CHAPITRE TROIS

 

 

Le premier petit nuage à se montrer dans le ciel serein de la Première Enceinte apparut quand Aelgar, qui cultivait depuis toujours le bout de terrain du prêtre et s’occupait du taureau et du sanglier de la paroisse, vint porter plainte devant Erwald, qui était prévôt de la Première Enceinte. Manifestant plus d’inquiétude que d’esprit de rébellion, il se plaignait de ce que son nouveau maître se serait demandé si son serviteur était libre ou serf. En effet, un lopin de terre situé assez loin dans les champs était l’objet d’un litige bénin à l’époque de la mort d’Adam, et il n’y avait pas eu d’accord – pour déterminer à qui il appartenait – entre le plaignant et le curé quand ce dernier mourut. S’il avait survécu, il y aurait eu un arrangement à l’amiable, car Adam n’avait rien d’un homme avide, et de par sa mère la position d’Aelgar était plutôt solide. Mais le père Ailnoth, d’une exactitude inflexible, avait déclaré tout net que si l’affaire passait en jugement et, qui plus est, arrivait devant le tribunal du roi, Aelgar n’aurait aucune chance puisqu’il n’était pas libre mais serf.

— Tout le monde sait bien, dit Aelgar, très agité, que je suis libre et que je l’ai toujours été, mais il prétend que je suis d’origine serve car mon oncle et mon cousin ont une petite terre au manoir de Worthin qu’ils tiennent par service coutumier, et que c’est une preuve. C’est vrai que le frère cadet de mon père, ne possédant pas de terre, a été trop heureux de prendre celle-là quand elle s’est trouvée libre ; il a accepté de la travailler pour le châtelain, mais ça n’empêche pas qu’il est né libre, comme toute ma famille. Ce n’est pas que je veuille le priver de ce terrain, lui ou l’Eglise, si le lopin lui appartient vraiment, mais s’il allait affirmer devant un juge que je suis serf et non libre, j’aurais bonne mine !

— Allons donc ! s’écria Erwald pour le rassurer. Il n’y a rien à craindre, il perdrait à tous les coups. Et pourquoi voudrait-il te causer du tort ? Il tient à ce que la loi soit respectée à la lettre, mais ça ne va pas plus loin, tu verras. Et puis chaque habitant de la paroisse témoignerait en ta faveur, voyons. Je le lui dirai et il entendra raison.

Mais l’histoire s’était répandue partout avant la tombée de la nuit.

Le ciel serein fut une deuxième fois légèrement troublé quand un gamin avec une belle écorchure à la tête finit par reconnaître, entre deux sanglots et deux reniflements, qu’avec quelques autres garçons de son âge il s’était livré à une partie de ballon passablement tapageuse contre le mur de la maison du curé – mur aveugle, dépourvu de fenêtre, parfaitement adapté à cette circonstance – au cours de laquelle ils ne s’étaient naturellement pas montrés particulièrement discrets. Mais ça n’était pas la première fois, et le père Adam s’était toujours contenté de les menacer gentiment du doigt, de leur sourire et, en fin de compte, de les chasser comme de vulgaires poulets. Cette fois une haute silhouette noire était sortie en trombe de la maison, les vouant aux gémonies et brandissant un grand bâton ; ils avaient eu beau détaler à toutes jambes, ils n’avaient pu s’en tirer sans dommage. Deux ou trois avaient des bleus à montrer en guise de témoignage, et le malheureux ici présent avait pris un coup sur le crâne qui lui avait fait voir trente-six chandelles et valu une plaie qui saigna abondamment un bon moment, comme souvent dans ce genre de blessures.

— Je sais, ces gamins sont parfois de vrais diables, confia Erwald à Cadfael après qu’on eut calmé et pansé l’enfant et que sa mère, indignée, l’eut remmené à la maison. Cela a bien dû nous arriver à vous et à moi de leur botter les fesses ou de leur flanquer une taloche. Mais de là à les frapper avec cette grande canne qu’il a toujours, il y a une marge.

— Il s’agissait peut-être d’un geste involontaire, dicté par l’émotion, dit Cadfael. Mais je ne pense pas qu’il ait avec ces gosses la patience du père Adam. Ils seraient bien inspirés d’apprendre à se tenir à distance respectueuse, ou d’être polis en sa présence.

Il apparut très vite que c’était également l’avis des garçons ; il n’y eut plus de jeux bruyants près de la petite maison du bout de la ruelle et, quand ils voyaient la haute silhouette toute de noir vêtue passer sur la Première Enceinte, avec son manteau qui volait comme les ailes d’un corbeau au rythme de sa démarche impétueuse, les enfants se dispersaient aux quatre vents, même s’ils n’avaient rien à se reprocher.

Nul n’aurait certes pu dire que le père Ailnoth négligeait ses devoirs. Il respectait scrupuleusement les heures canoniales et rien ni personne ne l’aurait interrompu quand il disait la messe ; ses sermons n’avaient rien de très agréable, il célébrait les offices avec révérence, visitait les malades, morigénait les pécheurs récidivistes. Le réconfort qu’il apportait aux malportants était froid pour ne pas dire glacial, et les pénitences qu’il imposait à ses ouailles plus lourdes qu’elles n’en avaient l’habitude, mais tout ce que sa cure requérait de lui était fait. Il prenait aussi un soin jaloux de tous les bénéfices auxquels son poste lui donnait droit, dîme et labourage, à tel point qu’un de ses voisins dont les champs jouxtaient les siens se plaignit qu’on lui avait à demi labouré un bout de terre, ce dont Aelgar se défendit en disant qu’il avait reçu l’ordre de labourer au plus près, car gaspiller du terrain était un crime.

Les quelques garçons qui avaient commence à apprendre les rudiments de l’alphabet avec le père Adam, et qui continuaient à s’instruire sous son successeur, montrèrent de moins en moins d’assiduité, et dirent à leurs parents, l’oreille basse, qu’ils étaient battus à la moindre erreur, alors quand il s’agissait d’un manquement sérieux...

— Il ne fallait pas leur laisser la bride sur le cou, commença frère Jérôme avec hauteur, comme du temps du père Adam. Au lieu de leur paraître normale, ils considèrent une saine autorité comme un malheur. Que dit la Règle[3] à ce sujet ? Si des garçons ou des jeunes gens ne peuvent comprendre à quel point l’excommunication est un châtiment grave, on les en punira en les condamnant à jeûner ou à être sévèrement fouettés, dans leur propre intérêt. Le curé les traite exactement comme il le faut.

— Je n’arrive pas à croire que se tromper sur l’alphabet soit une faute intentionnelle, rétorqua frère Paul, s’insurgeant en faveur de gamins pas plus vieux que ceux dont il était responsable. Cela supposerait une mauvaise volonté délibérée ; ces petits répondent de leur mieux, ils essaient seulement de bien travailler.

— La faute, dit Jérôme pompeusement, réside dans la négligence et l’inattention à cause desquelles leurs réponses sont imparfaites. Ceux qui écoutent avec diligence seront capables de répondre sans commettre d’erreur.

— Pas quand ils ont déjà peur, répliqua frère Paul d’un ton sec, et il coupa court à la discussion, craignant de ne pouvoir se contrôler.

Jérôme avait le chic pour que son visage vertueux devînt une cible, et Paul, qui comme beaucoup d’hommes grands et forts pouvait se montrer étonnamment gentil envers des gens sans défense, comme les plus jeunes de ses élèves, n’avait que trop conscience des dégâts que ses poings pourraient causer à un adversaire de sa taille, à plus forte raison à un gringalet comme Jérôme.

Il s’écoula plus d’une semaine avant que l’affaire n’arrivât aux oreilles de l’abbé Radulphe, et même alors ce fut une plainte d’importance relative qui mit tout en branle. En effet, le père Ailnoth avait publiquement accusé Jordan Achard, le boulanger de la Première Enceinte, de livrer du pain qui ne faisait pas le poids normal, et Jordan, blessé à juste titre dans son orgueil professionnel, entendait bien se disculper à tout prix.

— Et il a de la chance, dit Erwald le prévôt du fond du cœur, le voilà accusé du seul délit dont chacun sur la Première Enceinte est prêt à jurer qu’il est innocent, car il donne la mesure qu’il faut ; il l’a toujours fait, c’est même le seul domaine où il se montre irréprochable. Si on l’avait accusé d’être le père d’un ou deux bâtards nés depuis peu, il aurait eu intérêt à filer doux. Mais son pain est bon et il ne triche jamais sur la quantité. Que le prêtre ait pu se tromper à ce point, je n’en reviens pas. Mais Jordan est fou de rage, et il n’est pas du genre à tenir sa langue. Il pourrait même bien parler pour d’autres qui eux y regarderaient à deux fois.

C’est ainsi que le prévôt de la Première Enceinte, soutenu par Jordan le boulanger et un ou deux autres notables de la paroisse, vint solliciter d’être reçu par l’abbé Radulphe en plein chapitre le dix-huitième jour de décembre.

 

— Je vous ai demandé de venir me parler en privé, murmura l’abbé quand, sur sa prière, ils l’eurent suivi dans le parloir de ses appartements, de manière que les tâches quotidiennes de mes moines n’en souffrent pas. Car il semble que vous ayez beaucoup à me dire, et je tiens à ce que vous puissiez parler librement. A présent, j’ai tout mon temps. Maître prévôt, je suis tout ouïe. Je désire tout comme vous que la Première Enceinte soit heureuse et prospère.

Le fait même qu’il se soit servi courtoisement du titre auquel Erwald n’avait aucun droit avait valeur d’encouragement et fut compris comme tel.

— Père abbé, commença aussitôt Erwald, nous sommes venus à vous car nous sommes assez mal en point sous la férule de notre nouveau curé. Le père Ailnoth a ses obligations à l’église qu’il accomplit fidèlement, rien à dire là-dessus. Mais quand il nous visite dans la paroisse, ses façons d’agir ne nous plaisent guère. Il a remis en cause le statut d’Aelgar qui travaille pour lui, se demandant s’il était serf ou libre, sans nous poser aucune question à nous qui savons bien que c’est un homme libre. Il a aussi forcé Aelgar à cultiver une partie des terres de son voisin Eadwin, sans que ce dernier en ait été informé ni sans rien lui demander. Il a accusé maître Jordan ici présent de tricher sur la quantité, alors que nous savons tous que c’est faux. Nul n’ignore que Jordan donne bon pain et bonne mesure.

— C’est vrai, dit Jordan avec emphase. Je loue mes fours à l’abbaye, c’est sur vos terres que je travaille, vous me connaissez depuis des années et savez que je suis fier de ce que je fabrique.

— Et c’est parfaitement justifié, acquiesça l’abbé. Votre pain est excellent. Continuez, maître prévôt, j’imagine que ça n’est pas tout.

— En effet, monseigneur, poursuivit Erwald, très grave à présent. Vous êtes peut-être au courant de la sévérité avec laquelle Ailnoth traite ses élèves. Il se comporte exactement de la même façon avec les garçons de la paroisse, à la moindre incartade, à chaque fois qu’il en voit plusieurs ensemble, et les jeunes sont capables de se conduire d’une manière irréfléchie, c’est bien connu. Il n’est pas avare de ses coups, pas assez ; il s’est montré brutal sans aucune raison, à notre point de vue en tout cas. Les enfants ont peur de lui. Ce n’est pas bon, même si certains manquent de patience avec les gosses. Mais les femmes aussi ont peur. Il dit des choses si terribles dans ses sermons qu’elles se voient déjà en enfer.

— Il n’y a pas de raison à cela, objecta l’abbé, à moins de se sentir l’âme chargée de péchés. Et il ne me semble pas y avoir de si grands pécheurs dans la paroisse.

— Non, monseigneur, mais les femmes sont sensibles et s’effrayent facilement. Elles cherchent les fautes qu’elles ont bien pu commettre, même à leur insu. Elles n’arrivent plus à distinguer le bien du mal, et elles n’osent plus respirer sans se demander si c’est bien ou pas. Mais il y a plus grave.

— J’écoute, dit l’abbé.

— Il y a. Excellence, un pauvre diable du nom de Centwin, c’est quelqu’un de très bien et, il y a quatre jours, sa femme Elen a mis au monde un petit garçon très faible. Il était près de midi quand le bébé est né ; le pauvre était si mal en point et si petit qu’on voyait bien qu’il ne tarderait pas à mourir. Centwin s’est précipité chez le curé et lui a demandé instamment de venir baptiser l’enfant avant qu’il soit trop tard afin qu’il puisse aller en paradis. Le père Ailnoth lui a répondu par personne interposée qu’il était en oraison et qu’il ne pouvait se déplacer avant d’avoir fini de célébrer la messe. Centwin l’a supplié tant et plus, mais il n’a pas voulu interrompre ses prières. Et quand il a fini par arriver, père, le bébé était mort.

Le bref silence glacial qui suivit sembla assombrir la pièce et les boiseries d’une ombre menaçante.

— Et, père, il a refusé de l’en terrer chrétiennement puisqu’il n’était pas baptisé. Il a prétendu que l’accès du cimetière lui était interdit, mais qu’il prierait pour lui de son mieux à ses funérailles, c’est-à-dire devant une tombe hors de l’enceinte consacrée. Je peux vous montrer l’endroit.

— Il était dans son droit, souffla l’abbé avec une infinie lassitude.

— Son droit ? Et l’enfant, il n’en a pas de droit ? Si le prêtre était venu quand il fallait, le problème ne se serait pas posé.

— Il était dans son droit, reprit Radulphe inexorable, mais profondément choqué. L’office est sacro-saint.

— Comme l’âme d’un nouveau-né, objecta Erwald, éloquent autant qu’impitoyable.

— Je sais bien. Et Dieu nous entend, vous et moi. On peut envisager des exceptions. Si vous avez autre chose à dire, allez-y, il faut vider l’abcès.

— Il y avait une jeune fille de la paroisse, Excellence. Eluned, une beauté. Elle n’était pas comme les autres, aussi sauvage qu’une bête de la forêt. Tout le monde la connaissait et savait qu’elle n’avait jamais causé de tort à personne, sauf à elle-même. De temps en temps, elle s’en allait avec untel ou untel mais elle revenait toujours, aussi angoissée que quand elle était partie, en larmes. Elle se confessait et jurait de s’amender. Et elle était sincère ! Seulement elle était incapable de tenir sa parole dès qu’un garçon la regardait en soupirant... Le père Adam la reprenait toujours, la confessait, lui imposait une pénitence avant de l’absoudre. Il savait que c’était plus fort qu’elle. Et elle était tellement gentille avec les hommes, les enfants, même les animaux – trop gentille en vérité !

L’abbé resta immobile, silencieux, s’attendant à ce qui allait suivre.

— Le mois dernier, elle a eu un enfant. Après la délivrance, quand elle a été mieux, elle est venue comme toujours, folle de honte, pour se confesser. Mais le curé n’a pas voulu en entendre parler. Il lui a lancé en pleine figure qu’elle avait à maintes reprises promis de s’amender, ce qui était vrai, mais sans aucun effet et pourtant... Il a refusé de lui donner une pénitence (parce qu’elle n’avait jamais tenu sa parole), de même que l’absolution. Et quand elle s’est humblement présentée à l’église pour entendre la messe, il l’a flanquée dehors et lui a fermé la porte au nez. Et attention, à haute et intelligible voix, devant tout le monde.

— Que lui est-il arrivé ? demanda l’abbé, après un long et profond silence, car il lui semblait bien qu’on parlait d’elle au passé, comme d’une créature d’outre-tombe.

— On l’a retrouvée dans l’étang du moulin, Excellence. Heureusement pour elle le courant l’avait entraînée jusqu’à la rivière. Ceux qui l’ont repêchée étaient de la ville. Ne la connaissant pas, ils l’ont emmenée dans leur propre paroisse et le prêtre de Saint-Chad l’a mise en terre. Comme on ne savait pas au juste dans quelles circonstances elle s’était noyée, on a cru qu’il s’agissait d’un accident.

Bien entendu, chacun savait exactement à quoi s’en tenir. Un regard, une intonation, il n’en fallait pas plus. Le désespoir est un péché mortel. Mais qu’adviendra-t-il de ceux qui le provoquent ?

— Laissez-moi m’occuper de tout cela, dit l’abbé. Je parlerai au père Ailnoth.

 

Le beau visage austère, allongé, qui soutenait le regard de l’abbé Radulphe de l’autre côté de son bureau du parloir, après la messe, ne portait aucune trace de culpabilité, d’inquiétude, ou de manque d’assurance. L’homme se tenait très droit, immobile, tranquille, les mains jointes et les traits imperturbablement calmes.

— Si je puis me permettre, père abbé, les âmes de mes ouailles ont été longtemps négligées, à leur grand dam. Le jardin est plein d’ivraie qui étouffe et tue le bon grain. J’ai prêté serment d’agir au mieux afin que la récolte soit bonne, c’est mon devoir et je compte m’y tenir.

Je n’ai pas d’autre choix. Si l’on épargne l’enfant, c’est l’homme qui en pâtira. En ce qui concerne la terre d’Eadwin, on m’a montré que j’avais déplacé la borne de son champ. C’était une erreur, je l’ai réparée. J’ai replacé la pierre et délimité mon terrain en fonction de cette donnée. Je ne voudrais pour rien au monde priver quiconque d’une parcelle de terre lui appartenant.

C’était très certainement vrai, et ce scrupule s’appliquait tout autant à l’argent. Mais il ne se laisserait pas non plus dépouiller, si peu que ce soit, de ce qui était à lui. La justice dans toute sa rigueur était sa seule référence.

— Je ne me sens guère concerné par un petit bout de terrain, objecta sèchement l’abbé, mais quand il s’agit de nos frères humains, c’est tout différent. Aelgar, votre serviteur, est né libre ; c’est encore le cas aujourd’hui pour son oncle et son cousin, et s’ils décident de porter l’affaire devant les tribunaux, tout le monde tombera d’accord là-dessus. Ils ont accepté un service coutumier, n’est-ce pas, en échange d’un lopin de terre, ce qui ne porte aucun préjudice à la liberté de quiconque, pas plus que quand on paie en bon argent.

— C’est ce qui est ressorti après enquête, répondit Ailnoth impassible. Et je le lui ai dit.

— Cela me paraît normal. Mais il eût peut-être mieux valu vous renseigner d’abord et accuser ensuite.

— Aucun homme juste ne devrait se formaliser d’un recours en justice, Excellence. Je ne connais rien de ces gens. On m’a parlé de la terre tenue par sa famille, et qu’ils la travaillaient comme des serfs. Je me devais de découvrir la vérité et il m’a paru normal de m’adresser d’abord à l’intéressé lui-même.

Il y avait du vrai là-dedans... à défaut de bonté. Il avait apparemment reconnu avoir eu tort, preuves à l’appui, avec la même intégrité froide. Mais comment se comporter : quand un tel homme est en contact avec des gens plus ordinaires, sujets à l’erreur ? Radulphe enchaîna sur des sujets plus graves.

— Et le fils de Centwin et de son épouse, qui a vécu une heure à peine... Le père est venu vous voir, vous demandant de vous hâter, car l’enfant était très fragile et risquait de mourir d’un instant à l’autre. Vous ne l’avez pas accompagné pour le baptiser chrétiennement, et comme vous êtes arrivé trop tard, à ce que l’on m’a dit, vous avez refusé au bébé d’être enterré religieusement au cimetière. Pourquoi n’êtes-vous pas parti dès qu’on a appelé, et en toute hâte, qui plus est ?

— Parce que je venais juste de commencer à dire la messe. Afin de respecter mes vœux, je n’ai jamais interrompu un office, monseigneur, et rien, ce qui s’appelle rien, ne m’y forcera, même s’il s’agissait de ma propre mort. Je ne pouvais pas me déplacer avant que le service soit terminé. Après l’ite missa est, j’ai été sur place. Je ne pouvais pas prévoir que l’enfant mourrait si tôt. Mais même si j’avais su ce qui allait se passer, je ne me serais pas cru autorisé à abréger la liturgie pour autant.

— Vous parlez de devoir, rétorqua l’abbé d’une voix plus âpre, mais il n’y a pas que celui-là. A certains moments, il faut choisir et il me semble que vous vous devez d’abord aux âmes dont vous avez la charge. Vous avez choisi de terminer d’abord vos oraisons, ce qui a valu à un petit d’être enterré en dehors du cimetière consacré. Etes-vous sûr d’avoir bien agi ?

— A mon point de vue. Excellence, oui, s’écria Ailnoth, sans se poser la moindre question, et il passa dans ses yeux noirs la flamme vive et brûlante qui illumine ceux qui croient avoir toujours raison. En ce qui concerne l’office divin, je ne me détournerai pas d’un iota de mes obligations, mon âme et celle d’autrui dussent-elles en souffrir.

— Même si c’est celle d’un nouveau-né qui est en jeu, le plus innocent des êtres au regard de Dieu ?

— Vous savez, Excellence, que la lettre de la loi divine n’autorise pas l’enterrement d’un non-baptisé en terre sainte. Je respecte les règles auxquelles je suis lié. Je ne puis agir différemment. Dieu saura bien trouver le bébé de Centwin, si sa compassion s’étend jusqu’à lui, qu’il ait été enterré chrétiennement ou non.

La réponse était peut-être impitoyable, elle n’en était pas moins juste. L’abbé réfléchit, le regard fixé sur le visage de marbre, plein d’assurance, de son vis-à-vis.

— La lettre de la loi n’est certes pas négligeable, je vous l’accorde, mais l’esprit, c’est autre chose. Vous auriez peut-être pu risquer le salut de votre âme pour le bien de celle d’un enfant nouveau-né. Un office interrompu, on peut le reprendre sans péché, s’il y a une bonne raison à cela. Et puis il y a aussi le cas de cette Eluned qui est morte après que vous lui avez refusé l’accès de l’église – vous remarquerez que je dis « après » et non « parce que » ! C’est très grave de refuser la confession et la pénitence même au plus grand pécheur.

— Là où il n’y a pas de repentir, Excellence, il ne peut y avoir ni pénitence ni absolution, rétorqua Ailnoth. (Pour la première fois, quelque chose comme de la colère faisait trembler sa voix.) Cette femme avait exprimé sa contrition et promis de s’amender des dizaines de fois. Elle a toujours manqué à sa parole. J’avais entendu parler d’elle par les autres, elle était incapable de changer. En mon âme et conscience, il m’était impossible de l’entendre en confession, faute de pouvoir la croire. Si l’acte de contrition n’est pas sincère, la confession est strictement inutile et c’eût été un péché mortel de l’absoudre. C’était une vulgaire putain ! Je ne regrette rien, qu’elle soit morte ou non. Et je suis tout prêt à recommencer. Le serment que j’ai prêté m’engage et je n’entends pas plaisanter avec.

— On ne plaisantera pas non plus avec les justifications que vous aurez à fournir sur ces deux morts, l’assura solennellement Radulphe. Dieu ne voit peut-être pas les choses sous le même angle que vous. Je vous demande de vous rappeler, père Ailnoth, que ce ne sont pas les bien-portants que vous devez amener à se convertir, mais les pécheurs, les faibles, ceux qui se savent faillibles, qui souffrent de la peur et de l’ignorance, et non ceux qui ont votre force et votre volonté. Ne vous montrez pas si exigeant envers eux, soyez moins sévère pour ceux qui n’ont pas votre degré de perfection.

Il s’arrêta un instant ; il voulait se montrer ironique, blesser, mais son interlocuteur fier, impassible, ne broncha pas, acceptant ce qu’il entendait comme un compliment.

— N’ayez pas non plus la main trop leste pour les enfants, poursuivit l’abbé, sauf s’ils agissent mal intentionnellement. Errare humanum est. C’est aussi vrai pour vous.

— Je m’efforce d’être juste, c’était vrai hier, ce le sera demain.

Et il s’en alla, de son éternelle démarche confiante, agressive, ferme, sa robe volant comme des ailes au rythme de ses pas.

 

— Un homme totalement sobre, d’une rigueur absolue, d’une honnêteté inflexible, et férocement chaste, confia en privé Radulphe au prieur Robert. Un homme doté de toutes les vertus, sauf l’humilité et la tendresse humaine. Voilà ce que j’ai trouvé le moyen de donner à la Première Enceinte, Robert. Et maintenant, qu’allons-nous en faire ?

 

Dame Diota Hammet arriva le vingt-deuxième jour de décembre au portail de l’abbaye, un panier couvert au bras, et demanda humblement à voir son neveu Benoît à qui elle avait apporté un gâteau pour Noël et des petits pains au miel qu’elle avait préparés à l’occasion des fêtes. Le portier, qui savait qu’elle était la gouvernante du curé de la paroisse, lui indiqua comment se rendre au jardin où Benoît achevait de tailler les dernières excroissances échevelées des haies de buis.

Les entendant parler, Cadfael passa le bout du nez par la porte de son atelier. Ayant deviné qui était cette femme imposante, il allait retourner à son mortier quand son attention fut attirée par quelque chose de délicat dans leurs rapports. Une amitié toute simple, détendue et sans affectation, unissait la tante et le neveu, et ce qu’il vit n’allait guère plus loin apparemment, et pourtant il y avait une lueur de tendresse, presque de déférence, dans le comportement de la dame envers son jeune parent et une chaleur enfantine, inattendue dans le regard qu’il lui jetait en l’embrassant. Certes on savait déjà que le jeune homme n’était pas du genre à faire les choses à moitié, mais tout dans leur attitude montrait qu’il s’agissait de bien plus que d’une relation banale.

Cadfael retourna à son travail, évitant de les déranger. Dame Hammet était une femme avenante, soignée, vêtue d’une robe noire, comme il sied à la gouvernante d’un prêtre ; un châle sobre couvrait ses cheveux gris bien coiffés. Son visage ovale, assez triste en temps ordinaire, s’éclaira vivement quand elle s’adressa à son neveu ; à ce moment on ne lui aurait pas donné plus de quarante ans. Après tout, c’était peut-être son âge. La sœur de la mère de Benoît ? se demanda Cadfael. Si c’était le cas, il tenait plutôt de son père, car ils ne se ressemblaient guère. « Et d’ailleurs, se gronda le moine, ce n’est pas mon affaire. »

Benoît entra en coup de vent dans l’atelier pour vider le panier de ses trésors qu’il déploya sur le banc de bois.

— On a de la chance, frère Cadfael, car il n’y a pas de meilleure cuisinière, même dans les propres cuisines du roi. On va avoir un repas somptueux.

Et il se sauva aussi gaiement pour aller rendre le panier vide. Cadfael le suivit des yeux par la porte ouverte et vit qu’il ne donnait pas seulement le panier à sa tante mais aussi un petit objet qu’il sortit de sous sa cotte. Elle le prit avec un vigoureux hochement de tête, sans se dérider. Le garçon se pencha pour l’embrasser sur la joue. C’est seulement alors qu’elle sourit. Il fallait reconnaître qu’il avait l’art et la manière avec elle. Elle tourna les talons et s’éloigna ; il resta un bon moment à la regarder, puis il pivota lui aussi et se dirigea vers l’atelier. Son sourire engageant ne tarda pas à illuminer de nouveau son visage.

— « En aucune circonstance, récita Cadfael très sérieux, un moine n’acceptera de petits cadeaux de cette nature, de la part de ses parents ou de quiconque, sans l’autorisation de l’abbé...» Voilà, mon cher petit, ce que dit notre règle.

— Alors, heureusement pour vous et moi, riposta vivement le garçon, que je n’ai pas prononcé mes vœux. Ses gâteaux au miel sont les meilleurs que je connaisse.

Et il mordit à belles dents dans l’un d’eux, tout en présentant l’autre à Cadfael.

— «... et les moines ne les troqueront pas non plus entre eux », poursuivit Cadfael, qui accepta sans plus d’histoire. Oui, c’est vrai, nous avons de la chance ! Mais si, moi, je contreviens à mes obligations en acceptant, il n’y a aucun péché de ta part. Aurais-tu donc déjà renoncé à la vie monacale ?

— Quoi ? s’exclama le jeune homme, s’arrêtant, bouche bée, de mâcher avec enthousiasme. Et quand en aurais-je exprimé l’intention ?

— Pas toi, mon garçon, mais ton protecteur, en nous demandant de te trouver du travail ici.

— Ah, vraiment !

— Mais oui. Remarque, il n’a pris aucun engagement, il espérait seulement que tu te déciderais un jour. Je reconnais n’avoir cependant jamais rien observé de très significatif chez toi dans ce domaine.

Benoît réfléchit à cela un moment tout en finissant son gâteau, puis il lécha les petits morceaux collants qu’il avait sur les doigts.

— II devait être extrêmement pressé de se débarrasser de moi, peut-être a-t-il cru que cela vous inciterait à m’employer. Il me semble que ma tête ne lui revient pas, et ça ne date pas d’hier. Je souris peut-être trop à son goût. Mais personne ne me retiendra ici très longtemps contre mon gré, pas même vous, frère Cadfael. Quand le moment sera venu, je m’en irai. Mais tant que je suis là, dit-il avec un grand sourire qu’un ascète aurait tendance à trouver frivole, je n’ai pas l’intention de rechigner à la tâche.

Et il repartit vers sa haie de buis, balançant les cisailles d’un grand mouvement du bras, laissant Cadfael le regarder partir d’un œil fort méditatif.

Les Ailes du corbeau
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