CHAPITRE SIX
Le jeune Alan Herbard, qui remplaçait Hugh en son absence, quitta le château au pas de course et arriva accompagné de William Warden, son sergent le plus expérimenté, et de deux gens d’armes de sa suite. Si Herbard ne connaissait pas très bien ni la Première Enceinte ni ses habitants, ce n’était pas le cas de William Warden, et ils partirent sans beaucoup d’illusions concernant l’amour que la congrégation de Sainte-Croix éprouvait pour son nouveau curé.
— On ne portera pas le deuil bien longtemps par ici, décréta-t-il carrément. Il s’était donné beaucoup de mal pour se mettre tout le monde à dos dans la paroisse. Triste fin, malgré tout, pour qui que ce soit !
Ils examinèrent la blessure à la tête, notèrent le témoignage de tous ceux qui avaient participé à la battue, écoutèrent les suppositions prudemment avancées par frère Edmond et frère Cadfael, ainsi que tout ce qu’avait à raconter dame Diota sur le départ de son maître dans la soirée et la nuit qu’elle avait passée à se ronger les sangs quand elle s’était aperçue qu’il n’était pas rentré.
Elle avait refusé de partir et attendu tout ce temps pour répéter son histoire, ce qu’elle fit, apparemment épuisée mais calme à présent que la question et le mystère qu’elle soulevait ne dépendaient plus d’elle. Benoît était à ses côtés, attentif, plein de sollicitude, mais aussi singulièrement sombre. Il fronçait les sourcils et ses yeux noisette étaient voilés par l’inquiétude qu’il éprouvait pour sa tante et l’étonnement pur et simple qui le dévorait, lui.
— Avec votre permission, articula-t-il dès que les gens d’armes eurent quitté les lieux pour se mettre en quête du prévôt de la Première Enceinte, qui connaissait parfaitement ses administrés, je vais ramener ma tante chez elle à présent et l’installer devant un bon feu. Elle a besoin de repos. Je ne serai pas long, ajouta-t-il à l’intention de Cadfael, on aura peut-être besoin de moi ici.
— Prends tout le temps qu’il te faut. Je répondrai pour toi si on veut t’interroger. Mais que pourrais-tu avoir à ajouter ? Je sais que tu étais à l’église bien avant le début de matines.
Certes, il n’ignorait pas non plus où le garçon s’était trouvé plus tard, et probablement pas seul, mais il ne souffla mot sur ce point.
— Est-ce qu’il a été question de quoi que ce soit concernant l’avenir de dame Hammet ? ajouta-t-il. La voilà bien seule à présent, il ne lui reste que toi, et elle est pratiquement étrangère ici. Mais je suis persuadé que l’abbé Radulphe veillera à ce qu’on ne l’abandonne pas.
— Il est venu lui parler en personne, confia Benoît, en rougissant légèrement et quelque chose de sa vivacité ordinaire réapparut pendant un moment en repensant à cet honneur insigne. Il lui a dit qu’elle n’avait pas de souci à se faire. Elle s’est rendue ici en toute bonne foi, pour servir l’Eglise selon ses moyens et l’Eglise s’arrangera pour qu’elle ne manque de rien. Il lui a proposé de continuer à habiter la maison et à l’entretenir jusqu’à ce qu’un nouveau prêtre soit désigné pour la cure ; à ce moment-là, on verra. Mais il est hors de question de la mettre à la porte.
— Bien ! Donc inutile de vous mettre martel en tête, elle et toi. Tout cela est bien éprouvant, mais vous n’en êtes responsables ni l’un ni l’autre, alors essayez de ne plus y penser.
Ils le regardaient tous deux, encore sous le choc, leur visage n’exprimait ni chagrin, ni soulagement, simplement la résignation et l’ébahissement.
— Tu n’as qu’à rester dormir là-bas, suggéra-t-il à Benoît. Elle sera sûrement contente de te savoir tout près cette nuit.
Benoît ne répondit ni oui, ni non ; la femme non plus. Ils sortirent silencieusement de l’antichambre de la loge où ils avaient passé cette interminable matinée pleine d’incertitude et, traversant la large chaussée de la Première Enceinte, disparurent dans l’allée étroite qui se trouvait en face, encore tout argentée de givre entre les murs qui l’enserraient.
Cadfael se montra raisonnablement surpris de voir Benoît revenir dans l’heure qui suivit, au lieu de profiter de la permission de s’absenter pour la nuit. Il avait cherché Cadfael au jardin et, pour une fois, le trouva quasiment désœuvré, assis près du brasero rougeoyant. Le garçon s’installa près de lui sans mot dire et poussa un soupir maussade.
— Bon, d’accord ! admit Cadfael, que ce bruit discret arracha à ses pensées. Nous n’avons pas tous nos esprits aujourd’hui, rien d’étonnant à cela. Mais il ne faut pas te tourmenter exagérément, hein ? Tu as laissé ta tante toute seule ?
— Non. Il y a une voisine qui lui tient compagnie, mais je ne suis pas sûr qu’elle apprécie tellement cette délicate attention. Je parierais qu’elles seront nombreuses avant longtemps, dévorées de curiosité, à essayer de lui tirer les vers du nez. Et elles ne joueront pas les pleureuses, croyez-moi, si j’en juge par celle que j’ai laissée avec elle. Elles vont se mettre à bavarder comme des pies dans toute la paroisse, et ça va durer jusqu’à la tombée de la nuit.
— Peu importe, dit sèchement Cadfael, elles s’arrêteront très vite dès qu’Alan Herbard ou un de ses sergents leur adressera la parole. Qu’un gendarme montre le bout de son nez et on entendra voler une mouche. Une fois qu’on commencera à les interroger, tous les habitants de la Première Enceinte jureront leurs grands dieux qu’ils n’étaient au courant de rien.
Mal à l’aise, Benoît s’agita sur le banc de bois comme si son corps et non sa conscience refusait de le laisser en paix.
— Je ne m’étais pas rendu compte à quel point on le détestait. Vous croyez qu’ils se serreront les coudes au point de garder le silence, même s’ils savent qui lui a réglé son compte ?
— Oui, je le pense. Car il n’y a pratiquement personne pour oser prétendre qu’il aurait été incapable de le tuer, si Dieu n’avait pas veillé au grain. Mais quoi qu’il en soit, toi tu n’as nul besoin de t’en faire. A moins que ce ne soit toi qui lui aies cassé la tête, ajouta doucement Cadfael. Oui ?
— Non, répondit Benoît tout aussi simplement, les yeux fixés sur ses mains jointes. Mais qu’est-ce qui vous permet d’en être aussi certain ? demanda-t-il soudain, levant vivement la tête, plein de curiosité.
— Pour commencer, je t’ai vu à l’église bien avant l’heure de matines, et bien que je ne sois pas tout à fait sûr du moment où Ailnoth est tombé dans l’étang, j’aurais tendance à croire que ça s’est passé après. Deuxièmement, je ne vois aucune raison pour que tu aies éprouvé de la haine à son égard ; tu as dit toi-même que tu étais étonné de voir combien on le haïssait. Troisièmement, et c’est mon meilleur argument, pour autant que je te connaisse, si tu en voulais à ce point à quelqu’un, tu ne l’aurais pas frappé par-derrière, mais en face.
— Eh bien, je vous remercie ! s’écria Benoît, retrouvant provisoirement son sourire lumineux. Mais, Cadfael, à votre avis, que s’est-il vraiment passé ? A ce que l’on croit savoir, vous êtes le dernier à l’avoir vu vivant. Y avait-il quelqu’un d’autre qui traînait par là ? Quelqu’un que vous auriez aperçu, et qui l’aurait suivi ? Ça n’a rien d’impossible.
— Non, personne à proximité de la loge. Il y avait certes des gens de la Première Enceinte qui venaient assister aux offices, mais pas âme qui vive se dirigeant vers la ville. Si quelqu’un a vu Ailnoth, il n’a pu le voir qu’avant moi, et rien n’indiquait la direction qu’il comptait prendre. A moins bien sûr qu’il n’ait échangé un mot avec quelqu’un. Mais si j’en juge par l’allure à laquelle il est passé devant moi, je doute qu’il ait consenti à s’arrêter pour quiconque.
Benoît réfléchit à tout cela pendant un moment, sans ouvrir la bouche, puis il reprit, plus pour lui-même que pour Cadfael :
— Et de chez lui, il n’y a vraiment que quelques pas. Il est entré sur la Première Enceinte juste en face de la loge. Aucune chance qu’on l’ait aperçu ou arrêté sur une distance aussi courte.
— Et si tu laissais aux gens d’armes du roi le soin de se torturer les méninges sur le pourquoi et le comment ? suggéra Cadfael. Ceux qui leur affirmeront que la nouvelle de la mort d’Ailnoth leur a brisé le cœur se compteront sur les doigts de la main mais de là à obtenir des renseignements de la part des hommes, des femmes, voire des enfants, il y a une marge. Inutile de se voiler la face, il provoquait l’animosité partout où il passait. C’était peut-être le plus savant des clercs quand il avait simplement à s’occuper de documents, de chartes ou de comptes, mais il n’avait aucune idée sur la manière de s’adresser à de pauvres pécheurs quand il s’agissait de les conseiller ou de les réconforter. Or, c’est bien ce qu’on attend d’un prêtre de paroisse, il me semble.
Le froid continua cette nuit-là, plus intense que jamais, soufflant sur les roseaux des hauts fonds de l’étang du moulin et nappant d’une blanche pellicule de givre la rive la plus proche de la ville, mais sans recouvrir encore l’eau plus profonde ni interrompre le cours tumultueux du canal de fuite, si bien que les enfants qui s’en allèrent, pleins d’espoir, examiner la glace au petit matin s’en retournèrent déçus. Il était vain pour le moment d’essayer de fendre le sol dur comme du bois pour creuser une tombe au père Ailnoth, même si Herbard avait permis qu’on enlevât prématurément la dépouille, mais au moins le froid cristallin permettait-il d’attendre.
Sur la Première Enceinte régnait un silence parcouru de murmures. Les gens parlaient beaucoup, mais à voix basse et seulement aux amis dont ils étaient sûrs ; partout cependant régnait une satisfaction très discrète, teintée de superstition, comme si un nuage épais avait été chassé loin de la paroisse. Même ceux qui ne se confiaient pas ouvertement laissaient filtrer des regards éloquents. Le soulagement était partout manifeste.
Mais c’était aussi vrai de la peur. Quelqu’un, apparemment, s’était donné la peine de soulager la Première Enceinte de son problème et chez tous ceux qui avaient espéré cela, un sentiment de culpabilité leur collait à la peau. Ils ne pouvaient s’empêcher de se demander qui avait pris leur délivrance en main, même s’ils gardaient bouche cousue et refusaient d’ouvrir les yeux ou de laisser libre cours à leurs soupçons, de crainte de mettre la justice sur une piste.
Pendant toute cette journée semblable aux autres, Cadfael se livra à ses propres réflexions qui toutes concernaient inévitablement la mort d’Ailnoth. Personne ne voulut parler à Alan Herbard du bout de terrain d’Eadwin, du ressentiment d’Aelgar, ou de la tombe hors du cimetière consacré du fils de Centwin, ni des dizaines d’autres blessures causées par la dureté d’Ailnoth, qui expliquaient pourquoi ce dernier était aussi universellement détesté. Mais à la vérité, c’était inutile. Will Warden était déjà au courant et peut-être même avait-il entendu évoquer d’autres griefs mineurs qui n’étaient pas parvenus aux oreilles de l’abbé. On examinerait de près les allées et venues, la veille de Noël, de ceux qui avaient de bonnes raisons de ne pas porter Ailnoth dans leur cœur et Will saurait auprès de qui chercher un témoignage corroborant leurs dires. En outre, si sur la Première Enceinte on éprouvait une certaine sympathie pour le mystérieux assassin d’Ailnoth, que l’on couvrirait et protégerait dans la mesure du possible, il n’en restait pas moins essentiel de connaître la vérité, car personne ne pourrait dormir sur ses deux oreilles avant de savoir qui était le coupable. C’était la première raison pour laquelle Cadfael, presque à son corps défendant, désirait qu’il y ait une solution. La seconde concernait l’abbé Radulphe qui risquait de se sentir doublement coupable, d’abord pour avoir fourni au troupeau un si mauvais berger et ensuite pour l’avoir laissé être mis à mort par un mouton enragé. Aussi pénible que cela puisse être pour beaucoup, conclut Cadfael, rien ne peut remplacer la vérité, ici comme ailleurs.
Entre-temps, revenant à ses tâches routinières, il éprouva un soulagement en songeant que Benoît avait pratiquement terminé de retourner la terre à temps, juste avant l’arrivée des grands froids, et attaqué les dernières mauvaises herbes rescapées des parterres de fleurs avec une telle énergie que maintenant le sol pouvait dormir en paix sous son manteau de givre. Tout le jardin clos avait l’air propre comme un sou neuf et satisfait comme un hérisson qui se roule en boule sous une bonne épaisseur de feuilles et d’herbes sèches jusqu’au retour du printemps.
Il travaillait bien, ce petit Benoît, il était de bonne compagnie, gai, et ne se plaignait jamais. Un peu sombre toutefois depuis la mort de l’homme à la suite duquel il était venu, mais sa vivacité naturelle ne tarderait pas à reprendre le dessus. Il ne restait plus grand-chose aujourd’hui de ses aspirations à la vie monacale. Le père Ailnoth aurait-il manifesté, pour une fois, un penchant bien humain à l’erreur en présentant le jeune visiteur venu du Sud comme un futur moinillon qui hésitait encore à franchir le pas ? Ou bien aurait-il menti pour ne plus avoir le garçon sur le dos ?
Benoît avait affirmé n’avoir jamais exprimé quoi que ce fût pouvant s’interpréter dans ce sens, et Cadfael était persuadé que le garçon était un très mauvais menteur. Et puis si on allait par là, il ne demeurait pas grand-chose non plus du rustaud aux grands yeux innocents, visage sous lequel s’était d’abord présenté le jeune homme, en tout cas ici, dans la solitude du jardin. Il se coulait parfaitement dans la peau du personnage si le prieur venait à l’aborder. « De deux choses l’une, songea Cadfael, ou il me croit aveugle ou il ne se donne pas la peine de jouer un rôle avec moi. Et je doute fort qu’il me prenne pour un naïf ! »
Enfin, dans un ou deux jours tout au plus, Hugh serait de retour. Dès que le roi l’aurait rendu à ses occupations, il retournerait chez lui à toute allure. Aline et Gilles veilleraient à l’y obliger. Dieu veuille qu’il ramène de bonnes nouvelles !
Il sembla effectivement que Hugh se fût arrangé pour retrouver le plus vite possible sa femme et son fils car il regagna Shrewsbury à la fin de la soirée du 27. Soulagé, Alan Herbard l’informa de ce qui s’était passé et qui demeurait encore un mystère : cette mort que les habitants de la Première Enceinte considéraient plus comme une bénédiction qu’autre chose mais sur laquelle les gens du roi devraient quand même se pencher très sérieusement. Il arriva le lendemain matin tout de suite après prime pour avoir un compte rendu de la bouche même de l’abbé et s’entretenir avec lui sur tout ce qui concernait les relations difficiles que le curé avait entretenues avec ses ouailles. Il avait également quelque chose de grave à lui confier, le concernant personnellement.
C’est seulement au milieu de la matinée que Cadfael apprit le retour de Hugh quand ce dernier se présenta à la porte de l’atelier. Le bruit de verre qui se brise provoqué par le déplacement d’une paire de bottes sur l’allée gelée poussa Cadfael, qui croyait bien avoir reconnu ce pas sans oser y croire, à se détourner de son mortier.
— Eh bien, eh bien ! s’exclama-t-il, ravi. Je pensais devoir encore attendre un jour ou deux avant de vous revoir. En tout cas, je suis bien content, et je ne me trompe pas dans ce que je crois lire sur votre visage.
Il s’écarta de Hugh et l’examina attentivement.
— Oui, vous avez réussi, c’est évident. On vous a confirmé dans votre poste, c’est bien ça ?
— Absolument, mon vieil ami, absolument ! Et on m’a aussitôt renvoyé dans mon comté pour veiller aux affaires de mon maître. Croyez-moi, Cadfael, notre souverain nous revient amaigri, affamé, avec les marques des chaînes encore visibles. Il ne va pas rester les deux pieds dans le même sabot. Il veut rendre à ses ennemis la monnaie de leur pièce. S’il pouvait garder cet état d’esprit et ne pas laisser fondre sa colère, tout pourrait être fini dans l’année. Mais ça ne durera pas, conclut Hugh avec philosophie, ça ne dure jamais. Mon Dieu, je suis tout courbatu après cette longue chevauchée. Vous n’auriez pas une coupe de vin et une demi-heure à me consacrer, qu’on puisse bavarder un peu ?
Il se laissa tomber avec satisfaction sur le banc de bois et tendit les jambes pour se chauffer au brasero ; Cadfael alla chercher coupes et flacons et s’installa à ses côtés, heureux de regarder la mince silhouette, les traits expressifs, de respirer le parfum du monde extérieur ; Hugh revenait tout juste de la cour, officiellement shérif.
Contrairement à Etienne, son énergie ne faiblissait jamais ; il n’abandonnait jamais un projet pour courir après une chimère, contrairement à Etienne. A moins que cette période ne fût terminée à présent. Les souffrances et les privations endurées par le roi dans sa prison de Bristol avaient peut-être mis un terme à tous ces enthousiasmes passagers d’une façon définitive. Mais manifestement Hugh ne le croyait pas capable de changer aussi radicalement.
— Il portait de nouveau sa couronne à la Noël, et ça a été une cérémonie somptueuse. Il faut avouer que si quelqu’un a vraiment une allure royale, c’est bien Etienne. Il m’a pris à part pour m’interroger sur la façon dont les choses se déroulaient dans la région et je lui ai expliqué en détail où nous en étions avec le comte de Chester et quel allié fidèle nous avions au nord du comté en la personne d’Owain Gwynedd. Il a eu l’air plutôt content de moi, en tout cas il m’a envoyé une solide bourrade dans le dos – il a des mains comme des battoirs, Cadfael ! – et m’a officiellement donné toute autorité pour continuer ma tâche de shérif. Il se rappelait dans quelles circonstances il avait donné son accord pour que je devienne l’adjoint de Prestcote[4]. J’imagine que c’est plutôt rare chez les rois. Voilà qui explique sans doute en partie pourquoi on reste fidèle à Etienne, même quand il est parfaitement exaspérant. Enfin, j’ai non seulement sa bénédiction mais il m’a poussé – c’est le mot – à reprendre la route et mes activités. Je crois qu’il compte venir nous rendre visite dans le Nord quand le temps sera un peu plus clément, pour essayer de rallier quelques-uns de ceux qui hésitent encore. Heureusement que j’avais prévu de changer quatre fois de cheval en descendant dans le Sud, conclut Hugh, reconnaissant ; je me doutais que je serais pressé de rentrer. En partant, j’avais laissé mon gris à Oxford. Et me voici, bien content d’être là.
— Alan Herbard aussi doit être fort satisfait de vous voir de retour, avança Cadfael, car en votre absence il s’est retrouvé dans un réel pétrin. Ce n’est pas qu’il ait tenté de se dérober même s’il s’en serait volontiers passé. Je suppose qu’il vous a tout raconté par le menu. Et le jour de Noël encore ! Sale affaire !
— Oui, bien sûr. Je sors juste de chez l’abbé, je tenais à ce qu’il me dise ce qu’il en pensait. Je connaissais assez peu le bonhomme, mais les autres ne m’ont pas épargné les détails. Il avait réussi à déplaire à tout le monde, et en peu de temps encore. Est-ce que cette opinion était fondée ? Je ne pouvais guère demander à Radulphe de dire du mal de son candidat, mais je n’ai pas eu le sentiment qu’il avait beaucoup d’estime pour lui.
— C’était un homme totalement dépourvu de charité et d’humilité, énonça simplement Cadfael. S’il en avait eu, ne serait-ce qu’une miette, ça aurait été quelqu’un d’assez réussi, mais aucune de ces deux qualités ne l’étouffait. Il est tombé sur la paroisse tout soudain, comme une nuée d’orage.
— Vous êtes sûr que c’est un meurtre ? J’ai vu le corps, je suis au courant pour la blessure à la tête. Difficile de voir, je vous l’accorde, comment il aurait pu se l’infliger accidentellement ou tout seul.
— Il vous faudra poursuivre le pauvre pécheur qui l’a frappé, confirma Cadfael. Mais ne comptez pas trop sur l’aide des habitants de la Première Enceinte. Ils sont de tout cœur avec celui qui les a débarrassés de ce fardeau.
— C’est aussi l’opinion d’Alan, reconnut Hugh avec un bref sourire. Il a beau être jeune, il les connaît plutôt bien. Et il aimerait autant que ce soit moi qui les asticote. Dans la mesure où c’est mon devoir, il le faudra bien. Moi non plus je ne déborde pas de charité ni d’humilité quand les affaires du roi sont en jeu, admit-il à regret. Il veut que l’on traque ses ennemis sans remords, et il donne partout des ordres à cet effet. J’ai mission de me déguiser en chasseur et d’attraper l’un d’eux, ici, dans mon comté.
— Si je me souviens bien (et Cadfael remplit de nouveau la coupe de son ami), il vous avait déjà chargé de quelque chose dont vous vous étiez acquitté à votre façon, qui n’avait pas grand-chose à voir avec les instructions que vous aviez reçues. Il ne vous a jamais posé de questions là-dessus par la suite. Il est bien capable d’avoir des remords plus tard, et de ne pas vous en vouloir, au contraire, si vous y mettez un enthousiasme tout relatif. Je n’ai d’ailleurs aucun besoin de m’étendre, vous savez cela comme moi.
— Je m’y entends pour donner le change, d’accord, reconnut Hugh avec un petit sourire, sans perdre de vue qu’il n’apprécierait pas que je témoigne d’un zèle intempestif, une fois que ses griefs seront tombés. Je ne l’ai jamais vu manifester de la rancune très longtemps. Il s’est montré sous son plus mauvais jour ici, à Shrewsbury, et il n’aime pas qu’on le lui rappelle[5]. Voilà ce qu’il en est, Cadfael. L’été dernier, quand l’impératrice semblait avoir la couronne et le sceptre bien en main, on sait que FitzAlan, réfugié en Normandie, a envoyé deux éclaireurs de sa suite pour voir un peu sur quel soutien elle pouvait compter, et si le temps était propice pour lever une nouvelle armée qui viendrait s’ajouter à ses forces. J’ignore comment ils ont été découverts, mais quand la chance a tourné pour elle, et que les armées de la reine ont passé jusqu’à Londres et au-delà, nos deux risque-tout ont été coupés de leurs bases, et depuis lors ils n’ont échappé à la capture que d’un cheveu. On croit savoir que l’un d’eux a réussi à s’embarquer à Dunwich, mais l’autre est toujours quelque part dans la nature. On l’a cherché longtemps dans le Sud ; chou blanc. Mais il paraîtrait qu’il aurait réussi à distancer ses poursuivants et à venir dans le Nord où il essaierait de prendre contact avec les amis d’Anjou et éventuellement de trouver de l’aide. On a donc donné ordre à tous les shérifs du roi de veiller au grain. Après le traitement qu’il a subi, Etienne n’est guère enclin à pratiquer le pardon des offenses. On compte sur moi pour faire un peu de zèle, et diffuser la nouvelle par l’intermédiaire du crieur public, et sans tarder. Bon. Pour ma part, je suis heureux de savoir que l’un d’eux a repassé la mer sans dommage et retrouvé son épouse. Et je ne porterais pas le deuil si l’autre avait suivi le même chemin. Deux jeunes têtes brûlées s’aventurent par ici en risquant leur peau pour défendre une cause, j’aurais mauvaise grâce à le leur reprocher. Etienne non plus, quand il sera revenu à de meilleurs sentiments.
— Vous êtes étrangement précis dans vos affirmations, s’étonna Cadfael. Comment savez-vous qu’il s’agit simplement de jeunes gens ? Et d’où tirez-vous que celui qui est rentré en Normandie est marié ?
— Parce que, cher Cadfael, on les connaît ; ces deux petits aventuriers sont des proches de FitzAlan. Le gibier sur lequel on a lâché les chiens se nommerait Ninian Bachiler. Et le garçon qui s’est échappé. Dieu merci, est un certain jeune homme du nom de Torold Blund, dont nous avons vous et moi d’excellentes raisons de nous souvenir.
Il rit en voyant le visage de Cadfael s’éclairer sous l’effet de l’étonnement et de la satisfaction.
— Eh oui, reprit Hugh, c’est ce grand escogriffe que vous aviez caché dans le vieux moulin des bords de la Gaye il y a quelques années. Il paraît qu’il est aujourd’hui le gendre de l’ami et de l’allié le plus fidèle de FitzAlan, Fulke Adeney. Oui Godith a eu ce qu’elle voulait.
D’excellentes raisons de s’en souvenir, et comment ! Cadfael, tout content, se rappela avec chaleur Godith Adeney, que pendant une brève période tout le monde connaissait sous le nom de Godric, et prenait pour le petit assistant de Cadfael au jardin, et aussi le jeune homme au secours duquel elle lui avait demandé de voler. Ils étaient mariés à présent, semblait-il. Oui, Godith avait eu ce qu’elle voulait[6].
— Et dire que j’aurais pu l’épouser ! s’écria Hugh. Si mon père avait vécu plus longtemps, je ne serais jamais venu à Shrewsbury mettre les manoirs dont je venais d’hériter à la disposition d’Etienne, je n’aurais jamais jeté les yeux sur Aline ; oui, j’aurais très bien pu épouser Godith. Sans regret de part et d’autre, j’imagine. Elle a trouvé quelqu’un de bien, et moi j’ai Aline.
— Vous êtes sûr qu’il a pu quitter l’Angleterre et qu’il a retrouvé sa belle ?
— C’est le bruit qui court. Et l’autre pourra peut-être s’en tirer à aussi bon compte, déclara Hugh, en toute sincérité, si j’y mets un peu de bonne volonté, s’il est l’égal de Torold Blund, et s’il veut bien me rendre le service de ne pas me tomber entre les mains. Si jamais vous croisez son chemin, Cadfael – vous attirez ce genre de rencontres plutôt inattendues –, maintenez-le à l’écart. Je n’ai aucune envie de jeter un brave garçon sur la paille humide des cachots pour sa loyauté à une cause qui n’est pas la mienne.
— Vous avez une bonne excuse pour laisser cette histoire au second plan, suggéra Cadfael, pensif. Vous rentrez chez vous pour trouver un cadavre sur le pas de votre porte, et un prêtre de surcroît.
— C’est vrai, rien ne m’empêche de considérer que l’affaire est prioritaire, acquiesça Hugh, posant sa coupe vide et se levant pour prendre congé. D’autant plus que cette histoire me tombe soudain dessus. Et pour autant que je sache, le petit Bachiler est peut-être déjà au diable vauvert... ou plus loin. Un peu de zèle toutefois ne serait pas mal venu, et ne causera de tort à personne.
Cadfael sortit avec lui dans le jardin. Benoît arrivait juste du fin fond de la roseraie, là où le terrain descendait vers les champs de pois et le cours d’eau. Il sifflait comme un pinson et balançait une hache au bout du bras, car un peu plus tôt il avait été casser la glace à la surface des viviers pour que les poissons aient un peu d’air.
— Quel est déjà le prénom du petit Bachiler que vous êtes censé rechercher, Hugh ?
— Ninian, enfin, à ce qu’il paraît.
— Ah oui ! Ça me revient – Ninian.
Après avoir dîné, Benoît revint au jardin avec les serviteur laïcs ; il jeta autour de lui un regard dubitatif, tâta du pied le sol durci par le gel qu’il avait bêché peu de temps auparavant et examina les haies taillées qu’argentait maintenant la gelée blanche à laquelle une nouvelle pellicule s’ajoutait la nuit. Chaque branche qui bougeait avait une sonorité cristalline. Chaque motte de terre était dure comme de la pierre.
— Qu’est-ce que je vais bien pouvoir fabriquer ? interrogea-t-il, faisant irruption dans l’atelier de Cadfael. Le gel immobilise tout. Personne ne pourrait passer la charrue ou bêcher un jour comme aujourd’hui. A plus forte raison copier des lettres, ajouta-t-il, l’œil rond en imaginant les doigts gourds de ceux qui travaillaient au scriptorium, essayant d’enluminer une majuscule d’une précieuse feuille d’or, ou simplement d’écrire sans trembler. Et ils y sont toujours, les pauvres. Au moins, en maniant la hache ou la bêche, on se réchauffe un peu. Vous voulez que je coupe du bois pour le brasero ? Vous en avez de la chance d’avoir besoin de feu pour vos préparations, sinon on serait bleu de froid, comme les copistes.
— Une journée pareille, on aura sûrement mis le chauffoir en service plus tôt, expliqua tranquillement Cadfael, et quand ils ne pourront plus tenir ni plume ni pinceau, il faudra bien qu’ils s’arrêtent. Tu as bêché tout ce qu’il fallait, tout l’élagage est terminé, inutile donc de te sentir coupable si tu t’assoies un moment pour une fois. Ou, si ça t’amuse, tu peux toujours t’initier à mes breuvages mystérieux. Rien de ce qu’on apprend n’est jamais perdu.
Benoît était toujours prêt à profiter de toute expérience qui se présentait. Il s’approcha pour observer, curieux, la mixture que remuait Cadfael dans un récipient de pierre posé sur une grille, sur le côté du brasero. Ici, dans le calme de leur intimité, il était parfaitement à l’aise et il ne montrait plus cet effarement et cette inquiétude qui l’avaient momentanément assombri le jour de Noël. Les hommes meurent et les roseaux pensants que nous sommes voient quelque chose de leur propre fin quand un décès se produit à proximité. Mais les jeunes se remettent vite. Et après tout, que représentait le père Ailnoth pour Benoît ? S’il avait eu un bon geste à son égard en le laissant accompagner sa tante, le curé n’en avait pas moins profité des services du garçon pendant le voyage. Il n’y avait pas perdu au change.
— As-tu rendu visite à dame Hammet hier soir ? demanda Cadfael, se rappelant une autre cause possible de souci. Comment va-t-elle à présent ?
— Elle est encore contusionnée et sous le choc, répondit Benoît, mais c’est quelqu’un de solide, elle s’en sortira sans dommage.
— Les sergents ne l’ont pas trop ennuyée ? Hugh Beringar est revenu parmi nous, et il tiendra sûrement à l’interroger en personne, mais il n’y a pas là de quoi l’inquiéter. On a tout raconté à Hugh, il lui suffira de répéter ce qu’elle a déjà dit.
— Ils ont été d’une parfaite courtoisie, déclara Benoît. Qu’est-ce que c’est ce truc-là ?
Dans un grand pot, Cadfael avait mis à bouillir doucement une bonne quantité d’un sirop brun très parfumé.
— Une préparation contre la toux et les refroidissements. On pourra en avoir besoin avant qu’il soit longtemps, et en quantité, encore.
— Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ?
— Plein de choses. Du laurier, de la menthe, du pas-d’âne, du marrube, de la molène, de la moutarde, du pavot, excellent pour la gorge et la poitrine, et une petite lampée de la liqueur forte que je distille ne peut faire de tort à personne en pareil cas. Mais si tu veux te rendre utile, tiens, soulève donc ce grand mortier... oui, celui-là ! Toi qui plaignais ceux qui ont les mains gelées, on va essayer de les aider un peu.
Les engelures qu’amenait l’hiver représentaient un fléau et personne ne se plaindrait si on fabriquait une ration de baume supplémentaire pour les combattre. Cadfael commença aussitôt à donner ses ordres, désignant les plantes dont il avait besoin, demandant à Benoît de grimper les chercher, ou de se déplacer rapidement entre les bouquets d’herbes sèches quand il lui en fallait d’autres. Le garçon accueillit avec plaisir ce divertissement d’un genre nouveau, s’attachant à satisfaire les exigences de Cadfael dès qu’il les formulait.
— La petite balance, là-bas, au bout de l’étagère, apporte-la-moi, et puisque le bon Dieu t’a mis là, les poids sont dans la boîte à côté. Ah, Ninian, pendant que j’y pense... ajouta Cadfael, d’une voix douce et calme, innocent comme l’enfant qui vient de naître.
Le garçon, intéressé et pas méfiant pour deux sous, s’arrêta et se retourna en entendant son nom, attendant avec un sourire plein de bonne volonté qu’on lui explique ce qu’il devait apporter. Et dans la seconde qui suivit, il s’immobilisa net là où il était, son air serein et satisfait se figea, ainsi que son sourire, et son visage devint de marbre. Pendant un long moment, ils se regardèrent droit dans les yeux, Cadfael lui aussi souriait, puis Benoît reprit ses couleurs, retrouva sa liberté de mouvement et son beau sourire éclatant, même s’il restait méfiant. Le silence se prolongea, mais ce fut le garçon qui le rompit.
— Bon, et qu’est-ce qui se passe maintenant ? Suis-je censé renverser le brasero, mettre le feu à la cabane, me sauver à toutes jambes, bloquer la porte derrière moi et courir me mettre à l’abri ?
— Ce n’est pas indispensable, murmura Cadfael, à moins que tu n’y tiennes. Moi, cela m’ennuierait. J’aimerais beaucoup mieux que tu poses la balance sur la dalle là-bas et que tu te concentres sur ce qui nous occupe toi et moi. Et puisque tu es dans le coin, cette jarre, près du volet, c’est du saindoux, apporte-la aussi.
— Comment avez-vous su ? Qui vous a dit comment je m’appelle ?
Il ne se donnait plus de mal pour tenter de garder son secret, il semblait même que la situation lui procurât un plaisir un peu pervers.
— Mon petit, l’histoire de ton arrivée dans ce royaume avec une autre tête brûlée de ton espèce n’est apparemment un mystère pour personne à l’heure qu’il est. Et dans tout le pays on sait que tu es censé avoir enfin gagné le Nord car dans la région où tu te trouvais on te serrait d’un peu trop près pour que tu sentes à l’aise. Hugh Beringar a reçu l’ordre d’essayer de te retrouver, à la fête de Canterbury. Le roi Etienne est plutôt de mauvaise humeur, et avant qu’il ne se calme, ta liberté ne vaudra pas cher si un des officiers du roi te met la main dessus. Car je suis en droit de supposer, dit-il, patelin, que tu es bien Ninian Bachiler.
— Oui, mais comment, avez-vous su ?
— Eh bien, j’ai naguère entendu mentionner qu’un certain Ninian s’était perdu quelque part dans un des comtés des Midlands, ça n’était pas sorcier. Tu as même failli vendre la mèche toi-même. Quand je t’ai demandé ton nom, tu as commencé par me répondre « Ninian » et puis tu t’es repris et tu as fait le clown pour éluder la question avant d’articuler « Benoît ». Ajoutons, mon fils, que tu n’as pas essayé bien longtemps de me donner le change et de jouer les petits paysans tout simples. Tu n’avais jamais tenu une bêche de ta vie auparavant, j’en mettrais ma main au feu, mais je dois reconnaître que tu apprends vite. Et ta façon de t’exprimer, tes mains – mais non, ne rougis pas et ne prends pas l’air penaud, ça n’avait rien d’évident – t’ont dénoncé petit à petit. En outre tu as vite considéré que je n’étais pas quelqu’un à qui il fallait mentir. Reconnais-le.
— Cela me semblait injustifié, admit le garçon, avec un bref regard torve au sol en terre battue. Ou inutile peut-être ! Je n’en sais rien, moi ! Qu’allez-vous faire de moi à présent ? Si vous essayez de me livrer, je vous préviens que je tenterai tout pour me tirer d’affaire. Mais j’éviterai de porter la main sur vous. On s’entendait bien ensemble.
— C’est tant mieux pour tous les deux, car tu pourrais te rendre compte que tu as trouvé ton égal, riposta Cadfael en souriant. Mais qui a parlé de te livrer ? Moi ? Je ne suis partisan ni de l’impératrice ni du roi, et qui les sert honnêtement au risque d’y laisser des plumes peut vaquer tranquillement à ses occupations en ce qui me concerne. Simplement, il ne serait peut-être pas mauvais que tu me parles un peu de ces occupations. Sans impliquer personne d’autre, ça va de soi. Si j’affirme par exemple que dame Hammet n’est pas ta tante, ai-je tort ?
— Non, avoua lentement Ninian, très sérieux, sans cesser de dévisager Cadfael. Vous la laisserez en dehors de tout ça ? Elle était au service de ma mère avant d’épouser le palefrenier de l’évêque. C’était ma nourrice quand j’étais petit. Quand j’ai dû fuir, je me suis adressé à elle pour trouver de l’aide ; c’est stupide et je le regrette amèrement, mais croyez-moi elle n’a agi ainsi que par affection pour moi, rien de plus ; ma mission ne la concerne pas. Elle m’a trouvé les vêtements que je porte – les miens avaient été mis à rude épreuve dans les bois et chaque fois que j’ai dû me jeter à l’eau, mais ils suffisaient encore à me trahir. Et c’est de son propre chef qu’elle a demandé la permission de m’emmener avec elle en prétendant que j’étais son neveu, quand le père Ailnoth a été désigné pour venir ici. C’était pour me permettre d’échapper à mes poursuivants. Je n’étais au courant ni de sa demande ni de l’autorisation qu’elle avait reçue. Je ne pouvais agir autrement. Et je reconnais que ça me tirait une sacrée épine du pied.
— Quelles étaient tes intentions quand tu as quitté la Normandie ?
— Eh bien, prendre contact avec les amis de l’impératrice qui étaient obligés de se faire tout petits dans le Sud et l’Est, là où on ne l’aime guère, afin de les pousser à se soulever si Fitz Alan jugeait le moment opportun pour rentrer. Elle semblait avoir de bonnes chances alors. Mais quand le vent a tourné quelqu’un – Dieu sait qui parmi tous ceux avec lesquels nous avions eu des entretiens – a pris peur et s’est mis à couvert en nous dénonçant. Vous saviez que nous étions deux ?
— Oui. Je sais même qui était le second. Il appartenait à la maison de FitzAlan avant que la ville ne tombe entre les mains du roi. Il s’est embarqué d’un port de l’Est ; il paraît qu’il serait hors de danger. Tu n’as pas eu autant de chance.
— Torold est sain et sauf ? Ah, vous me réconfortez ! s’écria Ninian, rouge de plaisir. On a été séparés quand on a failli être coincés près de Bury. J’avais sérieusement peur pour lui ! Enfin, s’il est rentré au pays et qu’il est hors de danger...
A ces mots, il se reprit avec une grimace en pensant qu’il avait appelé la Normandie son pays.
— Quant à moi, reprit-il, je m’arrangerai. Même si je dois finir dans une prison du roi – ce qui n’arrivera pas ! Il est plus facile de se débrouiller seul que de s’inquiéter pour deux. Et puis Torold est marié !
— Aux dernières nouvelles, il aurait retrouvé son épouse. Et quelles sont tes intentions maintenant ? interrogea Cadfael. Parce que, manifestement, la raison pour laquelle tu es venu est une cause perdue. Vas-y, je t’écoute.
— Maintenant, déclara le garçon avec emphase, je compte passer la frontière, aller au pays de Galles d’une façon ou d’une autre rejoindre l’armée impériale à Gloucester. A défaut de lui amener les troupes de FitzAlan, je peux toujours lui rendre un homme solide prêt à se battre pour elle – je ne suis pas maladroit à la lance et à l’épée, même si c’est moi qui l’affirme.
A en juger par sa voix qui monta d’un ton et l’éclat de son regard, il y croyait dur comme fer ; c’était quelque chose qui lui convenait tellement mieux que de jouer les entremetteurs auprès d’alliés peu enthousiastes. Il n’y avait aucune raison pour qu’il échoue. La frontière galloise n’était pas si loin, même si le trajet jusqu’à Gloucester (il faudrait traverser la contrée peu civilisée de Powys) pouvait s’avérer long et dangereux. Cadfael examina pensivement son compagnon : il avait devant lui un jeune homme habillé plutôt légèrement pour parcourir la campagne à pied en hiver, sans armes, sans cheval, dépourvu de toute ressource pour graisser la patte de quiconque si nécessaire. Aucune de ces considérations ne semblait de nature à décourager Ninian.
— Voilà qui me paraît plutôt honnête, déclara Cadfael et pour ma part, je ne trouve rien à redire. Nous avons quelques sympathisants de Mathilde, même dans la région, qui s’arrangent soigneusement pour éviter qu’on les remarque. L’un d’eux ne pourrait-il pas t’aider par les temps qui courent ?
Le garçon refusa de mordre à l’hameçon. Il serra les lèvres, fixa Cadfael, lui présentant un visage impénétrable. S’il avait effectivement tenté d’entrer en contact avec un des partisans locaux de l’impératrice, il n’accepterait jamais de l’admettre. Ayant entamé ses propres confidences, il pourrait se montrer plus enclin à se livrer envers son trop perspicace mentor, mais sans aller jusqu’à impliquer quelqu’un d’autre.
— Bon, lâcha Cadfael, rassurant, il ne semble pas qu’on se donne trop de mal pour te passer les fers par ici ; ta situation parmi nous n’est nullement sujette à caution ; il n’y a donc aucune raison pour que Benoît ne continue pas à œuvrer pour moi tranquillement et modestement, sans que personne le remarque. Et si ce froid glacial persiste comme il a commencé, c’est plutôt de médicaments que tu auras à t’occuper, alors autant poursuivre la leçon. Allez, souris et sois bien attentif à ce que je te montre.
Soulagé, ravi, le garçon éclata d’un grand rire à moitié étouffé, comme un gosse, et d’un bond se rapprocha de Cadfael, comme un chiot tout excité par un fumet nouveau.
— Parfait, expliquez-moi comment procéder et je me charge de l’exécuter. Avant de vous quitter, je serai apothicaire plus qu’à moitié. Rien de ce qu’on apprend n’est jamais tout à fait perdu, affirma Ninian, imitant avec une totale impudence et beaucoup d’exactitude les tournures doctes de Cadfael.
— Très juste ! acquiesça ce dernier, sentencieux. Et rien de ce qu’on observe non plus. Les détails qui nous intriguent finissent par s’assembler en une plus large vision.
Ainsi certains détails commençaient-ils à se combiner et à compléter l’image qu’il avait de l’aimable jeune homme au cœur léger, qui se trouvait dans une situation plutôt délicate et avait un besoin urgent de gagner Gloucester en passant inaperçu. Il avait très certainement appris la liste des noms de ceux susceptibles d’être de cœur avec l’impératrice, et même des rares qui se trouvaient dans le Shropshire. Il y avait aussi une femme dévouée, dévorée d’inquiétude pour l’enfant qu’elle avait élevé, à qui elle apportait des gâteaux au miel, puis elle repartait avec un petit gage que Benoît avait sorti de sa tunique et qu’elle avait aisément glissé dans la poche de poitrine de sa robe. Là-dessus ou peu après, une dame, Sanan Bernières, fille d’un père dépossédé en raison de ses sympathies pour l’impératrice et belle-fille d’un autre seigneur du même parti, sortait un moment de chez Giffard, près de l’église Saint-Chad, pour acheter des herbes aromatiques pour son repas de Noël ; en passant dans le jardin elle s’arrêtait un instant pour parler à l’aide-jardinier et le détailler des pieds à la tête, comme si, pour citer le garçon lui-même, elle avait besoin d’un page « et qu’elle pensait que je conviendrais, si on me dégrossissait un peu », comme disait l’intéressé.
Oui, oui, oui ! Jusqu’à présent tout concordait. Mais, alors, pourquoi le garçon était-il toujours là, s’il avait demandé une aide qui lui avait été accordée ?
Sur cette image incomplète, la mort subite du père Ailnoth tombait brutalement comme une grosse tache sur une page à moitié écrite ; elle compliquait tout, ne se rattachait à rien, apparemment ; mort ou vif, l’homme avait vraiment été un oiseau de malheur.