CHAPITRE QUATRE
Hugh arriva au milieu de l’après-midi ; il voulait voir frère Cadfael et il était porteur des premières nouvelles, encore peu sûres, en provenance d’Oxford depuis que le siège avait commencé.
— Robert de Gloucester est de retour, commença-t-il. Je le tiens d’un armurier qui a eu l’esprit de quitter la ville avant qu’il ne soit trop tard. Certains ont eu la chance de deviner d’où soufflait le vent. D’après lui Robert a débarqué à Wareham au nez et à la barbe de la garnison royale. Tous ses vaisseaux sont intacts et il s’est emparé de la ville. Pas du château toutefois, enfin pas encore, mais il l’assiège. Il n’a pratiquement rien obtenu de Geoffroi, quelques chevaliers peut-être mais pas plus.
— S’il a débarqué sans dommage et qu’il tient la cité, objecta Cadfael avec bon sens, en quoi la forteresse peut-elle l’intéresser ? J’aurais cru qu’il gagnerait Oxford à marches forcées afin de sortir sa sœur du piège où elle est enfermée.
— Il essaye plutôt d’attirer Etienne à lui, et donc de rompre le siège d’Oxford. Selon mon informateur, la garnison de Wareham n’est pas trop solide ; ils ont obtenu une trêve et ont demandé au roi de les secourir à une date précise – il se mêle un peu de tout, mon bonhomme, mais il est en général bien informé, même si dans ce cas précis il ne connaît pas le jour exact – et si Robert les laisse choir, ils se rendront. Cela convient à Robert. Il sait que ça n’a rien d’un exploit de détourner Etienne de ses préoccupations ; je crois pourtant qu’il tiendra bon cette fois. Une chance pareille ne se présentera pas deux fois. Même lui ne peut pas se permettre de la négliger.
— Il n’y a pas de limite aux folies des hommes, constata calmement Cadfael. Il faut cependant être juste, c’est sa générosité qui l’a conduit à agir comme un imbécile ; on ne saurait en dire autant de l’impératrice. J’aimerais tellement que tout se termine avec le siège d’Oxford. S’il s’empare du château, de sa cousine et de tout le reste, elle sera en sécurité avec lui, c’est plutôt lui qui serait en danger. A part cela, quoi de neuf dans le sud ?
— On parle beaucoup d’un cheval qu’on a trouvé en liberté pas loin de la ville, dans les bois à proximité de la route de Wallingford. C’était il y a déjà quelque temps, à l’époque où toutes les routes sortant d’Oxford étaient barrées et la ville incendiée. Le cheval avait une selle tachée de sang et des fontes ouvertes au couteau, vides. Un palefrenier qui s’était sauvé avant l’encerclement a reconnu l’animal et son harnachement ; ils appartenaient tous deux à un certain Renaud Bourchier, chevalier au service de l’impératrice et l’un de ses proches confidents. Mon bonhomme affirme qu’elle l’avait chargé de sortir de la ville avec mission de tenter de franchir les lignes royales pour porter un message de sa part à Wallingford.
Cadfael cessa de manier la binette qu’il passait sans hâte entre ses parterres d’herbes médicinales et il concentra toute son attention sur son ami.
— En d’autres termes, à Brian FitzCount ?
Ce dernier, seigneur de Wallingford, avait été le partisan et le compagnon le plus fidèle de l’impératrice après le comte de Gloucester, son frère. Au nom de Mathilde, il avait tenu le château, avant-poste le plus exposé de son territoire car situé le plus à l’est, mais campagne après campagne, dans les bons et les mauvais moments, il lui avait gardé une loyauté indéfectible.
— Mais comment se fait-il qu’il ne soit pas avec elle à Oxford ? Il ne la quitte pratiquement jamais, à ce qu’il paraît.
— Personne ne s’attendait à ce que le roi se déplace aussi vite. Et maintenant voici notre homme séparé d’elle. En outre, elle a besoin de lui à Wallingford, car si jamais elle perd la ville, il ne lui restera plus qu’un territoire isolé dans l’ouest, sans aucune voie d’accès vers Londres. Peut-être s’est-elle adressée à lui au dernier moment, dans la situation désespérée où elle se trouve maintenant. Et s’il faut en croire la rumeur Bourchier lui apportait un trésor, pas tant en pièces qu’en bijoux. Ce qui n’aurait rien d’impossible, il faut bien qu’il paie ses hommes. Ils ont beau être loyaux de nature, ils doivent vivre et manger. Lui s’est déjà ruiné pour elle.
— On murmurait cet automne, émit Cadfael avec un froncement de sourcils méditatif, que l’évêque Henri de Winchester s’était donné bien du mal pour attirer Brian dans le camp du roi. L’évêque a assez d’argent pour acheter ceux qui sont à vendre, mais je doute qu’il puisse augmenter les enchères au point de tenter FitzCount. Pendant cette longue période, il s’est montré incorruptible. Elle n’a nul besoin de proposer encore davantage pour conserver ses services.
— Certes. Mais elle a peut-être jugé utile, quand elle a été prise dans l’étau des armées du roi, de lui montrer à quel point elle l’estimait, profitant de ce que la route était encore ouverte. Cela lui semblait valoir la peine de risquer le coup et la vie d’un homme courageux. Les choses étant ce qu’elles sont, elle a pu penser que c’était sa dernière chance pour lui de passer ce genre de message.
Cadfael réfléchit à l’argument et reconnut qu’il y avait du vrai. Quelle que fût la rivalité qui opposait les deux cousins, jamais le roi Etienne n’attenterait aux jours de Mathilde, mais une fois qu’elle tomberait entre ses mains, il serait forcé de la tenir à l’œil, dans son propre intérêt à lui. Parce que même en prison, on la voyait mal renoncer à récupérer sa couronne et accepter de s’entendre avec lui même si cela devait lui permettre de s’en tirer à bon compte. Il est vrai qu’ainsi séparés, des amis et alliés couraient le risque de ne jamais se revoir.
— Un homme courageux a donc tenté sa chance, reprit Cadfael sans emphase, et on a trouvé son cheval à l’abandon, son harnachement en piteux état, ses fontes vidées de leur contenu et du sang sur la selle et le tapis de selle. Ce Renaud Bourchier, où est-il à présent ? L’a-t-on assassiné pour le voler ? L’a-t-on enterré quelque part dans les bois ? Ou jeté dans la rivière ?
— Que peut-on envisager d’autre ? On n’a pas encore retrouvé son corps. Dans les environs d’Oxford, on a dans l’immédiat d’autres chats à fouetter que de fouiller la forêt pour chercher un mort. Des morts, il y en a eu assez à enterrer après le pillage et l’incendie d’Oxford, remarqua, Hugh, amer, d’une voix sèche, presque résigné aux massacres imprévus d’une guerre civile capricieuse.
— Je me demande combien de gens au château étaient au courant de cette mission. Je suppose qu’elle n’a pas crié ses intentions sur les toits, n’empêche que quelqu’un a eu vent de la chose.
— C’est ce qu’il semble, et il a mis ce renseignement à profit sans le moindre scrupule, soupira Hugh en se secouant pour ne plus penser à ces problèmes lointains qui n’étaient pas de son ressort. Dieu merci, je ne suis pas shérif du comté d’Oxford ! Nos difficultés à nous sont plus bénignes, une querelle domestique où l’on échange quelques coups, un vol par-ci par-là, le retour des braconniers à la belle saison. Mais j’oubliais le mauvais sort qui s’est abattu sur votre hallier.
Cadfael lui avait raconté ce que l’abbé n’avait pas jugé utile de lui confier, que Dionisia avait réussi à mettre l’ermite de son côté dans le conflit qui les opposait et que le saint homme avait pris son engagement très au sérieux dans le camp de la dame cruellement privée de la présence réconfortante de son unique petit-fils.
— Et d’après lui, le pire est encore à venir ? Je me demande ce qui se prépare à Eyton.
Ce qu’ils ignoraient, c’est que les dernières nouvelles d’Eyton étaient précisément en chemin, qu’elles venaient de franchir la haute haie de buis, portées par un novice que le prieur avait dépêché en hâte depuis la loge. Il arriva au pas de course, le bas de son habit volant au vent, avec juste assez de souffle pour transmettre son message sans attendre qu’on l’interroge.
— Frère Cadfael, on a besoin de vous, c’est urgent. Le domestique de l’ermite est revenu vous dire qu’on vous attend chez Eilmund. Le père abbé vous prie de prendre un cheval et de partir aussitôt. A votre retour vous l’informerez de l’état de santé du forestier. A la suite d’un nouvel éboulement, un arbre s’est abattu sur lui, lui occasionnant une fracture de la jambe.
On offrit à Hyacinthe de prendre du repos et un bon dîner pour sa peine, mais il refusa de rester. Aussi longtemps qu’il en fut capable, il avança, se maintenant à hauteur de l’étrier de Cadfael, et quand il se trouva obligé de ralentir le pas et de laisser Cadfael partir devant, il continua obstinément à marcher, comme s’il tenait bien plus à regagner la chaumière dans la forêt que la cellule de son maître. Eilmund lui devait certes une fière chandelle, mais quand le garçon serait enfin rentré chez son légitime maître, il encourrait une sévère réprimande ou pis. A la réflexion, toutefois, Cadfael avait peine à imaginer ce jeune être si indépendant se laissant quereller sans réagir, et encore moins battre.
C’était à peu près l’heure de vêpres quand Cadfael franchit la barrière basse du jardin d’Eilmund où il mit pied à terre. Une jeune fille ouvrit la porte à la volée et s’avança vers lui d’un pas décidé.
— Je ne vous attendais pas si tôt, mon frère. Le serviteur de Cuthred a dû parcourir tout ce chemin sur les ailes du vent ! Et après avoir sorti mon père du cours d’eau par-dessus le marché ! On peut vraiment lui être reconnaissants et aussi envers son maître, on aurait pu attendre des heures que quelqu’un d’autre passe, qui sait ?
— Comment va-t-il ? demanda Cadfael, détachant sa besace et se dirigeant vers la maison.
— Il a la jambe cassée en dessous du genou. Après qu’il s’est allongé, je l’ai pansé et immobilisé du mieux que j’ai pu, mais je suis loin d’avoir votre habileté. Et puis il est resté longtemps dans l’eau avant que ce jeune homme ne tombe sur lui. J’espère qu’il n’a pas pris froid.
Dans son lit, Eilmund était bien couvert et à présent, il avait commencé à s’habituer, sans enthousiasme, à sa situation. Il se soumit stoïquement aux mains de Cadfael, les dents serrées, sans piper mot quand ce dernier lui redressa la jambe et remit l’os en place.
— Cela aurait pu être pire, conclut Cadfael, soulagé. La fracture est nette, la chair a à peine souffert, dommage seulement qu’on ait dû vous déplacer.
— C’est que j’avais des chances de me noyer, grommela Eilmund, l’eau montait. Et j’aimerais que vous demandiez au seigneur abbé d’envoyer des gens enlever cet arbre avant qu’on recommence à avoir un lac dans le secteur.
— Mais oui, mais oui ! Maintenant, tenez bon ! Je ne tiens pas à vous laisser avec une jambe plus courte que l’autre.
Et, le prenant par le talon et le cou-de-pied, il mania fermement le membre brisé de façon qu’il ait la même taille que son jumeau.
— Annette, mets tes mains où j’ai les miennes et tiens la jambe dans cette position.
Elle ne s’était pas tourné les pouces en attendant ; elle avait été chercher des bouts de bois bien droits dans la réserve d’Eilmund, avait préparé de la laine pour le pansement et des bandes de tissu pour attacher les attelles. A eux deux, ils firent de la bonne besogne. Eilmund se renversa sur son oreiller en poussant un grand soupir. Son visage, buriné par les intempéries, était néanmoins très rouge aux pommettes, ce qui ne plaisait pas du tout à Cadfael.
— Si vous pouviez dormir un peu, ce serait parfait. Laissez-moi le soin de me charger du père abbé, de l’arbre et de tout ce dont il faut s’occuper ici. J’y veillerai, croyez-moi. Je vais vous préparer une potion qui vous soulagera et vous aidera à trouver le sommeil.
Malgré les protestations méprisantes d’Eilmund il la concocta et la lui administra. Le blessé l’ingurgita sans barguigner.
— Comme ça, il va dormir, glissa Cadfael à la jeune fille, comme ils se retiraient dans l’autre pièce. Mais veille à ce qu’il reste bien au chaud et ne se découvre pas cette nuit. Je m’arrangerai pour avoir la permission de revenir dans un jour ou deux, jusqu’à ce que je sois sûr qu’il n’y aura pas de complications. S’il se montre grognon, prends ton mal en patience, cela signifiera qu’il va plutôt bien.
Elle eut un petit rire, elle n’était pas inquiète.
— Oh, il me mangera dans la main. Il aboie mais il ne mord pas. Je sais comment le prendre.
Le crépuscule commençait à descendre quand elle ouvrit la porte de la maison. Au-dessus de leur tête, le ciel prenait une teinte d’or léger avec une étrange lueur humide qui répandait sa lumière entre les branches noires des arbres entourant le jardin. Et là, dans l’herbe, auprès du portail, Hyacinthe était assis, immobile ; il attendait avec la patience infinie de l’arbre auquel il était adossé, le dos bien droit. Il y avait dans son immobilité quelque chose d’une bête sauvage à l’affût. Ou encore, songea Cadfael, à qui l’idée parut meilleure, d’une bête sauvage poursuivie par un prédateur et qui se fie à son silence et à son immobilité pour se rendre invisible aux yeux du chasseur.
Dès qu’il vit la porte s’ouvrir, il sauta sur ses pieds d’un seul mouvement souple, mais il ne pénétra pas dans l’enclos.
Crépuscule ou pas Cadfael distingua le regard qu’échangeaient les deux jeunes gens, comme s’il les liait l’un à l’autre. Le visage de Hyacinthe, de la couleur du bronze, était impassible, mais un reflet de la lumière qui disparaissait accrocha ses yeux d’ambre, farouches et secrets comme ceux d’un chat, qui réfléchirent soudain, en s’assombrissant, la rougeur, le plaisir et la surprise d’Annette. La fille était charmante et le garçon incontestablement attirant, d’autant plus qu’il venait de rendre un service inestimable à son père. Quoi de plus naturel et humain que les circonstances le rapprochent du père et de la fille et les rapprochent tous deux de lui ? Il n’est rien de plus agréable, qui vous lie plus à autrui, que de lui avoir rendu service. Pas même la satisfaction d’avoir bénéficié de ce service.
— Bon, il faut que je m’en aille, lança Cadfael à la cantonade, enfourchant son cheval sans bruit, pour ne pas rompre le charme qui unissait les deux adolescents.
Mais, depuis le couvert des arbres, il se retourna. Les jeunes gens se tenaient exactement comme il les avait laissés. Il entendit clairement la voix du garçon, solennelle dans le crépuscule :
— Il faut que je vous parle !
En guise de réponse, Annette tira doucement la porte derrière elle et s’avança pour le rejoindre au portail. Cadfael s’éloigna dans la forêt, se rendant vaguement compte qu’il souriait. Pourtant, à y regarder de plus près, il n’était pas sûr qu’une rencontre aussi inattendue prêtât à sourire. Qu’est-ce que ces deux-là pouvaient bien avoir en commun pour que leur plaisir de se retrouver ait un avenir ? La fille du forestier de l’abbaye était un parti enviable pour tout jeune homme industrieux de ce côté-ci du comté, mais pas pour cet étranger sans racines, dépendant de la charité d’un bienfaiteur et qui ne possédait ni terre, ni métier, ni famille.
Il rentra son cheval à l’écurie et le pansa avant d’aller rendre compte à l’abbé Radulphe de la situation à Eyton. Il y avait encore de l’agitation malgré l’heure tardive : des hôtes de dernière minute qui arrivaient avec leurs montures et dont il fallait s’occuper. Ces derniers temps un calme relatif avait régné dans le comté, pendant l’été les marchands étaient constamment par monts et par vaux, mais, avec l’avènement de l’automne, tout cela s’était apaisé. Plus tard, quand la fête de la Nativité approcherait, l’hôtellerie serait de nouveau pleine de voyageurs pressés de rentrer chez eux, de gens rendant visite à leurs parents, mais en cette tranquille période intermédiaire, on avait le loisir d’observer les entrées et les sorties et d’éprouver une curiosité bien naturelle de la part de qui s’était voué à une vie stable par rapport à ceux qui prenaient la route au gré des marées et des saisons.
A ce moment précis un homme coléreux sortit des écuries à grands pas ; rien qu’à sa façon de traverser la cour on le sentait sûr de lui. C’était manifestement quelqu’un d’important dans son domaine, richement vêtu, élégamment chaussé et portant épée et poignard. Il passa près de Cadfael à hauteur de la loge ; il était grand, solide, brusque. La torche fixée à la porte éclaira soudain son visage qui disparut tout aussi vite dans l’ombre. Il avait une tête massive, bien en chair, dure cependant et d’une beauté brutale. Ses muscles évoquaient les bras d’un lutteur. Pour le moment il ne semblait pas en colère mais il était constamment prêt à se mettre en rage. Ses joues rasées de près rendaient ses traits d’autant plus impressionnants, et, en comparaison, ses yeux qui dominaient tout d’un air impérieux paraissaient nettement trop petits, ce qui était probablement une impression fausse, due à toute cette chair dans laquelle ils étaient enchâssés. A en juger par les apparences, il valait mieux ne pas s’attaquer à cet homme-là. On lui donnait la cinquantaine, mais l’âge ne semblait l’avoir adouci en rien. De granit il était, de granit il restait.
Son cheval attendait dans la cour de l’écurie, devant la porte d’une stalle ; sa robe fumait doucement, comme si on venait de lui retirer son tapis de selle. Un palefrenier le bouchonnait en sifflotant discrètement. Il était maigre avec des muscles longs ; il commençait à grisonner. Il était habillé de drap brun passé et d’une veste de cuir qui avait connu des jours meilleurs. Il jeta à Cadfael un regard en dessous, le salua silencieusement, si habitué à se méfier de tout le monde qu’il préférait se tenir à l’écart même d’un bénédictin. Cadfael lui souhaita joyeusement le bonsoir et se mit à desseller sa propre monture.
— Vous venez de loin ? C’est votre maître que j’ai croisé à la porte ?
L’homme acquiesça sans lever le nez, se gardant bien du moindre commentaire.
— Je ne le connais ni d’Eve ni d’Adam, poursuivit Cadfael. D’où êtes-vous ? Les hôtes ne courent pas les rues à pareille époque.
— De Bosiet. C’est un manoir à l’autre bout de Northampton, à quelques milles au sud-est de la ville. C’est lui Bosiet – Drogo Bosiet. Il possède le manoir et une bonne partie du comté alentour.
— Il est bien loin de chez lui, remarqua Cadfael, très intéressé. Où va-t-il donc ? Nous ne voyons pas souvent des voyageurs de par là-bas.
Le palefrenier se redressa afin de regarder de plus près celui qui l’accablait de questions ; manifestement il était un peu plus détendu et trouvait Cadfael aussi sympathique qu’inoffensif. Mais il n’en devint pas pour autant moins morose ni plus loquace.
— Il chasse, répliqua-t-il avec un sourire en coin qui ne s’adressait qu’à lui-même.
— Sûrement pas le chevreuil, risqua Cadfael, l’examinant à son tour et surpris par l’étrangeté de ce sourire. Ni, je le parierais, un quelconque gibier.
— Et vous ne perdriez pas. Il est aux trousses d’un homme.
— Un fuyard ? s’étonna Cadfael, plutôt incrédule. Si loin de chez lui ? Un vilain qui s’est sauvé vaut-il qu’on se donne tant de mal ?
— Celui-là, oui. Il sait plein de choses et il est adroit. Mais ça n’est pas tout, confia l’homme, renonçant à se montrer soupçonneux ou réticent. Mon seigneur a un compte à régler avec lui. Il a appris qu’on l’aurait vu dans le nord-ouest et il a passé au peigne fin chaque ville, chaque village entre là-bas et ici. Il m’a forcé à le suivre sur une route pendant que son fils et un autre palefrenier en prenaient une autre. Il ne s’arrêtera qu’à la frontière du pays de Galles. Quant à moi, si je voyais quelqu’un qu’il poursuit, je regarderais de l’autre côté. Je ne dénoncerais pas un chien qui se serait enfui de chez lui. Alors, un homme, vous pensez.
Il était devenu tout feu tout flamme à présent et, pour la première fois, il se tourna vers son interlocuteur si bien que la torche l’éclaira en plein. Il y avait sur une de ses joues une ecchymose noirâtre et le coin de sa bouche était gonflé et déchiré. La blessure avait l’air de commencer à s’infecter.
— C’est sa marque ? demanda Cadfael avec un coup d’œil à la plaie.
— Son « sceau » serait plus adéquat, car ça vient de sa chevalière. Je n’ai pas été assez empressé pour l’aider au montoir hier matin.
— Je suis disposé à vous soigner, murmura Cadfael, si vous pouvez attendre que je me sois entretenu d’autre chose avec mon abbé. Cela me paraîtrait préférable, si vous ne voulez pas que ça tourne mal. Dans le même ordre d’idée, vous n’êtes pas très loin de la frontière et suffisamment loin de chez lui, si jamais vous aviez vous aussi envie de prendre la clé des champs.
— C’est que j’ai une femme et des enfants à Bosiet, répliqua-t-il avec un rire bref et sans joie. J’ai les mains liées. Mais Brand était jeune et célibataire, il court plus vite que moi. Il vaut mieux que je rentre son cheval et que j’aille servir mon seigneur sinon il faudra que je lui tende l’autre joue.
— En ce cas, venez me rejoindre sur les marches de l’hôtellerie, suggéra Cadfael, brusquement rappelé à ses propres devoirs, quand il dormira à poings fermés ; je vous nettoierai cette vilaine éraflure.
L’abbé Radulphe écouta très attentivement et non sans soulagement le rapport de Cadfael. Il promit d’envoyer des gens dégager le saule dès potron-minet et aussi de nettoyer le canal et d’étayer la berge au-dessus ; il s’inquiéta en apprenant qu’Eilmund était resté longtemps dans l’eau, ce qui risquait de compliquer sa convalescence, alors que la fracture elle-même ne présentait aucun problème.
— J’aimerais retourner le voir demain, lui confia Cadfael, et m’assurer qu’il reste au lit. Il pourrait être un peu fiévreux et vous le connaissez, père. Sa fille aura beau le gronder, ce n’est pas ça qui le calmera. Si les ordres viennent de vous il en tiendra compte. Je prendrai ses mesures pour lui fabriquer des béquilles, mais je ne les lui laisserai à portée de la main que quand je jugerai qu’il peut se lever.
— Vous avez ma bénédiction, agissez comme bon vous semble. Autant vaut continuer à vous servir du cheval, dans ce cas. Le voyage serait beaucoup trop long à pied, et on aura besoin de vous ici une partie de la journée, frère Winifrid ayant encore bien des choses à apprendre.
— Le petit Hyacinthe a pourtant été merveilleusement rapide, répliqua Cadfael avec un sourire. Il a fait le trajet quatre fois, un aller-retour pour son maître et l’autre pour Eilmund. J’espère seulement que l’ermite n’a pas mal pris son retard.
Cadfael avait envisagé que le palefrenier de Bosiet pût avoir trop peur de son maître pour se risquer à sortir la nuit ; mais il n’en fut rien. Il se présenta quand son seigneur fut couché, au moment où les religieux sortaient de complies. Prenant par les jardins, Cadfael le conduisit à l’herbarium et il alluma une lampe dans son atelier pour se pencher sur la chair lacérée qui marquait le visage de l’homme.
Le petit brasero avait été couvert de terre pour la nuit mais pas éteint ; il était évident que frère Winifrid y avait veillé au cas où on en aurait besoin. Il apprenait vite et, curieusement, la délicatesse qui lui manquait quand il maniait la plume ou le pinceau se laissait deviner quand il s’occupait d’herbes médicinales et de remèdes. Cadfael découvrit le feu, le ranima en soufflant dessus et mit de l’eau à chauffer.
— Votre maître dort, vous en êtes bien sûr ? Ne craignez-vous pas qu’il se réveille ? Mais quand bien même, il n’y a aucune raison pour qu’il ait besoin de vous. N’importe, ne perdons pas de temps.
Le palefrenier s’assit docilement et se laissa soigner de bonne grâce en se tournant vers la lumière de la lampe. Sa joue meurtrie, au bord de l’ecchymose, passait du noir au jaune, mais de la plaie au coin de la bouche gouttaient du sang et du pus. Le moine baigna la croûte suintante et nettoya la blessure avec une lotion d’eau de bétoine et de sanicle.
— Eh bien, quand il frappe, votre maître n’y va pas de main morte, constata tristement Cadfael. Je vois là une double trace.
— En général, il préfère donner deux coups plutôt qu’un, répliqua le palefrenier d’un ton morne. Il y en a beaucoup comme lui parmi ses semblables mais il y a pire. Que Dieu vienne en aide à ceux qui les servent. Son fils marche gaillardement sur les traces de son père. Il a toujours vécu comme ça, on ne peut guère s’attendre à autre chose. Il nous rejoindra dans un ou deux jours. Et si, d’ici là, il n’a pas mis la main au collet de Brand – Dieu nous en préserve ! – la chasse continuera.
— Vous pourrez donc vous reposer un ou deux jours, ce qui laissera à votre blessure le temps de se refermer. Quel est votre nom, mon ami ?
— Garin. J’ai appris le vôtre par le frère hospitalier. Ah ! je me sens beaucoup mieux.
— J’aurais cru que votre maître se serait d’abord adressé au shérif, s’il avait vraiment à se plaindre de ce garçon. Les membres de la guilde de la ville se seraient vraisemblablement tus, même s’ils savaient quelque chose, un ouvrier qualifié, c’est toujours bon à prendre. Mais les officiers royaux, que ça leur plaise ou non, ont prêté serment d’aider les gens à récupérer ce qui leur appartient.
— Vous avez constaté que nous sommes arrivés trop tard pour tenter la moindre démarche dans ce sens avant demain matin. En outre, mon maître sait mieux que personne que Shrewsbury dispose d’une charte et que si son homme est arrivé jusqu’ici, il pourrait ne pas pouvoir reprendre ce qui lui appartient. Il compte bien aller voir le shérif mais puisqu’il loge sur place et qu’il imagine que l’Église lui doit assistance, tout comme les représentants de la loi, il a demandé à soumettre son cas au chapitre de demain ; après seulement, il ira se présenter au shérif. Il est prêt à tout pour avoir la peau de Brand.
Cadfael songea, sans en souffler mot, qu’il aurait largement le loisir de prévenir Hugh de filer avant la visite de Bosiet.
— Mais pourquoi diable votre patron en veut-il autant à ce jeune homme ? demanda-t-il.
— Ben, il a toujours été à deux doigts d’avoir des ennuis parce qu’il n’a jamais aimé qu’on lui dicte sa conduite ni celle des autres, et aux yeux de Drogo c’est déjà une manière de crime. Je ne sais pas au juste ce qui s’est passé ce dernier jour ; toujours est-il, et ça je l’ai vu, qu’on a ramené l’intendant du manoir, qui se conduit souvent comme son maître, sur une civière, et qu’il lui a fallu un bon moment avant de se lever. Il faut croire qu’ils s’étaient querellés et Brand l’a étendu pour le compte. On a su après que Brand demeurait introuvable et qu’on le recherchait sur toutes les routes sortant de Northampton. Seulement ils sont rentrés bredouilles et ils sont encore sur ses traces. Si jamais Drogo l’attrape, il l’écorchera vif. Non, peut-être qu’il ne l’abîmera pas, ce serait un vrai gâchis. Mais il se paiera sur la bête de toute la rancune qu’il a accumulée et il en tirera le maximum jusqu’à la fin de ses jours, en s’assurant que Brand ne puisse jamais plus s’enfuir.
— Alors il a intérêt à prendre ses distances dès maintenant, reconnut Cadfael, et si cela peut l’aider qu’on lui souhaite bonne chance, nous n’y manquerons pas. Maintenant ne bougez pas pendant un moment – voilà ! Emportez donc ce baume et n’hésitez pas à vous en servir. Il calme la douleur et aidera la peau à dégonfler.
Garin tourna curieusement la petite fiole dans sa main et porta le doigt à sa joue.
— Qu’y a-t-il là-dedans pour que ce soit si efficace ?
— Du mille-pertuis et de la pâquerette, c’est bon pour les plaies. Si l’occasion se présente demain, j’aimerais vous revoir, que je sache un peu comment vous allez. Et restez hors de portée ! conseilla chaleureusement Cadfael, avant de se tourner pour recouvrir le brasero avec de nouvelles mottes de terre grâce auxquelles le feu couverait jusqu’au matin.
Grand, fort en gueule, autoritaire, Drogo Bosiet apparut au chapitre à l’heure due. En pareille assemblée un être plus sage aurait compris que l’autorité était entre les mains de l’abbé et qu’elle ne souffrait aucun partage en dépit de sa voix paisible et mesurée et de son visage austère. Tant mieux, songea Cadfael, observant la scène avec attention et non sans quelque inquiétude, depuis sa stalle retirée. Radulphe saura évaluer cet individu en évitant de se découvrir trop tôt.
— Seigneur abbé – tel fut l’exorde de Drogo qui arpenta le sol dallé comme un taureau se préparant à charger –, je suis à la recherche d’un malfaiteur qui a attaqué, blessé mon intendant et fui mes terres. On sait qu’il a pris le chemin de Northampton, mon manoir auquel il est attaché se trouvant à quelques milles au sud-est de cette ville, et j’ai dans l’idée qu’il aurait pu se diriger vers le pays de Galles. Nous sommes toujours sur ses traces. A Warwick j’ai suivi la route de Shrewsbury tandis que mon fils empruntait celle de Stafford. Nous devons nous rejoindre en ces lieux. Je veux simplement savoir si un étranger d’une vingtaine d’années est arrivé par ici.
— Je suppose, répondit l’abbé après un long silence pensif, et un examen rigoureux du visage massif et de la position arrogante de son visiteur, que cet homme est votre vilain.
— Exact.
— Vous n’ignorez pas non plus que, dans la mesure où il semblerait que vous n’ayez pas pu le reprendre au bout de quatre jours, vous serez dans l’obligation d’en appeler aux tribunaux pour avoir de nouveau des droits sur lui ? poursuivit l’abbé doucement.
— Cela ne pose aucun problème, répliqua Drogo avec une impatience teintée de mépris, mais il faudrait d’abord que je sache où il est. Cet homme est à moi et j’entends bien qu’il le reste. Il m’a toujours valu des difficultés et je n’aime pas beaucoup perdre ce qui m’appartient. La justice sera de mon côté quand je le ramènerai là où il a violé les lois.
Il n’en fallait pas douter ; si cela se passait ainsi dans son comté, il lui suffirait de claquer des doigts.
— Si vous voulez bien nous expliquer à quoi ressemble ce fugitif, suggéra l’abbé avec bon sens, frère Denis pourra vous dire aussitôt si nous avons eu un hôte qui corresponde.
— Il se nomme Brand – il a vingt ans, des cheveux noirs avec des reflets roux, il est mince, solide, imberbe...
— Non, coupa frère Denis sans la moindre hésitation, personne n’a logé ici qui réponde à cette description et ce depuis au moins six semaines. S’il avait déniché du travail auprès d’un commerçant ou d’un marchand chemin faisant, certains transportent des marchandises et sont accompagnés de trois ou quatre serviteurs, oui, il aurait pu passer par ici. Mais un jeune homme seul, non, certainement pas.
— De toute manière, trancha l’abbé, afin d’empêcher quiconque de prendre la parole, bien que seul le prieur eût pu oser parler avant lui, je ne saurais trop vous conseiller d’interroger le shérif au château. Ses hommes sont nettement plus susceptibles que nous de savoir s’il y a eu des arrivées en ville. C’est à eux que revient de poursuivre les criminels et les contrevenants de toute nature, comme celui dont vous nous avez parlé, par exemple, et ils prennent leur travail très à cœur. Les membres de la guilde sont également prudents et très jaloux de leurs droits ; ils ont d’excellentes raisons d’ouvrir l’œil et de veiller au grain. Je vous recommande de vous adresser à eux.
— J’en ai certes l’intention, seigneur. Mais vous voudrez bien vous souvenir de ma requête, et si l’un d’entre vous se rappelle quoi que ce soit, je désire être tenu au courant.
— Chacun dans cette maison agira selon sa conscience, affirma l’abbé avec une autorité glaciale et il resta absolument impassible cependant que Drogo Bosiet s’inclinait à peine pour prendre congé, pivotait sur les talons de ses bottes et sortait à grands pas de la salle capitulaire.
L’abbé jugea inopportun de se livrer au moindre commentaire ou de donner une conclusion quelconque à cette scène après le départ du requérant, comme s’il n’éprouvait pas le besoin de fournir d’instructions supplémentaires, son intonation lui paraissant amplement suffisante. Quand le chapitre eut pris fin, un peu plus tard, Drogo et son palefrenier avaient sellé leurs chevaux et s’étaient éloignés, très certainement en direction de la ville et du pont, pour aller rendre visite à Hugh Beringar au château.
Frère Cadfael avait eu l’intention de passer rapidement à l’herbarium et à son atelier pour voir si tout allait bien et confier à frère Winifrid une tâche simple qu’il ne faudrait pas surveiller, ensuite, il comptait partir pour la chaumière d’Eilmund, mais les événements en décidèrent autrement. Il y eut en effet, ce jour-là, un décès parmi les religieux les plus âgés résidant à l’infirmerie, et frère Edmond, qui avait besoin d’un compagnon pour veiller avec lui après que le vieillard fatigué eut murmuré les quelques mots quasiment inaudibles de son ultime confession et reçu l’extrême-onction, se tourna tout naturellement vers son meilleur ami qui était également son plus fidèle compagnon en ce lieu. Ils avaient accompli ce même service ensemble en de nombreuses occasions au cours des quarante ans d’une vocation imposée depuis la naissance chez Edmond – l’enthousiasme n’était venu qu’après – et que Cadfael avait choisie après avoir passé la moitié de sa vie dans le siècle. Ils représentaient les visages opposés de l’oblat et du convers et se comprenaient si bien que les mots leur étaient à peine nécessaires pour communiquer.
Le vieillard était mort paisiblement, lui qui jadis avait eu l’esprit si vif et si pénétrant. La lumière qui s’éteignait n’avait pas vacillé, baissé seulement dans cet apaisement total, d’instant en instant, si mystérieusement qu’ils ne s’aperçurent pas du moment où la dernière étincelle disparut. Ils ne commencèrent à comprendre que quand le visage marqué par les stigmates de l’âge redevint presque lisse.
— Ainsi passent tous les braves gens ! s’exclama Edmond avec ferveur. Voilà ce qu’on peut appeler une belle mort ! Je voudrais que Dieu se montre aussi clément envers moi quand mon heure viendra !
Ils s’occupèrent ensemble du défunt et sortirent dans la grande cour pour que l’on prît les dispositions nécessaires afin que l’on transportât le corps dans la chapelle mortuaire. Et là, Cadfael fut arrêté par un autre contretemps, dû au plus jeune des élèves de frère Paul : il avait raté une marche dans l’escalier de jour dont il avait descendu la moitié sur les fesses, s’écorchant les genoux sur les pavés de la cour. Il fallut le relever, le baigner, le panser, et le renvoyer à ses jeux avec une pomme pour le récompenser d’avoir été aussi courageux et d’avoir obstinément refusé de se plaindre. Cadfael fut dans l’incapacité de se rendre à l’écurie et de seller le cheval qu’on lui avait attribué alors que l’heure de vêpres approchait.
Il traversait la cour au pas et allait franchir le portail quand Drogo Bosiet apparut sous la voûte. Il n’était plus aussi élégant. Ayant passé sa journée à courir sans résultat, il était couvert de poussière et avait le visage sombre, fatigué. Garin, le palefrenier, le suivait à quelques pas, prudemment attentif à accourir au moindre geste, désireux surtout de se faire oublier et de passer inaperçu. Il ne fallait pas être grand clerc pour comprendre que la proie avait disparu et qu’à l’approche du soir les chasseurs étaient rentrés la gibecière vide. Garin serait bien inspiré de se tenir hors de portée du poing lourd de son maître.
Rassuré autant que satisfait, Cadfael sortit de l’abbaye et se dirigea à vive allure vers la maison de son patient, à Eyton.