Chapitre XI
Au souper du roi, il fallait un serveur pour chaque plat. Il ne fut donc pas difficile de suggérer à l’abbé que le moine qui s’était occupé de l’enterrement collectif, et qui s’était même adressé au roi à propos d’une mort irrégulière, était tout indiqué pour se tenir près de lui au cas où il faudrait l’interroger. Le prieur prit avec lui le crapaud qui le suivait comme une ombre : frère Jérôme, toujours infatigable à passer la serviette, le rince-doigts et le pichet, serait bien plus assidu que lui, Cadfael, qui pourrait bien avoir d’autres chats à fouetter. Jérôme et lui étaient de vieux ennemis pour autant que Cadfael en eût. Il détestait les tonsures d’une pâleur maladive.
En ville, on était décidé à donner l’impression d’être en fête, non pas tant en l’honneur du roi que pour célébrer son départ imminent. Edric Flesher était descendu de sa boutique pour voir passer les hôtes dans la grand-rue, et Cadfael lui avait adressé un bref clin d’oeil discret pour lui faire entendre qu’ils auraient plus tard à parler, mais de choses si satisfaisantes que l’entretien pouvait attendre un peu. Quand, en échange, il eut droit à un grand sourire et à un geste de la grosse main d’Edric, il sut qu’il avait été compris. Pétronille pleurerait le départ de son enfant chérie et se réjouirait de la savoir en sûreté et sous bonne escorte. » Il faudra leur rendre visite sans tarder », songea-t-il.
A la porte de Shrewsbury, Cadfael avait vu le vieil aveugle assis tout fier dans les belles chausses de Gilles et tendant la main avec dignité. A la grande croix, il aperçut la vieille femme si menue tenant par la main son simple d’esprit de petit-fils, avec sa lippe pendante ; la bonne tunique marron lui allait bien, et le tissu même lui donnait l’air ravi. » Oh, Aline, vous auriez dû voir vous-même ce que votre générosité a fait », se dit-il. » Bien plus qu’un simple don de nourriture et de vêtements ! »
Les mendiants s’étaient installés là où la chaussée en pente joignait la rue à la porte du château ; ils étaient pleins d’espoir, car le grand justicier du roi, l’évêque Robert de Salisbury, était venu rejoindre son maître, emmenant avec lui tout un train d’hommes d’Église riches et importants. Abrité par la loge, Osbern le bancal avait placé sa petite charrette là où il pouvait mendier confortablement sans avoir à bouger. Les vieux patins de bois tout usés dont il se servait pour ses mains calleuses étaient bien rangés près de lui sur la charrette, sur le manteau noir plié, dont il n’aurait pas besoin avant la nuit. Le vêtement était rangé de telle façon que le fermoir de bronze, représentant le dragon de l’éternité se mordant la queue, se détachait fièrement.
Laissant les autres franchir les portes, Cadfael s’arrêta pour dire un mot à l’infirme.
— Eh bien, comment ça va, depuis que je vous ai vu la dernière fois près du poste de garde ? Vous avez une meilleure place ici ?
— Je vous reconnais, dit Osbern, dont le regard était étonnamment clair et innocent dans un visage aussi contrefait que son corps. C’est vous qui m’avez apporté ce manteau.
— Vous a-t-il fait bon usage ?
— Oh oui, et j’ai prié pour la dame, comme vous me l’avez demandé. Mais mon frère, il y a quelque chose qui me trouble. Celui qui l’a porté avant moi est mort, n’est-ce pas ?
— Oui, dit Cadfael, mais ça ne doit pas vous troubler. La dame qui vous l’a fait parvenir est sa soeur et croyez-moi, elle vous l’a donné de bon coeur. Portez-le et ne vous mettez pas en peine.
Il allait poursuivre son chemin quand une main le saisit par la robe et Osbern lui dit, suppliant :
— Mais mon frère, j’ai peur de n’être pas innocent. J’ai vu l’homme qui portait ce manteau ; il était en parfaite santé...
— Vous l’avez vu ? s’étonna Cadfael.
Mais une voix inquiète couvrait la sienne et continuait, hâtive.
— C’était la nuit, j’avais froid et je me suis dit : » Si le bon Dieu voulait m’envoyer un manteau comme ça pour me tenir chaud ! » Une pensée est aussi une prière, mon frère ! Et pas plus tard que trois jours après, Dieu m’a effectivement envoyé ce manteau. Vous me l’avez remis vous-même. Comment puis-je avoir l’esprit tranquille ? Le jeune homme m’a donné un sou cette nuit-là et m’a demandé de dire une prière pour lui le lendemain. C’est ce que j’ai fait. Mais si ma première prière avait annulé l’effet de la seconde ? Ai-je envoyé un homme à la mort pour avoir un manteau ?
Cadfael le regarda, muet de stupéfaction ; un frisson glacial lui descendit le long de l’échine. Cet homme avait le regard et l’esprit sains, il savait parfaitement ce qu’il disait, et son trouble était profond et réel, c’était d’abord à lui qu’il fallait penser. Pour le reste, on verrait.
— Écartez ces pensées de votre esprit, mon ami, déclara fermement Cadfael, elles ne peuvent venir que du diable. Si Dieu vous a donné ce que vous souhaitiez, c’est pour que d’un mal sorte quelque chose de bien, et vous n’avez rien à vous reprocher. Vos prières pour celui qui portait ce manteau sont un réconfort pour son âme, même maintenant. Ce jeune homme appartenait à la garnison de FitzAlan, il a été tué après la chute de la forteresse sur l’ordre du roi. Ne craignez rien, nul ne vous reproche sa mort, et nul sacrifice de votre part n’aurait pu le sauver.
Osbern leva vers lui son visage apaisé et rayonnant, mais il secoua la tête, dubitatif.
— Comment aurait-il pu dépendre de FitzAlan ? Je l’ai vu entrer puis sortir du camp du roi.
— Vous êtes sûr de l’avoir vu ? Comment savez vous que c’est le même manteau ?
— Mais à cause du fermoir. Je l’ai bien vu à la lueur du feu quand il m’a fait l’aumône.
On ne pouvait s’y tromper, il n’y avait pas deux dessins semblables, et Cadfael avait remarqué la réplique sur la boucle du ceinturon de Gilles.
— Quand l’avez-vous vu exactement ? demanda doucement Cadfael. Racontez-moi.
— C’était la nuit d’avant l’assaut, vers minuit. Je m’étais mis tout près du poste de garde, à cause du feu et je l’ai vu s’approcher, pas à découvert, mais comme une ombre, parmi les buissons. Il s’est immobilisé quand les hommes l’ont aperçu et il a demandé à voir l’officier car il avait quelque chose à dire pour le service du roi. Il cachait son visage, mais il était jeune. Ils l’ont emmené, et puis je l’ai vu revenir et ils l’ont laissé sortir. Il a dit qu’il avait des ordres et qu’il devait rentrer, car il ne fallait pas qu’on le soupçonne. C’est tout ce que j’ai entendu. Au retour, il allait mieux et semblait avoir moins peur, alors je lui ai demandé l’aumône et il me l’a faite, en me demandant de prier pour lui en échange. » Prie pour moi demain », a-t-il dit, et vous m’apprenez qu’il est mort le lendemain ! Quand il m’a quitté je suis sûr qu’il ne s’attendait pas à mourir !
— Non, dit Cadfael bouleversé, plein de pitié et de chagrin pour tous les malheureux pécheurs qui ont peur, sûrement pas. On ne sait ni le jour, ni l’heure. Mais vous pouvez prier pour lui, ça l’aidera grandement. Et ne vous croyez surtout pas responsable de sa mort. C’est absolument faux. Vous ne lui avez jamais voulu de mal, Dieu connaît nos coeurs. Vous ne lui avez jamais nui, ni souhaité lui nuire.
Il laissa Osbern rassuré et réconforté, mais c’est lui maintenant qui portait ce poids de tristesse déprimante que l’infirme lui avait confié. » C’est toujours pareil », se dit-il, » pour soulager quelqu’un, il faut se charger soi-même. » Et de quel fardeau ! Il se souvint à temps qu’il y avait une autre question qu’il aurait dû poser, la plus urgente, et il revint sur ses pas.
— Savez-vous, mon ami, qui était l’officier de garde cette nuit-là ?
— Je ne l’ai pas vu, répondit Osbern en secouant la tête, il n’est pas sorti. Non, mon frère, je ne saurais vous le dire.
— Ce n’est pas grave. Maintenant, ayez l’esprit en paix. Vous savez que ce manteau est une bénédiction, et non le contraire. Profitez-en, comme vous le méritez.
— Père abbé, dit Cadfael, cherchant Héribert dans la grande cour, si vous n’avez pas besoin de moi avant de passer à table, j’ai encore à faire ici, à propos de Nicholas Faintree.
Le roi tenait audience à l’intérieur, et la grande cour pullulait d’hommes d’Eglise, d’évêques, de hobereaux – il y avait même un comte ou deux –, il n’y avait de toute façon pas de place pour les simples serviteurs dont la tâche ne commencerait qu’avec le festin. L’abbé avait retrouvé un ami en la personne de l’évêque de Salisbury et il autorisa volontiers Cadfael à poursuivre ses recherches. Il se mit en quête de Hugh Beringar, toujours obsédé par le récit d’Osbern et la dernière question demeurait encore sans réponse, mais tant de mystères maintenant s’éclairaient d’une triste lumière ! Ce n’était pas un prisonnier terrifié, la corde au cou qui, s’effondrant, avait trahi les plans secrets de FitzAlan. Non, cette trahison avait eu lieu la veille, alors que l’issue du combat était encore douteuse, et elle avait été préméditée pour sauver une vie, mais sans succès. L’homme était venu en cachette, demandant à voir l’officier de service, car il avait quelque chose à dire pour le service du roi ! Et en partant il avait déclaré aux gardes qu’il avait ordre de rentrer pour qu’on ne le soupçonne pas, mais alors il avait le coeur plus léger. Le malheureux ! Ça n’avait pas duré !
Comment ou sous quel prétexte s’était-il arrangé pour sortir du château, en prétendant aller reconnaître les positions ennemies, qui sait ? En tout cas il avait obéi aux ordres ; il était rentré pour endormir les soupçons. Il n’était revenu que pour trouver la mort à laquelle il avait cru échapper.
Hugh Beringar sortit, et s’immobilisa sur l’escalier de la grande salle, se tordant le cou pour apercevoir celui qu’il cherchait. Les robes noires des Bénédictins apparaissaient çà et là, contrastant violemment avec les hobereaux qui avaient mis leurs plus beaux atours, mais Cadfael était plus petit que beaucoup de ceux qui l’entouraient, il vit Hugh avant que ce dernier ne le remarque. Le moine se dirigeait vers lui quand les yeux noirs qui parcouraient la salle le découvrirent, et brillèrent sous leurs sourcils froncés. Beringar descendit, le prit par le bras et l’emmena dans un endroit plus calme.
— Venez, allons sur le chemin de ronde, il n’y aura que la sentinelle. On ne peut pas se parler ici.
Quand ils furent parvenus en haut du rempart, il trouva un coin d’où on ne pouvait les approcher sans être vu et il regarda Cadfael attentivement.
— Vous, vous avez du nouveau. Racontez vite, et j’en ferai autant après.
Cadfael narra son histoire aussi brièvement qu’on la lui avait rapportée, et son interlocuteur comprit tout aussi vite. Beringar resta appuyé contre le merlon[10] du mur, comme s’il se raidissait pour faire face à une attaque. Son visage exprimait l’amertume et le chagrin.
— Son frère ! Évidemment, ce ne pouvait être que lui ! Il est sorti du château, la nuit, en se cachant le visage, furtivement, s’est entretenu avec l’officier du roi, et il est reparti comme il était venu. Comme ça, on ne le soupçonnerait pas ! Ah, ça me rend malade ! lança-t-il avec véhémence. Et tout ça pour rien ! Il a trouvé son maître en matière de trahison. Et encore, Cadfael, vous ne savez pas tout ! Mais, bon sang, il fallait que ce fût son frère !
— On n’y peut rien, dit Cadfael. C’était lui. Il était mort de peur ; terrorisé d’avoir choisi le mauvais camp, il a couru chez les assiégeants pour avoir la vie sauve. Mais en échange de quoi ? De quelque chose qui rendrait service au roi ! Ce même soir, il y avait eu un conseil pour mettre en lieu sûr l’or de FitzAlan. C’est comme ça que quelqu’un a su à temps ce que transportaient Torold et Faintree, et la route qu’ils prendraient. Quelqu’un qui s’est bien gardé, je pense, d’en référer au roi ou à personne d’autre, quelqu’un qui a agi seul et pour son propre compte. Sinon ça ne se serait pas terminé ainsi. Le jeune homme, d’après Osbern, est rentré en obéissant aux ordres, soulagé et un peu rassuré.
— On lui avait promis la vie sauve, dit Beringar avec amertume, ainsi probablement que la faveur du roi, et un poste intéressant. Rien d’étonnant à ce qu’il parût plus heureux au retour. Mais ce qu’on voulait en réalité, c’était le renvoyer d’où il venait, qu’il fût pris et exécuté avec les autres, pour qu’il ne puisse pas raconter son histoire. Maintenant, Cadfael, écoutez bien ce que m’a raconté un des Flamands qui a assisté aux exécutions de cette journée du début à la fin. Il a dit que quand Arnulf de Hesdin eut été pendu, Ten Heyt a désigné aux bourreaux celui qui devait être exécuté tout de suite après lui, en disant que l’ordre venait d’en haut. Et ça a été fait. Ils ont trouvé très drôle de le tirer vers la potence, incrédule, et croyant d’abord, sans doute, qu’ils lui jouaient la comédie, pour le séparer de ses camarades ; mais quand il a vu qu’ils ne plaisantaient pas, il a hurlé qu’ils se trompaient, qu’il ne devait pas mourir avec les autres, qu’on lui avait promis la vie sauve, et qu’ils n’avaient qu’à demander...
— Qu’ils n’avaient qu’à demander à Adam Courcelle, coupa Cadfael.
— On ne m’a pas donné de nom... Le Flamand auquel j’ai parlé n’a rien entendu de tel. Mais pourquoi lui plutôt qu’un autre ? Je me suis laissé dire qu’il ne s’est montré qu’une fois pour voir ceux qu’on avait déjà dépendus ; c’était au début et ils n’étaient pas nombreux. Puis il est retourné à sa tâche en ville, et on ne l’a plus revu. » Une petite nature », ont-ils pensé.
— Et le poignard ? Gilles le portait-il quand on l’a pendu ?
— Oui, car mon bonhomme le guignait, mais un de ses camarades l’a remplacé un moment, et quand il est revenu pour récupérer l’arme, elle avait disparu.
— Même pour qui veut s’approprier un trésor, il n’y a pas de petit profit, remarqua tristement Cadfael.
Ils se regardèrent un long moment sans rien dire.
— Mais pourquoi êtes-vous si sûr qu’il s’agit de Courcelle ?
— Je pense au sentiment d’horreur qu’il a éprouvé quand Aline est venue reconnaître son frère, expliqua Cadfael. Alors, il a compris ce qu’il avait fait. » Si j’avais su », a-t-il dit, » si j’avais su, je l’aurais sauvé pour vous ! A n’importe quel prix ! Que Dieu me pardonne ! » Ce qui signifiait en réalité : » Aline, pardonnez moi ! » Et il le pensait de tout son coeur, mais je n’appellerais pas cela du repentir. Et vous vous souvenez, il lui a rendu le manteau. Je pense, sincèrement, qu’il lui aurait aussi rendu le poignard s’il en avait eu le courage. Mais il ne pouvait pas, car il était déjà brisé. Je me demande, ajouta Cadfael, méditatif, je me demande ce qu’il en a fait. Un homme qui l’a pris à un mort ne s’en séparera pas facilement, même par égard pour une jeune femme, cependant, il ne courra pas le risque de le garder, au cas où elle le verrait ; et il lui fait sérieusement la cour. L’a-t-il caché ou s’en est-il débarrassé ?
— Si vous avez raison, dit Beringar, encore dubitatif, il nous le faut, c’est notre seule preuve. Mais enfin, Cadfael, pour l’amour de Dieu, qu’allons-nous faire ? Dieu m’est témoin que je n’ai pas beaucoup d’estime pour quelqu’un qui a essayé de se tirer d’affaire de cette façon, alors que ses camarades allaient mourir. Mais on ne peut parler ouvertement, ni vous, ni moi, et infliger une telle souffrance à une dame innocente et honorable. C’est assez qu’elle pleure son frère. Laissons-lui au moins penser qu’il a été fidèle à son choix malheureux, et non qu’il est mort en lâche, demandant d’une voix tremblante qu’on lui laisse la vie sauve, comme promis, en échange de sa trahison. Elle ne doit jamais savoir.
Cadfael ne pouvait qu’approuver.
— Mais si on accuse Courcelle et qu’il y a procès, tout sera exposé. Et on ne peut pas le permettre ; c’est notre point faible.
— Et notre point fort, riposta Beringar, farouche. Lui non plus ne peut pas se le permettre. Il veut obtenir la faveur du roi et jouer un rôle important, mais il veut Aline – pensez-vous que je l’ignore ? Comment réagirait-elle si elle soupçonnait quoi que ce soit ? Non, il tient autant que nous à ce qu’on ne reparle pas du passé. Donnez lui une chance de vider cette querelle sans qu’on y revienne, et il sautera sur l’occasion.
— Je comprends vos préoccupations, dit doucement Cadfael, et je les approuve, mais comprenez-moi aussi. J’ai une autre responsabilité. Par respect de la justice, il faut venger Nicholas Faintree.
— Accordez-moi votre confiance et soyez prêt à me soutenir, quoi que je fasse ce soir à la table du roi, déclara Hugh Beringar. Justice sera rendue au mort innocent, et il sera vengé, mais ce sera à ma façon.
Cadfael alla se placer derrière la chaise de l’abbé, dubitatif et inquiet, ignorant ce que Beringar avait en tête, et sachant que sans le poignard, on ne pouvait rien prouver contre Courcelle. Le Flamand ne l’avait pas vu prendre l’arme, et le cri poussé quand Aline avait reconnu le corps de son frère, s’il manifestait une souffrance réelle ne constituait pas une preuve. Cependant l’expression de Beringar avait clairement exprimé son désir de vengeance à l’égard d’Aline comme à celui de Nicholas Faintree. Ce qui comptait le plus au monde pour lui en ce moment, c’était qu’Aline n’apprît jamais que son frère avait déshonoré son sang et son nom, et pour cela Beringar ne reculerait pas devant la mort d’Adam Courcelle ni n’hésiterait à risquer sa propre vie. Et cependant, songea tristement Cadfael, je me suis sincèrement attaché à ce jeune homme, et je ne voudrais pas qu’il lui arrive malheur. J’aimerais mieux que l’affaire passe en justice, même si nous devons être prudents en avançant nos preuves, et ne rien dire de tout ce qui concerne Torold Blund et Godith Adeney. Mais pour cela il faut absolument que nous ayons la preuve qu’Adam Courcelle s’est approprié la dague de Gilles Siward, et si possible que nous possédions la dague elle-même, par-dessus le marché, pour lui adapter la pierre manquante que j’ai trouvée sur le lieu du meurtre. Sinon il n’aura qu’à mentir effrontément, tout nier, prétendre qu’il n’a jamais vu la dague dont cette pierre provient, et qu’il n’a rien à répondre. La position éminente qu’il a acquise auprès du roi le rendra inattaquable.
Aucune dame n’était présente cette nuit-là. Il s’agissait d’une réunion strictement militaire et politique, mais la grande salle, qu’illuminaient des torches, avait été décorée avec des tentures d’emprunt. Le roi était de bonne humeur, les provisions de la garnison étaient assurées, et ceux que le roi avait chargés de voler pour lui avaient bien fait leur travail. De sa place, derrière Héribert, à la haute table du roi, Cadfael surveillait toute la salle ; il estima qu’elle contenait environ cinq cents invités. Il chercha Beringar qu’il trouva à la table basse, vêtu très élégamment, détendu, et parlant avec animation, comme s’il avait l’esprit en repos. Il se contrôlait parfaitement. Même lorsqu’il regarda brièvement Courcelle, rien dans ce coup d’oeil n’attira l’attention, rien en tout cas qui pût alerter ce dernier.
Courcelle siégeait à la table haute qui, à son extrémité, était réservée à nombre de dignitaires en visite. Pourquoi avait-il fallu que cet homme grand, au teint coloré, excellant dans le métier des armes, très apprécié du roi, crût nécessaire de s’emparer secrètement d’un butin supplémentaire par des moyens aussi vils ? Et pourtant, dans le chaos de la guerre civile, était-ce si étrange après tout ? La faveur du roi pouvait disparaître avec le roi lui-même, les barons changeaient de camp, selon la fortune des armes, même des comtes tournaient leur veste pour défendre une cause qui pourrait ne pas être la bonne et les conduire à la prison et à la ruine ! Courcelle était simplement un signe des temps ; d’ici quelques années, on trouverait des » Courcelle » partout dans le royaume.
« Je n’aime pas la façon dont je vois l’Angleterre changer », pensa Cadfael, soucieux pour l’avenir, » et j’aime encore moins ce qui va arriver, car aussi sur que Dieu nous voit, Beringar va se lancer dans un combat douteux, sans disposer des armes nécessaires. »
Il passa le long repas à s’inquiéter, à peine dérangé par les demandes de l’abbé, qui buvait toujours peu de vin, et mangeait très frugalement. Cadfael servait et versait à boire, passait la serviette et le rince-doigts, et attendait, morose et résigné.
Quand on eut débarrassé les tables, que les musiciens commencèrent à jouer, qu’il n’y eut plus que le vin blanc dans les verres, les serviteurs purent à leur tour choisir parmi les restes ramenés dans les cuisines ; les cuisiniers et leurs aides se servaient déjà et se trouvèrent un coin tranquille où s’asseoir et manger. Cadfael prit un panier à pain qu’il remplit de morceaux de viande et alla le porter à Osbern au portail. Il y avait aussi une mesure de vin pour lui. Pourquoi les pauvres ne se réjouiraient-ils pas aux frais du roi pour une fois, même si ces frais diminuaient quand on descendait la hiérarchie jusqu’à ce qu’on arrivât enfin aux pauvres eux-mêmes ? Ils payaient trop souvent sans prendre jamais part aux réjouissances.
Cadfael revenait vers la grande salle quand il aperçut un gamin d’une douzaine d’années, assis à la lueur des torches à l’intérieur du portail ; confortablement appuyé contre le mur, il coupait sa viande en petits morceaux avec un couteau à lame étroite. Cadfael l’avait déjà vu à la cuisine, vidant le poisson avec le même couteau, dont il n’avait cependant pas vu le manche – et il ne l’aurait pas vu si le garçon ne l’avait posé à terre à côté de lui en mangeant.
Cadfael s’immobilisa et regarda attentivement. Ce n’était pas un couteau de cuisine, mais une dague bien faite, au manche taillé dans une fine barre d’argent arrondie pour mieux tenir en main, décoré d’un beau travail de filigrane, et de petites pierres brillaient sur le cerclage de la lame. A l’extrémité de la garde il y avait une griffe d’argent brisée net. C’était difficile mais pas impossible à croire. Penser, c’est peut-être vraiment prier.
Il s’adressa à l’enfant très doucement et calmement ; il ne fallait pas inquiéter l’instrument involontaire de la justice.
— Où as-tu trouvé un aussi beau couteau, petit ?
L’enfant leva les yeux sans se troubler, et sourit. Quand il eut avalé le morceau qui lui gonflait les joues, il répondit gaiement.
— Je l’ai trouvé. Je ne l’ai pas volé.
— A Dieu ne plaise, mon enfant. J’en suis persuadé. Où l’as-tu trouvé ? As-tu aussi l’étui ?
Celui-ci se trouvait à côté de lui, dans l’ombre, l’enfant le caressa fièrement.
— Je les ai pêchés dans la rivière. J’ai dû plonger, mais je les ai eus. C’est vraiment à moi, mon père. Leur propriétaire n’en voulait plus, il les a jetés. Parce que le poignard était cassé, je suppose. Mais c’est le meilleur couteau que j’aie jamais eu pour vider le poisson...
Ainsi il les avait jetés ! Mais pas seulement parce que le joyau de la poignée était brisé.
— Tu l’as vu faire ? Où et quand était-ce ?
— Je pêchais au pied du château, et un homme est descendu tout seul depuis l’écluse jusqu’à la berge, il a jeté le tout et il est rentré au château. Quand il est parti, j’ai plongé et j’ai trouvé le couteau. C’était au début de la soirée, et la même nuit tous les corps ont été emportés à l’abbaye. Tiens, ça fera une semaine demain. C’était le premier jour où on pouvait retourner pêcher sans risque.
Oui, tout concordait. Cet après-midi-là, Aline avait emporté le corps de Gilles à Sainte Alkmund, en laissant Courcelle à son désespoir inutile, et en possession d’un objet qui pourrait lui aliéner définitivement la jeune femme, si jamais elle l’avait vu. Et il avait évidemment fait la seule chose possible, il l’avait jeté dans le fleuve, sans se douter que l’ange de la vengeance, sous les traits d’un petit pêcheur, le récupérerait pour le lui présenter alors qu’il se croyait parfaitement en sûreté.
— Tu ne sais pas qui était cet homme ? Comment était-il ? Quel âge avait-il ?
Car il restait un doute ; tout ce qu’il avait pour étayer sa conviction, c’était le souvenir du visage épouvanté et de la voix brisé de Courcelle, assurant Aline de son dévouement devant le corps de Gilles.
Indifférent, l’enfant haussa les épaules, incapable de décrire ce qu’il avait pourtant vu et se rappelait fort bien.
— Ben, C’était un homme. Je ne le connaissais pas. Pas aussi vieux que vous, mon père, mais assez vieux.
Mais pour lui, tout homme de la génération de son père était vieux, même si ce dernier avait à peine dépassé la trentaine.
— Tu le reconnaîtrais si tu le voyais de nouveau ?
— Bien sûr ! dit l’enfant, presque méprisant.
Il était jeune, observateur et il avait le regard vif, même s’il avait du mal à s’exprimer ; sans aucun doute, il reconnaîtrait son homme.
— Rengaine ton couteau, emporte-le et suis moi, ordonna Cadfael d’un ton décidé. Ne t’en fais pas. Personne ne te prendra ton bien, et si tu dois le rendre plus tard, on te dédommagera largement. Tout ce que je te demande, c’est de répéter ce que tu viens de me dire, et tu n’y perdras pas.
En entrant dans la salle avec l’enfant, moins craintif qu’excité, il sut qu’il arrivait trop tard. La musique s’était tue, et Hugh Beringar se dirigeait à grands pas vers l’estrade où l’on avait placé la grande table. Tous entendirent sa voix s’élever, haute et claire, comme il montait les marches menant devant le roi.
— Sire, avant que vous ne partiez pour Worcester, il y a un point sur lequel je vous prie de m’entendre favorablement. Je demande justice contre quelqu’un qui, se servant de sa situation, a trahi votre confiance. Il a volé un mort, déshonorant ainsi sa famille, et commis un meurtre, se déshonorant ainsi lui-même. Je suis prêt à répondre de mes accusations sur ma propre vie. Et voici mon gage !
Faisant taire ses doutes, il avait accepté l’intuition de Cadfael, allant jusqu’à risquer sa vie là-dessus. Se penchant en avant, il fit rouler sur la table un petit objet brillant qui vint tinter contre la coupe du roi. Un silence profond était soudain tombé. Tout autour de la table haute, on se tordait le cou pour voir cet éclair jaune tanguer sur son extrémité brisée, avant de fixer de nouveau le jeune homme qui l’avait lancé. Le roi ramassa la topaze, et la tourna dans ses grandes mains, ne comprenant manifestement rien d’abord, puis son visage se fit prudent et sombre. Lui aussi examina longtemps Hugh Beringar. Cadfael se fraya un chemin entre les tables basses, suivi du jeune garçon tout étonné. Le moine ne quittait pas des yeux Adam Courcelle, assis au bout de la table, tendu et sur ses gardes. Son visage n’exprimait rien, il n’avait l’air ni plus surpris ni plus curieux que ceux qui l’entouraient, seule sa façon de crisper le poing sur sa coupe trahissait son désarroi. Ou n’était-ce qu’une supposition venue étayer une opinion déjà toute faite ? Cadfael n’était plus du tout sûr de lui, ce qui le désolait et l’exaspérait.
— Vous avez bien choisi votre moment pour placer votre mine, dit enfin le roi, et cessant de fixer la pierre, il jeta un regard noir à Beringar.
— Je ne voulais pas gâcher votre souper, Sire, mais je ne voulais pas non plus remettre à plus tard un devoir qui ne saurait être remis. Votre justice, Sire, est le droit des honnêtes gens.
— Il va falloir vous expliquer. Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Le bout du manche d’une dague. La dague dont elle provient appartient de plein droit à Dame Aline Siward, qui vous a loyalement offert tout ce qu’elle possède, Sire. Cette arme appartenait avant à son frère Gilles ; il faisait parti de ceux qui ont tenu le château contre Votre Majesté, et il a payé cet acte de sa vie. Je dis qu’on a pris l’arme sur son cadavre, ce sont des choses qui arrivent avec les simples soldats, mais c’est indigne d’un chevalier ou d’un gentilhomme. Voici le premier délit. Le second est un meurtre. Ce meurtre dont frère Cadfael, un des moines bénédictins de l’abbaye, vous a entretenu, après avoir compté les morts. On s’est servi de vous, Sire, et de ceux qui ont exécuté vos ordres pour dissimuler le meurtre d’un homme étranglé par-derrière. Votre Majesté s’en souvient sûrement.
— En effet, dit le roi, l’air sombre.
Il était partagé entre le déplaisir d’avoir à se forcer à écouter et à juger – alors que, de par son indolence naturelle, il ne voulait que passer une soirée agréable et sans histoire – et la curiosité qui le gagnait : Qu’y avait-il derrière tout cela ?
— Qu’est-ce que cette pierre a à voir avec cette mort ?
— Sire, frère Cadfael, qui est parmi nous ce soir, vous dira qu’il a découvert l’endroit où le meurtre a eu lieu, et qu’il y a trouvé cette pierre, cassée au cours de la lutte et enfoncée dans le sol. Il affirmera, sous serment, comme moi, que celui qui a volé la dague est aussi l’assassin de Nicholas Faintree, et qu’il a, sans le savoir, laissé derrière lui cette preuve de culpabilité.
Cadfael était en train de se rapprocher, mais tous étaient si passionnés par ce qui se passait sur l’estrade que nul ne s’en rendit compte. Courcelle était assis, détendu et très intéressé, à sa place, mais que signifiait son calme ? Sans aucun doute, il voyait fort bien le défaut de l’accusation, nul besoin de discuter sur le fait que celui qui avait volé le poignard avait tué Faintree, puisqu’on ne pouvait pas remonter jusqu’à lui. La dague était au fond de la Severn, perdue à jamais. On pouvait toujours argumenter, condamner et déplorer ce crime, que lui importait puisqu’on ne pouvait fournir ni nom ni preuve pour étayer une accusation ? Mais d’un autre côté, son attitude exprimait peut-être le détachement d’un innocent !
— Donc, reprit Beringar, impitoyable, je répète les accusations portées devant Votre Majesté. J’accuse l’un d’entre nous ici dans cette salle, de vol et de meurtre, et je me propose de le prouver en défiant en combat singulier Adam Courcelle.
Il s’était tourné pour faire face à celui qu’il accusait, et qui s’était dressé d’un bond, stupéfait et troublé. Ce qui n’avait rien d’étonnant. D’abord choquée, son attitude se changea rapidement en une incrédulité rageuse et méprisante. Exactement ce qu’aurait fait un innocent confronté à une accusation si absurde qu’elle en devenait risible.
— Sire, c’est de la folie ou de la bassesse ! Comment peut-on mêler mon nom à de telles insanités ? On a peut-être volé une dague à un mort, celui qui l’a volée est peut-être même un assassin qui a laissé ce témoignage derrière lui. Mais quant à mêler mon nom à toute cette histoire... ! Je laisse à Hugh Beringar cette responsabilité – à moins qu’il ne s’agisse simplement des mensonges d’un envieux. Quand suis-je censé avoir vu cette dague ? Quand l’ai-je eue en ma possession ? Où est-elle maintenant ? Qui m’a vu la porter ? Faites fouiller mes affaires, Sire, et si cet objet se trouve dans mes quartiers, qu’on m’en informe !
— Un instant ! trancha impérieusement le roi, regardant alternativement les deux hommes, en fronçant les sourcils. Tout cela n’est pas clair, et si ces accusations ont été portées dans l’intention de nuire, le coupable paiera. Ce que dit Adam est au coeur du problème. Le moine est-il là, d’abord ? Et confirme-t-il que cette pierre a bien été trouvée sur le lieu du meurtre et qu’elle provient bien de la dague en question ?
— J’ai amené frère Cadfael avec moi ce soir, dit l’abbé, et il regarda autour de lui, éperdu, ne sachant que faire.
— Je suis là, père abbé, lança Cadfael de dessous l’estrade, et il s’avança entourant de ses bras les épaules du garçon, absolument fasciné maintenant, et qui était tout ouïe et tout regard.
— Soutenez-vous les affirmations de Beringar ? demanda le roi. Avez-vous trouvé cette pierre sur les lieux du meurtre ?
— Oui, Sire. Enfoncée dans la terre, il y avait des traces de lutte, deux hommes s’étaient manifestement battus.
— Mais qui peut nous dire que cette pierre provient d’une dague appartenant au frère de Dame Siward ? Certes, cette pierre n’est pas difficile à reconnaître, je vous l’accorde.
— La dame elle-même. On la lui a montrée et elle l’a reconnue...
— Bon, voilà un témoignage recevable, déclara le roi, celui qui a pris la dague pourrait bien être le voleur. Mais qu’est-ce qui vous fait supposer à vous ou à Beringar qu’Adam soit le coupable ? Je veux bien être pendu si j’y comprends quelque chose. Je ne vois pas quel est le lien qui le rattache à la dague ou au crime. Vous auriez aussi bien pu choisir l’évêque de Salisbury, ou n’importe quel seigneur présent ce soir. Ou prendre n’importe qui d’entre nous, en piquant un nom sur une liste, les yeux fermés. Ce n’est pas logique.
— Je suis heureux de voir que Votre Majesté a mis le doigt si fermement sur le coeur du problème, répondit Courcelle, très rouge et s’efforçant de rire. Je veux bien, avec ce bon frère, condamner un vol pitoyable et un lâche assassinat, mais attention, Beringar, ne me mêlez pas à tout cela, ni moi, ni aucun autre honnête homme. Si cette pierre est un indice, je dis bien » si », suivez-le, mais tant que vous ne pourrez pas prouver que j’ai eu cette dague entre les mains, évitez de défier les gens en combat singulier, jeune homme, on pourrait bien relever votre défi, et ce serait tant pis pour vous.
— Mon gant est toujours sur la table, riposta Beringar avec un calme implacable. Il vous suffit de le relever. Je ne l’ai pas repris.
— Votre Majesté, intervint Cadfael pour couvrir les murmures partisans qui entouraient la haute table comme des vents soufflant dans des directions opposées, il se trouve qu’il y a un témoin pour relier la dague au meurtrier. Et pour vous prouver que la pierre et la dague vont bien ensemble, voici l’arme en question. Je vous demande, Sire, de bien vouloir les assembler vous-même.
Il tendit la dague, et Beringar, au bout de l’estrade, la lui prit des mains, avec le regard fixe d’un homme qui rêve et, dans un silence respectueux, il la remit au roi. Inquiet pour son bien, l’enfant observait tout, et Courcelle, stupéfait et horrifié, semblait voir sa victime sortir du fleuve pour l’accuser. Étienne regarda le poignard, dont il apprécia la facture, examina la lame, dévoré de curiosité et plaça la pierre dans sa griffe d’argent, à l’extrémité brisée de la poignée.
— Aucun doute. Vous avez tous vu ? Où l’avez vous trouvée ? demanda-t-il, en baissant les yeux vers Cadfael.
— Parle, petit, murmura Cadfael d’une voix encourageante, et rapporte au roi ce que tu m’as dit.
Le garçon était tout rose d’une excitation qui lui avait fait oublier sa peur. Il se redressa et, conscient de son importance, raconta son histoire d’une voix suraiguë, mais avec les mêmes mots simples que pour Cadfael, et nul ne douta de sa sincérité.
— ... j’étais près des buissons au bord de l’eau et il ne m’a pas vu. Mais moi, je l’ai bien vu. Dès qu’il est parti, j’ai plongé là où le couteau était tombé et je l’ai trouvé. Je vis près de la rivière, je suis né tout près. Ma mère dit que j’ai su nager avant de marcher. J’ai gardé le couteau ; je ne pensais pas mal faire, puisqu’il n’en voulait plus. Et voilà le couteau, Messire. On me le rendra quand ça sera fini ?
Le roi oublia un moment la gravité de la cause qu’il avait entre les mains, et il sourit à l’enfant qui rougissait, tout excité. Le visage du souverain rayonnait de charme et de bonne humeur, qualités qui lui étaient naturelles, avant que l’ambition ne le poussât à réclamer une couronne fortement contestée et qu’il apprît ainsi la dureté nécessaire dans une telle situation.
— Alors notre poisson a été vidé ce soir avec un couteau décoré de pierreries, hein, petit ? Un couteau princier, en vérité ! Et le poisson était très bon. Tu l’as seulement préparé, ou tu l’as pêché, aussi ?
Timidement, le garçon dit qu’il avait aidé les cuisiniers.
— Bon, tu as bien travaillé. Mais dis-moi, tu connais l’homme qui a jeté le couteau ?
— Non, Messire, je ne sais pas son nom. Mais je le reconnaîtrais sans doute aucun.
— Et tu le vois ? Il est à présent dans cette salle ?
— Oui, Messire, dit aussitôt l’enfant, désignant de l’index Adam Courcelle. C’est lui.
Tous les regards se tournèrent vers Courcelle, et celui du roi fut le plus sombre et le plus pensif de tous. Il y eut un silence, plus long qu’un profond soupir, mais ce fut comme s’il ébranlait les fondations de la grande salle, et chacun crut sentir son coeur s’arrêter de battre.
— Sire, déclara Courcelle, dominant une colère violente, c’est complètement faux. N’ayant jamais eu cette dague, je n’ai pas pu la jeter dans le fleuve. Je nie l’avoir jamais eue en ma possession, ni l’avoir jamais vue avant cette minute.
— Prétendriez-vous que cet enfant ment ? demanda sèchement le roi. Qui l’y aurait poussé ? Pas Beringar – que ce témoignage a, je crois, aussi surpris que vous et moi. Dois-je comprendre que les Bénédictins ont suborné cet enfant afin de lui faire raconter cette histoire ? Dans quel but ?
— Je dis seulement, Sire, que c’est une erreur grotesque. Cet enfant a peut-être vu ce qu’il prétend avoir vu, et trouvé le poignard là où il le dit, mais il se trompe en disant qu’il m’a vu. Ce n’était pas moi.
— Et moi, je le maintiens, dit Beringar. Et je demande à être mis à J’épreuve.
Le roi frappa du poing sur la table si fort que les planches sautèrent et que du vin se répandit des coupes renversées.
— Il y a quelque chose ici qu’il faut éclaircir, et que je ne peux maintenant laisser passer.
Il se tourna vers l’enfant, dominant son exaspération.
— Réfléchis bien, dit-il plus gentiment, et répète : tu es absolument sûr que c’est l’homme que tu as vu ? Si tu as un doute, dis-le. Se tromper n’est pas un péché. Tu as peut-être vu quelqu’un qui lui ressemblait. Mais si tu es sûr, dis-le aussi sans crainte.
— Je suis sûr de moi, dit l’enfant tremblant mais inflexible. Je sais bien ce que j’ai vu.
Le roi se rassit, frappant du poing les bras de son fauteuil, et réfléchit. Il considéra Hugh Beringar d’un air morose et mécontent.
— Vous posez un obstacle sur ma route, grommela-t-il, alors que j’ai tant besoin de ma liberté de mouvement, et que je dois aller vite. Mais je ne peux pas laisser les choses en l’état, il faut que j’en sache plus. Si cette affaire passe en justice, ça durera longtemps. Mais je ne prolongerai pas mon séjour ici plus tard qu’après-demain ! J’ai dressé mes plans, je ne puis me permettre de les changer.
— Ce ne sera pas nécessaire, Sire, dit Beringar. Si vous acceptez qu’on s’en remette au jugement de Dieu. J’ai accusé Adam Courcelle de meurtre, et je répète cette accusation. S’il est d’accord, je suis prêt à le rencontrer sans cérémonie ni préparation. Tout peut être réglé demain, Sire, et vous pourrez partir après-demain, libéré de ce souci.
Pendant cette conversation, Cadfael n’avait cessé de fixer Adam Courcelle ; inquiet, il remarqua que celui-ci recouvrait peu à peu son assurance. La fine pellicule de sueur avait séché sur ses lèvres et sur son front ; son regard désespéré s’était rasséréné, et redevenait calculateur ; il esquissa même un sourire. Il n’avait que deux manières de s’en sortir, soit au cours d’un examen avec des questions sans fin, soit en combat singulier ; et dans ce choix il commençait à entrevoir le salut. A son regard étroit, Cadfael comprit qu’il étudiait Beringar de la tête aux pieds, et devina ce qu’il pensait. L’homme était plus jeune, plus léger, plus petit d’une demi-tête, il avait moins d’expérience, et trop de confiance en soi ; ce serait un adversaire facile. Il ne devrait pas y avoir de problème à l’envoyer dans l’au-delà, Courcelle n’avait rien à craindre. Dieu aurait prononcé son jugement, personne ne le montrerait plus du doigt, Aline resterait à sa portée, puisqu’il serait alors innocenté du meurtre de son frère et débarrassé d’un rival trop entreprenant. On ne pourrait rien reprocher à Courcelle, qui aurait été accusé à tort. Finalement la situation ne se présentait pas si mal. Tout devrait même se passer très bien. Il s’approcha de la table, prit la topaze et, méprisant, la renvoya vers Beringar pour qu’il la garde.
— Qu’il en soit ainsi, Votre Grâce. J’accepte de combattre demain, sans cérémonie, je n’ai pas besoin de m’entraîner. Vous serez parti après-demain, Sire. » Et moi avec vous », ajouta-t-il, en lui-même, sans être effleuré par le doute.
— Très bien ! dit le roi, morose. Puisque vous tenez tous deux à me priver d’un homme de valeur, à moi de trouver le meilleur et de le garder. Demain donc, à neuf heures, après la messe. Pas ici ; en plein air ; la prairie devant la porte de la ville, entre la route et le fleuve, conviendra parfaitement. Prestcote, avec Willem, vous ferez surveiller les limites du terrain. Veillez-y. Et inutile de mettre les chevaux en danger, ajouta-t-il, pratique. Vous vous battrez à pied et à l’épée.
Beringar fit oui de la tête. Courcelle dit » d’accord ! » et il sourit, en pensant à son allonge supérieure et à la force de son poignet pour manier l’épée.
— A l’outrance[11] ! dit le roi en tapant violemment du poing.
Puis il se leva de table pour mettre fin à cette soirée où il comptait se divertir et qui s’était mal terminée.