CHAPITRE SEPT
La chasse dont Ninian Bachiler était le gibier, ce proscrit, cet agent de l’impératrice sur les terres du roi, fut officiellement déclarée ouverte à Shrewsbury. On se passa le mot non sans y ajouter force commentaires, d’autant plus que c’était un soulagement par rapport au choc récemment causé par la mort du père Ailnoth, mort sur laquelle aucun des habitants de la Première Enceinte n’avait tenu à s’exprimer, sauf en privé. C’était bon d’avoir un sujet de discussion qui s’écartait d’une manière aussi claire et nette de ce qui préoccupait véritablement les paroissiens de Sainte-Croix. Puisque tous les colporteurs de ragots se souciaient comme de leur première chemise du nombre d’agents ennemis en liberté dans le pays, nulle de ces conversations ne constituait une menace pour le fugitif, encore moins pour Benoît, le neveu respectueux de dame Hammet qui continua à aller et venir tranquillement entre l’abbaye et le presbytère.
Dans l’après-midi du 29 décembre, Cadfael fut appelé auprès des premiers patients de la Première Enceinte à avoir attrapé grippes et quintes de toux, et il étendit ses visites à un marchand plus très jeune, de la ville même, qui venait régulièrement le consulter en hiver car il souffrait de la poitrine. Il avait laissé Ninian couper et scier les branches qu’il avait élaguées des arbres du jardin et surveiller très attentivement un pot d’herbes médicinales baignant dans de l’huile d’amandes qu’il fallait laisser réchauffer sans bouillir sur le bord du brasero. Avec cette huile il fabriquait une lotion pour ceux qui souffraient d’engelures et dont les mains étaient trop sensibles pour supporter le saindoux qui constituait la base du liniment. On pouvait avoir toute confiance en Benoît pour s’en tenir à ses instructions et agir au mieux de ses capacités.
La tournée de Cadfael ayant été plus rapide qu’il n’avait escompté et le temps n’étant pas de nature à l’encourager à musarder en chemin, il repassa le portail avec une bonne heure devant lui avant le début de vêpres. Il traversa donc la grande cour, les jardins, contourna la haie de buis et emprunta l’allée menant à l’herbarium. A cause du grand froid il avait enveloppé ses grosses chaussures de bouts de chiffons pour ne pas glisser sur les routes gelées et cette précaution, marquée au coin du bon sens, rendait son approche absolument silencieuse. Il se trouva donc qu’il surprit (avant qu’on l’entende venir) deux voix basses, véhémentes, sortant de son atelier. L’une d’elles, appartenant à Ninian, était plus aiguë qu’à l’ordinaire ; on y percevait une grande excitation, lors même qu’il évitait de parler trop fort. L’autre, insistante, trahissant la nervosité, était celle d’une jeune fille, qui, curieusement, exprimait elle aussi la même témérité et le même plaisir à se trouver confrontée à la peur et au danger. Ils allaient bien ensemble ! Et quelle jeune fille, sinon Sanan Bernières, pouvait avoir des raisons de se trouver là, et avec ce jeune homme ?
— Oh ! vous pouvez me croire ! murmura-t-elle avec emphase. Il est là-bas à l’heure qu’il est, il va tout avouer, où on peut vous trouver, le mot que vous lui avez écrit – tout ! Il faut que vous veniez avec moi, vite, avant qu’eux ne viennent vous arrêter.
— Impossible de sortir par le portail, on se jetterait dans leurs bras. Mais je n’arrive pas à y croire – pourquoi me trahir ? Il sait pourtant bien que je n’aurais jamais parlé de lui.
— Il vit dans l’inquiétude, s’exclama impatiemment la jeune fille, depuis qu’il a reçu votre message, mais maintenant qu’on a proclamé publiquement que vous êtes recherché, il ne reculera devant rien pour se mettre à couvert. Il n’est pas méchant homme – il est comme tout le monde, il tient à se protéger, ainsi que son fils et ses terres – il a déjà assez perdu comme ça...
— C’est vrai, admit Ninian, plus calme. Je n’aurais jamais dû le compromettre dans tout ça. Attendez que je mette cette potion de côté, il ne faut même pas que ça frémisse.
Cadfael, qui écoutait sans vergogne et qui avait décelé au moins un sentiment de considération pour lui et son art dans ce dernier bout de phrase, se reprit soudain ; il se rendit compte que dans les secondes qui suivaient, ces deux jeunes gens allaient sortir de la cabane et prendre la clé des champs par la route, quelle qu’elle fût, que cette demoiselle pleine de ressources avait imaginé d’emprunter. Mais auparavant Ninian aurait enlevé du feu la lotion calmante et l’aurait mise en sûreté dans un coin tranquille. Il était très bien ce garçon et méritait de rallier Gloucester sans encombre ! Cadfael fila comme une flèche se dissimuler derrière la barrière de la haie de buis où il ne broncha plus. Il n’avait pas le temps de se cacher complètement, mais il n’est pas certain, de toute manière, que c’est ce qu’il aurait voulu.
Ils jaillirent de l’atelier, main dans la main, elle le précédait légèrement car elle connaissait l’itinéraire qui lui avait permis d’entrer sans qu’on la remarque. Traversant le jardin, elle le conduisit jusqu’au bord de la pente menant à la Meole. Sa petite silhouette sombre, enveloppée dans un manteau, fut la première à disparaître au fur et à mesure qu’elle descendait le long du pré. Ninian la suivait. Ils longèrent le bord du champ de pois fraîchement labouré et fumé avant de s’évanouir à la vue. Comme le cours d’eau était gelé, il devait en aller de même pour l’étang du moulin. C’est par là que la demoiselle était venue, piquant droit sur le lieu où elle savait le trouver. Elle aurait tout aussi bien pu tomber également sur Cadfael. On pouvait donc en déduire qu’elle s’était entretenue avec Ninian depuis que lui-même s’était confié à Cadfael, et qu’elle ne voyait aucune raison de craindre cette rencontre, en cas de nécessité absolue.
Eh bien, ils étaient partis. Aucun son ne montait du vallon près du ruisseau ; sur les deux rives il y avait des arbres derrière lesquels se dissimuler ; il leur suffisait donc d’attendre le moment favorable, pour retraverser le ruisseau par le pont donnant sur la route de l’ouest, et se diriger discrètement vers la cachette, quelle qu’elle fût, qu’elle avait dénichée pour son otage, en ville ou à proximité. Si cet abri se situait en dehors de la cité, la jeune fille l’avait probablement choisi vers l’occident puisque c’était par là que le garçon voulait s’enfuir. Mais Ninian accepterait-il de filer tant qu’il ne serait pas sûr que dame Diota était hors de danger et qu’on ne la soupçonnerait pas de complicité dans sa propre escapade ? Si sa fausse identité était percée à jour, elle se trouverait exposée aux questions de la justice. Il ne l’abandonnerait pas dans cette situation. Cadfael commençait à connaître assez bien le jeune homme pour en être certain.
Tout était devenu d’un calme profond, comme si l’air même sentait que la prochaine alerte ne tarderait pas à se produire. Cadfael se réserva un moment pour jeter un coup d’œil à son atelier, vit que son pot d’huile avait été mis à refroidir sur la dalle près du brasero, et gagna en hâte la grande cour, puis se dirigea vers le cloître ; là il se choisit un poste, non sans inquiétude, d’où il pourrait surveiller quiconque se présenterait à la loge, en évitant lui-même d’être aussitôt repéré.
Ils mirent plus longtemps que prévu à arriver, ce qui lui inspira une pensée reconnaissante. En outre un tourbillon de neige fine avait commencé à tomber ; d’ici peu il aurait recouvert les traces de pas visibles à la surface du cours d’eau, et avec le vent qui se levait dans la soirée, même les empreintes laissées dans le jardin seraient camouflées. Jusqu’à ce moment, il n’avait pas eu le temps de réfléchir aux implications de la conversation qu’il avait surprise. Bien évidemment Ninian s’était adressé à Ralph Giffard qui, trop conscient du danger qu’il courrait au cas où il accepterait, n’avait rien voulu savoir. Et à l’heure qu’il était, effrayé par la proclamation du crieur concernant un espion ennemi, il avait jugé préférable d’assurer ses arrières en révélant toute l’histoire à Hugh Beringar qui ne lui en serait pas forcément reconnaissant ; il n’en serait pas moins obligé d’agir à partir de cette déclaration, ou au moins de se montrer convaincant.
Mais dans tout cela, un point curieux restait sans réponse : où Ralph Giffard se rendait-il, la veille de Noël, comme s’il avait le diable aux trousses, en direction du pont menant à la Première Enceinte, d’un pas presque aussi impétueux que le père Ailnoth allant dans la direction opposée environ une heure plus tard ? Ces deux silhouettes déterminées commençaient à se ressembler singulièrement, comme deux images inversées qu’on voit dans un miroir, Giffard incarnant plus la peur et Ailnoth la malveillance. Il y avait un lien à trouver là, mais un maillon manquait encore à la chaîne.
Ils se présentèrent tous à pied à la voûte du portail, Hugh accompagné de Giffard qui se tenait près de lui, très droit, le visage dur ; Will Warden suivait avec deux jeunes gens d’armes. Nul besoin ici de cavaliers ; ils cherchaient un jeune homme sans argent et sans cheval, qui travaillait dans les jardins de l’abbaye, et la prison qui l’attendait n’était pas si loin qu’ils ne puissent parcourir le chemin à pied.
Cadfael traîna un peu avant de se montrer. D’autres gens apparurent d’abord, et c’était tant mieux. Frère Jérôme n’aimait pas le froid, mais il tenait à l’œil le monde extérieur à chaque fois qu’il se précipitait vers le chauffoir par ces journées glaciales, prêt à montrer le bout de son nez à tout moment, pénétré de dévotion et du sens du devoir. En outre, il savait toujours où trouver le prieur Robert en cas de besoin. Au moment où Cadfael émergea innocemment du cloître ils étaient là tous deux, affrontant les visiteurs venus du siècle ; quelques autres moines ayant remarqué cet attroupement s’étaient arrêtés pour pouvoir entendre – pure curiosité humaine bien compréhensible –, oubliant qu’ils avaient les mains et les pieds gelés.
— Le petit Benoît, lâcha le prieur Robert sur un ton où l’on distinguait de l’étonnement et du dédain, tandis que Cadfael approchait. Le serviteur du père Ailnoth ? C’est le bon père lui-même qui a demandé qu’on trouve à employer ce garçon. Quelle absurdité est-ce là ? Ce garçon vaut à peine mieux que l’idiot du village, ce n’est qu’un paysan ! Je lui ai souvent parlé, je sais que c’est un innocent. Seigneur shérif, ce monsieur se trompe et du coup vous perdez votre temps. C’est absolument impossible.
Ralph Giffard éleva brusquement la voix :
— Avec votre permission, père prieur, c’est la vérité même, cet individu n’est pas ce qu’il semble être. J’ai reçu un message, très joliment rédigé, de ce même simple d’esprit, scellé du sceau d’un traître et d’un hors-la-loi, FitzAlan, fidèle sujet de l’impératrice, qui se trouve actuellement en France, où il me demandait de l’aide au nom de FitzAlan – appel que j’ai comme il se doit laissé sans réponse. J’ai toutefois gardé le message, le seigneur shérif l’a vu de ses propres yeux. L’auteur explique qu’il est venu avec le nouveau curé, qu’il a besoin d’aide, de nouvelles et d’un cheval, et il s’adresse à moi pour que je lui trouve ce qu’il désire. Il me prie de le rencontrer au moulin une heure avant minuit, la veille de Noël, alors que toutes les bonnes gens se préparaient à se rendre à l’église. Je n’y suis pas allé, Dieu me garde d’une aussi noire trahison à l’encontre de Sa Majesté le roi. Mais la preuve que j’ai donnée au shérif est là, ce Benoît est bien Ninian Bachiler, agent de FitzAlan, comme il l’a signé de sa propre main.
— C’est exact, je le crains, père prieur, confirma Hugh, d’un ton vif. Il y a des questions que nous réglerons par la suite. A présent il faut que je vous demande l’autorisation d’aller chercher ce Benoît, qui devra répondre de ses actes. Inutile de déranger les membres de la communauté, je désire simplement avoir accès aux jardins.
C’est à cet instant précis que Cadfael sortit tranquillement du cloître, sans risquer de glisser sur les pavés, puisqu’il avait toujours les pieds enveloppés de bouts de lainages. Il arriva l’oreille aimablement tendue, apparemment franc comme l’or. La neige continuait à tomber, négligemment, sans hâte, mais chaque flocon gelait dès qu’il touchait le sol.
— Benoît ? demanda-t-il innocemment. C’est mon assistant que vous cherchez ? Je l’ai laissé à l’atelier, il n’y a pas un quart d’heure. Qu’est-ce que vous lui voulez ?
Il les accompagna, très surpris et inquiet, quand ils pénétrèrent dans le jardin et ouvrit brusquement la porte de l’atelier sur la lueur douce du brasero, le pot d’huile aux herbes médicinales reposait tout près, sur la dalle de pierre, et la pièce vide au parfum exubérant ; de là il partit fureter dans tout le jardin et les champs, jusqu’à la rivière d’où la neige avait obligeamment effacé toute trace de pas. Il avait l’air aussi désemparé que les autres, ou presque. Si Hugh s’était abstenu de lui adresser un seul regard en coin, cela ne signifiait pas qu’il n’avait pas observé chacune des phases de cette vaine poursuite, bien au contraire, et s’il revenait bredouille, il savait très probablement à qui il le devrait. D’ordinaire, quand Cadfael refusait de coopérer, il avait ses raisons. En outre, il y avait d’autres points à reprendre avant de continuer les recherches. Il se tourna vers Giffard.
— Vous affirmez avoir reçu cet appel à l’aide un jour ou deux avant la veillée de Noël, où il vous demandait un rendez-vous au moulin un peu avant minuit. Pourquoi n’en avoir pas aussitôt informé mon adjoint ? On aurait pu agir sur-le-champ alors. Car il est patent qu’il a eu vent de notre présence, puisqu’il s’est enfui.
Si Giffard éprouva quelque inconfort quand on lui rappela qu’il n’avait pas accompli ses devoirs de bon et loyal sujet, il n’en montra rien, il dévisagea au contraire Hugh sans détourner le regard.
— Parce qu’il s’agissait seulement de votre adjoint, monsieur... Vous avez obtenu votre poste juste après le siège de Shrewsbury, vous savez comment on a traité ceux qui, comme nous, avaient engagé leur foi envers l’impératrice, et aussi ce que j’y ai perdu. Depuis lors, je me suis rallié au roi Etienne et je lui suis resté fidèle depuis. Mais quelqu’un de jeune comme Herbard, nouvellement promu, chargé de vous remplacer et susceptible d’être pointilleux sur son rôle et ses responsabilités, qui ne connaît rien au passé et à ce qu’il m’a coûté... J’ai eu peur d’être encore tenu pour suspect, même si je disais exactement ce que je savais. Et rappelez-vous, on ignorait alors que ce Bachiler était recherché dans le Sud, ce nom ne m’évoquait rien. J’ai jugé qu’il ne présentait qu’un intérêt mineur et qu’il n’avait aucune chance de ranimer peu ou prou une cause perdue. Je me suis donc tenu tranquille, malgré le sceau de FitzAlan. Plusieurs de ses chevaliers disposaient de ce même sceau en son nom. Soyez juste envers moi, dès qu’il y a eu ce tintamarre après la proclamation publique, et que j’ai compris ce qui se tramait, je suis venu voir et je vous ai tout révélé.
— Je vous le concède, et je comprends vos hésitations, mais bien qu’il n’entre pas dans mes attributions de chercher noise à quiconque pour ses activités passées...
Giffard n’en avait pas terminé et il avait manifestement été encouragé par sa propre éloquence et l’acquiescement de Hugh car il fut soudain pris d’un regain de ferveur et d’espoir.
— Mais à présent, monsieur... je discerne autre chose dans tout cela que ce que vous et moi y avions vu d’abord. En réalité, j’ai gardé un petit détail pour moi, les choses ont été trop vite pour que je puisse penser à tout. Car enfin, c’est bien ce jeune homme qui est arrivé dans nos murs sous la protection du père Ailnoth qu’il a ignominieusement trompé en se faisant passer pour un garçon comme il faut qui cherchait du travail et pour parent de la femme qui tenait la maison du curé. Et n’est-ce pas ce même père Ailnoth qui l’a conduit ici sans y voir malice qui a été assassiné et attend d’être porté en terre ? Qui est le plus susceptible d’être coupable de ce meurtre que celui qui a mis sa bonté à contribution et l’a rendu complice de sa trahison à son corps défendant ?
Il savait fort bien quel pavé il jetait dans la mare des auditeurs et s’était même reculé d’un ou deux pas pour juger de l’effet produit... Maintenant qu’il était lancé, il ferait feu de tout bois pour prouver sa loyauté et son intégrité, tout en préservant ce qui lui restait, même s’il devait éternellement déplorer les pertes qu’il avait subies en se ralliant d’abord à l’impératrice. Il se trouvait peut-être soulagé du fait que celui qu’il accusait était loin et dans l’incapacité de se disculper, mais ce dont il se souciait le plus était le côté inattaquable de sa position.
Hugh l’observa de près, rétrécissant les paupières.
— Vous le tenez pour l’assassin du curé ? C’est aller un peu loin. Sur quoi vous fondez-vous pour cela ?
— Le simple fait qu’il se soit enfui est révélateur en soi.
— Il y a du vrai là-dedans, mais seulement – écoutez bien ! seulement dans le cas où le prêtre aurait eu vent de la tromperie dont il était l’objet. Pour autant qu’on sache, il n’y a pas eu de dispute entre eux, rien pour les dresser l’un contre l’autre. Il n’y avait aucune raison pour que le curé se montrât hostile, sauf s’il avait découvert à quel point il avait été abusé.
— Il le savait, affirma Giffard.
— Continuez, souffla Hugh après un silence bref, mais intense. Vous ne pouvez pas vous arrêter là. Comment savez-vous que le prêtre était au courant ?
— Pour une raison très simple. Je lui en avais parlé. Je vous avais bien dit que je n’avais pas terminé. La veille de la Nativité, je suis allé chez le saint homme et lui ai révélé à quel point celui qu’il avait aidé s’était moqué de lui. J’y avais beaucoup réfléchi ; si je n’ai pas été trouver votre adjoint, il m’a semblé que je ne pouvais faire moins que d’expliquer au père Ailnoth qu’il avait abrité un ennemi sans le savoir. Aujourd’hui les tenants du parti de l’impératrice sont menacés d’excommunication, ce que vous n’ignorez pas, seigneur shérif. Le curé avait été scandaleusement trompé. Je lui ai ouvert les yeux.
Voici donc comment on écrivait l’histoire ! C’était donc là qu’il se rendait en toute hâte, très décidé, avant complies. Voilà pourquoi le père Ailnoth, plein d’une rage vengeresse, n’avait pas suivi la veillée nocturne : pour aller s’expliquer avec le jeune homme qui s’était imposé à lui. Il avait ses défauts, mais ce n’était pas un lâche, au lieu de se précipiter d’abord chez les argousins afin qu’on lui prêtât main-forte, il avait foncé tête basse vers le bief du moulin pour affronter son adversaire d’homme à homme, lui crier ses quatre vérités, peut-être essayer de se saisir seul de lui, à coup sûr le dénoncer et se dénoncer soi-même devant les tribunaux. Mais les choses s’étaient passées très différemment ; Ninian était arrivé à l’église sain et sauf et Ailnoth avait fini dans l’étang, le crâne fracassé. Difficile de ne pas voir là une évidente relation de cause à effet pour tous ceux qui, contrairement à Cadfael, n’avaient pas passé aussi longtemps en l’agréable compagnie de Ninian et donc ne le connaissaient pas aussi bien.
— Et après que vous l’avez quitté, interrogea Hugh, observant attentivement Giffard, alors qu’il connaissait l’heure et le lieu de votre rencontre avec Bachiler, et l’invitation que vous aviez refusée, pensez-vous que lui s’y est rendu à votre place ? Mais sans accord de votre part, Bachiler serait-il venu à ce rendez-vous ?
— Je ne lui avais pas rendu réponse. Je n’avais pas rejeté sa proposition. Il voulait de l’aide, des nouvelles, un cheval. Il devait venir ! Il ne pouvait pas se permettre de rester dans son coin.
Et là il serait tombé sur un ennemi redoutable, fou de rage, qui tenait absolument à le livrer à la justice, un homme qui se prenait pour l’instrument de la colère de Dieu, ni plus ni moins. Oui la mort aurait très bien pu être le résultat d’une telle confrontation.
Hugh se tourna soudain vers son sergent.
— Will, retournez au château, il nous faut du renfort : nous demanderons au seigneur abbé de nous autoriser à fouiller les jardins, les écuries, les étables, la cour de la grange, les magasins, tout. Commencez par le moulin, ayez l’œil sur le pont et la grand-route. Si ce garçon était dans la cabane il y a moins d’une demi-heure, comme l’affirme Cadfael, il ne peut pas être loin. Que ce soit un meurtrier ou non, la question reste ouverte. Ce qu’il faut d’abord, c’est lui mettre la main dessus et le loger dans une bonne cellule.
— Vous n’oublierez pas que Ninian était loin d’être le seul, oui vraiment très loin, à souhaiter la mort d’Ailnoth, suggéra Cadfael quand, plus tard, il se retrouva seul avec Hugh à l’atelier. Certains avaient de bien meilleures raisons que lui pour accomplir ce crime.
— Certes, ils sont foule, hélas ! admit Hugh, sans enthousiasme. Maintenant tous les détails que vous m’avez donnés sur ce garçon – et je ne suis pas bête au point de croire que vous n’ayez rien gardé pour vous ! – montrent qu’il aurait très bien pu frapper sans remords pour se défendre, mais sûrement pas par-derrière. Même pas dans le feu de l’action ? Dieu sait de quoi nous sommes capables quand on nous pousse à bout. Et d’après ce que j’ai appris du curé, il était du genre à foncer à la première occasion en y mettant toutes ses forces et en se servant de tout ce qui pouvait lui tomber sous la main. C’est la disparition du petit qui m’incite à imaginer le pire.
— Il avait d’excellentes raisons pour s’enfuir, fit observer Cadfael, s’il avait appris que Giffard comptait se rendre au château pour le dénoncer. Coupable ou innocent de l’assassinat du curé, il aurait bien fallu que vous le fourriez en prison, on vous forçait la main. Normal qu’il ait pris les devants.
— Si quelqu’un l’a averti, acquiesça Hugh avec un sourire en coin. Vous, par exemple ?
— Certainement pas, protesta vertueusement Cadfael. J’ignorais tout des intentions de Giffard, sinon je lui en aurais peut-être glissé un mot à l’oreille. Je sais seulement que Benoît – Ninian conviendrait mieux maintenant, j’imagine – était à l’église un peu avant minuit ce soir-là. S’il est vraiment allé au moulin, il est parti en avance pour son rendez-vous et il est revenu tôt.
— C’est votre version et je ne la mets pas en doute. Mais, et je vous cite, Ailnoth est aussi parti tôt vers le lieu du rendez-vous, peut-être pour se cacher et tomber sur Bachiler par surprise. Ils avaient encore le temps de se battre et, pour l’un d’eux, de mourir.
— Le garçon n’avait l’air ni agité, ni effaré quand il était à l’église. Un peu excité, peut-être, mais plutôt agréablement d’après moi. Et qu’avez-vous réussi à tirer des gens de la paroisse concernant cette affaire ? Pas mal d’entre eux étaient fondés à ne pas porter Ailnoth dans leur cœur. Comment se justifient-ils ?
— En général, comme vous vous y attendiez, ils sont plutôt discrets. Un ou deux ne se gênent pas pour exprimer leur soulagement à la disparition du bonhomme. Eadwin, dont on a déplacé la pierre de bornage, n’a ni oublié ni pardonné, même si elle est revenue à sa place. Sa femme et ses enfants jurent qu’il n’a pas bougé de chez lui la nuit en question, mais c’est vrai pour tout le monde, et c’est plutôt normal. Jordan Achard, voilà le type même de l’impulsif capable de tuer sur un coup de colère. Lui a de bonnes raisons pour cela. Il est très fier de son pain, et il n’a jamais reçu d’excuses pour cette offense. Ça l’a blessé beaucoup plus que si le curé l’avait accusé d’être un débauché notoire, ce qui aurait au moins eu le mérite d’être vrai. Il y en a pas mal pour murmurer que c’était lui le père du bébé de cette malheureuse, la pauvre fille qui s’est noyée, mais s’il faut en croire d’autres, ça pourrait être tout aussi vrai de la moitié des hommes de la paroisse, à qui elle n’avait jamais su dire non. Notre Jordan prétend qu’il a passé chez lui toute la veillée de Noël et sa femme l’a confirmé, mais c’est une pauvre petite épouse soumise qui n’osera jamais le contredire. On prétend que les nuits qu’il passe à la maison se comptent sur les doigts de la main, et à en juger par les coups d’œil en coin de sa moitié et ses réponses prudentes, il n’y aurait rien d’étonnant à ce qu’il ait découché. Mais on ne le lui fera jamais avouer. La peur qu’elle éprouve égale son dévouement.
— Ses autres femmes ne sont peut-être pas taillées sur le même modèle. Mais Jordan ne me donne pas l’impression d’être un violent !
— Possible. Il n’en va pas de même du père Ailnoth, physiquement comme moralement. Vous imaginez, Cadfael, comment il aurait pu réagir en découvrant une de ses ouailles en train de se glisser dans un lit qui n’était pas le sien ? Si Jordan est plutôt calme, il est aussi grand et fort ; je le vois mal se laisser houspiller sans souffler mot. Même sans l’avoir voulu, il a peut-être fini le travail qu’un autre avait commencé. Jordan pourtant n’est qu’un suspect parmi tant d’autres, et pas le premier sur la liste.
— Vos hommes ne sont pas restés à se tourner les pouces, soupira Cadfael.
— Eh non ! Alan était tout feu tout flammes, et bien décidé à mériter sa nomination. Il y a aussi un pauvre diable du nom de Centwin, qui vit sur la Première Enceinte, pas loin du champ de foire aux chevaux. Vous êtes sûrement au courant de l’histoire, moi, c’est Alan qui m’en a informé. Son bébé est mort sans être baptisé par ce qu’Ailnoth n’a pas voulu interrompre ses prières. C’est surtout ça qui reste en travers de la gorge des gens de la paroisse.
— Je serais bien étonné que vous ayez entendu dire du mal sur Centwin. C’est le plus inoffensif des êtres, il n’a jamais causé de tort à autrui.
— Parce qu’il n’en a pas eu l’occasion, avança Hugh. Mais elle va loin cette histoire. Et Centwin est quelqu’un de complexe qui garde tout pour lui sans demander conseil à personne. Je lui ai parlé. On a interrogé les gardes aux portes de la ville, la veille de Noël. Ils vous ont vu sortir et vous savez mieux que quiconque l’heure qu’il était et où vous avez croisé le curé. Ils ont aussi vu Centwin s’en aller pas longtemps après vous ; il prétend qu’il rentrait chez lui après avoir rendu visite à un ami en ville à qui il devait un peu d’argent. Ça semble vrai, le tanneur a confirmé. Il voulait, paraît-il, mettre ses affaires en ordre et régler ses dettes avant d’aller à matines, où il s’est rendu effectivement ; il est reparti un peu avant laudes. Mais vous voyez, les heures concordent. S’il vous a suivi à quelques minutes près, il a lui aussi pu rencontrer Ailnoth, le voir tourner sur le chemin menant au moulin. Honnêtement, dans cette solitude, en pleine nuit, même un homme gentil et soumis, avec cette rancœur qui brûle encore en lui, ne pourrait-il avoir envie de régler une autre dette, autrement plus importante ? Et entre ce moment et matines, le temps ne manquait pas pour une bagarre qui finit mal.
— Non, protesta Cadfael, je n’y crois pas !
— Parce que ce serait rendre le mal pour le mal ? Ce sont pourtant des choses qui arrivent. Allons, remettez-vous, Cadfael, moi non plus je n’y crois pas vraiment, mais ça n’est pas impossible. Il y a beaucoup trop de gens qui n’ont pas d’alibi, ou dont les témoins sont sujets à caution, trop de gens qui le haïssaient. Et puis il y a toujours Ninian Bachiler. Malgré votre sympathie pour lui, vous comprenez que je suis obligé d’essayer de l’attraper à tout prix ?
Il regarda son ami avec un petit sourire sombre, plus éloquent que les mots. Ce n’était pas la première fois qu’ils étaient d’accord, avec une parfaite courtoisie qui se passait de mots, pour accomplir ce que chacun considérait comme son devoir et ne pas s’en garder rancune si cela les amenait à s’affronter.
— Certes ! s’exclama Cadfael. Ça, je le comprends fort bien.