Chapitre VII
Flanqué de son compagnon, il traversa Sutton et pénétra dans la Forêt Longue, dense et primitive partout (sauf là où il y avait de la lande), sur ses quinze milles carrés. C’était comme s’il retrouvait des aspects du temps perdu : les attaques de nuit, les embuscades désespérées, jadis si familières qu’elles en devenaient ennuyeuses ; mais maintenant, avec l’ombre de l’âge, cette excitation était bien suffisante à son goût. Son cheval était grand, plein de feu et de bonne race ; il n’avait pas monté une aussi belle bête depuis près de vingt ans, et cette flatteuse tentation lui rappelait qu’il était mortel et pécheur. Même le jeune homme qui chevauchait à ses côtés, acceptant ses ordres sans discuter, lui rappelait ce passé où ses compagnons d’aventure, pleins d’enthousiasme, transformaient en plaisirs difficultés et privations.
Hugh Beringar, pénétrant sous les arbres au sortir des sentiers battus, semblait ne plus se soucier de rien, ne redouter aucune trahison de la part de son compagnon. Il bavardait même, pour passer le temps, s’intéressant surtout à la vie antérieure de Cadfael et aux pays qu’il avait aussi bien connus que cette forêt.
— Vous avez vécu dans le siècle toutes ces années, vous avez vu tant de pays et vous n’avez jamais songé à vous marier ? La moitié des humains sont des femmes, vous savez.
Même s’il parlait d’une voix légère et vaguement moqueuse, il n’en attendait pas moins sincèrement des réponses à ses questions.
— Si, une fois, répondit franchement Cadfael, avant de prendre la Croix, et avec une belle femme encore, mais à dire vrai, je l’ai oubliée en Orient, comme elle en Occident. Je suis parti trop longtemps, elle en a eu assez d’attendre, et elle en a épousé un autre. Elle a eu bien raison.
— Vous ne l’avez jamais revue ? insista Hugh.
— Jamais, elle a des petits-enfants aujourd’hui. Puissent-ils être gentils avec elle ! Elle était belle, Richildis.
— Mais en Orient, il y avait aussi des hommes et des femmes, et vous qui étiez jeune croisé... Je me pose des questions, murmura Hugh, rêveur.
— Ne vous gênez pas ! Moi aussi, je m’en pose à votre sujet, riposta calmement Cadfael. Connaissez-vous des êtres humains qui ne soient pas étrangers les uns aux autres ?
Une faible lueur apparut parmi les arbres. Les frères lais nantis d’une chandelle à mèche de jonc n’étaient pas encore couchés. Cadfael les soupçonnait de jouer aux dés. Et après ? Ils devaient s’ennuyer à mourir. La petite distraction qu’ils apportaient à ces bons frères serait sûrement la bienvenue.
Ils ne dormaient pas. L’empressement avec lequel ils surgirent, tous deux sur le qui-vive, en entendant des pas, prouvait qu’ils montaient bien la garde. Frère Anselme, grand et musclé, était solide comme un chêne à cinquante-cinq ans ; il brandissait un grand bâton. Frère Louis, d’origine française, mais né en Angleterre, était petit, méfiant et agile ; dans cet endroit isolé, il portait un poignard et savait s’en servir. Ils avaient l’un et l’autre l’air prêts à parer à toute éventualité, calmes, mais aux aguets. A la vue de Cadfael, ils se détendirent et grimacèrent un sourire.
— C’est toi, vieux frère ? Bien agréable de voir un visage connu, mais on ne t’attendait pas à pareille heure ! Tu restes jusqu’à demain ? Où te mène ta monture ?
Ils regardèrent Beringar avec un certain intérêt, mais jusqu’ici l’autorité royale comptait moins que celle de l’abbaye, et Cadfael parla seul.
— Ici, dit-il, descendant de cheval. Ce jeune seigneur souhaiterait qu’on loge et nourrisse ses deux chevaux pendant quelques jours et que nul ne les voie.
Inutile de mentir à ces deux-là, qui sympathiseraient aussitôt avec le propriétaire d’aussi beaux chevaux et avec son désir de les garder.
— On réquisitionne des chevaux de bât pour l’armée et ça ne serait pas une vie pour ces deux-là, on pourra en faire un meilleur usage.
Frère Anselme jeta un coup d’oeil approbateur à la monture de Beringar et caressa affectueusement l’encolure incurvée.
— Il n’y a pas eu d’aussi bel animal dans l’écurie depuis longtemps. Elle est même vide depuis belle lurette, si on excepte la mule du prieur, quand il venait nous voir, ce qui lui arrive très rarement aujourd’hui. On s’attend à être rappelés, on est trop isolés ici et ça ne sert à rien de nous y garder plus longtemps. D’accord, mon joli, on va te trouver un abri et à ton compagnon aussi. Et je le ferai encore plus volontiers, Messire, si vous me laissez le monter parfois pour le détendre.
— Je le crois parfaitement capable de vous porter, acquiesça aimablement Beringar. Mais ne le remettez qu’à moi-même ou à frère Cadfael.
— C’est entendu, personne ne le verra.
Ils les emmenèrent aux écuries désertes, tout heureux de ce changement dans leur existence monotone et de la générosité princière de Beringar.
— On vous les aurait pris juste pour le plaisir, dit frère Louis, sincère. J’ai travaillé jadis aux écuries du comte Robert de Gloucester, j’aime les beaux chevaux, quand leur robe brille et quand leur pas me fait honneur.
Cadfael et Hugh Beringar reprirent ensemble, à pied, le chemin du retour.
— On a une bonne heure de marche par le sentier qu’on va prendre, dit Cadfael. Il est impraticable pour les chevaux, car parfois recouvert de broussailles, mais je le connais bien ; il arrive à la Première Enceinte. Il faudra traverser le ruisseau en amont du moulin, et on pénétrera dans l’abbaye par les jardins, discrètement, si ça ne vous gêne pas de patauger un peu.
— Je crois que vous vous jouez de moi, dit Beringar, pensif mais parfaitement détendu. Vous comptez me perdre dans la forêt, ou me noyer dans le bief du moulin ?
— J’échouerais certainement dans les deux cas. Non, on va faire une belle promenade, vous et moi ; à mon avis, elle en vaut la peine.
Et, curieusement, car chacun savait que l’autre se servait de lui, ce fut en vérité une agréable promenade nocturne que firent un vieux moine dépourvu d’ambitions personnelles et un jeune homme aux ambitions sans bornes. Beringar se demandait certainement pourquoi Cadfael avait été si obligeant, et Cadfael était sûrement aussi occupé à s’interroger sur les raisons qui avaient poussé Beringar à lui proposer de conspirer avec lui ; n’importe, ça rendrait le combat plus intéressant. Mais il était vraiment difficile de savoir qui finirait par l’emporter.
Marchant du même pas, sur l’étroit chemin forestier, ils paraissaient presque de la même taille, même si Cadfael était plutôt râblé et solide, et Beringar mince, léger et gracile. Il suivait attentivement Cadfael et semblait parfaitement indifférent à l’obscurité que les étoiles, entre les branches, perçaient à peine. Il parlait sans arrêt et agréablement.
— Le roi compte retourner dans la région de Gloucester, avec des troupes plus nombreuses, d’où ses besoins en chevaux et en hommes. Il partira sans doute d’ici quelques jours.
— Vous l’accompagnerez ?
Puisqu’il était enclin à parler, pourquoi ne pas l’encourager ? Tout ce qu’il disait était calculé, mais tôt ou tard, même lui pourrait en dire trop.
— Ça dépend du roi. Imaginez, frère Cadfael : il ne m’accorde pas sa confiance ! Mais en réalité, j’aimerais mieux un commandement ici, près de mes terres. Je lui ai fait une cour aussi assidue que j’ai osé – voir le même visage trop souvent pourrait être néfaste – mais ne pas être vu du tout serait fatal. Il faut trouver le juste milieu.
— Je pense que chacun doit reconnaître la finesse de votre jugement. Tiens, nous voilà au ruisseau. Écoutez !
Il y avait des pierres permettant de passer à pied sec, même si le niveau de l’eau était bas et le lit étroit ; et Beringar, s’étant concentré un moment pour évaluer la distance, franchit l’obstacle d’un saut parfait, justifiant l’opinion de Cadfael.
— Ah oui ? reprit le jeune homme, se remettant à marcher à ses côtés. Vous avez si bonne opinion de mon jugement ? Pour mes actes seulement ? Ou également pour les hommes ? Et les femmes aussi ?
— J’aurais mauvaise grâce à dénigrer votre jugement sur les hommes, répliqua sèchement Cadfael, puisque vous m’avez fait confiance. Et si j’en doutais, je me garderais bien de vous le dire, non ?
— Et les femmes ?
A présent, ils traversaient des champs dégagés.
— Elles seraient bien avisées de se méfier de vous. Et quels sont les autres potins, à la cour, à part la prochaine campagne ? Y a-t-il du nouveau pour Adeney et FitzAlan ? Les a-t-on vus ?
— Non. C’est trop tard maintenant, affirma Beringar. Ils ont eu de la chance et j’en suis heureux. J’ignore où ils sont, mais ils se sont sûrement rapprochés de la France.
Aucune raison de ne pas le croire ; difficile de savoir ce qu’il cherchait, mais il n’avait pas l’air de vouloir mentir. Voilà qui rassurerait un peu plus Godith, et chaque jour qui passait augmentait la distance entre les fugitifs et la vengeance du roi. Et maintenant, il y avait deux excellents chevaux parfaitement situés pour permettre à Godith et Torold de s’échapper, gardés par deux hommes vigoureux qui les remettraient sans discuter à Cadfael. Le premier pas était fait. Il restait encore à récupérer le trésor et expédier le précieux dépôt. Pas si simple, mais sûrement pas impossible.
— Ah, je vois où nous sommes, dit Beringar, une vingtaine de minutes plus tard.
Ils avaient coupé droit par les terres comprises entre les méandres du ruisseau et regagné la rive ; de l’autre côté, les champs de pois étaient tout pâles sous le regard des étoiles, et par-delà leurs douces ondulations s’étendaient les jardins et les grands bâtiments de l’abbaye.
— Quel instinct ! Vous vous repérez même dans le noir ! Conduisez, je vous suivrai les yeux fermés !
Cadfael releva simplement sa robe, n’ayant que ses sandales à mouiller. Il entra dans l’eau exactement en face du toit de la cabane de Godith qui apparaissait juste au-dessus des arbres, des buissons et du mur de l’herbarium. Beringar se lança derrière lui avec ses bottes et ses chausses. Le ruisseau lui montait à peine aux genoux, mais il s’en moquait manifestement. Cadfael remarqua sa démarche calme et ferme, qui faisait à peine frémir l’eau. Il avait ce don et cet instinct des bêtes sauvages, en éveil la nuit comme le jour. Sur la rive de l’abbaye, il contourna naturellement le bord des chaumes pour éviter de faire du bruit parmi les racines sèches qui retourneraient bientôt à la terre.
— Un vrai conspirateur, remarqua Cadfael, pensant à voix haute, et qu’il pût le faire prouvait qu’il existait un lien solide entre eux, à défaut d’amitié.
Beringar se tourna vers lui, le visage éclairé d’un sourire brusque.
— On se comprend, dit-il.
Ils s’étaient habitués à parler très bas et cependant, ce qu’ils disaient était parfaitement clair.
— Tiens, au fait ! J’ai oublié de vous dire quelque chose. Il y a quelques jours, un individu a été pris en chasse la nuit, près de la rivière, un écuyer de FitzAlan, paraît-il. Un archer l’aurait touché derrière l’épaule gauche, en plein coeur peut-être. Toujours est-il qu’il a coulé. On repêchera peut-être son corps près d’Atcham. Mais le lendemain, on a retrouvé un beau cheval de selle, sans cavalier ; et c’était sûrement le sien.
— Voyez-vous ça ? fit Cadfael, légèrement surpris. Mais vous pouvez parler ouvertement, personne ne rôde dans mon jardin la nuit, et on est habitué à me voir debout à toute heure pour veiller à mes fourneaux.
— N’est-ce pas le rôle de votre aide ? demanda innocemment Beringar.
— Un garçon qui s’échapperait du dortoir ne tarderait pas à le regretter, répliqua Cadfael. Nous veillons mieux sur nos enfants, Messire, que vous ne semblez le croire.
— Vous m’en voyez ravi. C’est bien assez que d’anciens soldats devenus moines risquent d’attraper froid la nuit ; il faut protéger les jeunes, constata-t-il d’un ton mielleux. Mais à propos de chevaux... c’est drôle... Deux jours plus tard, vous n’allez pas me croire, on en a attrapé un autre encore sellé, qui paissait sur la lande au nord de la ville. On pense à un garde du corps qu’on a fait sortir du château avant l’assaut, pour aller chercher la fille d’Adeney là où elle était cachée et lui permettre d’échapper à l’encerclement. On dit aussi que ça a raté quand l’homme a plongé pour la sauver. On ne sait toujours pas où elle est, mais elle ne doit pas être cachée loin d’ici, et on la cherche, frère Cadfael, et on va encore intensifier les recherches.
Ils étaient arrivés tout près des jardins intérieurs. Hugh Beringar souhaita bonne nuit au moine, d’une voix presque inaudible, et comme une ombre se dirigea vers l’hôtellerie.
Avant de s’endormir, frère Cadfael resta longtemps éveillé, plongé dans ses réflexions. Plus il réfléchissait et plus il se persuadait que quelqu’un s’était effectivement approché du moulin à pas de loup, assez près pour surprendre la fin de leur conversation, et qu’indubitablement ce quelqu’un s’appelait Hugh Beringar. Il avait montré qu’il savait marcher sans bruit et s’adapter d’instinct aux circonstances ; il avait provoqué cette expédition qui les mettait à la merci l’un de l’autre, et ses confidences sibyllines avaient eu pour objet de provoquer le soupçon et l’inquiétude et de pousser Cadfael à agir précipitamment – mais sur ce dernier point, Beringar en serait pour ses frais. Cadfael pensait qu’il n’avait pas entendu grand-chose. Mais ce que lui-même avait dit en dernier révélait qu’il entendait bien trouver deux chevaux, récupérer le trésor et faire partir Torold avec » elle ». Si Beringar s’était trouvé près de la porte un moment plus tôt, il avait aussi dû entendre le nom de la jeune fille ; mais même sans cela, il s’en doutait sûrement. Alors, à quoi jouait-il, avec ses meilleurs chevaux, avec ces fugitifs qu’il pouvait livrer à tout moment, ce qu’il n’avait pas fait jusqu’à présent – et avec Cadfael ? Pourquoi se contenterait-il de la capture d’un jeune homme, et d’une jeune fille à laquelle il n’avait rien à reprocher alors qu’il y avait bien davantage à gagner ? Un homme comme Beringar préférerait jouer quitte ou double : Torold, Godith et le trésor, d’un seul coup. Jouerait-il pour lui-même, comme il l’avait déjà fait sans succès ? Ou pour obtenir la faveur royale ? Ce jeune homme était plein de possibilités.
Cadfael étudia longtemps ce problème avant de s’endormir ; une chose au moins était claire. Si Beringar savait que Cadfael allait entreprendre de récupérer le trésor, il ne le quitterait pratiquement pas des yeux, car il allait-avoir besoin de lui pour le conduire à la cachette. Le moine commençait à avoir une petite idée, vague mais prometteuse, quand il sombra dans le sommeil. Il lui sembla n’avoir dormi qu’un moment lorsque la cloche l’appelant à prime l’éveilla.
— Aujourd’hui, dit Cadfael à Godith, dans le jardin, après le déjeuner, fais comme d’habitude, va à la messe avant le chapitre, puis à ta leçon. Après le dîner, travaille un peu au jardin, surveille les remèdes et ensuite, tu pourras filer au vieux moulin, mais discrètement, hein, et sois là pour les vêpres. Tu pourras panser Torold sans moi ? Je n’irai peut-être pas le voir aujourd’hui.
— Bien sûr que oui, affirma-t-elle, ravie, je vous ai vu faire et je connais les plantes maintenant. Mais... si on nous épie comme hier, et s’il revenait ?
Le moine lui avait brièvement raconté leur équipée nocturne, qui l’avait à la fois rassurée et inquiétée.
— Aucun risque, déclara Cadfael. Si tout va bien, il ne me quittera pas d’un pas. C’est pourquoi je ne te veux pas près de moi, ce qui te permettra de respirer un peu. Et il y a peut-être un service que vous allez me rendre, cette nuit, Torold et toi, si tout se passe comme prévu. Je te le confirmerai quand on ira aux vêpres. Si c’est oui, voilà tout ce que tu as besoin de savoir, et voilà ce que tu devras faire...
Elle l’écouta, radieuse, sans l’interrompre, et hocha vigoureusement la tête.
— Oui, J’ai vu le bateau, contre le mur du moulin. Oui, je vois, les fourrés à l’entrée du jardin, sous le pont, là-bas... Bien sûr qu’on y arrivera tous les deux !
— Ne te précipite pas, sois prudente, l’avertit Cadfael. Et maintenant, file à la messe paroissiale, puis à tes leçons. Imite les garçons et n’aie pas peur. S’il y avait le moindre danger, je le saurais rapidement et je te rejoindrais aussitôt.
Les suppositions de Cadfael se vérifièrent sans tarder, au moins partiellement. Il s’activa très ouvertement dans l’abbaye ce dimanche, assistant à chaque office, se rendant du portail à l’hôtellerie et de chez l’abbé à l’infirmerie et au jardin ; et partout où il allait, Hugh Beringar le suivait, discrètement omniprésent. Jamais le jeune homme n’était allé aussi souvent à l’église, même quand Aline ne figurait pas parmi les fidèles.
« Maintenant, voyons si je peux entraîner notre homme derrière moi, même quand elle va à l’église », songea Cadfael, malicieux, » en laissant le champ libre à son rival. »
Car Aline entendrait certainement la messe après le chapitre, et la dernière fois qu’il s’était rendu au portail, il y avait Adam Courcelle, sans ses armes, qui se dirigeait vers la petite maison qu’elle occupait avec sa servante.
Jamais Cadfael n’avait manqué la grand-messe, mais pour une fois, il s’inventa une bonne excuse. On appréciait ses connaissances médicales en ville et on lui demandait souvent une consultation. L’abbé ne s’en formalisait pas et prêtait volontiers son herboriste. Il y avait un garçon de la Première Enceinte pas loin de Saint-Gilles, dont il soignait parfois l’impétigo ; le malade guérissait, il n’avait nul besoin de Cadfael ce jour-là, mais ce dernier décréta, sans qu’on le contredise, qu’il lui rendrait visite.
Au portail, il rencontra Aline Siward et Adam Courcelle ; elle rougit légèrement, sûrement pas fâchée de la présence du jeune homme – qui était aussi un peu rouge, mais de plaisir, lui – tandis qu’elle était sans doute un rien embarrassée. Elle eut la surprise de voir que contrairement à l’habitude prise, Beringar ne venait pas lui faire sa cour. Elle ne montra ni soulagement ni déception, et lui ne se montra pas du tout.
Preuve évidente, pensa Cadfael, satisfait ; et serein, il poursuivit tranquillement sa tournée médicale. Beringar fut la discrétion même et il s’arrangea pour rester hors de vue jusqu’à ce que Cadfael, regagnant l’abbaye, le rencontrât. Il battait tranquillement l’amble de l’un de ses chevaux restants en sifflotant gaiement.
Il salua joyeusement Cadfael, comme si cette rencontre le remplissait d’une joie inattendue.
— Mais vous faites l’école buissonnière un dimanche matin !
Très dignement, Cadfael lui dit d’où il venait et pourquoi il était satisfait de sa mission.
— L’étendue de vos connaissances est admirable, fit Beringar avec un clin d’oeil. J’espère que vous avez bien dormi, la journée d’hier a été longue.
— D’abord, j’ai pensé à beaucoup de choses, reconnut Cadfael. Ensuite, j’ai bien dormi. Mais je vois qu’il vous reste encore un cheval.
— Je me suis trompé ! J’aurais dû comprendre qu’un ordre donné le dimanche ne prendrait pas effet avant le lendemain. Vous verrez demain. Ils vont chercher à fond.
Il disait sûrement la vérité et ses informations étaient sérieuses. Et il ne parlait pas seulement des chevaux et des provisions.
— Le roi est en coquetterie avec l’Eglise et les évêques. J’aurais dû me douter qu’il laisserait passer le dimanche. Tant mieux, ça nous laisse un jour de répit. Ce soir, on pourra rester chez nous, au vu et au su de chacun, comme des innocents, n’est-ce pas, Cadfael ?
Il rit et se pencha pour frapper Cadfael sur l’épaule ; puis mettant son cheval au trot d’un coup de talon, il s’éloigna vers Saint-Gilles.
Cependant, lorsque Cadfael sortit du réfectoire, Beringar se tenait juste dans l’encadrement de la porte de l’hôtellerie, apparemment dans les nuages ; mais en fait, rien ne lui échappait. Cadfael l’amena innocemment jusqu’au cloître, il s’assit au soleil et s’assoupit, tout heureux, jusqu’à ce qu’il fût sûr que Godith était partie se mettre à l’abri. Même quand il s’éveilla, il s’attarda un moment pour réfléchir à la suite.
Aucun doute, tous ses mouvements étaient surveillés par Beringar. Il ne se servait ni de ses hommes d’armes, ni d’un aide stipendié : ça l’amusait probablement de s’en occuper lui-même. S’il était prêt à laisser Aline à Courcelle pendant une heure, c’est qu’il attachait une importance extrême à cette tâche. » Il m’a choisi », se dit Cadfael, » pour le conduire à ce qu’il cherche, c’est-à-dire au trésor de FitzAlan. Il va me surveiller sans arrêt. Je n’y couperai pas. Très bien ! Le tout est d’exploiter la situation à mon profit. »
Il ne fallait donc ni le fatiguer, ni l’alerter trop vite. Il aimait jouer aux devinettes ? Qu’il ne se gêne pas. Le moine se dirigea donc vers l’herbarium où il travailla consciencieusement aux préparations commencées qui mijotaient, jusqu’au moment de se rendre à vêpres. Peu lui importait que Beringar se cachât, il souhaitait seulement que pour un homme aussi actif cette surveillance distille un ennui mortel !
Ou bien Courcelle était resté – cette chance était un don du ciel qu’il ne fallait pas gâcher – ou bien il était revenu pour l’office du soir ; il arriva avec, à son bras, une Aline grave et pensive. En apercevant Cadfael qui sortait des jardins, il s’arrêta et le salua chaleureusement.
— C’est bien agréable de vous voir dans de meilleures circonstances, mon frère. J’espère qu’un tel devoir ne vous incombera plus. Du moins Aline et vous-même aurez fait de cette horrible tâche quelque chose d’un peu moins laid. J’aimerais également rendre le roi un peu plus indulgent envers votre maison, il en veut à l’abbé d’avoir mis du temps à se rallier à lui.
— Il n’est pas le seul dans ce cas, rétorqua Cadfael, philosophe. On en verra d’autres.
— Certes, mais Son Altesse n’entend pas privilégier l’abbaye par rapport aux gens de la ville. Si je devais, dans vos murs, obéir à des ordres dont je préférerais qu’ils ne vous concernent pas, vous comprendrez, j’espère, que ce n’est pas de gaieté de coeur et que je n’ai pas le choix.
« Tiens donc », se dit Cadfael, » il s’excuse à l’avance pour l’invasion de demain. C’était donc vrai ; je le pensais bien ; on lui a donné le sale boulot et il veut me faire comprendre que ça ne lui plaît pas et qu’il s’en passerait volontiers. Il en remet peut-être un peu, pour les beaux yeux de la dame. »
— Si c’est le cas, répondit-il benoîtement, je suis sûr que tous mes frères comprendront que vous ne faites que votre devoir, en bon soldat. Ne croyez pas qu’on vous en voudra pour ça.
— C’est ce que je ne cesse de répéter à Adam, intervint Aline avec chaleur, rougissant de s’entendre l’appeler par son prénom – c’était peut-être la première fois. Mais il n’est pas facile de le convaincre. Pourtant c’est vrai, Adam, vous vous reprochez des choses dont vous n’êtes pas responsable, comme la mort de Gilles ; vous savez bien que c’est faux. Peut-on même en faire grief aux Flamands ? Eux aussi obéissaient aux ordres. Dans cette époque terrible, il faut se contenter de suivre sa voie selon sa conscience et d’en supporter les conséquences, quelles qu’elles soient.
— Quelle que soit l’époque, déclara Cadfael sentencieux, c’est tout ce qu’on peut faire. Et puisque j’en ai le loisir, j’aimerais vous dire, Madame, comment j’ai utilisé ce que vous m’aviez confié, pour le bonheur de trois pauvres. Je ne connais pas leur nom, je ne le leur ai pas demandé, mais priez donc pour trois malheureux qui, eux, prieront sûrement pour vous.
Elle n’y manquerait pas, pensa-t-il en la regardant entrer dans l’église au bras de Courcelle. En cette époque cruciale de sa vie, sans famille, laissée maîtresse d’un patrimoine qu’elle avait librement offert au roi, il jugea qu’elle hésitait dangereusement entre le cloître et le monde ; et bien que lui eût choisi le cloître à l’âge mûr, il lui souhaitait de tout coeur de choisir le monde, et si possible un monde plus attirant que celui qui l’entourait maintenant, pour y passer sa jeunesse.
Allant prendre sa place parmi les moines, il rencontra Godith qui se dirigeait vers la sienne. Elle l’interrogea du regard, et il lui dit à mi-voix :
— Fais exactement comme je t’ai dit.
Donc, il importait maintenant de s’assurer que pour le reste de l’après-midi, Beringar le suivrait, lui, loin de l’endroit où opérerait Godith. Il faudrait qu’il s’intéressât aux gestes de Cadfael, tandis qu’elle resterait invisible. Et ça ne pouvait se faire en suivant strictement la routine vespérale. Le souper ne prenait jamais longtemps et Beringar surveillerait probablement le réfectoire quand ils sortiraient. Cadfael n’assistait pas chaque jour à la lecture de la Vie des saints ; il ne se rendit donc pas au chapitre pour l’entendre et, traînant après lui son ombre discrète, il passa d’abord à l’infirmerie rendre visite au vieux frère Reginald ; il avait les articulations déformées et il appréciait la compagnie ; ensuite il alla tout au bout du jardin de l’abbé, loin de l’herbarium, et plus loin encore du portail. A présent, Godith avait dû sortir de sa leçon du soir avec les novices et d’une minute à l’autre, elle allait apparaître entre la cabane, l’herbarium et les portes ; il était donc essentiel que Beringar continuât à se concentrer sur Cadfael, même si ce dernier n’avait rien de plus intéressant à faire qu’à couper les fleurs mortes des rosiers et des oeillets giroflées de l’abbé. De temps en temps, Cadfael vérifiait qu’il était toujours surveillé ; il ne doutait d’ailleurs pas de la patience exemplaire de Beringar – qui lui-même, pensait qu’il ne se passerait pas grand-chose pendant la journée ; Cadfael, pourtant, était un adversaire coriace, susceptible d’agir précisément au moment où on s’y attendait le moins. Mais à la nuit, la situation ne tarderait pas à se corser.
Après complies, il y avait toujours, lorsqu’il faisait beau, un bref moment de loisir dans le cloître ou les jardins, avant que les moines n’aillent se coucher. A présent, il faisait presque noir et Cadfael se sentait tranquille : depuis longtemps Godith était là où elle devait être en compagnie de Torold. Mais il jugea préférable d’attendre encore un peu et d’aller au dortoir avec les autres. Qu’il s’y rendît en empruntant l’escalier de nuit, dans l’église, ou l’escalier extérieur, quelqu’un l’observant de l’autre côté de la grande cour, où se situait l’hôtellerie, n’aurait aucun mal à le repérer.
Prenant l’escalier de nuit, il entra par la porte nord de l’église et contourna l’extrémité de la chapelle Notre-Dame et la salle capitulaire, pour traverser la cour et pénétrer dans le jardin. Inutile de se retourner et d’écouter, il savait que son ombre serait là, dans son sillage, à une certaine distance, mais sans le perdre de vue. Il faisait normalement noir, mais on s’y habituait vite et Cadfael savait que Beringar se déplaçait aisément dans l’obscurité. Il supposait que son oiseau de nuit s’arrêterait au gué, par où ils étaient revenus la nuit précédente. Ne tenant pas à être vu, il éviterait de passer devant le portier, quelle que fût son autorité en temps ordinaire. Après avoir franchi le ruisseau, Cadfael s’arrêta pour vérifier que Beringar était bien là. La rupture du rythme de l’eau fut très discrète, mais il la perçut avec satisfaction. Maintenant, il n’y avait qu’à descendre le ruisseau presque jusqu’à sa jonction avec le fleuve. Il y avait à cet endroit une parcelle qui n’était qu’à deux pas du pont de pierre menant à Shrewsbury. Par-delà la route, en bas de la pente conduisant aux grands jardins de l’abbaye, l’ombre de la première arche du pont surgissait tout de suite. Il observa les brefs éclats de lumière des tourbillons, là où on avait amarré le moulin flottant. Sous la jetée de pierre, les buissons poussaient dru ; ce bout de terrain en pente ne présentait pas assez d’intérêt pour qu’on prît la peine de le nettoyer. Des saules s’y penchaient, laissant traîner leurs feuilles dans l’eau, et sous leurs branches, les bosquets auraient pu cacher une demi-douzaine d’espions.
Le bateau flottait là, attaché à une branche inclinée, il était léger, fait d’osier et de peau, et pratique pour un portage. Cette fois, il y avait une bonne raison pour qu’on ne l’ait pas tiré sur la berge, la coque en l’air comme d’ordinaire. Cadfael espérait bien qu’il y avait dedans un paquet bien ficelé, fait d’un ou deux sacs pris au moulin. Il eût été malencontreux qu’on le vît porter quelque chose. Mais il était certain qu’on avait remarqué ses mains vides depuis longtemps.
Il monta dans le bateau et détacha l’amarre. Les sacs étaient à leur place et d’un poids convaincant, quand il les soupesa prudemment. Un peu au-dessus de lui sur la pente, il perçut le mouvement léger d’une ombre plus noire, comme il poussait le bateau dans l’eau à l’aide de la perche, sous la première arche.
Ensuite, ce fut d’une facilité enfantine. Hugh Beringar avait beau avoir l’oreille fine, il ne pouvait pas savoir ce qui s’était exactement passé sous le pont. Malgré la finesse de son ouïe, il avait simplement entendu un bruit métallique suggérant qu’on remontait une chaîne où quelque chose de très lourd était fixé, et de l’eau qui dégoulinait d’un objet qu’on venait de remonter du courant, puis la chaîne qu’on replongeait dans la rivière, et c’était exactement ça, sauf que Cadfael s’était arrangé pour ralentir la redescente de la chaîne en sorte que l’on ne l’entendît pas, et cacher aussi le fait que le même poids était toujours attaché, et que seul le paquet caché dans le bateau avait été brièvement immergé dans la Severn, rendant ainsi crédible le bruit de l’eau éclaboussant le rebord de pierre. La suite serait beaucoup plus risquée, car il n’était pas sûr du tout d’avoir bien compris les intentions de Beringar. Il allait jouer sa vie, et pas seulement la sienne, sur la finesse de son jugement.
Jusque-là, pourtant, tout s’était parfaitement passé. D’un coup de pagaie, il amena son esquif au rivage et au-dessus de lui, une ombre aux mouvements vifs remonta la pente et, supposa-t-il, se terra près de la route, prête à le suivre où qu’il aille. Il aurait cependant parié que Beringar avait déjà deviné où il comptait se rendre. Il amarra de nouveau le bateau, vite mais solidement ; se hâter, se cacher, faisaient partie du camouflage, cette nuit. Quand, furtif, il reparut sur la route et qu’il s’immobilisa un instant contre le ciel nocturne, attendant ostensiblement de pouvoir traverser sans être vu, Beringar pouvait difficilement ne pas voir le gros paquet qu’il portait sur l’épaule, et qui déformait sa silhouette.
Il traversa d’un pas calme et vif, et repartit par où il était venu, remontant le ruisseau du fleuve au gué, puis il s’engagea dans les champs et les bois qu’il avait parcourus pas plus tard que la nuit précédente, avec Beringar. Le paquet qu’il portait n’était heureusement pas aussi lourd qu’il en donnait l’impression, même si Godith et Torold avaient jugé bon de lui donner une masse convaincante. » C’était plus que suffisant », pensa Cadfael, morose, » pour un vieux moine qui devrait le porter sur trois ou quatre milles et dont le temps de sommeil raccourcissait cruellement. » Quand les jeunes seraient loin et relativement en sûreté, il dormirait pendant laudes et matines[7] et peut-être prime[8] le matin suivant, et il ferait dûment pénitence.
Maintenant, tout était matière à supposition. Beringar gâcherait-il l’opération en croyant deviner où allait Cadfael, et en faisant demi-tour trop tôt, non sans garder quelques soupçons ? Non ! Avec Cadfael, il ne chercherait pas à deviner, il vérifierait d’abord par lui-même où il allait déposer sa charge en lieu sûr et il s’assurerait que Cadfael reviendrait à l’abbaye les mains vides. Mais si par hasard, il l’interceptait en chemin ? Non, aucune raison à cela ! En agissant ainsi, il aurait à porter le paquet lui-même, alors que là il y avait un vieux fou pour le faire à sa place, jusqu’à l’endroit où il avait caché ses chevaux pour l’emporter sans peine.
Maintenant, en imaginant le pire, Cadfael voyait clairement la situation. Si Beringar avait tué Nicholas Faintree pour essayer de s’approprier le trésor, alors il chercherait non seulement à réussir là où il avait précédemment échoué, mais il y aurait aussi une autre possibilité qu’il avait découverte entre-temps. En laissant Cadfael mettre ses chevaux et le trésor à un endroit commode, il réalisait d’abord son intention première ; mais en plus, s’il s’attendait à ce que Cadfael amenât secrètement les fugitifs au même endroit, comme il en avait évidemment l’intention, Beringar pourrait supprimer le seul témoin de son premier meurtre, capturer sa fiancée et s’en servir comme otage contre son père. Quel cadeau somptueux à apporter à Étienne, dont il s’assurerait la faveur ! Ainsi son crime serait-il oublié à jamais.
Ça, bien sûr, c’était envisager le pire. Mais le champ du possible était vaste. Beringar pouvait être parfaitement innocent du meurtre de Faintree, et ne s’intéresser de très près qu’au trésor de FitzAlan, car il en avait découvert la cachette ; et un vieux moine ne voudrait peut-être pas faire obstacle à ses plans, ou bien, s’il préférait servir ses intérêts autrement, l’aider à se faire valoir. En ce cas, Cadfael ne vivrait pas longtemps après avoir déposé à l’écurie, où se trouvaient les chevaux, ce paquet infernal qui lui meurtrissait les épaules. Allons, se dit-il plus amusé qu’inquiet, on verra bien !
Une fois dans les bois, passé la boucle du ruisseau, il s’arrêta, laissant tomber son paquet avec un grognement sourd, et il s’assit, apparemment pour se reposer, mais en fait, pour écouter les pas étouffés de son suiveur, qui s’immobilisait, tendu. Il était là, marchant à pas de loup, mais il l’entendit, présent, serein, infatigable, tout heureux ; ce garçon était un aventurier-né. Il vit un visage sombre, amusé, prêt à rire. Il pensait maintenant savoir comment la nuit finirait. Avec un peu de chance, pardon, avec l’aide de Dieu ! il serait de retour pour matines.
Quand il arriva à l’écurie, il ne vit aucune lumière, mais le bruit de l’herbe et celui de son pas suffirent à faire sortir frère Louis, un lumignon dans une main, un poignard dans l’autre, éveillé comme en plein jour, et plus dangereux.
— Dieu te bénisse, mon frère, dit Cadfael, heureux de se débarrasser de son paquet.
Torold allait se faire tirer les oreilles, la prochaine fois qu’il le verrait ! En tout cas, la prochaine fois, ce n’est pas le moine qui porterait ce sac !
— Laisse-moi entrer et ferme la porte, ordonna-t-il.
— D’accord, dit Louis, le tirant à l’intérieur, avant de lui obéir.
Sur le chemin du retour, moins d’un quart d’heure après, Cadfael écouta attentivement, mais il n’entendit rien ; nul ne le suivait, ni ne l’accompagnait, et pas l’ombre d’une menace. Beringar, caché, l’avait vu entrer dans l’écurie, il avait peut-être même attendu qu’il ressorte sans le paquet, puis il s’était fondu dans la nuit, où il était si à l’aise, et il était rentré à l’abbaye de son pas léger. Cadfael abandonna toute prudence et en fit autant. Il savait où il était maintenant. Quand la cloche sonna matines, il était prêt, comme les autres, à sortir du dortoir et à descendre pieusement pour chanter les louanges de Dieu.