CHAPITRE CINQ
Les moines célébrèrent prime à une heure très matinale, s’accordant à peine un moment pour dormir ; la messe de l’aube suivit aux premières lueurs du jour. Presque tous les habitants de la Première Enceinte avaient depuis longtemps regagné leurs pénates ; les religieux, épuisés d’avoir veillé si longtemps et énervés par toute cette musique et toutes ces prières, empruntèrent d’un pas un peu incertain l’escalier de matines pour prendre un peu de repos avant de se préparer pour la journée.
Frère Cadfael, tout courbatu d’être resté immobile durant des heures, sentait qu’il avait plus besoin de mouvement que de sommeil. Seul au lavatorium, il prit pour une fois tout son temps pour se livrer à ses ablutions, se rasa soigneusement et arriva dans la grande cour juste au moment où dame Diota Hammet franchissait en hâte le guichet du portail, dérapant et trébuchant sur les pavés glacés, serrant son manteau noir autour d’elle et jetant à la ronde des regards pleins d’une agitation évidente. Une fine pellicule de givre s’était formée sur le col de son vêtement, due à sa respiration précipitée. Les murs, les buissons et les branches étaient nappés de la même blancheur étincelante, argentée.
Le portier vint la saluer et lui demander ce qu’elle désirait mais elle avait remarqué que le prieur Robert sortait du cloître ; elle fonça vers lui tel un oiseau regagnant son nid et s’inclina si bas – bien imprudemment – qu’il s’en fallut de peu qu’elle ne tombât à genoux.
— Père prieur, mon maître, le père Ailnoth, a-t-il passé toute la nuit à l’église avec vous ?
— Je ne l’ai pas vu, dit Robert, surpris.
Il se dépêcha d’avancer la main pour l’aider à reprendre son équilibre, car les pierres arrondies étaient traîtresses et dangereuses. Il la tint par le bras qu’il avait empoigné, et la dévisagea avec inquiétude.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? J’imagine qu’il a lui aussi l’office à célébrer bientôt. Pour moi, à l’heure qu’il est, il est en train de s’habiller. Je m’en voudrais de l’interrompre, sauf si c’est pour une raison très sérieuse. Vous avez besoin de quelque chose ?
— Il n’est pas là, annonça-t-elle tout à trac. J’ai été voir. Cynric l’attend, fin prêt, mais mon maître ne s’est pas montré.
Le prieur avait commencé à froncer les sourcils, sûr et certain que cette sotte femme s’inquiétait pour rien ; cependant elle était si agitée qu’elle le mettait mal à l’aise.
— Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ? Vous devez bien savoir quand il est parti.
— Hier soir, avant complies, répondit-elle d’une voix morne.
— Comment ? Et il n’est pas revenu depuis ?
— Non, père. Il n’est pas rentré de toute la nuit. J’ai cru qu’il était peut-être sorti pour les offices nocturnes, mais personne ne semble l’avoir vu, même ici. Et comme vous le dites vous-même, à l’heure qu’il est il devrait être en train de s’habiller pour la messe. Seulement, il n’est pas là !
S’étant arrêté au pied de l’escalier de jour, Cadfael fut bien obligé d’écouter la conversation et, ayant écouté, il se rappela bien sûr le corbeau menaçant qui dévalait la Première Enceinte en direction du pont à peu près à l’heure où, s’il fallait en croire dame Diota, le père Ailnoth avait quitté sa maison. Pour aller s’en prendre à qui ? se demanda Cadfael. Et où ses ailes noires l’avaient-elles emporté, pour qu’il néglige ainsi ses obligations en ce jour de fête ?
— J’ai rencontré le curé la nuit dernière, père, s’écria-t-il en s’avançant inconsidérément, au risque de choir sur la glace des pavés, alors que je revenais de la ville pour arriver à l’heure à complies. Il était à moins de cinquante pas de la loge, et il se dirigeait vers le pont. Il semblait pressé.
Le prieur se tourna, l’œil agacé, vers ce témoin indésirable, se mordant la lèvre, hésitant sur la meilleure façon d’agir.
— Il ne vous a rien dit ? Vous ne savez pas où il courait ainsi ?
— Non. Moi, je lui ai parlé, remarqua sèchement Cadfael, mais il était trop préoccupé pour s’en rendre compte. Non, je n’en ai aucune idée. Mais c’était bien lui. Je l’ai vu passer à la lueur des torches sous la voûte. Pas d’erreur possible.
C’était lui maintenant que la femme regardait fixement de ses yeux creux, battus. Son visage était calme, mais sans qu’elle s’en rende compte son capuchon avait reculé, montrant une grande ecchymose grisâtre sur sa tempe gauche partagée en son milieu par une ligne zigzagante de sang coagulé.
— Vous êtes blessée ! s’exclama Cadfael, et sans attendre de permission, il repoussa complètement la capuche et tourna le visage de la femme vers la lumière naissante.
— Vous avez pris un mauvais coup, il faut que je m’occupe de ça. Comment est-ce arrivé ?
Elle se crispa un peu sous sa main, puis se laissa aller avec un soupir résigné.
— J’étais inquiète à son sujet et je suis sortie dans l’obscurité pour voir s’il ne finirait pas par se montrer. Le seuil de la porte était gelé, j’ai glissé, et je me suis blessée à la tête. J’ai bien nettoyé la plaie, c’est trois fois rien.
Cadfael lui prit la main et la lui retourna, il y avait trois ou quatre belles écorchures sur la paume ; il regarda l’autre : elle était marquée aussi sérieusement.
— Eh bien, ça aurait peut-être été pire si vous n’aviez pas mis les mains. Mais vous allez me laisser vous mettre un pansement et m’occuper aussi de votre front.
Le prieur, lui, essayait de voir plus loin et de prendre la décision qui s’imposait.
— En vérité, je me demande... Si le père Ailnoth est sorti à une heure pareille, et en toute hâte, est-ce qu’il n’aurait pas pu tomber quelque part, et se blesser assez gravement pour être incapable de bouger ? Il commençait déjà à y avoir du givre...
— Pour ça oui, émit Cadfael, se rappelant la pellicule glacée sur la pente raide de la Wyle et la façon dont ses pas résonnaient sur le pont gelé. Sans compter que je mentirais en disant qu’il faisait attention où il mettait les pieds quand je l’ai croisé.
— C’est la charité qui l’aura poussé à sortir..., murmura Robert, inquiet. Il n’est pas de ceux qui se ménagent...
Non, en effet, et il ne ménageait guère les autres non plus ! Force était de reconnaître qu’en marchant aussi vite il aurait pu déraper et avoir un accident.
— S’il est resté toute la nuit dehors avec ce froid, murmura Robert, il y a de quoi attraper la mort. Frère Cadfael, occupez-vous de cette dame, prodiguez-lui les soins nécessaires, moi je vais aller en référer au père abbé. Car je crois que la meilleure solution est d’appeler tous les religieux et les frères lais et d’organiser une battue pour retrouver le père Ailnoth, où qu’il puisse être.
Protégé par la pénombre calme de son atelier du jardin, Cadfael fit asseoir sa patiente sur le banc contre le mur et se tourna vers le brasero afin de le découvrir pour la journée. Durant l’hiver, il le protégeait en le couvrant de terre pendant la nuit, afin de pouvoir s’en servir sans perdre de temps si besoin était ; le reste de l’année, il le laissait découvert puisqu’il n’y avait aucune difficulté à le rallumer. Aucune de ses préparations ici n’avait besoin de grosse chaleur, mais beaucoup d’entre elles auraient plutôt mal réagi au froid.
Les mottes épaisses qui le recouvraient étaient presque fraîches, bien qu’elles aient été disposées avec beaucoup d’ordre, et au-dessous brûlait un bon petit brasier. Quelqu’un était venu ici au cours de la nuit, et quelqu’un qui savait en outre où dénicher la lampe et l’amadou sans rien déranger d’autre, et comment s’occuper du feu de manière à le laisser en gros comme il l’avait trouvé. Le jeune Benoît n’avait guère dérangé la pièce, mais cette invasion nocturne n’en était pas moins signée. Même la nuit, selon toute apparence, il ne se donnait pas beaucoup de mal pour mentir quand il s’agissait de Cadfael ; il s’était plus attaché à tout laisser en ordre qu’à dissimuler son intrusion.
Cadfael mit de l’eau à chauffer dans une casserole et dilua une lotion de bétoine, de consoude et de marguerite pour nettoyer la plaie à vif que la femme avait au front et les écorchures de ses paumes, qui montaient obliquement depuis la base du poignet jusqu’au pouce et à l’index, causées par la terre gelée des ornières. Elle se soumit à ses soins avec une résignation pleine de dignité, les yeux baissés.
— C’était une sacrée chute, constata Cadfael, lavant le sang coagulé qui restait sur la tempe.
— J’étais distraite, répliqua-t-elle si simplement qu’il ne douta pas que c’était la vérité pure et simple. Je ne fais guère attention à moi.
Vu ainsi de dessous, tandis qu’il lui soignait le front, son visage était d’un bel ovale, avec des traits allongés. Elle avait de grandes paupières bombées qui lui cachaient les yeux, une bouche généreuse, bien dessinée, mais que la fatigue amolissait. Elle nattait sévèrement ses cheveux grisonnants et les enroulait à l’arrière du crâne. Maintenant qu’elle avait transmis le message, qu’elle s’était confiée à qui il fallait, elle se montrait calme et passive sous les doigts du moine.
— Il va vous falloir un peu de repos à présent, expliqua Cadfael. Vous vous êtes agitée toute la nuit, et puis il y a eu cette chute. Le père abbé va prendre les décisions qui s’imposent. Bon, je vais éviter de vous mettre un pansement, il vaut mieux laisser tout ça à l’air, mais dès qu’on en aura terminé, rentrez chez vous et ne restez pas au froid, sinon ça peut suppurer.
Il ne se pressa pas pour ranger les affaires qu’il avait utilisées, comme ça elle aurait du temps pour réfléchir et pour souffler.
— Votre neveu travaille ici avec moi. Mais vous êtes au courant, bien sûr. Je crois me rappeler que vous êtes venue le voir au jardin il y a quelques jours. C’est un brave garçon, votre Benoît.
— C’est ce que je pense depuis toujours, confia-t-elle après un long et profond silence.
Et pour la première fois, elle eut un sourire, bien que pâle et bref.
— Il est courageux et plein de bonne volonté. Il me manquera si jamais il part, mais il mérite de trouver un emploi plus intéressant.
Elle ne répondit rien à cela. Elle eut un silence appuyé comme si les mots se bousculaient, prêts à sortir, mais qu’elle ne parvenait pas à les prononcer. Elle n’ouvrit plus la bouche, mis à part un mot de remerciement, quand il la reconduisit vers la grande cour où les accueillit un murmure de voix semblable à un essaim d’abeilles énervées, avant même qu’ils parviennent à la haie de buis. L’abbé Radulphe était là ; il avait déjà demandé à tous les religieux de se rassembler autour de lui : pleins de curiosité, les yeux brillants ils avaient presque oublié leur envie de dormir.
— Nous avons toutes les raisons de craindre que le père Ailnoth n’ait eu un accident, annonça l’abbé sans ambages. Il est sorti de chez lui la nuit dernière avant complies et se dirigeait vers la ville. Depuis, personne n’a eu de ses nouvelles. Il n’est pas rentré à son domicile, et il n’a pas veillé avec nous à l’église. Peut-être est-il tombé sur la glace et a-t-il perdu connaissance, peut-être est-il incapable de marcher. Je demanderai donc à ceux qui n’ont pas passé toute la nuit en notre compagnie de prendre rapidement un peu de nourriture et de se mettre à sa recherche. On l’a vu pour la dernière fois franchir notre portail avant complies et s’éloigner très vite vers Shrewsbury. A partir de là, nous ne devons négliger aucun des chemins qu’il a pu emprunter, car Dieu seul sait pour quelle raison on a pu l’appeler dans sa paroisse. Ceux d’entre vous qui sont restés à veiller tout le temps, qu’ils mangent puis prennent du repos. Je vous autorise à ne pas suivre l’office, afin que vous puissiez relayer vos compagnons quand ils reviendront. Robert, vous vous en chargez ! Frère Cadfael va nous montrer où le père Ailnoth a été vu pour la dernière fois. Vous partirez par groupes de deux, car c’est le minimum au cas où il serait blessé. Mais je prie pour que nous le retrouvions rapidement et raisonnablement bien portant.
A la périphérie de la foule qui se dispersait, Cadfael intercepta un Benoît solennel et très étonné. Il avait l’air passablement troublé, comme partagé entre un certain sentiment de culpabilité et une stupéfaction sans bornes. Il avança une lèvre dubitative et secoua la tête avec véhémence, comme s’il voulait se débarrasser d’une impression durable qui n’avait aucun sens et qu’il ne pouvait cependant ignorer.
— Vous n’aurez pas besoin de moi aujourd’hui, dit-il. Il serait préférable que j’aille avec eux.
— Pas question, décida Cadfael. Tu ne bouges pas de là et tu t’occupes de ta tante. Tu la ramènes chez elle si elle veut partir, sinon tu l’installes bien au chaud dans un coin de la loge et tu ne la quittes pas. Je sais où j’ai croisé le curé et j’assisterai au départ de la battue. Si on me demande, tu diras que je serai de retour dès que possible.
— Mais vous avez pratiquement passé une nuit blanche, protesta Benoît, hésitant.
— Pas toi ? renvoya Cadfael, et il se dirigea vers la loge sans laisser le temps à Benoît d’ouvrir la bouche.
Ailnoth s’en était allé dans la soirée aussi vif qu’une flèche noire tirée par un archer du roi, aveugle et sourd au point de n’avoir pas entendu le salut de Cadfael, qui dans ce froid glacial résonnait comme une volée de cloches. A partir de ce point de la Première Enceinte, il avait pu se diriger soit vers le pont, auquel cas il devait voir quelqu’un de la ville sans perdre un seul instant, soit vers un des chemins qui bifurquaient à partir de la Première Enceinte un peu plus loin. Ils étaient au nombre de quatre : un à droite, qui descendait vers les bords de la Gaye où les jardins principaux de l’abbaye s’étendaient sur près d’un demi-mille, répartis en petits lopins, champs et vergers, avant de laisser place à des bois et à quelques fermes ; et trois à gauche. Le premier tournait vers la rive la plus proche de l’étang du moulin et desservait le moulin ainsi que les trois petites maisons situées au bord de l’eau ; le deuxième remplissait les mêmes fonctions pour les trois autres maisonnettes, sur la rive d’en face. Ces deux allées se prolongeaient le long de l’étang pour venir l’une et l’autre buter contre l’obstacle constitué par le cours de la Meole. La troisième voie était une route étroite mais très passagère qui s’étendait vers la gauche juste avant le pont sur la Severn, franchissait la Meole par une passerelle de bois là où elle se jetait dans le fleuve et continuait à travers bois en direction du sud-est et de la frontière galloise.
Mais pour quelle raison le père Ailnoth aurait-il foncé tête baissée, semblable à la colère de Dieu, dans l’une de ces directions ? Non, il se dirigeait plus vraisemblablement vers la ville, mais des religieux étaient partis s’enquérir auprès des gardes en faction à la porte de Shrewsbury, demander aux citadins du coin s’il leur avait posé la moindre question ou s’ils avaient vu passer une ombre noire, menaçante à la lueur des torches. Cadfael tourna donc son attention vers les chemins de traverse et s’arrêta pour raisonner ici même sur l’endroit où il avait rencontré Ailnoth.
La paroisse de Sainte-Croix, sur la Première Enceinte, comprenait les deux côtés de la route, s’étendant assez loin à droite jusque dans des hameaux dispersés au-delà du faubourg, et à gauche jusqu’au cours d’eau. Si Ailnoth avait eu l’intention de visiter quelqu’un dans une closerie rurale, il aurait tout de suite piqué vers l’est en sortant de chez lui et emprunté le sentier face à la loge de l’abbaye, sans passer du tout par la grand-rue de la Première Enceinte, à moins qu’il ait eu pour but l’une des quelques cabanes au-delà de la Gaye. Il n’y avait guère de terrain à couvrir par là. Cadfael envoya deux groupes dans cette direction et porta lui-même ses pas vers l’ouest. A partir de là, trois possibilités, une chaussée qui devenait une route normale et qui prendrait du temps à parcourir ; les deux autres étaient à un jet de pierre, assez courtes pour être explorées rapidement. Et de toute manière, que pourrait bien fabriquer Ailnoth à une heure pareille, s’il comptait entreprendre un voyage assez long ? Non, où qu’il se rendît, ce devait être à proximité, mais lui seul savait pour quelle raison.
Le chemin longeant la berge la plus proche de l’étang commençait par être raisonnablement carrossable, puisqu’il fallait l’emprunter pour apporter au moulin le blé de la région et retourner chez soi avec la farine. Il passait devant les trois petites maisons qui se pressaient près de la grand-rue, entre les portes et le mur limitrophe de l’abbaye, atteignait le petit plateau près du moulin, où l’on passait le bief d’amont par un pont de bois, avant de se changer en un petit sentier serpentant à travers le pâturin commun qui longeait l’eau. Plusieurs saules étêtés laissaient pendre leurs branches depuis le haut de la rive. Les deux premières chaumières étaient occupées par des gens âgés qui s’étaient acquis le gîte et le couvert pour le restant de leurs jours après avoir cédé à l’abbaye tout ce qu’ils possédaient en échange. La troisième appartenait au meunier qui, d’après Cadfael, avait passé toute la nuit à l’église ; à présent, en ce milieu de matinée, il s’était joint aux rabatteurs. C’était un bon croyant, aussi assidu à préserver la faveur dont il jouissait parmi les bénédictins que la sécurité de son emploi.
— Je n’ai vu âme qui vive près de l’étang, affirma-t-il avec un hochement de tête, quand j’ai quitté la maison pour aller à l’église, c’est-à-dire en gros à l’heure où frère Cadfael a croisé le père Ailnoth sur la route. Mais je suis allé tout droit par le guichet puis la grande cour, sans suivre le sentier, et il faut reconnaître qu’il aurait pu venir par ici quelques minutes plus tard. La vieille dame qui habite juste à côté se terre chez elle dès qu’il commence à geler ; elle y est sûrement.
— Oui, mais elle est sourde comme un pot, objecta carrément frère Ambroise. Si quelqu’un appelait au secours et à pleins poumons même juste devant sa porte, il en serait pour ses frais.
— Ce que je suggérais plutôt, corrigea le meunier, c’est que le père Ailnoth est peut-être venu la voir, sachant qu’elle n’oserait jamais s’aventurer jusqu’à l’église. C’est son devoir de visiter les vieillards et les infirmes pour leur apporter quelque réconfort...
Le visage que Cadfael avait entr’aperçu en cette nuit glaciale, à la lumière des torches, avant que l’ombre l’absorbe, ne lui avait pas donné le sentiment de vouloir réconforter quiconque, mais il garda cette réflexion pour lui-même. En invoquant cette hypothèse charitable, le meunier avait semblé à moitié convaincu.
— Et si ce n’est pas le cas, reprit-il fermement, la servante de la vieille dame a l’oreille fine, elle ; peut-être l’aura-t-elle vu ou entendu s’il est venu par là.
Ils se séparèrent en deux groupes pour passer au peigne fin les chemins du bord de l’étang ; frère Ambroise se chargea du côté le plus éloigné où il n’y avait qu’une allée étroite, mal entretenue, pour desservir les trois petites maisons, qui longeait l’étang jusqu’à la pente des jardins. Cadfael s’engagea sur la piste carrossable qui menait au moulin avant de devenir, elle aussi, un simple sentier. Sur l’une et l’autre, la croûte de gel avait été marquée de traces de pas lui donnant une couleur plus sombre, mais aucune ne datait d’avant le matin même. La gelée blanche avait nappé d’argent et dissimulé les traces éventuelles de la nuit précédente. Le vieux couple qui vivait à l’écart dans la première maison n’avait pas mis le nez dehors depuis la veille et ignorait tout de la disparition du prêtre. L’excitation subrepticement agréable provoquée par cette nouvelle sensationnelle les laissa d’abord bouche bée, avant qu’ils ne déversent un flot de paroles où se mêlaient exclamations et lamentations, sans qu’ils puissent fournir de renseignement valable. Ils avaient barricadé porte et fenêtre de bonne heure, allumé un bon feu et dormi comme des loirs. L’homme, qui avait jadis travaillé comme forestier dans la partie des bois d’Eyton qui appartenait à l’abbaye, fila mettre ses bottes et se draper dans une grande cape, avant de se joindre à la battue. La porte de la deuxième maison leur fut ouverte par une jolie petite souillon d’environ dix-huit printemps, avec une tignasse noire en bataille et des yeux bruns pénétrants. La maîtresse des lieux se signala par une voix haut perchée, grognon, venant de la pièce principale, exigeant de savoir pourquoi tout était ouvert, ce qui laissait entrer le froid. La jeune fille s’éclipsa un moment pour la rassurer énergiquement, peut-être ajoutant force gestes, car la protestation se changea bientôt en un murmure de satisfaction. La jeune fille revint vers eux, enveloppée d’un châle, et elle referma l’huis pour éviter de nouvelles criailleries.
— Non, affirma-t-elle, secouant ses cheveux noirs avec conviction, à ma connaissance personne n’est venu traîner par ici cette nuit, quelle idée ! Je n’ai rien entendu non plus après la tombée du soir. Ma patronne s’est couchée avec les poules et même les trompettes du Jugement dernier ne l’auraient pas réveillée. Moi, je me suis endormie plus tard, et il n’y a rien eu à signaler.
Ils la laissèrent sur le seuil, curieuse et attentive ; elle ne les quitta pas des yeux avant qu’ils ne dépassent la troisième maison et ne s’approchent de la haute silhouette du moulin. A cet endroit, sans bâtiment pour faire écran, la surface calme de l’étang s’étendait à main droite, comme de l’argent mat, dessinant une espèce de mare ronde de belle taille en direction de la route d’où ils venaient, s’amincissant petit à petit devant eux jusqu’à former le ruisseau qui ramenait l’eau vers la Meole et le fleuve. Sous la gelée blanche, l’herbe couvrait la rive surélevée, affouillée à cet endroit par la violence du canal de fuite. Et toujours aucun signe d’une quelconque silhouette noire dans cette pâleur hivernale. Le gel s’était contenté de former un fin lacis de glace sur les hauts fonds, là où les roseaux s’épaississaient et l’empêchaient d’être emportée. En arrivant au moulin, le chemin se réduisait à un sentier étroit sinuant entre la pente accentuée du toit et du mur d’enceinte avant de franchir le bief d’amont par une petite passerelle de planches dotée d’une unique rambarde. La roue était immobile, l’écluse au-dessus était fermée et le courant puissant, qui déversait son trop-plein latéralement dans le canal de fuite nettement plus bas puis dans la mare, n’était qu’une force silencieuse ne se laissant deviner que par un frémissement ridant à peine la surface de l’eau qui autrement était parfaitement calme.
— Même s’il est venu jusque-là, constata le meunier, hochant la tête, il n’a pas pu aller plus loin. Il n’y a rien après.
Effectivement, il n’y avait rien d’autre que la sente qui continuait tranquillement dans la plaine herbeuse de l’étroite prairie et se perdait dans le vide au-dessus du confluent du trop-plein et du ruisseau. Les pêcheurs venaient parfois par ici en saison, les enfants y jouaient en été, les amoureux s’y promenaient peut-être au crépuscule, mais qui aurait songé à s’y rendre délibérément par une nuit glaciale ? Ce qui n’empêcha pas Cadfael de poursuivre sa route. Il passa près de quelques saules qui s’inclinaient sur l’eau comme pris de boisson à cause du courant qui érodait le dessous de la berge. Les plus jeunes n’avaient jamais connu le sécateur mais il y avait également deux ou trois troncs étêtés, et il ne restait de l’un d’eux que la souche tout hirsute, garnie de jeunes branches souples qui poussaient en cercle comme des cheveux entourant la tonsure d’une tête de géant. Cadfael dépassa les premiers arbres et s’arrêta sur l’herbe hivernale juste au bord de la berge escarpée.
Le mouvement du canal de fuite qui coulait vers le centre de l’étang contribuait à provoquer des vaguelettes sur la nappe immobile et plombée. Cette influence, discrète mais présente, causait un frémissement imperceptible sous chacune des deux rives sur une dizaine de pas au plus et mourait en se fondant au sein de cet éclat métallique juste à l’endroit où se tenait Cadfael. Ce fut cette lueur ultime à peine visible qui attira d’abord son attention, mais ce fut un plissement terne d’obscurité sous-jacente, qui ne bougeait quasiment pas, qui arrêta son regard. Un bout de tissu noir flottait paresseusement sous l’avancée herbeuse de la rive. Il se mit à genoux dans la gelée blanche, écartant l’herbe pour se pencher et regarder dans l’eau où il distingua un lainage pressé contre le sol nu et les racines érodées des saules, là où la poussée du canal de fuite l’avait écarté et balayé... et presque dissimulé à la vue. Deux objets livides s’agitaient doucement comme ces poissons étranges que Cadfael avait découverts jadis dans les illustrations d’un récit de voyage. Ouvertes et vides, les mains du père Ailnoth en appelaient au ciel qui se dégageait, tandis qu’un pan de son manteau lui couvrait à demi la face.
Cadfael se releva et présenta un visage sombre à ses compagnons qui se tenaient près du pont, guettant sur l’autre rive l’apparition de leurs camarades sous les jardins des chaumières proches de la ville.
— Ça y est, dit-il. Nous l’avons trouvé.
Ce ne fut pas une mince affaire que de le sortir de là, même quand frère Ambroise et ses compagnons, arrachés à leurs vaines recherches par les mugissements de taureau et les grands gestes du meunier, empruntèrent la route au pas de course pour leur prêter main-forte. La berge escarpée, minée, sous laquelle l’eau était profonde, empêchait de descendre et d’empoigner le noyé par son manteau, même quand le plus grand de tous les hommes se mit à plat ventre en laissant pendre ses longs bras : on était encore loin du compte. Le meunier rapporta une gaffe trouvée parmi ses outils et en opérant prudemment ils guidèrent le cadavre obstiné jusqu’au bord du canal de fuite près duquel il était possible de descendre et d’attraper le mort par les plis de ses vêtements.
L’oiseau noir menaçant était devenu un poisson improbable. On l’avait amené au niveau du sol, et il gisait dans l’herbe, ses cheveux sombres tout raides et ses habits trempés dégoulinant de l’eau de l’étang : son visage découvert tourné vers la froide lumière de l’hiver était marqué de taches bleu et gris, il avait la bouche et les yeux entrouverts, et les muscles douloureusement crispés de ses joues, de ses mâchoires et de son cou indiquaient son effroi et aussi qu’il y avait eu lutte. Une mort froide oh ! combien ! et solitaire dans l’obscurité dont mystérieusement son corps portait les stigmates alors même que le combat était terminé. Tous le regardaient, très impressionnés, et personne ne trouva rien à dire. Chacun fit ce qu’il devait, efficacement, dans un silence total.
Ils dégondèrent une porte du moulin, sur laquelle ils retendirent, et l’emmenèrent dans la grande cour en passant par le guichet du mur, puis de là à la chapelle mortuaire. Ensuite, chacun s’éloigna pour vaquer à ses occupations dès que l’abbé Radulphe et le prieur Robert furent informés de leur retour et de ce qu’ils ramenaient à l’abbaye. Ils étaient heureux de s’éloigner, de revenir vers les vivants et la fête que ces derniers célébraient encore, heureux de se sentir en droit de célébrer ce jour particulier et d’avoir la meilleure des raisons de se réjouir.
On se transmit la nouvelle presque furtivement sur la Première Enceinte, on se la murmura de bouche à oreille, sans cris ni grands discours ; elle se répandit à loisir jusqu’à la périphérie de la paroisse, mais à la nuit tombée, tout le monde était au courant. L’action de grâce fut très discrète, personne n’en parla même à mots couverts, nul n’exulta en public. Il n’en demeura pas moins que pour les paroissiens de la Première Enceinte, ce Noël fut marqué de la ferveur particulière de gens qui, du jour au lendemain, se voient délivrés d’une ombre oppressante.
Dans la chapelle mortuaire où, même en cette fin d’année, il ne pouvait régner la moindre chaleur, ceux qui étaient réunis autour de la bière frissonnaient et soufflaient dans leurs doigts, tortillant leurs grossières mitaines pour que le sang circule et chasse l’engourdissement. Le père Ailnoth, le seul parmi eux qui ne se réchaufferait jamais, gisait cependant complètement nu, indifférent à l’atmosphère glaciale ambiante, sur son lit de pierre.
— Il nous faut donc conclure, émit l’abbé d’une voix lasse, qu’il est tombé dans l’étang et qu’il s’est noyé. Mais pourquoi était-il là-bas à pareille heure et la veille de Noël encore ?
Question à laquelle personne ne pouvait fournir de réponse. Pour parvenir à l’endroit où on l’avait trouvé, il avait fallu qu’il passât complètement inaperçu devant plusieurs maisons, dans ce désert abandonné de Dieu.
— Pour s’être noyé, il s’est noyé, reconnut Cadfael.
— Sait-on s’il était bon nageur ? risqua le prieur.
— Je n’en sais fichtre rien, répliqua Cadfael, et je ne vois pas qui pourrait être au courant. Mais je crains que ce ne soit un détail sans importance. Il s’est noyé, c’est sûr. Ce qui l’est moins, j’en ai peur, c’est s’il est tout simplement tombé à l’eau. Regardez – la partie postérieure du crâne...
D’une main, il souleva la tête du mort qu’il soutint du bras droit à hauteur des épaules et frère Edmond, qui avait examiné le cadavre avec lui avant qu’ils appellent l’abbé et le prieur, leva une bougie pour qu’ils puissent jeter un coup d’œil à l’arrière du crâne et aux épais cheveux noirs tout raides. Une plaie nette, dont les lèvres pendaient, attirait l’attention ; au centre, près du bord de la tonsure, une marque humide, où le sang avait pâli à la suite de ce séjour dans l’eau, se remarquait et descendait, suivant une ligne irrégulière vers l’incurvation de la nuque.
— Il a pris un bon coup sur le crâne, avant même de toucher l’eau, déclara Cadfael.
— Frappé par-derrière, hein, souffla l’abbé avec un mépris évident et un regard soucieux. Vous êtes sûr qu’il s’est noyé ? Le choc n’aurait-il pas suffi à le tuer ? Car à vous en croire, il ne s’agirait pas d’un accident, mais d’une agression caractérisée. A moins qu’on ne puisse parler de coïncidence malheureuse. Qu’en pensez-vous ? Le chemin est plein d’ornières, et il y avait de la glace. N’aurait-il pas pu tomber et s’infliger cette blessure ?
— J’en doute. Si on glisse ainsi on peut avoir un choc violent au niveau du coccyx, voire partir en arrière et se faire mal aux épaules, mais pas s’étaler de tout son long au point de se cogner la tête sur le sol et de s’entailler le cuir chevelu. Sur des plaques de glace pas trop dures, à la rigueur, mais pas sur un terrain ainsi accidenté. Et vous noterez que c’est sur l’arrière du crâne que le traumatisme serait apparu en pareil cas, et non comme ici, plus bas, sur la nuque, qui a été déchirée, comme s’il avait été frappé à l’aide de quelque chose de dur avec des arêtes vives. D’ailleurs, vous avez vu les chaussures qu’il portait, avec du feutre sous les semelles, qui le garantissaient contre les chutes, ce qui n’était pas le cas de tout le monde la nuit dernière.
— Bon, d’accord, il a reçu un coup, admit Radulphe. Assez violent pour causer la mort ?
— Non, impossible ! Il n’y a pas de fracture. Ça n’aurait jamais suffi à le tuer, ni même à l’assommer pour un bon moment. Mais il n’en a peut-être pas fallu davantage pour l’étourdir un instant, et l’empêcher de réagir efficacement, quand il est tombé dans l’eau. Je dis tombé, ajouta Cadfael très décidé, bien qu’à regret, mais poussé serait peut-être plus adéquat.
— Et d’après vous, interrogea l’abbé, parfaitement maître de lui-même, quelle est l’hypothèse la plus vraisemblable ?
— Dans l’obscurité, avança Cadfael, on peut s’approcher un peu trop d’un rivage en pente, et faire un faux pas là où la berge surplombe l’eau. Mais quelles, qu’aient pu être ses raisons pour suivre ce chemin, j’aimerais savoir pourquoi il ne s’est pas arrêté à la dernière maison. Et puis avec cette blessure à la tête, j’ai peine à croire à une chute accidentelle, car on l’a frappé avant qu’il ne touche l’eau. Non, il y avait quelqu’un d’autre avec lui, quelqu’un qui n’est pas étranger à sa mort.
— Il n’y a rien dans la plaie, aucun fragment qui permette d’identifier l’arme dont on s’est servi ? interrogea à tout hasard frère Edmond qui avait déjà travaillé avec frère Cadfael sur des affaires du même genre, et s’était toujours félicité d’avoir recours à son jugement même sur les points les plus anodins.
— Ça ne paraît guère possible, répondit simplement Cadfael. Il a passé tout la nuit dans l’eau, il est complètement trempé et ses vêtements sont plus ou moins décolorés. S’il y avait eu de la terre ou de l’herbe dans la plaie, elle aurait disparu depuis belle lurette. Mais à parler franchement, je n’y crois guère. Après ce coup sur la tête, il n’a pas pu aller très loin, et il venait juste de passer le canal de fuite, sinon il aurait chancelé dans la direction opposée. Et s’il était à moitié assommé, je ne pense pas qu’on ait pu le porter ou le tirer très loin, étant donné son gabarit, et le choc l’a juste étourdi un moment, il en aurait fallu plus pour le tuer. Pour moi, on l’a jeté dans l’étang à moins de dix pas de l’endroit où nous l’avons trouvé. Et c’est à peu près là aussi qu’on l’a attaqué. Par-dessus le marché, là où il était, l’herbe n’avait pas été abîmée par les roues des charrettes puisqu’il avait dépassé le moulin, elle était simplement touffue et broussailleuse comme toujours en cette saison. S’il avait glissé et s’il était tombé, il aurait été un peu étourdi quand sa tête aurait porté contre le sol, mais il ne se serait pas ouvert le crâne et ça n’aurait pas saigne. Je vous ai tout dit de ce que j’ai pu tirer du cadavre de ce malheureux, conclut-il d’un ton las. A vous de voir ce qu’il est possible d’en conclure.
— C’est un meurtre ! s’écria le prieur, pétrifié d’horreur et d’indignation. Voilà ce que j’en conclus. Qu’allons-nous faire à présent, père abbé ?
Radulphe médita quelques minutes, perdu dans la contemplation du corps indifférent à tout de celui qui avait été le père Ailnoth. Jamais il ne s’était montré aussi calme et tranquille, ni aussi tolérant envers l’opinion d’autrui.
— Je crains que nous n’ayons guère le choix, Robert, déclara-t-il enfin, manifestant un certain regret ; il faut prévenir le shérif adjoint, puisque Hugh Beringar a été convoqué par le roi. Je savais que le défunt ne s’était pas rendu très populaire, ajouta-t-il surpris mais sans révolte, les yeux fixés sur le visage livide reposant sur la dalle de pierre. Mais je ne m’étais pas rendu compte qu’on le haïssait à ce point, après si peu de temps passé parmi nous.