mais le reste ? Qu’est-ce que tout cela a à voir avec moi ?

— Ça ne vous évoque rien – je sais, répondit Cadfael. Tout ça n’a rien à voir avec vous, heureusement pour vous et pour moi. Ce sont les vêtements que portait Nicholas Faintree (il se baissa pour ramasser la chemise, la tunique et les chausses qu’il secoua vigoureusement), la nuit où il a été étranglé dans une cabane au milieu des bois, non loin de Frankwell, et jeté parmi les cadavres sous le mur du château, pour qu’on ne se rende compte de rien.

— Votre cadavre en surnombre, murmura Beringar.

— Lui-même. Torold Blund était avec lui, mais ils s’étaient séparés avant l’attaque. Le meurtrier l’attendait aussi, mais là, il a manqué son coup. Torold s’est enfui avec le trésor.

— Oui, ça, je le sais, dit Beringar. Vous en avez parlé, vous et lui, ce soir-là, au moulin. C’est tout ce que j’ai entendu de votre conversation.

Il regarda longuement les pauvres reliques qui avaient été les meilleurs vêtements d’un jeune écuyer, des chausses marron foncé, une tunique couleur feuille morte, puis il dévisagea de nouveau Cadfael. Il ne riait plus à présent.

— Je comprends. Vous avez disposé tout ça pour me tomber dessus, alors que je ne m’y attendais pas et que je cherchais quelque chose de très différent. Afin que je les voie et que la culpabilité m’accable. Si le crime a eu lieu la nuit qui a suivi la prise de la ville, j’étais à cheval tout seul, autant que je m’en souvienne. Et j’étais en ville cet après-midi-là ; pour être franc, j’en avais appris de Pétronille plus qu’elle ne le voulait. Je savais qu’il y avait quelque chose dans l’air et qu’à Frankwell, deux hommes attendaient la nuit pour partir. Ce que je cherchais cependant, en écoutant aux portes, c’était une indication pour situer Godith, et je l’ai eue aussi. Oui, c’est sûr, j’aurais aussi pu être suspect. Mais ai-je la tête de quelqu’un qui commettrait un meurtre, aussi horrible de surcroît, juste pour s’emparer de cette pacotille, que ces deux enfants emportent avec eux au pays de Galles ?

— Pacotille ? répéta Cadfael, d’une voix calme et pensive.

— Oh, je sais que c’est agréable et utile. Mais une fois qu’on en a suffisamment, le reste, c’est de la pacotille. Peut-on le manger, le porter, le monter, s’en servir contre la pluie et le froid, le lire, en faire de la musique ou lui faire la cour ?

— On peut l’utiliser pour acheter la faveur d’un roi, suggéra Cadfael, sans la moindre émotion.

— J’ai la faveur du roi. Il est comme une girouette, parce qu’il a trop de conseillers. Mais si on le laisse tranquille, il sait reconnaître un homme lorsqu’il en voit un. Quand il est en colère et plein de ressentiment, il demande des services peu honorables, mais il méprise ceux qui sont trop prompts à les lui rendre et qui ne lui laissent pas le temps d’y réfléchir à deux fois. J’étais avec lui, dans son camp, une partie de cette soirée-là, il a accepté que je tienne mes propres châteaux et la frontière pour lui, et que je trouve moi-même les moyens et les hommes pour le faire, ce qui me convient parfaitement. Certes, si l’occasion s’était présentée, j’aurais aimé lui apporter le trésor de FitzAlan, mais ce n’est pas une grosse perte, et c’était un beau combat. Maintenant, répondez-moi, Cadfael, est-ce que je suis, selon vous, du genre à étrangler mon prochain par-derrière, pour de l’argent ?

— Non ! Vu les circonstances, c’était une hypothèse, mais je n’y croyais plus depuis longtemps. Ça ne vous ressemble pas. Vous avez une trop haute idée de vous-même, pour préférer une broutille comme l’or au respect de soi. J’étais aussi sûr qu’on peut l’être (avant de vous mettre à l’épreuve cette nuit) que vous vouliez permettre à Godith de s’échapper et que vous m’en faisiez miroiter la possibilité. Essayer en même temps de mettre la main sur l’or était de bonne guerre. Non, ce n’est pas vous que je cherche. Je vous crois capable de beaucoup de choses, admit-il après réflexion, mais tuer quelqu’un par traîtrise, voilà qui me semble absolument contraire à votre caractère. Bon, eh bien, vous ne pouvez pas m’aider. Il n’y a rien ici qui puisse vous troubler ou que vous puissiez reconnaître.

— Reconnaître, non, pas vraiment.

Beringar ramassa la topaze jaune dans sa griffe d’argent brisée et la tourna pensivement entre ses doigts. Il se leva et la plaça près de la lampe, pour mieux l’examiner.

— Je n’ai jamais vu cette pierre auparavant. Mais malgré tout, elle me dit quelque chose. D’une certaine façon, il me semble la connaître. J’ai veillé avec Aline pendant qu’elle préparait le corps de son frère pour l’enterrement. Elle a rassemblé toutes ses affaires, qu’elle vous a apportées, je crois, pour que vous les donniez aux pauvres, sauf la chemise tachée de la sueur de l’agonie. Elle a mentionné un objet qui n’était pas là et qui aurait dû y être, un bien héréditaire de la famille, une dague qu’on transmettait toujours au fils aîné à sa majorité. Telle qu’elle me l’a décrite, il me semble bien qu’il pourrait s’agir de la grosse pierre qui couronnait la garde. Où l’avez-vous trouvée ? demanda-t-il, les sourcils froncés. Pas sur votre mort !

— Non, pas sur lui. Mais enfoncée dans le sol où Torold s’est battu avec le meurtrier. Et elle n’appartient pas non plus à Torold. Il n’y en a qu’un qui ait pu la porter.

— Vous voulez dire que c’est le frère d’Aline qui a tué Faintree ? demanda Beringar, horrifié. Faut-il qu’elle endure cela aussi ?

— Vous oubliez, pour une fois, votre sens de la chronologie, dit Cadfael, rassurant. Gilles Siward était mort depuis plusieurs heures quand Nicholas Faintree a été tué. Non, ne craignez rien, Aline n’aura rien à voir avec ça. En fait, celui qui a tué Nicholas Faintree a d’abord volé la dague de Gilles et il est allé se mettre en embuscade, emportant le poignard qu’il avait si bassement dérobé.

Beringar se laissa tomber sur le lit de Godith, en se tenant la tête.

— Pour l’amour de Dieu, donnez-moi à boire, je n’arrive plus à réfléchir.

Quand son gobelet fut plein, il le vida à grands traits, puis ramassa la topaze, qu’il garda dans la main.

— Voilà qui nous donne une indication sur celui qu’on cherche. Il a sûrement assisté, au moins en partie, à la sale besogne qui s’est faite au château, car si on a vu juste, c’est là qu’il a chipé la belle arme dont cette pierre fait partie. Mais il est parti avant la fin, car ça s’est prolongé jusque tard dans la nuit et à ce moment, me semble-t-il, il tendait son guet-apens du côté de Frankwell. Comment a-t-il découvert leur plan ? L’un de ces malheureux n’aurait-il pas essayé de sauver sa peau en les trahissant ? Notre homme était présent lorsque la tuerie a commencé, mais il est parti bien avant la fin. Prestcote était là, sûrement, ainsi que Ten Heyt et ses Flamands, qui ont tout fait ; on m’a dit que Courcelle s’était enfui dès que possible ; il préférait ratisser la ville, à la recherche de FitzAlan ; c’était plus propre – et je ne l’en blâme pas.

— Tous les Flamands ne parlent pas anglais, fit remarquer Cadfael.

— Certains si. Et parmi les quatre-vingt-quatorze, il y en avait évidemment plus de la moitié à parler le français tout aussi bien. N’importe quel Flamand aurait pu prendre la dague. C’est une belle pièce, qui ne peut plus servir à un mort. Vous savez, Cadfael, je partage votre sentiment sur cette affaire. Cette mort doit être vengée. Ne croyez-vous pas, puisqu’elle ne peut plus en souffrir, ni en avoir honte, que je devrais montrer la pierre à Aline et m’assurer qu’elle vient bien de la dague qu’elle connaissait ?

— Pourquoi pas ? dit Cadfael. Et après le chapitre, on se retrouvera ici, si vous voulez. C’est-à-dire, si, après le chapitre, je ne croule pas sous les pénitences et que je ne disparais pas pendant une semaine.

 

Mais tout allait se passer différemment. A supposer qu’on ait remarqué l’absence de Cadfael à matines et à laudes, on l’avait complètement oubliée avant le chapitre, et personne, pas même le prieur, ne la lui reprocha, ni n’exigea la moindre pénitence. Car après l’agitation désolée de la veille, un nouveau bouleversement, plus prometteur, se préparait. Le roi, avec ses nouvelles levées, ses chevaux de remonte et les provisions dont il s’était emparé, s’apprêtait à marcher vers le sud, vers Worcester, pour essayer de pénétrer par l’intérieur des terres, dans la place forte occidentale du comté de Robert de Gloucester, demi-frère et champion loyal de l’impératrice. L’avant-garde royale devait partir le lendemain ; quant au roi, avec sa garde personnelle, il s’installait aujourd’hui et pour deux nuits au château de Shrewsbury, pour en inspecter et en assurer la défense, avant de marcher à la suite de son avant-garde. Il était très satisfait du résultat obtenu par ses fourrageurs et disposé à oublier tout ressentiment, car il avait invité à sa table, au château, pour ce mardi soir, l’abbé et le prieur, et dans l’excitation des préparatifs, on avait oublié les péchés véniels.

Cadfael, reconnaissant, se dirigea vers son atelier, s’allongea et s’endormit sur le lit de Godith jusqu’à ce que Hugh Beringar vînt le réveiller. Il tenait la topaze à la main, et son visage était grave et tiré, mais serein.

— C’est bien la pierre en question. Elle a été heureuse de la retrouver et l’a reconnue tout de suite. J’étais sûr qu’il ne pouvait pas y en avoir deux pareilles. Maintenant, je vais au château, car les gens du roi s’y installent déjà et Ten Heyt et ses Flamands seront avec lui. Je compte trouver celui, quel qu’il soit, qui a barboté la dague de Gilles après sa mort. On sera alors tout près de connaître le meurtrier. Cadfael, ne pourriez vous pas demander à l’abbé de vous emmener au château, ce soir ? Il lui faut un assistant. Pourquoi pas vous ? Il s’adresse volontiers à vous. Si vous le lui demandez, il sautera sur l’occasion. Comme ça, si j’ai quelque chose à vous dire, vous ne serez pas loin.

Cadfael bâilla, grogna et garda, à contrecoeur, les yeux ouverts sur le jeune visage brun qui se penchait sur lui, une face aux traits fins, tendus maintenant, un masque de chasseur, farouche et sombre. Il s’était acquis un allié redoutable.

— Soyez maudit, mais juste un peu, pour m’avoir réveillé, marmonna-t-il, mais je viendrai.

— C’est d’abord vous qui étiez concerné, lui rappela Beringar en souriant.

— Je le suis toujours. Maintenant, pour l’amour de Dieu, fichez le camp et laissez-moi dormir pendant le dîner et tout l’après-midi ; vous m’avez coûté assez d’heures de sommeil pour me faire mourir prématurément, calamité !

Hugh Beringar se mit à rire, mais cette fois d’un rire muet et soucieux, fit un léger signe de croix sur le grand front brun de Cadfael, et le laissa dormir.