CHAPITRE DOUZE
Au murmure de stupéfaction qui agita l’assistance se mêla bientôt, tel un coup de vent violent, une réaction de doute et de scandale. Le prieur Robert émit un grognement indigné cependant que les novices, tout surpris, échangeaient à voix basse questions et rires étouffés. Mais, dans le brouhaha, ce que Cadfael trouva le plus intéressant fut la réaction de Fulke Astley qui demeura absolument confondu. Il n’avait pas la moindre idée de ce qui l’attendait et qui lui avait coupé le souffle. Abasourdi, il resta les bras ballants, comme si une partie de son univers venait de s’écrouler, le laissant muet et infirme. Quand il se fut suffisamment repris pour pouvoir parler, ses propos furent ceux auxquels on pouvait s’attendre, mais ils manquaient curieusement de conviction. L’homme donnait plutôt l’impression d’être au bord de la panique et d’avoir besoin de se rassurer.
— Mais enfin, seigneur abbé, c’est de la démence ! Ce garçon ment. Il dirait n’importe quoi pour atteindre son but. Le père Cuthred est prêtre, on ne saurait en douter ! Ce sont les saviniens de Buildwas qui nous l’ont amené. Demandez-leur. Ils n’ont jamais exprimé le moindre doute, jamais posé la moindre question. C’est pure malice que de diffamer un aussi saint homme.
— Ce serait en effet pure malice s’il s’agissait de diffamation, lui accorda l’abbé, fixant Richard de ses yeux profondément enfoncés dans leurs orbites et fronçant les sourcils d’une manière impressionnante. Réfléchissez bien, monsieur, avant de répéter votre accusation. Si c’est une astuce pour vous tirer d’embarras et rester chez nous, il n’est pas trop tard pour vous rétracter et avouer. Vous n’encourrez aucun châtiment. Il appert, semble-t-il, que vous avez été maltraité, enlevé, forcé d’agir contre votre gré, ce qui peut excuser votre conduite. Je vous rappelle ces points, sir Fulke. Mais si vous n’avouez pas maintenant, alors vous serez puni.
— C’est l’exacte vérité, affirma Richard d’une voix forte, avançant un menton très digne et soutenant ce regard redoutable sans faiblir. C’est la vérité, je vous le jure ! Je me suis plié à leur volonté parce que je savais que l’ermite n’était pas prêtre et que donc ce mariage était une mascarade.
— Comment le savais-tu ? cria Fulke, furieux, dont les idées redevenaient claires. Comment le savais-tu ? D’où tiens-tu cela ?
— Eh bien ? Qui t’empêche de répondre ? demanda l’abbé qui le fixait toujours.
Mais il s’agissait là de questions auxquelles Richard était dans l’incapacité de répondre sans trahir Hyacinthe ni lancer les chiens à ses trousses avec une vigueur accrue.
— Je vous dirai tout, père, mais pas ici, répondit-il bravement, un peu tendu cependant. Mais à vous seul. Je vous supplie de me croire. Je ne mens pas.
— Je te crois, déclara l’abbé, cessant brusquement de le tenir en suspicion, ce qui lui permit de ne plus trembler. Je suis persuadé que tu t’es borné à répéter ce que tu as appris. Et que tu penses être vrai. Mais c’est une question beaucoup plus sérieuse que tu ne peux l’imaginer, et il faut qu’on sache à quoi s’en tenir. Un homme à l’encontre duquel on porte une telle accusation a le droit de se défendre et de prouver sa bonne foi. J’irai en personne voir l’ermite demain dès l’aube et lui demanderai s’il est prêtre ou non, par qui, où et quand il a été ordonné. Il lui sera facile de nous apporter des preuves de ses dires. Je gage, monsieur, que vous tiendrez tout autant que moi à savoir ce qu’il en est une fois pour toutes à propos de ce mariage. Je dois cependant vous avertir, ajouta-t-il très ferme, que même s’il est légal, on peut l’annuler car il n’a pas été consommé.
— Essayez un peu, riposta Astley, retrouvant peu à peu ses esprits, et nous plaiderons jusqu’au bout. Je reconnais toutefois qu’il faut qu’on sache la vérité et qu’on en finisse avec ces doutes.
— En ce cas, vous conviendrait-il de nous rencontrer à l’ermitage après prime, par exemple ? Il est juste que nous entendions tous deux la réponse de Cuthred. Je suis tout à fait sûr que votre bonne foi a été surprise. Vous preniez implicitement cet homme pour un prêtre, pleinement habilité à célébrer un mariage ou un enterrement, vous nous l’avez montré tout à l’heure. Là n’est pas le problème, mais Richard ne voit sûrement pas les choses du même œil. Il faut qu’on en ait le cœur net.
Astley n’avait rien objecté à cela et Cadfael était convaincu que la pensée ne lui en était pas venue. L’idée qu’on ait pu vouloir l’abuser l’avait horriblement choqué. Lui aussi avait besoin de certitudes. Il n’en essaya pas moins une fois encore d’entraîner l’enfant.
— Je serai au rendez-vous, promit-il, et il avança une main vers l’épaule de Richard, je suis sûr qu’il sera prouvé que ce garçon a été abusé. Mais pour cette nuit, je le tiens encore pour mon fils. Il est donc normal qu’il revienne avec moi.
Quand il prit Richard par le bras, ce dernier sursauta et se dégagea. Frère Paul, incapable de se retenir plus longtemps, jaillit des rangs des moines et attira près de lui son petit protégé sous le regard des autres.
— Il n’en est pas question, répliqua sèchement l’abbé. Son père me l’a confié à moi et je n’ai fixé aucune limite à son séjour parmi nous. Nous examinerons attentivement s’il est vraiment votre fils et la validité de ce mariage, croyez-moi.
Le visage de Fulke recommença à virer au violet. Il était furieux, il avait presque réussi à reprendre ce petit morveux et voilà que maintenant on se mettait en travers de son chemin. Tout ce qu’il avait envisagé avec Dionisia était à l’eau. Il n’allait pas renoncer si facilement.
— Vous vous permettez bien des choses, monseigneur, commença-t-il, vous ne tenez aucun compte des droits de la famille alors que vous n’êtes pas lié à ce garçon par le sang. Il me semble que si vous le gardez, c’est que vous avez des vues sur ses terres et biens meubles. Vous ne voulez pas qu’il se marie mais qu’il aille à l’école, ainsi il ne connaîtra rien d’autre, il entamera docilement son noviciat et votre maison héritera...
Il se concentrait tellement sur ses propos et tous ceux qui étaient présents étaient tellement frappés de son audace que personne n’avait encore remarqué la présence au portail d’un nouvel arrivant. Chacun avait le regard fixé sur Astley, bouche bée, cependant que Hugh, ayant attaché son cheval près de la loge, s’était approché à pied, sans bruit. Au bout de dix pas, il remarqua le gris pommelé et le petit poney noir tout couverts d’écume sèche après leur folle chevauchée. Un palefrenier les tenait par la bride mais n’avait d’yeux que pour la scène qui se jouait derrière la voûte. Hugh suivit son regard fasciné et il apprécia le spectacle de l’affrontement entre l’abbé et Fulke Astley, cependant que frère Paul entourait d’un bras protecteur l’épaule d’un petit garçon menu, tout sale et qui, dans la lumière du soir, avait une expression de défi où un peu de crainte se lisait encore : c’était Richard Ludel.
Radulphe accueillit ces insinuations insultantes par un silence dédaigneux. Il fut le premier à remarquer l’entrée sur scène du nouveau venu. Regardant pardessus la tête de son adversaire, ce qui, vu sa taille, ne lui fut pas difficile, il s’écria distinctement :
— Je suis persuadé que le seigneur shérif prêtera la plus grande attention à vos accusations. Peut-être s’intéressera-t-il également à la présence de Richard dans votre propriété de Leighton où il a séjourné jusqu’à hier soir... C’est à la loi que vous devriez adresser vos doléances.
Fulke tourna si vite sur ses talons qu’il faillit perdre l’équilibre. Quant à Hugh, il se porta rapidement à leur rencontre, un sourcil relevé lui barrant le front tandis que l’œil qui se trouvait en dessous se posait sur Fulke : il avait tout compris.
— Eh bien, monsieur, s’exclama-t-il aimablement, je constate que vous n’avez pas traîné à découvrir ce sacripant qui n’était plus dans votre manoir de Leighton. Je venais justement informer l’abbé de l’échec de ma mission en tant que tuteur de Richard, et voilà que vous vous êtes chargé de ce travail à ma place alors que je battais la campagne. Je ne sais comment vous remercier. Je m’en souviendrai quand cette petite histoire d’enlèvement et de séquestration viendra à être examinée. Il semblerait que l’oiseau des bois qui m’a soufflé à l’oreille que c’est chez vous qu’était Richard avait tout à fait raison. Parce que, quand je suis allé vérifier, je n’ai trouvé aucune trace de lui ni personne prêt à admettre qu’il y ait jamais séjourné. Vous n’aviez pas quitté votre demeure depuis une demi-heure par un autre chemin que moi que j’arrivais par la route. L’avez-vous trouvé en bonne santé ? demanda-t-il ensuite à l’abbé, désignant la silhouette tendue et le visage méfiant de Richard. Se porte-t-il plus mal d’avoir été mis en cage ? A-t-il souffert de quoi que ce soit ?
— Dans son corps, non, certainement pas, répondit l’abbé. Mais il reste une question pendante. Il semblerait qu’un mariage quelconque ait été célébré la nuit dernière entre Richard et la fille de sir Fulke. Ce que Richard ne conteste pas. Mais selon lui ce ne serait pas un vrai mariage puisque l’ermite Cuthred, qui les a déclarés unis, n’est pas prêtre.
Hugh plissa les lèvres et émit un petit sifflement muet avant de se tourner vers Fulke, qui observait sans souffler mot, douloureusement conscient qu’il serait bien inspiré de se montrer prudent et d’éviter désormais de parler sans réfléchir.
— Eh bien ! Mais voilà qui est très intéressant ! Et quel est votre avis là-dessus, monsieur ?
— Oh, c’est une accusation ridicule qui ne tiendra pas. Cet ermite nous est arrivé avec la bénédiction des moines de Buildwas. Personne ne s’est jamais plaint de lui, ce qui me paraît légitime. Nous étions de bonne foi quand nous l’avons appelé au manoir.
— Je n’en disconviens pas, admit l’abbé, beau joueur. Si cette accusation est fondée, ceux qui désiraient ce mariage l’ignoraient.
— Oui, mais je doute que Richard l’ait désiré, lui, objecta Hugh avec un sourire de mauvais augure. Les choses ne sauraient en rester là, il faut que la vérité sorte de son puits.
— Sur ce point, tout le monde est d’accord, affirma l’abbé. Sir Fulke et moi-même avons décidé de nous rencontrer demain matin après prime afin d’y entendre Cuthred. Je comptais vous en informer, seigneur shérif, et vous prier de vous joindre à moi. Cette scène, conclut-il, avec un regard autoritaire à son troupeau trop attentif, n’a nul besoin de se prolonger, ce me semble. S’il vous plaît de souper avec moi, Hugh, je vous raconterai les derniers événements. Robert, que nos frères retournent à leurs occupations. Ah, Paul, dit-il avec un regard à Richard qui tenait un pli de la robe de Paul dans son poing crispé, bien décidé à ne pas le lâcher s’il n’avait pas eu gain de cause, chargez-vous du petit, nettoyez-le, donnez-lui à manger et amenez-le-moi après le repas. Il a un tas de choses à nous apprendre qu’il ne nous a pas encore révélées. Allez, dispersez-vous, il n’y a plus rien à voir.
Les religieux s’empressèrent d’obéir et s’éloignèrent dans un certain désordre pour reprendre leurs tâches interrompues, mais il ne manquerait pas de murmures furtifs même là où le silence était de mise ni de conversations passionnées pendant l’heure de repos précédant les collations. Frère Paul emmena sa brebis égarée prendre un bain afin qu’il soit présentable devant le shérif et l’abbé, après souper. Aymer Bosiet, qui n’était pas fâché de constater qu’il n’était pas seul à se trouver dans le pétrin, les ennuis des autres le distrayaient des siens, s’éloigna, l’air boudeur, et se dirigea vers l’hôtellerie. Mais Cadfael, qui s’était brusquement retourné, n’aperçut point celui qu’il cherchait. Rafe de Coventry n’était visible nulle part et, maintenant que Cadfael y réfléchissait, il pensa que l’homme avait dû partir discrètement un peu avant la fin de cette étonnante comédie. Parce qu’il n’y attachait aucun intérêt et qu’il était tout à fait capable de se détacher d’un spectacle qui fascinait les autres ? Ou parce qu’il était tombé sur quelque chose qui le concernait beaucoup plus profondément ?
Fulke Astley ne savait pas sur quel pied danser, sous le regard de Hugh. Était-il préférable de se lancer dans des explications, d’essayer de justifier sa conduite ou valait-il mieux se retirer – si on l’y autorisait – dans un silence digne, ou plus exactement en parlant le moins possible, et sans rien concéder ?
— A demain donc, Excellence, lâcha-t-il, optant pour la concision. Je serai à l’ermitage de Cuthred, comme je m’y suis engagé.
— C’est cela, oui ! Et ce ne serait pas une mauvaise idée d’informer la bienfaitrice de l’ermite des accusations dont il est l’objet. Elle voudra peut-être venir voir elle-même. Pour le moment, monsieur, je n’ai plus besoin de vous. Et, de toute manière, je sais où vous joindre. Il me semble que vous devriez vous réjouir de l’évasion de Richard. Il est préférable d’oublier tout cela, à moins, naturellement, que vous n’ayez d’autres projets du même genre.
Fulke digéra de son mieux cette flèche du Parthe. Avec une brève révérence à l’abbé, il se tourna pour reprendre son cheval, se mit en selle et franchit le portail à un pas délibérément majestueux.
Frère Cadfael, à qui on avait demandé de se joindre à ceux qui se réuniraient chez l’abbé après le souper, changea de cap et décida brusquement de passer aux écuries. Bien reposé, le poney noir de Richard était dans sa stalle, tout heureux ; on l’avait pansé, il avait eu à boire et il mangeait tranquillement. Mais le grand bai clair avec une étoile sur la tête avait disparu avec sa selle et sa bride. Quelles qu’aient été ses raisons de partir sans trompette, Rafe de Coventry était allé s’occuper d’une affaire ne regardant que lui.
Richard avait pris place sur un tabouret bas, tout près de l’abbé. Il était propre comme un sou neuf, plein de gratitude d’être rentré chez lui, et il raconta son histoire, enfin ce qu’il se crut autorisé à raconter. Il avait un excellent public. Étaient présents, en dehors de l’abbé, Hugh Beringar, qui avait expressément réclamé que Cadfael assistât à la réunion, et frère Paul que cela ennuyait décidément beaucoup de ne pas avoir son enfant terrible sous les yeux depuis son retour. Richard avait accepté, voire apprécié d’être secoué, giflé, récuré, bref qu’on s’occupe de lui, qu’on le choie, jusqu’à ce qu’il devienne un écolier impeccable que l’abbé pourrait examiner sous toutes les coutures sans avoir rien à redire. Il y avait des trous dans son récit, sur lesquels il s’attendait à être interrogé, mais Radulphe était de noble extraction et comprendrait qu’un noble refuse de trahir ceux qui l’avaient aidé et même certains valets qui, encouragés par leur maître, l’avaient bousculé.
— Reconnaîtriez-vous, questionna Hugh, les deux hommes qui se sont emparés de vous et vous ont conduit à Wroxeter ?
C’était bien tentant de se venger de cette espèce de jeune coq qui s’était moqué de lui et lui avait causé de tels problèmes au gué, mais il y renonça, à regret, cette dénonciation lui semblant indigne de sa naissance.
— C’est difficile. La nuit avait commencé à tomber.
Personne n’insista. L’abbé préféra aborder un autre sujet :
— Est-ce qu’on t’a aidé à t’échapper de Leighton ? Si tu avais pu t’en sortir seul, tu n’aurais pas attendu tout ce temps-là.
La réponse s’avérait délicate. S’il disait la vérité, cela ne nuirait en rien à Hiltrude, ici, parmi ses amis, mais si le père de la demoiselle venait à l’apprendre, ce serait une autre paire de manches. Il valait mieux s’en tenir à la version qu’ils avaient élaborée, celle d’une porte mal refermée par erreur, ce qui lui avait permis de filer. Cadfael observa la légère rougeur qui couvrit les joues roses du gamin, tandis qu’il abordait cette partie de sa narration avec une brièveté et une modestie remarquables. Si cela avait été vrai, le garçon se serait bruyamment réjoui de l’aubaine.
— Il aurait dû savoir que son prisonnier profiterait de la moindre chance, commenta Hugh, tout sourire. Mais nous ignorons toujours pourquoi vous avez quitté l’abbaye, et comment vous avez appris que l’ermite n’est pas le prêtre qu’il prétend être.
C’était là le cœur du problème auquel Richard n’avait cessé de réfléchir à en avoir la migraine, tout en se soumettant aux affectueux sermons de frère Paul concernant l’obéissance et la discipline, ainsi qu’aux ennuis auxquels on s’expose si on s’amuse à transgresser les règles. Il leva vers l’abbé une frimousse méfiante et lança à Hugh, dont en tant que représentant de la loi les réactions étaient plus difficiles à prévoir, un regard en coin.
— Rappelez-vous, père, s’écria-t-il d’une voix pressante. J’ai promis de ne rien vous cacher, mais cela ne s’adresse qu’à vous. Il y a quelqu’un à qui cela pourrait nuire si je révélais tout ce que je sais de lui, et je suis sûr qu’il n’a pas mérité cela. Je ne peux pas le mettre en danger.
— Il me déplairait que tu rompes ton serment envers quiconque, prononça gravement Radulphe. Demain, je t’entendrai en confession et tu m’expliqueras tout. Rassure-toi, tu n’as rien à te reprocher, la confiance d’autrui, c’est sacré. Allez, au lit, j’imagine que tu en as grand besoin. Accompagnez-le, Paul.
Richard s’inclina cérémonieusement, heureux de s’en être tiré à si bon compte, mais en passant devant Hugh il hésita et s’arrêta. Il y avait manifestement quelque chose qui le tracassait :
— A Leighton, tout le monde a prétendu ne pas m’avoir vu, ils savaient ce qu’ils risquaient en parlant. Mais Hiltrude, que vous a-t-elle répondu au juste ?
Si Hugh était capable d’additionner deux et deux plus vite que beaucoup, cette fois, il n’en révéla rien. Il se contenta de répondre avec une respectueuse gravité et un visage impassible :
— Il s’agit de la fille d’Astley, n’est-ce pas ? Je ne l’ai pas vue. Elle était sortie.
Elle était sortie ! Comme ça, elle n’avait pas eu à mentir. Elle avait dû s’éclipser discrètement dès que son père eut quitté le manoir. Soulagé, plein de reconnaissance, Richard souhaita bonne nuit à chacun et partit se coucher, le cœur léger.
— Elle lui a donné un coup de main, c’est évident, affirma Hugh quand la porte se fut refermée derrière l’enfant. Elle aussi, on l’a forcée à signer. Maintenant, je commence à y voir clair. Richard est enlevé en revenant par la forêt d’Eyton et que trouve-t-on le long du sentier dans ladite forêt ? La chaumière d’Eilmund et l’ermitage, où nous savons qu’il n’a pas mis les pieds. Et devinez qui est venu me voir à Shrewsbury aux environs de midi, aujourd’hui même, et qui m’envoie toutes affaires cessantes à Leighton où je ne serais pas allé avant demain ? La fille d’Eilmund. Elle s’est bien gardée de m’expliquer d’où elle tenait ce renseignement. A l’en croire, un villageois de passage aurait prétendu avoir vu un petit garçon qui pourrait bien être Richard. Plus significatif encore, Richard refuse de justifier son départ, seul, de l’abbaye et de nous dire qui lui a appris que l’ermite n’est pas plus prêtre que moi ? Il semblerait, père, que quelqu’un (que je ne prendrais pas le risque de nommer !) a de bons amis dans notre entourage. Je souhaite seulement qu’ils soient également bons juges ! Quoi qu’il en soit, demain, on ne reprendra pas nos recherches. Ici, Richard est en sécurité. Et pour ne rien vous cacher, j’ai le sentiment qu’on n’est pas près de remettre la main sur le second disparu. Pour l’avenir immédiat, notre travail est tout tracé. Commençons donc par le commencement.
Dès la fin de prime l’abbé Radulphe, Hugh Beringar et Cadfael, qui de toute manière devait passer voir Eilmund pour prendre de ses nouvelles, montèrent à cheval et se mirent en route. Ce n’était pas la première fois que le moine herboriste s’arrangeait pour faire coïncider son devoir et une curiosité raisonnable. Il savait pouvoir compter sur Hugh dans ce genre de situation, ce qui ne gâtait rien ; en outre, un témoin supplémentaire qui n’avait pas les yeux dans sa poche s’avérerait peut-être précieux lors de cette entrevue.
Ce matin-là, contrairement aux jours précédents, il n’y avait presque pas de brume. Un petit vent s’était levé, qui séchait les feuilles sur les sentiers forestiers et donnait une nuance d’or mat à celles qui paraient encore les branches. Aux premiers grands froids, le sommet des arbres prendrait des couleurs flamboyantes. D’ici une semaine ou deux Hyacinthe ne trouverait plus à se cacher dans les bois si des fâcheux se présentaient chez Eilmund. Même les chênes seraient à demi dénudés. Mais avec l’aide de Dieu, encore quelques jours et Aymer Bosiet aurait renoncé à sa vengeance, évalué ses pertes et filé en vitesse pour assurer ses arrières dans son château. Le corps de son père avait été mis en bière et, bien qu’il ne disposât que de deux valets d’écurie, il restait le grand rouan de son père comme cheval de remonte en cas de besoin. Il lui serait facile de louer des gens pour porter la litière durant le trajet. Il avait déjà parcouru toute la région en vain, et il ne fallait pas être devin pour comprendre qu’il était partagé entre deux désirs et qu’il ne tarderait pas à opter pour la solution la plus profitable. La liberté de Hyacinthe était sûrement plus proche que l’intéressé ne l’imaginait. Il ne l’aurait d’ailleurs pas volée, car il était le seul à avoir pu informer Richard de la personnalité douteuse de l’ermite. Hyacinthe avait voyagé avec lui ; il le connaissait avant qu’il ne mît les pieds à Buildwas. Il était fort possible que le jeune homme sût, concernant son vénéré maître, des choses que personne d’autre ne connaissait.
Les bois épais leur cachèrent l’ermitage jusqu’au dernier moment. Ce leur fut presque une surprise de découvrir la clairière qui donnait sur une verte prairie de petite dimension et la palissade basse qui délimitait le jardin, entourant la cellule trapue en pierre grise, où des mœllons plus clairs révélaient qu’on l’avait récemment réparée. La porte de la maison était ouverte, Cuthred avait précisé en personne qu’elle le serait toujours pour tout le monde. Personne ne travaillait dans le jardin à demi défriché, aucun bruit ne provint de la maison pendant qu’ils mettaient pied à terre et attachaient leurs chevaux à l’entrée. Cuthred devait être à l’intérieur ; peut-être priait-il.
— Après vous, père, souffla Hugh. Cela vous concerne plus que moi.
L’abbé dut baisser la tête pour entrer et il resta immobile, attendant que sa vision s’accoutumât à la pénombre ambiante. L’unique fenêtre étroite laissait passer un jour parcimonieux à cette heure-ci à cause de la présence des grands arbres. Dans la pièce nue, les meubles et objets, la paillasse étroite contre le mur, la petite table, le banc, le peu de vaisselle qu’il y avait prenaient forme peu à peu. Le passage sans porte donnant sur la chapelle laissait voir la pierre massive de l’autel avec la petite lampe qui le surplombait, mais tout ce qui était en dessous se trouvait dans l’obscurité. La mèche, qui avait brûlé bas, n’était guère plus qu’une étincelle.
— Cuthred ! appela Radulphe. Vous êtes là ? L’abbé de Shrewsbury vous salue de par la grâce de Dieu !
Il n’y eut pour toute réponse qu’un faible écho renvoyé par les pierres. Hugh passa devant l’abbé et s’avança dans la chapelle où il s’arrêta net, la respiration sifflante.
Pour être là, Cuthred y était, mais pas à ses prières. Il gisait à plat dos sous l’autel, la tête et les épaules appuyées à la pierre, comme s’il était tombé ou avait été projeté en arrière alors qu’il regardait vers l’entrée. Sa robe, qui lui faisait comme un linceul, était remontée, découvrant ses pieds maigres et ses chevilles ; le devant de son habit était souillé par une grande tache noire, là où s’était écoulé le sang de la blessure mortelle qu’il avait reçue. Son visage, que l’on discernait dans ses cheveux et sa barbe noirs et emmêlés, était déformé par une grimace. Agonie ou fureur ? Ses lèvres découvraient de fortes dents, ses yeux flamboyaient encore, à demi ouverts. Il avait les bras en croix et, près de sa main droite, comme s’il l’avait laissé échapper dans sa chute, un long poignard gisait sur le sol de pierre.
Prêtre ou non, Cuthred n’était pas près de témoigner pour sa défense. Il était inutile de se livrer à un long examen pour se rendre compte qu’il était mort depuis plusieurs heures et pas de mort naturelle.
— Mon Dieu ! murmura l’abbé d’une voix blanche, debout, pétrifié près du corps. Que Jésus ait pitié de cet homme ! Qui a pu commettre un tel acte ?
Hugh s’était agenouillé près du cadavre pour palper une chair déjà froide et de la consistance de la cire. On ne pouvait plus rien demander à l’ermite et on ne pouvait plus rien pour lui en ce monde, sinon retrouver son assassin.
— Il est mort depuis quelques heures. Un second meurtre dans ma juridiction et l’assassin de Drogo court toujours ! Mais enfin, qu’y a-t-il dans ces bois qui déchaîne ainsi les forces du mal ?
— Ce crime pourrait-il être en rapport avec le récit de Richard ? demanda l’abbé d’une voix lasse. Aurait-on tué cet homme pour qu’il ne puisse pas répondre à nos questions et qu’en l’enterrant nous enfouissions la preuve qui nous manque ? On s’est donné beaucoup de mal pour ce mariage et pour agrandir des domaines, mais j’ai peine à croire qu’on ait pu aller jusqu’à commettre un meurtre.
— S’il s’agit bien d’un meurtre, intervint frère Cadfael, se parlant à lui-même, mais à voix haute.
Pendant tout ce temps il était resté près de l’entrée, immobile et silencieux, regardant partout autour de lui dans cette pièce qu’il se rappelait fort bien pour l’avoir vue lors de son unique visite, avec son mobilier si rare que chaque détail prenait son importance. La chapelle était plus grande que l’autre pièce, on pouvait s’y déplacer à l’aise, s’y battre même. Seul le mur est était construit en pierres sous la minuscule fenêtre carrée avec la grande table ouvragée de l’autel sur laquelle se trouvait le petit reliquaire surmonté d’une croix d’argent. De part et d’autre, dans les chandeliers d’argent, était fiché un cierge qui n’était pas allumé. Sur la pierre, devant le reliquaire, on ne voyait rien du tout. C’était quand même étrange, voilà un homme qui gisait mort dans un désordre complet et l’autel était impeccablement rangé. Une seule chose manquait dans le souvenir qu’en avait gardé Cadfael : le bréviaire relié de cuir, digne d’appartenir à un prince, avec ses volutes, ses feuilles richement travaillées et ses ornements d’or.
Hugh se releva et se recula afin de voir la pièce sous le même angle que son ami. Ils l’avaient découverte ensemble, il serait normal qu’ils en aient gardé la même image. Il lança un bref coup d’œil à Cadfael :
— Avez-vous des raisons de douter qu’il y ait eu meurtre ?
— Je constate qu’il était armé.
Le regard de Hugh tomba aussitôt sur le poignard, si proche de la main à demi ouverte de Cuthred. Il n’y avait pas touché. Il recula toujours sans y toucher, maintenant qu’il savait que la victime était morte.
— Il a dû le lâcher en tombant. C’était son poignard. Il s’en est servi. Il y a du sang dessus et ce n’est pas le sien. Je ne sais pas ce qui s’est passé ici, mais il n’a pas été frappé en traître :
C’était indubitable. Il avait été touché à hauteur du cœur, un peu au-dessus, et la traînée de sang coagulé avait atteint le milieu de son corps. La dague qui l’avait tué avait été retirée, provoquant une hémorragie mortelle. L’autre arme, sur le sol, n’était tachée que de la longueur d’un pouce à partir de la pointe et une unique goutte de sang avait coulé sur la pierre à l’endroit où elle se trouvait.
— Vous pensez qu’il y a eu un duel ? souffla l’abbé, émergeant de son silence horrifié. Mais pourquoi un saint ermite conserverait-il une épée et un poignard ? Même pour défendre sa vie contre des voleurs et des vagabonds, un tel homme n’aurait pas recours à une arme ; il placerait sa foi en Dieu.
— Un voleur ? Moi je veux bien, mais un voleur pas ordinaire, en ce cas. Il y une croix et des chandeliers d’argent, pourquoi les laisser là ? Ils n’ont même pas été dérangés pendant la bagarre. A moins qu’on ne les ait remis en place après coup.
— C’est vrai, reconnut l’abbé, secouant la tête devant cet insondable mystère. Le vol est donc exclu. Alors que reste-t-il ? Pourquoi irait-on chercher noise à un religieux solitaire qui a choisi de ne rien posséder et dont les seuls objets de valeur se trouvent sur cet autel ? Personne ne lui cherchait querelle, il était serviable, accessible et ouvert à tous ceux qui venaient lui exposer leurs ennuis. Qui aurait pu lui vouloir du mal et pourquoi ? Peut-il s’agir du meurtrier qui a déjà tué le seigneur de Bosiet, Hugh ? Ou devons-nous craindre d’avoir deux assassins en liberté parmi nous ?
— Il ne faudrait pas oublier son domestique qu’on n’a toujours pas retrouvé, avança Hugh, fronçant les sourcils à cette idée dont il n’arrivait pas à se défaire. Je commençais à croire qu’il avait filé vers l’ouest et qu’il était passé au pays de Galles. Mais il est fort possible qu’il ne se soit pas éloigné. Et puis il y a aussi ceux qui lui donnent asile et qui ont foi en lui. C’est un raisonnement qui se tient. Si c’est le vilain qui s’est enfui de Bosiet, il avait un mobile pour se débarrasser de son maître. Mettons que Cuthred, qui l’avait désavoué en apprenant qu’il lui avait menti, ait découvert l’endroit où il se cachait ; le fuyard avait alors une bonne raison de le tuer. Simple supposition, bien entendu, mais qu’il faut garder en mémoire.
Oui, songea Cadfael, tant que Aymer Bosiet n’aurait pas repris le chemin de Northampton. Alors Hyacinthe pourrait se montrer au grand jour et se défendre seul, avec l’assistance d’Eilmund, d’Annette et de Richard. Car avec leur aide il était sûr qu’on ne tarderait pas à apprendre où Hyacinthe s’était trouvé pendant cette période critique. Non, inutile de se mettre martel en tête pour Hyacinthe. Mais il regrettait que ce dernier ne l’eût pas autorisé à se confier à Hugh depuis longtemps.
Le soleil était plus haut dans le ciel, à présent, il avait trouvé un meilleur angle pour percer le feuillage et répandre une lumière accrue sur le corps tordu de la malheureuse victime. Le bas de sa vieille robe noire était tout rejeté d’un côté comme si un géant avait refermé son poing dessus, à cet endroit le tissu de laine portait une tache noire gluante. Cadfael s’agenouilla et écarta les plis du vêtement qui se séparèrent malaisément.
— Voilà où l’assassin a essuyé son couteau avant de le remettre dans son étui, nota Cadfael.
— Deux fois, confirma Hugh, qui distinguait une seconde tache, à peine perceptible. Froideur et efficacité. Un homme méthodique qui nettoie ses outils après avoir terminé son travail !
— Et regardez ce coffret sur l’autel.
Il s’était approché précautionneusement en contournant le corps pour examiner la boîte en bois gravé, et il suivit du doigt le bord du couvercle au-dessus du cadenas. La trace se voyait à peine, on n’en avait pas moins utilisé la pointe d’un poignard pour forcer le petit coffre. La serrure était brisée et il n’y avait plus rien à l’intérieur. Seul un léger parfum de bois flottait dans l’air. Mais la boîte ne contenait pas un grain de poussière. L’artisan qui l’avait fabriquée avait bien travaillé.
— Il y a donc eu vol, murmura Cadfael, qui ne souffla mot du bréviaire, même s’il ne pouvait douter que Hugh avait lui aussi remarqué sa disparition.
— Mais on n’a pas touché à l’argent. Un ermite aurait-il possédé quelque chose de plus précieux que les chandeliers de Dionisia ? Il est venu de Buildwas à pied, avec seulement une bourse à la ceinture, comme n’importe quel pèlerin. Certes, Hyacinthe lui portait son paquetage. Je voudrais bien savoir, poursuivit Hugh, si ce coffret est aussi un cadeau ou s’il l’a apporté avec lui ?
Ils étaient si absorbés par leur enquête qu’ils n’avaient prêté aucune attention à ce qui se passait dehors, et aucun son ne les avait avertis que quelqu’un approchait. Sous le coup de leur découverte, ils avaient oublié qu’une autre personne devait venir à ce rendez-vous. Mais ce fut une voix de femme et non celle de Fulke qui s’éleva à l’entrée, dans leur dos, haute, confiante, exprimant une désapprobation arrogante.
— Inutile de vous perdre en conjectures, monsieur l’abbé. Il serait plus simple et courtois de me poser directement la question.
Comme un seul homme, tout surpris, ils pivotèrent et se trouvèrent nez à nez avec dame Dionisia qui les défiait de toute sa hauteur dans le soleil brillant qui s’engouffrait à flots et qui l’aveuglait à moitié quand elle s’avança dans cette obscurité relative. De par leur position, ils lui cachaient le cadavre et il n’y avait rien qui pût l’inquiéter en dehors du geste de Hugh qui avait toujours en main le coffre ouvert et la croix qu’il avait prise. La lampe mourante ne permit à la visiteuse de ne rien distinguer d’autre. Elle parut scandalisée.
— Qu’est-ce que cela signifie, monsieur ? Que faites-vous avec ces objets sacrés ? Où est Cuthred ? Qui vous a permis de fouiller chez lui en son absence ?
L’abbé s’arrangea pour mieux lui cacher le corps et s’avança pour la persuader de sortir de la chapelle.
— Nous allons tout vous expliquer, madame, mais je vous en prie, allez-vous asseoir dans l’autre pièce. Attendez que nous ayons fini de tout ranger. Je vous assure qu’il n’y a aucun manque de respect dans notre attitude.
La masse de Fulke, derrière elle, contribua à assombrir la pièce, lui interdisant de reculer, comme le lui conseillait Radulphe. Impérieuse, indignée, elle refusa de bouger.
— Où est Cuthred ? Sait-il que vous êtes là ? Pourquoi a-t-il quitté sa cellule. Cela ne lui arrive jamais...
Ce mensonge mourut sur ses lèvres et elle aspira douloureusement. Derrière l’abbé, elle venait d’apercevoir une cheville pâle sous la robe froissée. Elle y voyait mieux maintenant. Échappant à l’abbé, elle se jeta impulsivement en avant. D’un seul coup d’œil elle obtint à ses questions une réponse qui l’anéantit. Cuthred était bien là et cette fois il n’était pas sorti de sa cellule.
Le long visage patricien de la dame devint gris comme la cendre et sembla se désintégrer tandis que ses traits s’affaissaient. Elle poussa un grand cri de terreur plus que de douleur et s’effondra ou se rejeta en arrière dans les bras de Fulke Astley.