CHAPITRE HUIT

 

 

Hugh arriva au manoir d’Eaton tôt le matin, accompagné de six gens d’armes montés, tandis qu’une dizaine d’autres étaient déployés derrière lui, entre le fleuve et la grand-route afin de couvrir le vaste territoire de champs et de forêt qui s’étendait de Wroxeter à Eyton et au-delà. Pour un meurtrier en fuite ils auraient peut-être à mener la chasse vers l’ouest, mais Richard était sûrement aussi dans les parages s’il était effectivement allé prévenir Hyacinthe de ce qui risquait de lui tomber dessus. Le détachement de Hugh avait suivi la route directe menant de la Première Enceinte à Wroxeter, une chaussée large et facile puis, de là, ils avaient gagné la forêt au plus vite jusqu’à l’ermitage de Cuthred où Richard aurait dû trouver Hyacinthe. D’après ce qu’avait raconté le petit Edwin, l’enfant n’avait que quelques minutes d’avance sur Bosiet ; il était donc logique qu’il coupe au plus court. Mais il n’était jamais arrivé à la cellule.

— Le petit Richard ? s’était écrié l’ermite, tout étonné. Vous ne m’en avez pas parlé hier, seulement de l’homme. Non, Richard n’est pas venu. Oh, je me souviens très bien de lui. Dieu veuille qu’il ne lui soit rien arrivé ! J’ignorais complètement qu’il avait disparu.

— Et vous ne l’avez pas vu depuis ? Il est parti depuis deux nuits maintenant.

— Non, je ne l’ai pas vu. Ma porte est toujours ouverte, même la nuit, et je suis toujours là au cas où on aurait besoin de moi. Si le petit s’était trouvé en danger ou en détresse à deux pas d’ici, il n’aurait pas manqué de se rendre chez moi. Mais je n’ai eu aucune nouvelle.

C’était la vérité pure : les deux portes étaient grandes ouvertes et les quelques meubles de la chapelle et de la chambre étaient aisément visibles.

— Si jamais vous apprenez quelque chose, envoyez-moi un mot, ou bien alertez l’abbaye. Et si vous voyez mes hommes battre les fourrés, ce qui ne manquera pas de se produire, transmettez-leur le message.

— Vous pouvez compter sur moi, promit gravement l’ermite qui resta près du portail de son jardin pour les regarder s’éloigner en direction d’Eaton.

John de Longwood sortit à grands pas d’une des granges longues adossées à la palissade dès qu’il entendit le claquement des sabots de nombreux chevaux sur la terre battue de la cour. Ses bras nus et son crâne en partie chauve avaient la nuance brillante du vieux chêne, car il passait le plus clair de son temps en plein air, qu’il pleuve ou qu’il vente et il n’y avait guère de tâche sur le domaine à laquelle il fût incapable de prêter la main. Il écarquilla les yeux de curiosité plus que de consternation lorsque Hugh et ses hommes entrèrent dans la cour et il s’empressa à leur rencontre.

— Eh bien, monsieur, qu’est-ce qui vous amène si tôt parmi nous ? demanda-t-il, comprenant déjà que ce devait être sérieux.

Il ne remarquait ni chiens ni faucons, mais quantité d’armes, et deux des archers sur pied de guerre. Il était peut-être question de chasse, mais pas d’une chasse habituelle.

— Il ne s’est rien passé de grave. Quelles nouvelles à Shrewsbury ?

— On est à la recherche de deux disparus, répliqua vivement Hugh. Vous ignorez vraiment qu’il y a eu un meurtre entre ici et la ville avant-hier soir ? Allons donc ! Et le serviteur de l’ermite a joué la fille de l’air, on le soupçonne d’être un vilain en fuite, il devait avoir d’excellentes raisons pour s’être sauvé deux fois. C’est après lui qu’on en a.

— Dame bien sûr qu’on est au courant, répondit John du tac au tac. Mais si vous voulez mon avis, il est déjà loin à l’heure qu’il est. Il n’a pas montré le bout de son nez depuis la fin de cette après-midi où il est venu chercher des gâteaux au miel que notre maîtresse avait préparés pour Cuthred. D’ailleurs elle n’était pas très satisfaite de lui et elle l’a tancé d’importance. Il faut reconnaître que c’était un impudent, ce garçon. Mais il a fichu le camp et ma tête à couper que vous ne le reverrez pas de sitôt. Remarquez, je ne l’ai jamais vu armé, ajouta John qui tenait à rester juste, et qui fronça les sourcils face au doute qui résulta de cette déclaration. Après tout, il est possible que ce soit quelqu’un d’autre qui ait réglé son compte à son patron. La menace de le ramener d’où il venait a sûrement suffi à le pousser à prendre ses jambes à son cou. Et le plus vite possible ! Dans un pays inconnu, son maître n’aurait pas eu la partie belle pour le capturer à nouveau. Je ne vois vraiment pas à quoi ça l’aurait avancé de le tuer. Prendre un tel risque ne l’aurait pas encouragé à rester.

— On ne l’a encore ni arrêté ni accusé, objecta Hugh, et ça n’arrivera peut-être même pas avant qu’on le rattrape. On ne pourra le laver de tout soupçon qu’à ce moment-là. De toute manière, il me le faut. Mais il n’est pas le seul à avoir disparu. Le petit-fils de votre châtelaine a quitté l’abbaye ce même soir et il n’est pas revenu.

— Hein ? Le jeune seigneur ! s’exclama John, bouche bée de stupéfaction et consterné cette fois. Il y a deux nuits et vous ne pouviez pas nous en parler avant ! Que Dieu nous vienne en aide ! Elle va devenir folle ! Que s’est-il passé ? Qui a emmené le petit ?

— Personne. Il a sellé son cheval et hop ! il s’est volatilisé ; il est parti de son plein gré. Mais ce qui lui est arrivé, mystère ! Et puisque l’un de ces deux-là est peut-être un meurtrier, je tiens à tout vérifier et à fouiller maison par maison avec ordre à mes hommes d’ouvrir l’œil. Vous êtes un excellent intendant, John, mais même vous ne pouvez pas savoir qui s’est glissé dans une des granges, bergeries, ou autre magasin du manoir d’Eaton. Et c’est précisément ce que je tiens à apprendre. Allez dire à dame Dionisia que j’aimerais la voir.

John secoua la tête et s’exécuta. Hugh descendit de cheval et alla jusqu’au pied de l’escalier menant à la porte de la vaste salle, au-dessus de la voûte basse, attendant de voir comment Dionisia se comporterait quand elle sortirait par la grande porte en haut des marches. Si elle n’avait pas encore eu vent de la disparition de l’enfant avant qu’elle ne l’apprenne par son intendant, il pouvait s’attendre à ce qu’elle entre dans une rage folle que nourriraient un effarement et un chagrin réels. Si au contraire elle savait, elle aurait eu le temps de se préparer à simuler la colère, mais elle pourrait aussi laisser échapper quelque chose de révélateur. Quant à John, son honnêteté était patente. Si elle avait ordonné qu’on cachât l’enfant, John n’avait rien à voir là-dedans. Ce n’était pas lui qu’elle aurait employé à cette fin, car il était bien décidé à être l’intendant de Richard d’abord et avant tout.

Elle sortit en trombe de l’encadrement sombre de la porte, toutes voiles dehors dans sa robe bleue, une flamme brûlant dans son regard impérieux.

— Qu’entends-je, Excellence ? Je n’arrive pas à y croire ! Richard aurait disparu ?

— C’est exact, madame, répliqua Hugh la dévisageant attentivement, pas gêné du tout par l’obligation où il se trouvait de lever la tête pour cela ; de toute façon il y aurait été obligé même s’ils avaient été au même niveau car elle était plus grande que lui. Il n’a pas reparu à l’école de l’abbaye depuis avant-hier soir.

Elle tordit ses mains crispées avec un cri d’indignation.

— Et vous ne pouviez pas le dire avant ! Deux nuits déjà ! Est-ce ainsi que les religieux s’occupent des enfants qu’on leur confie ? Et ce sont eux qui me refusent le droit d’éduquer la seule famille qui me reste ! Je tiens l’abbé pour responsable de tout ce qui pourra arriver à mon petit-fils ! Que la faute en retombe sur lui. Et qu’est-ce que vous attendez, monsieur, pour retrouver ce petit ? Voilà deux jours qu’il a disparu et vous vous présentez tout benoîtement chez moi pour m’en informer...

S’il y eut un silence momentané, ce fut parce qu’il lui fallait bien reprendre haleine, avec ses yeux flamboyants, du haut de son escalier, grande, grisonnante, formidable, son long visage patricien tout rouge de colère. Hugh, sans vergogne, profita de cet avantage dont on pouvait s’attendre à ce qu’il ne durât pas.

— Richard est-il venu ici ? demanda-t-il carrément, la défiant ouvertement.

Bouche bée, elle reprit son souffle.

— Pardon ? Évidemment non. Pensez-vous, sinon, que je serais dans pareil état ?

— En ce cas, vous en auriez informé l’abbé sur-le-champ, poursuivit Hugh innocemment, n’est-ce pas ? Vous savez, on est aussi inquiet que vous à l’abbaye. Mais il est parti seul, de son propre chef. J’ai donc pensé à venir ici en premier lieu. Mais si vous m’affirmez que vous ne l’avez pas vu... Son cheval non plus n’est pas revenu à son ancienne écurie ?

— Bien sûr que non, vous le sauriez déjà. Si le cheval était rentré sans cavalier, ajouta-t-elle, les narines dilatées, j’aurais envoyé tous mes gens ratisser les bois.

— C’est précisément ce à quoi s’emploient les miens en ce moment même. Mais je vous en prie, je serais très heureux que vous y ajoutiez ceux de Richard. Plus on est nombreux, mieux cela vaut. Parce que, jusqu’à présent, il semble que n’ayons pas réussi, murmura-t-il, continuant à l’observer de près. Et puis après tout, il n’est pas là.

— Non, rugit-elle. Faut-il vous le répéter ? Maintenant, s’il est parti de lui-même, comme vous le prétendez, il avait peut-être l’intention de rentrer chez lui. Et s’il lui arrive malheur en chemin, la responsabilité en incombera à Radulphe. Il n’est pas digne d’avoir la charge d’un jeune aristocrate s’il n’est pas capable de s’en occuper mieux que ça !

— Je lui répéterai vos propos, déclara obligeamment Hugh qui poursuivit avec une douceur horripilante : Mon devoir, à présent, est de continuer les recherches pour Richard et pour le voleur qui a assassiné un hôte de l’abbaye dans la forêt d’Eyton. N’ayez crainte, madame, je ne badine pas avec mes obligations. Puisqu’on ne saurait me demander de patrouiller quotidiennement dans le manoir de votre petit-fils, je suis persuadé que vous m’autoriserez à fouiller partout, afin de vous éviter cette peine. Vous tiendrez certainement à donner l’exemple à vos tenanciers et à vos voisins.

Elle lui lança un interminable regard hostile puis se tourna brusquement vers John de Longwood, qui était à ses côtés, impassible et neutre. Son mouvement fut si brutal que le bas de sa robe évoqua le coup de queue d’un chat en colère.

— Ouvrez mes portes à ces officiers. Toutes mes portes ! Qu’ils vérifient par eux-mêmes que je n’ai pas donné refuge à un meurtrier et que je ne cache pas mon propre descendant chez moi ! Informez tous mes métayers que je leur demande instamment de se plier aux exigences du shérif aussi simplement que moi. Entrez donc, monsieur, conclut-elle, se tournant vers Hugh, et allez où bon vous semble.

Pas mortifié pour un sou, il la remercia courtoisement et si elle vit la lueur dans son regard, qui était à deux doigts de l’ironie, elle dédaigna d’en laisser rien paraître, et tournant les talons elle regagna la grande salle d’une démarche rapide et coléreuse, le laissant à ses recherches dont il sentait déjà qu’elles seraient infructueuses. Mais il n’en était pas sûr et, si elle comptait que cette invitation malgracieuse suffirait à prouver son innocence et à expédier l’officier ailleurs, l’oreille basse, elle comprendrait vite son erreur. Hugh se mit au travail et retourna le manoir de fond en comble depuis la pièce principale et le cabinet particulier de Dionisia jusqu’aux chaumières de tous les paysans et vilains sur le domaine de Richard, en passant par les champs, les bergeries, la forge du maréchal-ferrant, les cuisines et autres magasins ; bref rien n’échappa à ses investigations. Ce qui n’empêcha pas Richard de demeurer introuvable.

 

Dans le milieu de l’après-midi, Cadfael se rendit à l’essart d’Eilmund avec les béquilles neuves que frère Simon avait coupées aux mesures du forestier, renforcées par de solides appuis latéraux pour soutenir son poids non négligeable. Apparemment, la fracture se réduisait bien, la jambe était droite et d’une taille normale. Eilmund n’avait pas l’habitude d’être couché, réduit à l’inactivité et il jalousait tous ceux qui s’occupaient de ses bois à sa place. Une fois qu’il aurait ces supports à sa disposition, Annette aurait du mal à le garder à la maison. Cadfael pensait que l’immobilité de son père avait permis à la jeune fille de déployer, oh bien innocemment, ses charmes féminins, mais la façon dont Eilmund prendrait la chose quand il s’en rendrait compte, ça c’était une autre paire de manches.

Il arrivait presque à Wroxeter quand il croisa Hugh qui repartait, solitaire, vers la ville après une longue journée passée à cheval. De leurs côtés, par les champs et par les bois, ses officiers continuaient à passer au peigne fin bosquets et tournières, cependant que Hugh devait se résoudre à rentrer seul au château pour y recevoir les rapports qu’on lui remettrait, réfléchir à la meilleure façon de couvrir le territoire restant et jusqu’où il faudrait étendre les recherches si elles n’avaient pas encore porté leurs fruits.

— Non, lança Hugh en réponse à la question informulée de son ami dès qu’ils furent à portée de voix, il n’est pas chez elle. Elle donne même l’impression de n’avoir pas été au courant de sa disparition avant que je la lui apprenne. Je sais, ça n’a rien de sorcier pour une femme de se livrer à une petite comédie de ce genre. Mais l’ennui est qu’on a été absolument partout et que, sous ce qu’on a négligé, une souris n’aurait pas de quoi se cacher. Pas de cheval noir aux écuries. Et c’est le même son de cloche chez tout le monde, depuis John de Longwood jusqu’au forgeron. Richard n’est pas là-bas ni dans aucune chaumière ou bouverie de ce fichu village. Le curé nous a ouvert sa porte ; il nous a accompagnés au manoir et c’est un honnête homme.

La mine sombre, avec un signe de tête, Cadfael trouva là un écho à ses propres doutes.

— Il me semblait bien qu’il y avait autre chose là-dessous. J’imagine que ça vaudrait la peine d’aller jeter un œil plus loin, à Wroxeter. Non pas que j’imagine Fulke Astley s’embarquant dans une telle aventure. Il est trop gros et trop prudent.

— C’est précisément de là que je viens, répliqua Hugh. Trois de mes hommes continuent à tout fouiller, mais pour moi, je suis convaincu qu’il n’y est pas non plus. On ne négligera rien – manoir, cottage, essart, et tout et tout. Si chacun est logé à la même enseigne, personne n’aura lieu de se plaindre. Remarquez, Astley a rechigné à nous laisser entrer. Question de dignité, j’imagine, parce qu’il n’y avait pas de raison.

— On a dû cacher le cheval à une certaine distance, émit Cadfael, se mordant les lèvres, méditatif.

— A moins, objecta Hugh d’un ton sinistre, que l’autre fugitif ne l’ait emmené hors du comté et qu’il se soit arrangé pour que le gamin ne puisse pas témoigner... même si on le retrouve.

Ils se fixèrent l’un l’autre, admettant silencieusement qu’on ne pouvait négliger cette éventualité, aussi tragique fût-elle.

— Le petit se serait enfui avec l’autre suspect, réfléchit Hugh. Admettons ; et cela sans en souffler mot à personne. Le poney est petit mais solide, trop grand pour Richard. Le serviteur de l’ermite ne pèse pas lourd. Et si, sans s’en douter, il s’était mis en route avec une canaille et un meurtrier ? Je ne prétends pas que ce soit le cas. Je dis seulement que c’est déjà arrivé et que ça pourrait arriver encore.

— C’est vrai, reconnut Cadfael, je n’ai rien à objecter.

Mais il y avait dans son intonation quelque chose qui suggérait qu’il n’y croyait pas. C’est curieux parce que jusqu’à ce moment précis, il avait des doutes.

— C’est votre petit doigt qui vous a soufflé ça ? Je vous connais assez pour ne pas négliger vos pressentiments, murmura Hugh avec un sourire un peu contraint.

— Non, Hugh, répondit Cadfael en secouant la tête, je ne sais rien qui ne soit connu de vous, je ne suis l’avocat de personne dans cette histoire, sauf de Richard. Je n’ai pas échangé trois mots avec ce Hyacinthe que j’ai vu deux fois seulement, quand il nous a transmis le message de Cuthred et quand il est venu réclamer mes services pour le forestier. Je dois me contenter d’ouvrir l’œil entre ici et chez Eilmund, et là-dessus vous pouvez compter sur moi, peut-être même explorerai-je un peu les sous-bois en chemin. Si j’apprends quoi que ce soit, soyez tranquille, vous en serez informé avant tout le monde. Que ce soit bon ou mauvais, mais que Dieu et sainte Winifred nous accordent de bonnes nouvelles !

C’est sur cette promesse qu’ils se séparèrent, Hugh pour aller prendre connaissance des renseignements que ses gardes auraient à lui fournir en cette fin d’après-midi, Cadfael pour traverser le village, en direction de l’orée de la forêt. Il avait tout son temps, et beaucoup de points auxquels réfléchir. C’était curieux comme le simple fait d’admettre que le pire était possible avait instantanément renforcé ses convictions qu’il n’avait pas eu lieu et qu’il n’aurait pas lieu. Il y avait plus étrange encore : à peine avait-il affirmé, ce qui était la stricte vérité, qu’il ne connaissait Hyacinthe ni d’Ève ni d’Adam, qu’il s’était senti intimement persuadé que cette lacune allait être comblée et qu’il apprendrait non pas tout, mais tout ce qu’il avait besoin de savoir.

 

Eilmund avait retrouvé ses couleurs ; il accueillit volontiers son visiteur et rien ne put le dissuader d’essayer aussitôt ses béquilles. Après avoir été cloué chez lui quatre ou cinq jours, épreuve qu’il avait trouvée particulièrement pénible, quel soulagement de pouvoir aller traîner au jardin et de se rendre compte qu’il apprenait vite à se servir de ses jambes de remplacement. Ce fut comme si le soleil recommençait à briller sur lui. Quand il fut sûr de savoir se débrouiller, il consentit à s’asseoir, sur l’injonction d’Annette, pour partager son souper avec Cadfael.

— Si j’étais raisonnable, déclara ce dernier, je rentrerais maintenant que je sais que vous vous en tirez. L’os se remet tout seul et il est droit comme un i. Vous n’aurez plus besoin que je vienne vous embêter tous les jours. A propos de visiteurs ennuyeux, Hugh Beringar et ses hommes sont-ils passés ? Ils battent les bois alentour. Si je vous explique qu’ils sont après Hyacinthe, le domestique de Cuthred, que l’on soupçonne d’avoir tué son maître, je ne vous apprends rien, je suppose. Et il y a aussi le petit Richard qui a disparu.

— On nous a parlé de ça la nuit dernière, répondit Eilmund. Oui, ils étaient là ce matin, il y avait toute une tripotée de gens d’armes de la garnison à inspecter chaque pouce de la forêt entre la route et le fleuve. Ils sont même entrés dans mon étable et mon poulailler.

Will Warden grommelait que c’était du temps perdu, mais qu’il avait des ordres. « Pourquoi aller chercher noise à un brave homme dont l’honnêteté n’est un secret pour personne ? Mais si je néglige une seule cabane ou que mes rabatteurs manquent un seul buisson, avec sa seigneurie qui a l’œil à tout, je ne suis pas sorti de l’auberge. » Vous savez si on a retrouvé le petit ?

— Non, pas jusqu’à présent. Il n’est pas à Eaton, c’est sûr et certain. Si cela doit vous rassurer, Eilmund, dame Dionisia a dû elle aussi laisser la maréchaussée fouiller son manoir de la cave au grenier. Noble ou pas, chacun est logé à la même enseigne.

Annette les servit en silence, leur apportant le pain et le fromage à table. Son pas était aussi léger qu’à l’ordinaire, ses traits aussi calmes ; c’est seulement quand on mentionna Richard qu’une expression d’inquiète sympathie assombrit son visage. Mais allez savoir ce qu’elle pensait derrière cet air tranquille, ce qui n’empêcha pas Cadfael de se risquer à jouer aux devinettes. Il prit congé sans trop tarder, refusant l’hospitalité d’Eilmund.

— J’ai manqué trop de services aujourd’hui. Je dois absolument retourner à mes obligations et au moins montrer le bout de mon nez à complies. Je reviendrai vous voir d’ici après-demain. Ne vous fatiguez pas. Toi, Annette, ne laisse pas ton père rester debout longtemps. S’il n’est pas raisonnable, ôte-lui ses béquilles.

Elle rit, affirma qu’elle n’y manquerait pas, mais Cadfael voyait bien qu’elle avait d’autres préoccupations. Et elle ne s’était pas jointe à son père quand ce dernier reprocha à Cadfael de s’en aller trop tôt, pas plus qu’elle ne l’accompagna jusqu’à la barrière, cette fois. Elle n’alla pas plus loin que la porte d’où elle le regarda enfourcher sa monture, et elle lui adressa un signe de la main quand il regarda en arrière avant de s’engager sur l’étroit sentier sinuant entre les arbres. C’est seulement quand il eut disparu qu’elle tourna les talons et rentra dans la chaumière.

Cadfael n’alla pas loin. A quelques centaines de toises dans les bois il y avait une petite clairière verte au creux d’un épais buisson où il mit pied à terre et son cheval à l’attache, puis il revint tout doucement, à pas de loup, là où il pouvait voir la porte de la maison sans qu’on le vît lui-même. La lumière déclinait doucement, se fondant dans le crépuscule vert tendre. Le silence était profond que rompait le chant d’un oiseau attardé au cœur de la forêt.

Au bout de quelques minutes, Annette apparut sur le seuil de la porte où elle s’immobilisa un bon moment, tendue, regardant partout autour d’elle, écoutant de toutes ses oreilles. Puis, satisfaite, elle sortit du jardin d’un pas vif et contourna l’arrière de la maison. Décrivant un grand cercle, Cadfael la suivit sous le couvert des arbres. Ses poules étaient déjà rentrées, à l’abri pour la nuit, la vache était à l’étable ; il y avait une bonne heure qu’Annette avait accompli ces tâches routinières alors que son père essayait ses béquilles sur le sol plat, élastique de la clairière. Il semblait qu’il ne restait à la jeune fille qu’à s’acquitter d’une seule chose avant que la nuit ne tombe et qu’on ne barricade la porte. Elle prit sa course, joyeuse, aérienne, tendant les mains pour écarter les buissons. Quand elle parvint à l’orée de la clairière, ses cheveux châtain clair peu à peu libérés dansaient sur ses épaules. Elle rejeta la tête en arrière, comme pour regarder parmi les arbres qui s’assombrissaient au-dessus d’elle, laissant parfois tomber, dans l’air silencieux, humide, une feuille morte, telle une larme de l’année vieillissante.

Elle n’alla pas très loin. Après une centaine de pas dans le bois elle s’arrêta, gardant la même attitude délicate, comme si elle allait prendre son envol, sous les branches du premier chêne centenaire au feuillage encore luxuriant. Cadfael n’était qu’à deux pas derrière elle, sous le couvert des arbres. Il la vit relever la tête et lancer un sifflement aigu, mélodieux, en direction de la cime de l’arbre auquel, très loin, là-haut, répondit un doux froissement de branches, dont le mouvement descendant évoqua la chute d’un gland et qui se matérialisa au sol par l’apparition soudaine, silencieuse, d’un jeune homme souple comme un chat. Il se suspendit par les mains à la branche la plus basse et retomba légèrement sur ses pieds aux côtés d’Annette. A peine avait-il touché terre qu’ils étaient dans les bras l’un de l’autre.

Cadfael ne s’était donc pas trompé. Le regard de ces deux-là ne s’était pas plutôt croisé qu’ils s’étaient épris l’un de l’autre, d’autant plus facilement que le garçon avait rendu un service inestimable au père de la belle. Pendant qu’Eilmund était cloué au lit, elle était libre d’aller où bon lui semblait, par exemple pour voir et nourrir un fugitif. Mais comment s’y prendre maintenant que le forestier pouvait se déplacer, même dans un rayon limité ? Était-il juste de poser à son père un tel problème, mettant en jeu sa loyauté, sa situation de représentant de la loi, même si cela ne concernait que la loi de la forêt ? Ils n’en étaient pas moins dans les bras l’un de l’autre, innocents comme deux enfants, mais à leur étreinte passionnée, on voyait aisément qu’il faudrait bien plus qu’un père, un seigneur, un roi ou les foudres de la loi pour les forcer à se séparer. Elle, avec ses longs cheveux défaits, ses pieds nus, et lui, avec l’élégance naturelle de son corps et de ses mouvements, sa beauté farouche, inquiétante, rappelaient les nymphes et les faunes qui peuplaient la forêt dans les idylles profanes de la Grèce antique. Le crépuscule qui descendait était incapable d’atténuer leur rayonnement.

« Eh bien », songea Cadfael, se laissant aller à admirer cette vision, « si c’est cela la clé du mystère, il faut y aller voir, il n’y a pas d’autre solution. » Il s’avança vers eux sans se cacher, et les buissons se mirent à bruire sous ses pas.

Dès qu’ils l’entendirent, ils se retournèrent, épaule contre épaule, tels deux chevreuils sentant un danger. En apercevant le moine, Annette tendit les bras et fit à Hyacinthe un rempart de son corps, le visage très pâle, terriblement décidée ; de la même façon, Hyacinthe se mit à rire, la prit par la taille pour l’écarter et se plaça devant elle.

— Comme si j’avais besoin de preuve ! s’écria Cadfael, s’efforçant d’adopter un ton aussi rassurant que possible, évitant de s’approcher trop près, même s’ils savaient que fuir ne leur servirait de rien. Je ne suis pas officier de justice. Si vous avez la conscience tranquille, vous n’avez rien à craindre de moi.

— Je n’aurai pas la prétention d’aller jusque-là, répondit calmement Hyacinthe d’une voix calme et douce, et dans la pénombre naissante son brusque sourire narquois brilla distinctement. Mais je ne suis pas un assassin, si c’est cela que vous sous-entendez. Vous êtes frère Cadfael, n’est-ce pas ?

Il les dévisagea tour à tour. Malgré leur méfiance inquiète, il vit qu’ils respiraient plus librement et qu’au fur et à mesure que le temps passait, ils ne comptaient plus ni fuir ni l’attaquer.

— Vous avez eu de la chance qu’il n’y ait pas eu de chiens ce matin. Hugh n’apprécie guère ce genre de chasse à l’homme. Je suis désolé, mon petit, si ma visite t’a forcé à rester sur ton perchoir plus longtemps que prévu. J’espère que tu passeras les nuits suivantes plus confortablement.

A ces mots ils sourirent tous les deux, sans répliquer, mais dans leurs yeux, il y avait encore une certaine méfiance.

— Et où diable te cachais-tu pendant que le sergent fouillait partout ? Comment as-tu fait pour qu’il ne se soit douté de rien ?

Annette se décida, montrant le sens pratique qu’elle manifestait en toute circonstance. Elle se secoua et sa chevelure brillante, moutonnante, déploya ses vagues pâles autour de sa tête. Elle respira à fond et éclata de rire.

— Il était sous les couvertures du lit de mon père, si vous tenez à le savoir, alors que Will Warden était assis sur le banc d’en face, à siroter sa bière avec nous tandis que ses hommes visitaient le poulailler et retournaient le foin dans l’appentis, dehors. Vous pensiez que mon père n’était au courant de rien, lança-t-elle, se rapprochant de lui et tirant Hyacinthe par la main. Vous m’en vouliez un peu, avouez. Inutile, il sait tout, et depuis le début, par-dessus le marché. En tout cas, depuis qu’on est aux trousses de Hyacinthe. Bon, maintenant que vous avez découvert le pot aux roses, ne vaudrait-il pas mieux rentrer à la maison ? On ne sera pas trop de quatre pour réfléchir à ce qui va se passer et à la manière de se sortir de ce guêpier.

 

— Ils ne sont pas près de revenir, assura tranquillement Eilmund qui présidait cette rencontre au sommet dans sa demeure depuis son trône, en d’autres termes son lit, celui-là même qui avait servi à soustraire Hyacinthe au bras armé de la justice. Mais si je me trompe, on aura le temps de se retourner. Il ne faut pas utiliser deux fois la même cachette.

— Et vous ne vous êtes jamais demandé si vous n’abritiez pas un meurtrier ? interrogea Cadfael, ne demandant qu’à être convaincu.

— Je ne vois pas pourquoi ! J’ai su tout de suite qu’il n’y était pour rien. Vous allez comprendre. Je parle de preuve, hein, Cadfael, et pas de simple conviction, bien que la conviction ne soit pas si simple que ça, si on va par là. Vous étiez chez nous la nuit dernière et c’est en rentrant que vous êtes tombé sur le cadavre. Le crime ne remontait pas à plus d’une heure. Vous êtes d’accord avec moi ?

— J’y souscris entièrement si cela doit confirmer vos dires.

— Vous êtes parti quand Annette est revenue de son travail qui l’avait occupée dans la soirée. Vous vous rappelez, je lui avais fait remarquer qu’elle y avait mis le temps ! Et pour cause, elle était avec ce garçon. Je ne sais pas ce qu’ils avaient en tête, mais ça ne pouvait pas attendre, ce qui ne vous surprendra pas, j’imagine. Bref, ils se trouvaient tous deux à environ un mille dans les bois depuis le moment où elle nous a laissés seuls jusqu’à ce qu’elle revienne au bout de deux grandes heures environ. C’est là que le jeune Richard les a trouvés. Elle a ramené Hyacinthe avec elle. Dix minutes après votre départ, et lui a demandé d’entrer. Ce n’est pas un criminel car pendant tout ce temps, il était avec elle, avec moi ou avec nous. Et cette nuit-là, il a dormi à la maison. Il ne s’est jamais approché du mort, nous pouvons en témoigner sous serment.

— Mais alors, pourquoi ne pas avoir... commença Cadfael qui s’abstint tout aussitôt de poser une question inutile, et levant la main pour éviter une réponse évidente. Non, pas un mot ! Je comprends tout. Je suis un peu lent ce soir. Si vous étiez venus raconter à Hugh Beringar qu’il était à la poursuite d’un innocent et que vous pouviez le prouver, vous auriez, c’est vrai, écarté ce danger de lui. Mais si un Bosiet est mort on en attend un autre à l’abbaye à tout moment – il y est peut-être déjà pour ce que j’en sais. Et d’après le palefrenier il ne vaut pas plus cher que son père ; cet homme a d’excellentes raisons de l’affirmer, il porte des marques qui en disent long. Non, vous étiez coincés, un point c’est tout.

Hyacinthe s’assit sur les roseaux du plancher, aux pieds d’Annette, les genoux sous le menton. Quand il parla ce fut sans passion ni emphase, mais on sentit dans sa voix la finalité calme d’une décision irrévocable :

— Jamais je ne retournerai là-bas !

— J’espère bien ! Il ne manquerait plus que ça ! s’exclama Eilmund du fond du cœur. Vous comprenez, Cadfael, quand il est venu, il n’était pas question de crime, c’était un vilain en fuite que j’ai choisi de cacher et qui avait eu amplement raison de fuir. Et puis il m’avait rendu un signalé service. Je l’aime bien, je ne voudrais pas qu’il aille là où il sera maltraité. Et puis voilà qu’on se met à crier au meurtre ! Je n’avais pas de raison de changer de point de vue. Evidemment le bon sens eût exigé qu’on avoue tout au shérif, à l’abbé, mais vous voyez, c’était impossible. Et voilà le résultat, on a ce garçon sur les bras. Comment s’arranger pour qu’il échappe à tout danger ?

L'Ermite de la forêt d'Eyton
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