CHAPITRE TREIZE

 

 

Elle ne s’évanouit ni n’éclata en sanglots, n’étant pas femme à s’adonner à ce genre de faiblesse. Mais elle resta assise un long moment, très droite, sur le lit de Cuthred, dans la pièce d’habitation, tendue, blême, regardant loin devant elle, comme si le mur de pierre qu’elle avait devant les yeux ne constituait pas un obstacle. Entendit-elle les paroles rassurantes de l’abbé et les balbutiements maladroits d’Astley, lui offrant tour à tour un réconfort qui la laissait indifférente et lui rappelant que ce meurtre n’était guère de nature à résoudre la question pendante ? Astley ajouta même, avec une logique discutable, que le crime prouvait que Cuthred était bel et bien prêtre et que le mariage qu’il avait célébré en devenait d’autant plus sacré. Elle ne prêta aucune attention à ces propos, comme si ce genre de considérations avait perdu tout intérêt. Les plans qu’elle avait eu tant de mal à élaborer ne semblaient plus avoir de raison d’être. Elle réfléchit à cette mort brutale, sans confession, refusant d’avance toute responsabilité. C’est ce que Cadfael lut dans son regard en sortant de la chapelle après avoir aidé à disposer décemment le cadavre qui n’avait plus rien à lui révéler. Cette mort incitait la dame à penser à la sienne propre et elle n’avait pas l’intention d’en arriver là sans avoir confessé ses péchés. Elle avait encore des années devant elle, d’ailleurs, mais elle venait d’être avertie que si elle n’était pas pressée la mort l’était parfois.

Elle finit par demander, d’une voix normale, plus douce peut-être que lorsqu’elle s’adressait à ses serviteurs ou à ses métayers :

— Où est le seigneur shérif ?

— Il est parti chercher des gens pour que l’on emmène le corps de l’ermite. A Eaton, si vous le souhaitez, afin qu’on l’y prépare, puisque vous étiez sa bienfaitrice. A moins que sa présence ne vous soit trop pénible. En ce cas nous l’emporterons à l’abbaye où nous saurons nous occuper de lui.

— Je vous en serais reconnaissante, articula-t-elle lentement. Je ne sais plus quoi penser. Fulke m’a rapporté les propos de mon petit-fils. Désormais l’ermite ne pourra plus assurer sa défense, ni moi non plus. J’ai cru de bonne foi qu’il était prêtre.

— Je n’en doute pas, madame, répondit Radulphe.

Elle reprenait pied dans la réalité et la couleur lui revenait aux joues. Elle n’allait pas tarder à se ressaisir et à jouer son rôle à nouveau dans le monde qui l’entourait ; elle avait quitté celui du jugement dernier. Et comme toujours elle affronterait les difficultés qui se présenteraient avec le courage et l’obstination féroces qui lui étaient propres.

— Père, lança-t-elle, se tournant brusquement vers Radulphe, si je me présente à l’abbaye ce soir, accepterez-vous de m’entendre personnellement en confession ? Je ne dormirai sûrement pas plus mal d’avoir avoué mes péchés.

— Certainement, madame.

Elle était prête à rentrer chez elle et Fulke ne demandait pas mieux que de l’escorter. Nul doute, alors qu’ici il n’avait pratiquement pas ouvert la bouche, qu’il se rattraperait quand il serait seul avec elle. Il n’avait certes pas son intelligence, encore moins son imagination. La mort de Cuthred ne l’avait contrarié que dans la mesure où elle l’avait empêché de prouver la validité du mariage de sa fille. Il n’avait pas senti le souffle froid du royaume d’outre-tombe. C’est du moins ce que pensa frère Cadfael en le voyant prendre Dionisia par le bras et l’emmener à l’endroit où elle avait attaché sa genette, tant il était pressé d’être seul avec elle, libéré de la présence intimidante de l’abbé.

Au dernier moment, alors qu’elle tenait déjà ses rênes, elle se retourna tout soudain. Son visage avait retrouvé sa force altière : elle était redevenue elle-même.

— Je viens juste de me rappeler, déclara-t-elle. J’ai entendu le seigneur shérif s’interroger sur le coffret, près de la croix. Il était à Cuthred, il l’avait apporté avec lui.

 

Quand l’abbé, les porteurs de litière et Hugh reprirent gravement le chemin de l’abbaye, Cadfael alla jeter un ultime coup d’œil à la chapelle déserte, avec d’autant plus d’attention qu’il n’y aurait personne pour le déranger. Il ne découvrit aucune goutte de sang sur le sol dallé là où on avait reposé le corps, à l’exception de celle qu’avait laissée la pointe du poignard de Cuthred. Il avait dû blesser son adversaire, mais superficiellement. Cadfael examina soigneusement l’espace qui séparait l’autel de l’entrée à l’aide d’une bougie qu’il venait d’allumer. Dans la chapelle, il ne trouva rien de plus ; le sol de la pièce d’habitation était en terre battue et, après quelques heures, toutes traces s’y étaient effacées. Mais sur le seuil de la porte il tomba sur trois petites taches sèches et bien visibles, et, sur la partie gauche du chambranle encore tout propre car récemment réparé, il remarqua une longue traînée de sang à hauteur de son épaule comme si quelqu’un était passé en y appuyant une anche déchirée et ensanglantée.

L’agresseur était donc un homme de sa taille, que le poignard de Cuthred avait touché à l’épaule ou dans le haut du bras, du côté gauche alors qu’il visait certainement au cœur.

Cadfael, qui avait d’abord eu l’intention de s’arrêter à la chaumière d’Eilmund, changea soudain d’avis. Il lui parut qu’il ne pouvait pas se permettre de ne pas assister à ce qui allait se passer quand on ramènerait le cadavre de Cuthred dans la cour du couvent. La consternation régnerait dans la majorité des cas, le soulagement se manifesterait peut-être chez certains, et quelqu’un risquait d’avoir l’impression d’être en danger. Au lieu de s’enfoncer dans la forêt, il se dirigea rapidement vers Shrewsbury afin de rattraper la procession.

Dès qu’ils arrivèrent sur la Première Enceinte, les curieux s’attroupèrent et une bande de gamins et de chiens errants ne tarda pas à suivre le cortège tout le long de la chaussée. De respectables citoyens firent une discrète apparition ; ils se méfiaient de l’abbé et du shérif, mais ils étaient avides d’informations et propageaient des rumeurs aussi serrées que des nuées de mouches au plus fort de l’été. Quand la petite troupe franchit le portail le bon peuple du marché, de la forge ou de la taverne se rassembla à proximité pour voir ce qui allait se produire et se délecter de ragots.

Dans la grande cour un mort faisait son entrée alors qu’un autre s’apprêtait à quitter l’abbaye. Le cercueil scellé de Drogo Bosiet avait été placé sur une charrette basse et légère louée en ville avec son charretier pour effectuer le début du voyage, sur une bonne route. Garin tenait en main deux chevaux sellés, cependant que le jeune valet d’écurie s’affairait à équilibrer une charge qu’on allait mettre sur un cheval de manière qu’il n’en soit pas gêné. En les voyant ainsi s’activer, Cadfael poussa un profond soupir de soulagement ; une menace au moins se dissipait plus tôt qu’il n’aurait osé l’espérer. Aymer avait fini par se décider. Il rentrait chez lui pour protéger son héritage.

Ainsi les spectateurs près du portail, attirés par le funèbre cortège, en croisèrent un autre quittant l’abbaye. Aymer, qui sortait de l’hôtellerie avec frère Denis à ses côtés venu lui souhaiter bon voyage, eut un mouvement de surprise en voyant cette scène. Il jeta un long regard interrogateur au corps dissimulé à la vue et se dirigea à grands pas vers Hugh qui mettait pied à terre.

— Qu’est-ce, seigneur shérif ? Un autre cadavre ? Avez-vous enfin trouvé mon homme, mais mort ?

Il ne savait pas s’il devait s’en plaindre ou s’en réjouir au cas où la réponse serait positive, partagé entre le regret de perdre avec Hyacinthe une source appréciable de profit et la satisfaction d’être enfin vengé, alors qu’il désespérait d’obtenir l’un ou l’autre et qu’il était sur le point de lever le camp.

L’abbé était lui aussi descendu de sa monture et le regardait, impassible. Les deux groupes donnaient l’impression curieuse d’une image en miroir avec ce mort qui arrivait et cet autre qui s’en allait. Les palefreniers de l’abbaye qui étaient venus prendre la bride du shérif et celle de l’abbé se tenaient au premier rang de l’assemblée, peu désireux de s’éloigner.

— Eh non, répondit Hugh, ce n’est pas votre fuyard. Dans la mesure où c’est vraiment lui que nous recherchons. En tout cas, aucune trace de lui. Alors comme ça, vous rentrez chez vous ?

— Oui, j’ai assez perdu de temps et je me suis donné assez de mal. J’abandonne, mais c’est bien parce que j’y suis obligé. On a besoin de moi au château, j’ai du travail qui m’attend. Et lui, qui est-ce ?

— L’ermite qui s’est installé récemment dans la forêt d’Eyton. Votre père est allé lui rendre visite, précisa Hugh. Il pensait que son serviteur et votre serf étaient une seule et même personne. Mais il avait déjà pris la poudre d’escampette, et on est restés sur notre curiosité.

— Je me rappelle, le père abbé m’en a parlé. Ainsi, c’est lui ! Je n’y suis pas retourné. A quoi bon si l’oiseau s’était envolé ?

Il regarda bizarrement le corps sous son linceul. Les porteurs avaient déposé leur fardeau, attendant de savoir où emmener le cadavre. Aymer se pencha et découvrit le visage de Cuthred. On avait écarté de ses tempes ses cheveux emmêlés et peigné sa barbe touffue. La lumière de midi tombait en plein sur sa figure maigre, ses yeux creux, ses paupières bombées, un peu marquées et bleuâtres à présent, son long nez droit patricien et ses lèvres pleines. Ses yeux flamboyants à demi ouverts s’étaient voilés et on avait supprimé le rictus de ses lèvres retroussées pour leur rendre leur dure élégance. Aymer se pencha plus près, stupéfait, incrédule.

— Mais... je connais cet homme ! Enfin, ce n’est pas le mot qui convient. Mais je l’ai vu et je lui ai parlé. Lui, un ermite ? J’ai peine à le croire ! Il était coiffé à la normande, avec une barbe courte et bien taillée, pas comme ça. Il avait une belle tenue de voyage, des bottes et tout, et pas cette robe et ces misérables sandales. Ah, j’oubliais, il avait aussi une épée et un poignard, et je parierais qu’il savait s’en servir et qu’il les portait depuis longtemps.

C’est seulement en se redressant qu’il se rendit compte de l’intérêt profond suscité par ses paroles. Le visage tendu de Hugh et la question qu’il s’empressa de lui poser achevèrent de lui confirmer qu’il venait sans s’en douter de toucher à quelque chose d’essentiel.

— Vous en êtes sûr ?

— Certain, monsieur. Nous avons passé la nuit au même endroit, mais on a joué le dîner aux dés et mon père a défié cet homme aux échecs. Je n’ai aucun doute là-dessus.

— Où était-ce et quand ?

— A Thame, on cherchait Brand du côté de Londres. Nous avons dormi dans la nouvelle abbaye des moines blancs, là-bas. Il y était arrivé avant nous, dans le courant de l’après-midi, et le lendemain il est parti vers le sud. Je ne saurais vous préciser le jour exact, c’était vers la fin de septembre.

— Si vous l’avez reconnu, changé comme il était, pensez-vous que votre père en aurait également été capable ?

— Évidemment. Il était aussi observateur que moi. Ils avaient partagé le même échiquier, face à face.

Ainsi donc, songea Cadfael, quand il était parti à la recherche de son vilain à l’ermitage de la forêt, Drogo avait été confronté à l’ermite Cuthred dont la vocation était on ne peut plus récente. Et il n’avait pas vécu assez longtemps pour revenir à l’abbaye raconter ce qu’il avait vu. Peut-être ignorait-il tout de l’ermite... Certes, mais il risquait de tenir des propos susceptibles d’intéresser des oreilles ennemies et d’attirer chez le solitaire de la forêt d’Eyton un homme qui ne pourchasserait pas son vilain en fuite ni ne s’intéresserait à un faux prêtre. Seulement, au retour, le trajet de Drogo Bosiet s’était arrêté dans un bosquet épais de la forêt, assez loin de l’ermitage pour que nul ne songe à soupçonner un saint homme dont tout le monde croyait qu’il ne quittait jamais sa cellule.

Un faisceau de coïncidences ne constitue pas une preuve mais Cadfael était sûr de son fait. Là, sous leurs yeux, le cadavre dans son cercueil et le corps que l’on venait d’amener se croisaient un instant, avant que le prieur Robert ne dirigeât les porteurs vers la chapelle mortuaire. Aymer Bosiet recouvrit le visage de Cuthred et revint à ses préparatifs de départ. Il avait d’autres soucis en tête. A quoi bon l’en distraire et le retarder maintenant. Mais une étrange question se présenta soudain à l’esprit de Cadfael.

— Quel cheval montait-il quand il s’est arrêté pour la nuit à Thame ?

Aymer, qui resserrait sa sangle, se retourna, passablement surpris. Il ouvrit la bouche pour répondre et se trouva embarrassé. Il plissa le front, essayant de se souvenir.

— Il était là bien avant nous. Il y avait déjà deux chevaux aux écuries du prieuré quand nous y avons été. Et le lendemain, il est parti le premier. Mais dites, j’y pense, quand on s’est mis en selle, les deux chevaux que nous avions vus la veille étaient encore dans leurs stalles. C’est curieux ! Pourquoi un chevalier aussi bien mis, à en juger par ses armes et son allure, s’en irait-il à pied ?

— J’imagine qu’il avait un autre cheval ailleurs, suggéra Cadfael comme si le problème était dépourvu du moindre intérêt, alors qu’il était crucial, qu’il fournissait la clé de l’énigme. Là, sous le regard de tous, l’assassin et la victime étaient réunis, la justice avait été rendue, mais qui, dans ce cas, avait poignardé l’assassin ?

 

Ils étaient partis, Aymer sur le beau rouan clair de son père, Garin tenait par la bride le cheval que montait Aymer à l’aller ; quant au petit palefrenier, il avait pris place dans la charrette, près du charretier. Après les premières étapes, Aymer quitterait sûrement la petite procession pour galoper vers ses terres, laissant aux valets d’écurie le soin de ramener la bière à un rythme plus décent. Il enverrait sans doute des gens à lui à la rencontre du cortège, une fois qu’il serait rentré. Dans la chapelle mortuaire, sous le regard de Cadfael, on avait déposé comme il convient le corps, dont on avait peigné la barbe et les cheveux, peut-être pas aussi soigneusement que lorsqu’il était chevalier à Thame, mais assez pour lui donner l’austère dignité de la mort et un visage convenable pour un religieux digne de ce nom. Il n’était pas juste que la dépouille d’un criminel ait aussi noble allure qu’un paladin de l’impératrice.

Hugh s’était enfermé avec l’abbé et jusqu’à présent avait gardé pour lui les impressions que lui avait laissées le témoignage d’Aymer, mais les questions qu’il avait posées montraient qu’il avait opéré le même rapprochement que Cadfael, qu’il en était donc forcément arrivé aux mêmes conclusions. Il s’en entretiendrait d’abord avec Radulphe. A présent, le rôle du moine était de pousser Hyacinthe à réapparaître de façon à le laver de tout soupçon. Si l’on exceptait quelques menus larcins commis pour se nourrir après sa fuite, et un ou deux mensonges histoire d’éviter des difficultés, on n’avait rien à lui reprocher. Et Hugh ne s’attarderait pas là-dessus. Et puis cela réglerait une fois pour toutes le mariage célébré par Cuthred, si certains s’interrogeaient encore sur sa validité. Une conversion soudaine peut certes changer un soldat en ermite, mais pour devenir prêtre et donner les sacrements, c’est une tout autre affaire.

Cadfael attendit donc Hugh dans son atelier du jardin aux simples où ce dernier ne manquerait pas de se rendre après être sorti de chez l’abbé. C’était un endroit tranquille, familier, plein de bonnes odeurs dont Cadfael avait été éloigné trop souvent ces derniers temps. Il lui faudrait songer à remplir ses étagères avec l’hiver qui arrivait, avant que rhumes et catarrhes ne débutent et que les articulations des plus âgés ne deviennent douloureuses au point d’éveiller des gémissements. On pouvait compter sur frère Winfrid pour se charger du jardin ; bêcher, arracher les mauvaises herbes n’avait plus de secret pour lui, mais à l’atelier il avait encore beaucoup de progrès à faire. Quand Hyacinthe irait prendre des nouvelles d’Eilmund, il apprendrait qu’il pouvait se montrer au grand jour et présenter sa défense. Et Cadfael se remettrait enfin à ses tâches ordinaires.

Après avoir traversé les plantations, Hugh vint s’installer près de son ami avec un bref sourire soucieux. Il resta un moment silencieux.

— Ce que je ne comprends pas, dit-il enfin, c’est le pourquoi de la chose. Quoi qu’il ait pu avoir à se reprocher avant, il a mené ici une vie impeccable. Qu’est-ce qui a bien pu le pousser à se débarrasser de Bosiet pour l’empêcher de parler ? On peut trouver bizarre qu’un homme change à ce point d’apparence et de style de vie mais ce n’est pas un crime. Que pouvait-il y avoir d’autre qui justifie un meurtre ? Quoi de si terrible à cacher, sinon un autre meurtre ?

— Ah ! s’exclama Cadfael, avec un soupir de satisfaction, je pensais bien que nous avions suivi le même raisonnement. Je ne crois cependant pas que ce soit un assassinat qu’il a tenté de dissimuler sous la robe de bure d’un ermite au fin fond d’une forêt. C’est ce que j’ai cru d’abord. Mais c’est sûrement plus compliqué que ça.

— Comme toujours avec vous, répliqua Hugh avec un brusque sourire en coin. A mon avis, il y a des choses que vous avez gardées dans votre manche. Que signifie cette question sur le cheval qu’il montait à Thame ? Qu’est-ce que ce cheval a à voir dans tout ça ?

— Le cheval, rien, mais le fait que Cuthred l’a laissé derrière lui. Vous voyez un guerrier ou un chevalier se déplacer à pied ? Mais un pèlerin qui ne veut pas qu’on le remarque, si. Maintenant, j’avoue que je sais quelque chose que vous ignorez. Je sais où est Hyacinthe. Contre ma volonté, j’ai promis de me taire tant qu’Aymer Bosiet n’aurait pas renoncé à le traquer et ne serait pas reparti. A présent, voici le garçon tiré d’affaire. Il peut venir s’expliquer et, croyez-moi, il n’a pas la langue dans sa poche !

Hugh considéra son compagnon sans manifester trop d’étonnement.

— C’était donc ça ! Allons, j’aurais mauvaise grâce à lui reprocher d’avoir été prudent. Il ne me connaît pas. Quant à moi, pour ce que je savais de lui, il aurait très bien pu être coupable. Personne, à notre connaissance, n’avait de meilleur mobile. A présent il est inutile qu’il s’explique là-dessus, cette affaire est terminée. En ce qui concerne sa liberté, il n’a rien à craindre de moi. J’ai suffisamment de travail pour ne pas courir après un serf qui s’est enfui du Northamptonshire. Amenez-le-moi quand vous voudrez, il nous en apprendra peut-être sur ce que nous ignorons.

Songeant à la parcimonie des confidences de Hyacinthe sur son ancien maître, c’est aussi ce que pensait Cadfael. Parmi ses amis, il s’était volontiers étendu sur sa vie de vagabond et les ennuis qu’il avait causés à Eilmund, mais il avait soigneusement évité de discréditer Cuthred, ne fût-ce que par allusion. Seulement, Cuthred était mort et on savait qu’il avait tué Drogo. Il consentirait peut-être à se montrer plus loquace, même s’il ne savait probablement pas grand-chose de son compagnon de voyage, sans parler de meurtre.

— Où est-il ? demanda Hugh. Pas loin, je suppose, c’est lui qui a glissé à l’oreille du jeune Richard qu’il pouvait se marier sans risque. Il était mieux placé que quiconque pour savoir que l’ermite était un imposteur.

— Il est tout simplement chez Eilmund où le père et la fille sont aux petits soins pour lui. Tiens, justement, il faut que je passe le voir. Voulez-vous que je le ramène avec moi ?

— Mieux que cela ! s’exclama Hugh. Nous chevaucherons de conserve. Qu’il évite de sortir de son trou avant que les recherches ne soient officiellement arrêtées. Que tout le monde sache qu’il est innocent, libre de se promener en ville et d’y chercher du travail comme tout citoyen ordinaire.

 

Aux écuries, où il était allé seller, Cadfael tomba sur le bai clair au chanfrein blanc. Il était comme une statue lumineuse sous la main caressante de son cavalier ; il avait pris un peu d’exercice et se montrait content, confiant. Après le pansage, sa robe avait la nuance du cuivre poli. Rafe de Coventry se tourna vers le nouvel arrivant et adressa à Cadfael un sourire calme, réservé, auquel ce dernier commençait à s’habituer.

— Vous repartez, mon frère ? Vous avez dû avoir une journée épuisante.

— Pas moi seulement. Mais j’espère que le pire est passé. Et vous, les affaires ont bien marché ?

— Très bien, je vous remercie ! Très, très bien ! Je m’en irai demain matin après prime. J’en ai déjà informé frère Denis, répondit-il d’une voix aussi mesurée qu’à l’ordinaire, fixant Cadfael droit dans les yeux.

Pendant une minute ou deux, Cadfael continua ses préparatifs en silence. Quand on connaissait Rafe de Coventry, ce n’était pas gênant, puis il prit la parole :

— Si vous avez beaucoup de route à faire le premier jour, je pense que vous aurez besoin de mes services avant de vous mettre en chemin. Il a blessé son adversaire, expliqua-t-il brièvement, car il voyait que Rafe avait du mal à le suivre. Une partie de mes fonctions consiste à soigner les malades et les blessés. Mon art ne m’oblige pas au secret de la confession mais je ne suis pas homme à parler à tort et à travers.

— J’ai déjà été blessé, répliqua Rafe dont le sourire devint plus chaleureux.

— Comme il vous plaira. Mais je suis là. Si cela vous paraît nécessaire, venez me voir. Il n’est pas bon de négliger une blessure ni de se fatiguer trop à cheval.

Il vérifia sa sangle, réunit ses rênes et se mit en selle. L’animal s’ébroua joyeusement, impatient de se dégourdir.

— Je m’en souviendrai, promit Rafe. Je vous remercie. Vous ne comptez pas m’empêcher de partir, n’est-ce pas ? ajouta-t-il aimablement, mais l’avertissement était clair.

— Ai-je essayé ? riposta Cadfael, et il quitta l’écurie.

 

Hyacinthe était assis près de l’âtre de la chaumière d’Eilmund ; les flammes projetaient leurs reflets cuivrés sur ses pommettes, ses mâchoires et son front.

— Je n’ai pas dit toute la vérité, pas même à Annette. Sauf en ce qui me concernait moi. Là, elle est au courant de tout. Mais pas pour Cuthred. Je savais que c’était une crapule et un vagabond. Mais je ne valais guère mieux et j’ignorais qu’il y avait plus grave. Je me suis donc tu. Un fuyard n’ira pas en trahir un autre et j’apprends maintenant que c’est un assassin et qu’il est mort !

— A présent il ne risque plus rien, du moins en ce bas monde, répliqua Hugh avec bon sens. Il faut que vous me racontiez tout. Où avez-vous décidé de vous associer ?

— A Northampton, au prieuré clunisien. Annette et Eilmund le savent, mais ça ne s’est pas passé comme ils le pensent. Il n’était pas vêtu en pèlerin alors. Il portait de beaux vêtements noirs, un manteau avec une capuche. Il était armé également, mais il dissimulait son épée. On est entrés en relation par hasard, du moins c’est ce qu’il m’a semblé. En réalité il a dû deviner que je m’étais enfui. Il ne m’a pas caché que c’était le cas pour lui aussi. Il m’a proposé de voyager avec lui, on passerait plus facilement inaperçus. On se dirigeait tous deux vers le nord et l’ouest. C’est lui qui a eu l’idée de se déguiser en pèlerin. Cela lui allait comme un gant. Vous l’avez vu, je ne vous apprends rien. J’ai volé la robe pour lui au magasin du prieuré. La coquille de saint Jacques, c’était facile. Il avait déjà la médaille. Elle lui appartenait peut-être, qui sait ? Quand nous sommes arrivés, il connaissait son rôle par cœur ; sa barbe et ses cheveux avaient poussé. Pour la châtelaine, à Eaton, ce fut une vraie bénédiction. Tout ce qu’elle savait, notez, c’est qu’il était prêt à la servir si elle l’accueillait. Il a prétendu être prêtre ; elle l’a cru. J’étais mieux informé qu’elle et il ne jouait pas la comédie en privé. Ça l’amusait beaucoup. Mais il parlait bien, il l’a convaincue. Elle lui a donné l’ermitage qui avait l’avantage d’être tout près des terres de l’abbaye, comme ça elle pourrait nuire à l’abbé tant qu’elle voudrait. Je vous ai parlé de la part que j’ai prise dans les dégâts commis. Lui n’était pas au courant. J’ai menti à son sujet. Il ne m’aurait pas trahi, et je ne l’aurais pas livré non plus.

— Il vous a laissé tomber, affirma carrément Hugh, quand il a appris que vous étiez recherché. Alors n’ayez aucun scrupule à son sujet.

— Il est mort et moi je vis toujours. Je ne vois pas pourquoi je lui en voudrais maintenant. Vous connaissez mes rapports avec Richard. On ne s’était parlé qu’une fois, mais il a tout de suite eu confiance et m’a témoigné son amitié. Il ne voulait pas qu’on me reprenne et que je redevienne serf. Cela m’a rendu le respect de moi-même. Je n’ai appris qu’après qu’il avait été enlevé en revenant à l’abbaye ; moi, j’étais forcé de me sauver ou de me cacher. J’ai choisi de me cacher et je me suis efforcé de le retrouver. Si Eilmund n’avait pas été aussi bon envers moi malgré les torts que je lui avais causés, vos hommes m’auraient mis la main au collet dix fois ! Mais vous savez que je n’ai rien à voir avec la mort de Bosiet. Annette et Eilmund pourront témoigner que je n’ai pas bougé d’ici depuis mon retour de Leighton. Moi non plus, je n’ai aucune idée de ce qui est arrivé à Cuthred.

— Peut-être sommes-nous un peu moins ignorants, remarqua Hugh souriant, adressant un clin d’œil à Cadfael. En définitive, vous n’avez pas manqué de chance. A partir de demain vous n’aurez plus rien à craindre de mes hommes. Personne ne vous empêchera d’aller vous chercher un maître en ville. Quel nom souhaitez-vous garder pour la vie que vous allez commencer ? Je vous conseille de n’en avoir qu’un. Ce sera plus facile pour tout le monde.

— Je laisse à Annette le soin de choisir, après tout, c’est elle qui s’en servira le plus pour le restant de mes jours.

— J’ai peut-être voix au chapitre là-dessus, grommela Eilmund, de l’autre côté de la cheminée. Je te conseille de ne pas l’oublier, ou tu n’es pas au bout de tes peines.

Mais il avait l’air de s’accommoder fort bien d’une situation sur laquelle ils avaient déjà dû se mettre d’accord. Et ce grognement n’avait pas de quoi inquiéter.

— Hyacinthe m’a plu tout de suite, murmura Annette. Alors va pour Hyacinthe et oublions Brand.

Jusqu’à présent elle s’était tenue à l’écart, en fille obéissante, attentive à ne pas laisser les coupes vides, sans tenter de prendre part à la discussion des hommes. Mais pour Cadfael, ce n’était ni de la soumission ni de la modestie ; simplement elle avait déjà obtenu ce qu’elle voulait et elle était sûre que personne, suzerain, père ou shérif, n’aurait le pouvoir ni la volonté de le lui reprendre. Sa réponse n’en était pas moins la sagesse même. A quoi bon revenir, voire regarder en arrière ? Brand était un vilain du comté de Northampton qui ne possédait pas un sou vaillant. Hyacinthe serait artisan, libre et vivrait à Shrewsbury.

— Un an et un jour après le moment où un maître m’aura accepté comme apprenti, je viendrai vous demander la main de votre fille, maître Eilmund. Pas avant !

— Et si je pense que tu l’as méritée tu l’auras, répliqua Eilmund.

Ils repartirent ensemble tandis que descendait le crépuscule. Il leur était arrivé maintes fois de cheminer de compagnie depuis leur première rencontre ; alors ils se méfiaient l’un de l’autre et s’étaient affrontés avant de se lier d’une solide amitié. La soirée était calme et douce ; au matin, il y aurait de nouveau de la brume. Dans la vallée, les prairies luxuriantes deviendraient d’un bleu translucide, comme la mer océane. Déjà, la forêt sentait l’automne, la terre mouillée, la mousse, et le parfum riche et triomphant des feuilles en décomposition.

— Je n’ai pas respecté ma vocation, se désola Cadfael, que l’heure et la saison attristaient. Je le sais. J’ai choisi la vie monastique, mais maintenant je suis sûr que je ne pourrais plus la supporter si vous n’étiez pas là. J’ai besoin de ces excursions clandestines hors les murs. Car c’est bien de ça qu’il s’agit. C’est vrai que je dois souvent sortir pour des raisons légitimes, mais j’en profite pour prendre plus que ma part dans les affaires du monde. Il y a plus grave encore, Hugh, je n’en ai pas de remords ! Croyez-vous qu’il y ait place dans l’univers de la grâce pour celui qui a mis la main à la charrue et qui, à chaque instant, abandonne son sillon pour retourner parmi les moutons et les agneaux ?

— Eux en tout cas ne s’en plaindraient pas, répondit Hugh avec un sourire grave. Ils prieraient pour lui. Même les brebis égarées et les moutons à cinq pattes que vous avez naguère défendus contre Dieu et moi.

— Très peu sont irrécupérables. Ils me rappellent plutôt ce cheval pommelé que vous montez souvent, qui est à la fois blanc et noir. Nul d’entre nous n’est parfait. C’est peut-être une bonne chose, cela nous rend plus indulgents envers le reste de la création. Mais j’ai péché quand même, et surtout j’y ai pris plaisir. Je m’en repentirai comme il convient en passant l’hiver sans sortir de la clôture, à moins d’y être obligé ; en ce cas je me dépêcherai de terminer pour rentrer.

— En attendant qu’un autre chien perdu sans collier croise votre chemin. Et cette pénitence, quand commence-t-elle ?

— Dès que cette affaire aura trouvé sa conclusion.

— Tiens, vous voilà prophète, à présent ! s’exclama Hugh, amusé. Et quand connaîtrons-nous cette conclusion ?

— Demain. Si Dieu le veut, demain.

L'Ermite de la forêt d'Eyton
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