CHAPITRE DOUZE

 

 

Cadfael se leva bien avant prime. Il ouvrit les yeux sur la lumière d’un matin gris perle, promettant un ciel clair et une journée sans vent, qui ne lui permit toutefois pas d’oublier la tâche importante à laquelle il avait décidé de s’atteler sans attendre une minute de plus. Tant qu’il y était, pourquoi ne pas faire d’une pierre deux coups ? Il commença donc par se rendre à son atelier où il choisit les remèdes qui étaient susceptibles de manquer à l’hôpital de Saint-Gilles, au bout de la Première Enceinte. Essentiellement des lotions et des liniments pour les éruptions cutanées, à l’usage des vagabonds qui venaient y chercher refuge et souffraient fréquemment de troubles occasionnés par la faim et le manque d’hygiène, même s’ils n’étaient pas responsables de cet état de fait. Le froid causait également beaucoup de ravages, surtout parmi les vieillards, dont la voix était éraillée et dont la respiration évoquait des feuilles sèches volant le long des routes. La besace déjà bien remplie, il jeta un coup d’œil alentour. Il y avait des gens dont le travail demandait qu’on les suive de près, et il prépara à l’intention de frère Winfrid assez de directives pour l’occuper pendant les heures de travail de la matinée.

Après prime, il laissa frère Winfrid jouer de la bêche avec ardeur – il préparait un carré de choux – et il alla emprunter une clé au frère portier. Au coin du mur est de la clôture, à l’extrémité du champ de foire aux chevaux, à mi-chemin de Saint-Gilles, il y avait une grange et une écurie aux dimensions imposantes, surplombées d’un grenier. Pendant la crue, on avait sorti les chevaux de leurs stalles pour les conduire dans la cour de l’abbaye. C’est sur ce bout de route que la charrette de Longner avait attendu, pendant que ses conducteurs s’efforçaient de sauver les trésors de l’église. C’est également de là que Tutilo était sorti, par les doubles portes à l’arrière du cimetière, pour demander un peu d’aide à Aldhelm, qui s’était rendu involontairement complice d’un vol sacrilège. Enfin, à en croire Daalny, c’est en ces lieux, la nuit de la mort d’Aldhelm, qu’elle s’était réfugiée en compagnie de Tutilo, dans le grenier à foin. Ainsi, le jeune religieux avait évité d’affronter le témoin qui allait le confondre et, donc, d’avouer son péché. Ils n’avaient pas osé rentrer avant d’avoir entendu la cloche de matines. Il est vrai qu’à cette heure ils étaient hors de danger, car le malheureux jeune homme était mort.

Cadfael ouvrit les portes principales et en laissa une grande ouverte. Dans la pénombre (qui sentait bon le foin) de la grande salle, au rez-de-chaussée, il y avait des stalles pour les chevaux. Elles étaient vides. Lors des ventes saisonnières, beaucoup d’éleveurs locaux y hébergeaient leurs bêtes, mais en cette saison elles ne servaient guère. A peu près au milieu de la longue salle, une échelle de bois menait à une trappe donnant sur le grenier. Cadfael y grimpa. Il souleva la trappe et la repoussa sur le côté, puis il pénétra à l’étage supérieur éclairé par deux fenêtres étroites, dépourvues de volets. Quelques tonneaux étaient disposés le long du mur du fond, tout un arsenal d’outils était rangé dans le coin le plus proche et il restait une bonne quantité de foin, due aux récoltes abondantes des deux dernières années.

On voyait encore la trace de deux corps dans le tas de foin. Il était évident que deux personnes étaient venues là récemment, à en juger par les deux trous confortables que les corps s’étaient creusés. Qu’ils eussent été deux, on ne pouvait en douter, et cela laissa Cadfael quelque peu perplexe. Il resta un moment en contemplation, attentif. Ils s’étaient placés assez près pour se tenir chaud, tout en restant nettement séparés. Et cette séparation était si évidente qu’on pouvait se demander si elle n’avait pas quelque chose d’intentionnel. Non, ils ne s’étaient pas accouplés brutalement comme de bons paysans turbulents. On avait simplement affaire à deux pécheurs inquiets, à tort, qui plus est. L’espace d’une nuit, ils s’étaient abrités dans ce sanctuaire pour fuir un destin qui ne les avait pas épargnés, même si les coups devaient pleuvoir le lendemain. Ils n’avaient même pas dû bouger beaucoup, pour éviter que la paille ne bruisse à leurs pieds.

Cadfael commença à se mettre à la recherche du petit objet qu’il espérait trouver, sans aucune certitude de fouiller là où il fallait. Seule son intime conviction lui soufflait qu’un doigt bienveillant lui avait indiqué la bonne direction. Il avait failli poser la main dessus en ouvrant la trappe, car le lourd coin de bois l’avait repoussé de quelques pouces et caché à la vue. C’était un livre étroit, relié en cuir grossier, dont le bord avait pâli à force d’avoir été utilisé, manié, et que les frottements à l’intérieur de la besace n’avaient pas arrangé. Le petit avait dû le poser au moment de partir, afin d’avoir les mains libres pour aider Daalny à se relever. Ensuite, ils s’étaient occupés de remettre la trappe en place et il l’avait oublié.

Cadfael le prit entre ses mains, plein de reconnaissance. Un brin de paille tout propre marquait un passage entre deux pages. Il concernait l’office de complies. Dans le noir, ils n’avaient pas pu le lire. De toute manière, Tutilo le connaissait par cœur. Ce simple geste équivalait à une célébration. Oui, ils avaient fidèlement respecté les heures canoniales. Ce devait être facile de se prendre d’affection pour ce chenapan qui n’était pas de tout repos, songea Cadfael. Une affection où l’amusement le disputait à l’exaspération, mais une véritable affection tout de même, sans parler naturellement de cette voix d’ange que le ciel avait généreusement dispensée à qui n’en était pas un.

Cadfael était immobile, à un ou deux pas de la trappe grande ouverte quand il entendit un léger bruit en provenance du rez-de-chaussée. La porte n’ayant pas été refermée, n’importe qui avait pu entrer sans que Cadfael l’entende. Ce qu’il percevait était un frottement discret de céramique grossière, d’argile cuite à la va-vite, comme si on soulevait le lourd couvercle d’une jarre. Ce simple bruit produisait un grincement qui porta loin, et lui fit grincer des dents. Quelqu’un soulevait le dessus d’une jarre à blé. On l’avait remplie quand on avait déménagé les chevaux et on ne l’avait sûrement pas vidée de crainte d’une autre inondation ; les fleuves étaient encore très hauts. Cadfael entendit à nouveau le grincement du couvercle. On le remettait en place. Le geste fut exécuté avec beaucoup de douceur, mais il ne le distingua pas moins.

Il s’avança silencieusement pour voir qui était là, par l’ouverture de la trappe, et la personne qui était en bas leva la tête et le salua gaiement.

— Vous êtes là, mon frère ? Mais c’est parfait ! J’avais oublié quelque chose quand on a emmené les chevaux.

Sans se cacher, l’homme marcha bruyamment dans la paille, et Bénézet, le serviteur de Rémy, apparut avec à l’attention de Cadfael un petit sourire amical. Il fourbissait une bride incrustée d’or sur les rênes et le frontal.

— C’est celle de mon maître, expliqua-t-il. J’ai mis son cheval à la longe pour la première fois depuis sa boiterie. Il était arrivé tout harnaché et je l’avais oublié ici. On va en avoir besoin demain. Nous préparons les bagages.

— Oui, j’ai appris cela. Et vous serez sous bonne escorte, murmura Cadfael, en rangeant le bréviaire dans la poche ventrale de sa robe.

Il avait laissé sa besace en bas, il s’approcha avec précaution jusqu’à la trappe et commença à descendre l’échelle. Bénézet l’attendit en jouant avec la bride.

— Heureusement que je me suis rappelé où je l’avais posée, reprit ce dernier, en passant le doigt sur les décorations en relief du frontal et des rênes. J’ai demandé au portier. C’est lui qui m’a dit que vous aviez pris la clé. Je suis donc venu pendant que c’était ouvert. Si vous avez terminé, mon frère, nous pourrions rentrer ensemble.

— Je dois encore me rendre à Saint-Gilles, répliqua Cadfael, se tournant pour récupérer sa sacoche. Je vais fermer, si vous n’avez plus besoin de rien ici. Ensuite, j’irai à l’hôpital.

— Non, non, c’est bon. Quelle chance que la mémoire me soit revenue, sinon la bride d’apparat de Rémy serait restée accrochée à ce râtelier et il aurait fallu que je la lui rembourse sur mes gages, ou il se serait payé sur la bête.

Bénézet le salua vivement puis il franchit l’angle du mur et repartit vers la Première Enceinte sans un regard en arrière. Il n’avait pas jeté un seul coup d’œil vers la jarre à blé, dans son recoin, mais il aurait fallu être aveugle pour ne pas remarquer qu’il avait pris la bride au dernier râtelier. Pourquoi tenait-il tant à ce que Cadfael le remarque ?

Celui-ci se dirigea vers le grand récipient dont il souleva le couvercle. Quelques grains s’étaient éparpillés sur le bord, à l’intérieur, et sur le sol, à proximité. Pas beaucoup, mais ils étaient bien visibles. Il plongea les deux bras parmi le blé glissant et il tâta partout jusqu’à ce que ses doigts touchent le fond. Les grains coulèrent, tout froids, autour de ses mains. Il n’y trouva rien de suspect. On n’était pas venu y cacher un objet, mais le récupérer. Il ne pouvait affirmer qu’une chose : de par sa nature et sa forme, l’objet avait entraîné quelques grains avec lui en sortant. S’il s’était agi de la bride, ils auraient simplement glissé en retombant. Quelque chose entouré de tissu, alors ? Peut-être.

Et si Bénézet avait seulement voulu savoir la quantité de blé qui restait ? Une idée comme ça ? Les gens ont parfois des gestes étranges dont ils seraient incapables de s’expliquer la raison. N’importe, il fallait garder cela en tête. Des petits détails sans importance ont parfois des conséquences incalculables. Cadfael se reprit, referma le lourd vantail et partit pour Saint-Gilles.

 

Dans la grande cour, où il revint la besace vide, on s’activait, mais sans hâte. C’est toujours ainsi quand souffle le vent du départ. Rien ne pressait, car il restait une grande journée pour tout préparer. Les deux écuyers de Robert Bossu allaient et venaient autour de l’hôtellerie, rassemblant vêtements et équipement dont leur maître n’aurait pas besoin pendant le trajet. Il voyageait léger, mais il aimait être impeccablement servi, ce qu’il obtenait, en général, sans avoir à le demander explicitement. Nicol, l’intendant et son jeune compagnon, celui qu’on avait laissé rentrer à pied de Worcester à Shrewsbury – il avait pris tout son temps, ce qui ne manquait pas de bon sens – n’étaient pas très occupés, cette fois, car le comte de Leicester se chargeait de transporter l’argent récolté pour leur maison dans son fourgon à bagages, celui-là même qui avait servi à rapporter le reliquaire de sainte Winifred et avait été attribué à l’usage commun. Pour que le sous-prieur se déplace plus dignement, le comte lui avait prêté son cheval de bât. Robert Bossu, en se montrant aussi attentionné pour Herluin, dans les petites choses, veillait à mettre du baume sur sa dignité blessée.

C’est pour le dernier groupe de ces voyageurs réunis par le destin que les préparatifs étaient particulièrement délicats. Daalny descendit l’escalier de l’hôtellerie en prenant mille précautions. Elle portait dans ses bras un très bel orgue portatif, et levait la tête aussi haut que possible pour ne pas manquer une marche. Rémy avait pour ses instruments plus d’attention que pour sa chanteuse. Un artisan lui avait construit un étui spécial pour éviter tout choc à l’orgue, mais il était volumineux. La place manquant à l’intérieur, il avait fallu se résoudre à laisser l’étui à l’écurie. Daalny traversa la cour en serrant l’instrument contre elle, comme s’il s’était agi d’un enfant. De sa main libre, elle l’étreignait d’un geste caressant, car l’affection qu’elle lui portait valait bien celle de Rémy. Elle leva les yeux vers Cadfael, quand il arriva à côté d’elle, et lui adressa un sourire prudent, comme si elle avait décidé en son for intérieur des sujets qu’elle préférait ne pas aborder trop ouvertement avec lui.

— C’est vous qui portez ça ? s’exclama-t-il. Laissez-moi vous aider.

Son sourire devint plus amical, mais elle eut un geste de dénégation.

— J’en suis responsable. S’il doit tomber, j’aime autant que ce soit avec moi. Mais ce n’est pas lourd, seulement encombrant. L’étui est là-bas. Tout en cuir, matelassé. Vous pouvez m’aider à le ranger, si vous voulez. Il faut être deux, l’un de nous tiendra le sac grand ouvert.

Il l’accompagna à l’écurie et, ainsi qu’elle le lui avait demandé, tint fermement le couvercle de l’étui repoussé contre son bras pendant qu’elle y glissait le petit orgue. Elle referma la boîte et boucla soigneusement les courroies, de manière à ce qu’elle ne risque pas de s’ouvrir. Pas très loin, les jeunes serviteurs du comte s’affairaient efficacement avec la grâce et la délicatesse propres à leur âge. A l’extrémité de la cour, Bénézet cirait selles et brides qu’il plaçait ensuite sur un cadre de bois. Il avait étalé les tapis de selle au soleil qui, bien que pâle, était très chaud. La bride richement ornée de Rémy était pendue à un crochet, près de lui.

— Votre maître apprécie les équipements de qualité, observa Cadfael, en la montrant du doigt.

Impassible, elle y jeta un coup d’œil.

— Ah ça ! Ce n’est pas à Rémy, mais à Bénézet. Maintenant, ne me demandez pas d’où il la tient. J’ai souvent pensé qu’il l’avait volée quelque part. Seulement il est du genre discret et il n’aime pas bien qu’on lui pose des questions. Alors…

Cadfael accueillit ce renseignement sans commentaire. Pourquoi ce mensonge qui ne servait à rien ? En tout cas, il était incapable d’y voir une raison quelconque, ce qui, en soi, méritait déjà qu’on s’y arrête. Peut-être Bénézet avait-il cru sage d’attribuer la possession d’un si bel objet à son maître, afin d’éviter qu’on l’interroge sur la manière dont il l’avait acquis. C’est ce que Daalny venait de suggérer. Il décida de pousser un peu ses investigations, sans avoir l’air d’y toucher.

— Il ne semble pas y faire très attention. Il l’avait oubliée dans la grange du champ de foire aux chevaux lors de l’inondation. Il n’a récupéré cette bride que ce matin.

— Il vous a raconté des histoires ! s’écria-t-elle, soudain attentive, les mains encore posées sur la dernière lanière. Il a passé une demi-heure à la nettoyer dans tous les sens au début de la matinée. Il l’a toujours eue avec lui, je l’ai vue une dizaine de fois depuis.

Elle commençait à se poser des questions, cela se voyait à son regard. Cadfael ne tenait pas à lui mettre la puce à l’oreille plus que de raison. Elle était déjà bien assez engagée dans cette affaire, et très capable de commettre une folie, comme ça, sur un coup de tête, alors qu’elle se trouvait sur le point de partir à Leicester et que rien n’était résolu. Il semblait nettement préférable de la maintenir à l’écart, dans la mesure du possible. Elle avait l’esprit vif toutefois, et l’inconséquence de la chose ne lui avait pas échappé.

— J’ai sûrement mal compris, répondit Cadfael d’un air indifférent, avec un haussement d’épaules. Il était là-bas et il l’avait à la main, tout à l’heure. J’ai pensé qu’il était venu la reprendre et j’ai cru, sans réfléchir, qu’elle appartenait à Rémy.

— Je ne vous donne pas tort, acquiesça-t-elle. Moi aussi, je me suis souvent demandé comment elle était venue en sa possession. Il l’a eue en Provence, j’imagine. Par quel moyen, je préfère ne pas le savoir. Que faisait-il au champ de foire aux chevaux ? demanda-t-elle sans quitter Cadfael du regard, ni tourner encore la tête vers Bénézet.

Elle était curieuse, mais sans excès, comme si tout cela était d’une importance relative, pourtant ce n’était qu’une façade. Cela se voyait à l’éclat de ses yeux.

— Est-ce que je sais ? J’étais dans le grenier quand il est entré. Ça l’a peut-être intrigué de voir la porte ouverte, tout simplement.

Elle ne put résister au désir d’en savoir plus. Les yeux écarquillés, elle l’interrogea, craignant de trop espérer.

— Et vous, pourquoi étiez-vous dans ce grenier ?

— Je cherchais une preuve de ce que vous m’avez raconté. Et je l’ai trouvée. Saviez-vous que Tutilo avait perdu son bréviaire là-bas, après complies ?

— Non, répondit-elle dans un souffle où passèrent toutes ses espérances.

— Il m’a emprunté le mien, la nuit dernière. Il ne savait évidemment pas où il avait égaré le sien. Moi, j’ai songé à un endroit où il ne serait pas mauvais de le chercher. Il était bien là, avec un marque-page pour complies. On n’en est pas encore au témoin oculaire, mais c’est une preuve solide. J’attends de la remettre entre les mains de Hugh Beringar.

— Cela suffira-t-il à le libérer ? questionna-t-elle du même murmure ravi.

— Pour autant que l’affaire le concerne, c’est fort possible. Mais le supérieur de Tutilo, c’est Herluin, et là c’est une tout autre histoire.

— Est-il indispensable qu’il soit mis au courant ? lâcha-t-elle, les dents serrées.

— Jusqu’à un certain point seulement, si j’arrive à convaincre Hugh. On lui parlera, bien sûr, de la preuve de l’innocence de Tutilo, mais vos agissements la nuit du meurtre ne le regardent pas.

— Quel mal y avait-il ? scanda-t-elle, radieuse et méprisante envers un monde où tout un chacun pensait à mal, domaine qu’elle ne connaissait que trop bien, mais qui ne l’intéressait guère. L’abbé ne peut-il pas passer par-dessus la tête d’Herluin ? C’est son abbaye, pas celle de Ramsey.

— L’abbé observera la Règle. Il n’a pas le droit de retenir Tutilo ici et d’en priver Ramsey, pas plus qu’il n’a licence d’abandonner l’un des siens. Non, attendez ! Voyons plutôt si on ne peut pas décider Herluin à lui ouvrir la porte.

Il ne poursuivit pas ses spéculations sur ce point, même s’il lui semblait que la vocation passionnée de Tutilo s’était rafraîchie. Il devait lui paraître à présent bien plus intéressant de tirer celle qui portait le nom de l’épouse de Partholan de sa condition servile. Eh bien, qu’il en soit ainsi ! Il valait mieux s’en rendre compte avant qu’il ne soit trop tard, et trouver à s’employer décemment, que de persister pour devenir de plus en plus étroit d’esprit et, finalement, ne plus voir que le mal partout.

— Avertissez-moi, le moment venu, murmura Daalny, le regard très grave, sur le ton de commandement d’un souverain.

C’est seulement quand Cadfael l’eut quittée, pour guetter l’arrivée de Hugh au portail, qu’elle tourna les yeux vers Bénézet. Pourquoi raconter des mensonges alors que personne ne lui demandait rien ? S’il préférait laisser croire aux gens que cette bride de prix appartenait à son maître et non à lui, c’était son affaire et cela lui évitait des questions déplacées. D’accord. Mais pourquoi avait-il éprouvé le besoin de fournir une explication ? Voilà que cet homme, taciturne de nature, se fatiguait à mentir inutilement. Mais dans quel but ? De plus, et ça aussi, c’était intéressant, il ne s’était pas donné la peine de se rendre sur le champ de foire aux chevaux pour récupérer la bride de Pierre, Paul ou Jacques. C’est la raison qu’il avait fournie, mais ce n’était pas la bonne. Alors, que voulait-il reprendre ? Quelque chose qu’il n’aurait pas oublié, mais délibérément laissé là-bas ? S’il avait mis dans la grange un objet qu’il ne pouvait pas se permettre de montrer, il devrait aller le rechercher aujourd’hui même. Demain, avec le départ pour Leicester, il serait trop tard.

D’autre part, Daalny devait bien avoir vu juste ; d’abord les faits : la nuit où avait eu lieu l’inondation, le flot furieux avait menacé l’église d’où l’on avait retiré tous les trésors, et Tutilo avait alors commis son ingénieux forfait, c’était indéniable ; et puis il y avait cette chose mystérieuse, cachée depuis lors dans la grange, qui avait semé la graine lente mais sûre du crime. Un crime dont Tutilo était innocent. Mais une tierce personne, le vrai coupable, avait eu de bonnes raisons de craindre les révélations d’Aldhelm, ce soir-là. Sinon, qu’est-ce qui aurait pu le pousser à tuer un malheureux berger, travaillant sur un manoir au diable vauvert ?

Daalny continua à travailler sans se presser, car elle n’aurait pour rien au monde quitté l’écurie tant que Bénézet y était aussi. Elle devait retourner à l’hôtellerie pour prendre les instruments plus maniables, mais elle consacra à cette tâche un minimum de temps, et tout en les emballant avec soin, elle s’installa de façon à ne pas quitter Bénézet des yeux. L’un des écuyers du comte, le plus jeune, intéressé, vint examiner l’ud sarrasin que le père de Rémy avait rapporté des croisades. Sa présence apporta une agréable diversion à la surveillance discrète qu’elle exerçait sur son compagnon, et la retarda dans ses préparatifs. Sinon, elle aurait tout terminé en une heure ou deux, ce qui l’aurait privée d’une excuse pour rester. Les flûtes à bec et les flûtes de Pan étaient faciles à transporter. Le rebec et la mandore étaient pourvus d’un sac matelassé, même s’il fallait envelopper soigneusement l’archet du rebec.

Il serait bientôt midi. Les jeunes pages du comte réunirent leurs bagages pour qu’on les mette dans le chariot le lendemain, puis ils allèrent veiller sur le confort de leur maître et lui servir à dîner. Daalny boucla la dernière courroie et posa le sac qui contenait les flûtes à côté de ceux, plus lourds, où l’on avait rangé les autres instruments.

— Ça y est, c’est prêt. Tu as fini avec les harnachements ?

Bénézet en avait sorti un de l’une de ses sacoches qu’il avait à moitié remplie et il y fourra un paquet de vêtements. Ce qu’il y avait en dessous, songea-t-elle, il avait dû l’y mettre pendant qu’elle était retournée à l’hôtellerie chercher le rebec et la mandore. Quand il eut le dos tourné, elle tâta la douce masse de cuir du bout du pied. A l’intérieur, cela produisit un son argentin très léger, comme des pièces qui se frottent l’une contre l’autre. Ce fut très bref, comme si le paquet était trop serré pour permettre un mouvement un peu plus conséquent. Mais c’est un bruit qu’on ne peut confondre avec aucun autre. Il tourna vivement la tête, mais elle croisa son regard sans baisser les yeux, en toute innocence, sans broncher, faisant mine de n’avoir rien entendu.

— Viens dîner, lança-t-elle sur le ton de la conversation, avec aplomb. Rémy doit être à table avec Robert Bossu, à l’heure qu’il est. Pour le moment, on n’a pas besoin de toi là-bas.

 

Hugh écouta le récit de Cadfael, tournant et retournant l’étroit bréviaire entre ses mains, avec son petit sourire en coin, partagé entre l’amusement et l’exaspération.

— Je suis responsable de mon comté, c’est un fait, mais dans le cas présent, je n’ai aucun pouvoir et vous le savez très bien. Vous m’affirmez que ce garçon est innocent, je le crois sans peine. D’ailleurs, je n’ai jamais pensé sérieusement qu’il puisse être coupable. Pour moi, la preuve que vous m’avez fournie est amplement suffisante. Mais si j’étais vous, je ne raconterais pas tout à Radulphe, et je ne parle pas d’Herluin ! Restez donc en dehors de tout ça. Vous avez peut-être le sentiment de devoir la vérité à l’abbé, mais je doute qu’il arrive à sortir ce malheureux du guêpier où il s’est fourré. Si Herluin apprenait qu’il a rencontré une fille dans le foin, ça apporterait de l’eau à son moulin. Ce serait encore plus grave que sa tentative de vol, du moins s’il n’avait pas manqué son coup. Je vais certes pouvoir le disculper, mais je n’ai pas d’autre suspect. Non, vraiment, c’est tout ce que je peux vous promettre.

— Je laisse tout cela entre vos mains, dit Cadfael avec un soupir résigné. Vous agirez au mieux. Dieu sait qu’on n’a pas de temps à perdre. Demain, tout ce beau monde sera parti.

— Ouais, avec l’héritage des Beaumont en Normandie et en Angleterre, lança Hugh en se levant, Robert Bossu aura d’autres chats à fouetter qu’un petit clerc de quatre sous, dont les affaires ne vont pas s’arranger, une fois rendu à destination. Je ne serais pas surpris qu’il oublie de fermer une porte à clé pendant le trajet et qu’il lance les poursuivants sur une fausse piste, le cas échéant. Vous savez, ils ne sont pas près d’arriver à Ramsey. Rendez-le-lui, il en aura besoin.

Et là-dessus, il tendit à Cadfael le petit volume dans lequel se trouvait toujours le brin de paille marquant l’endroit où Tutilo avait célébré complies et récité les prières du soir avec Daalny.

Hugh alla s’entretenir avec Radulphe tandis que Cadfael resta à ruminer de sombres pensées, serrant le bréviaire entre ses doigts. Il ne savait toujours pas pourquoi il continuait à se soucier de ce petit imbécile qui avait essayé de dérober sa sainte patronne à Shrewsbury, déclenchant du même coup une série de catastrophes dont avaient pâti un certain nombre d’honnêtes gens. L’un d’eux y avait même perdu la vie. Certes, Tutilo n’avait jamais voulu cela, mais il n’en était pas moins responsable, et tant qu’il ne retournerait pas dans le siècle, pour lequel il était fait, cela continuerait. Même sa piété excessive n’avait pas sa place dans un monastère où il faut d’abord et avant tout de la discipline. Si Hugh parvenait à prouver que le garçon n’avait tué personne, c’était déjà ça.

Quant aux autres accusations portées contre lui (en particulier son entreprise aventureuse sur le reliquaire de sainte Winifred), elles n’étaient pas du ressort du shérif du comté. Et si le pire devait arriver, Tutilo ne serait pas le premier à devoir faire contre mauvaise fortune bon cœur et se résigner à son sort. Il apprendrait à se soumettre. Certes, il n’aurait pas l’existence qu’il avait souhaitée, mais au moins il serait en sécurité. Avertissez-moi, avait-elle dit. Il n’y manquerait pas. Mais il ne savait pas encore si les nouvelles seraient bonnes ou mauvaises.

Dans le parloir de l’abbé, Hugh rendit un verdict aussi concis que possible. Puisqu’il était hors de question de tout raconter, il valait mieux être bref.

— Je suis venu vous dire, père abbé, qu’il n’y a plus aucune charge contre le novice Tutilo. J’ai suffisamment de preuves pour pouvoir affirmer qu’il n’a pas trempé dans le meurtre d’Aldhelm. Pour la loi, dont je suis le fidèle gardien, il ne présente plus d’intérêt. Enfin, pas plus que les autres membres de la communauté, ajouta-t-il aimablement.

— Dois-je comprendre que vous avez découvert l’assassin ? questionna Radulphe.

— Malheureusement, non. La seule chose dont je sois sûr est que ce n’est pas Tutilo. Il a accompli son devoir, cette nuit-là, en venant m’avertir de ce qui s’était passé et le lendemain, il n’a pas marchandé l’aide qu’il nous a fournie. Non, en tant que shérif, je n’ai rien contre lui.

— Je ne saurais aller aussi loin, objecta Radulphe. Voler n’est déjà pas une mince affaire. Mais il est beaucoup plus grave de pousser un innocent à devenir complice de vol et d’être, même indirectement, responsable de sa mort. Je dois reconnaître qu’il a manifesté des remords, et qu’il s’est confessé. Qu’il puisse un jour utiliser ses dons pour la plus grande gloire de Dieu, je le pense, mais il devra d’abord payer sa dette. Puis-je savoir, ajouta-t-il en regardant gravement Hugh, après un moment de silence, sur quel nouveau témoignage vous vous fondez pour étayer vos assertions ? Si vous n’avez pas identifié le criminel, il faut qu’un témoin se soit présenté pour vous permettre de parvenir à cette conclusion.

— Il a prétendu avoir été appelé à Longner, répondit aussitôt Hugh, de façon à pouvoir s’esquiver en attendant que le danger soit passé, au moins pour la nuit en question. Je doute qu’il ait cherché plus loin. C’était surtout une menace immédiate à laquelle il voulait se soustraire. Je sais où il s’est caché. Dans le grenier au-dessus des écuries de l’abbaye, sur le champ de foire aux chevaux. Nous avons pu établir qu’il n’en est pas sorti avant d’avoir entendu la cloche de complies. A ce moment, Aldhelm était déjà mort.

— Y a-t-il quelqu’un qui puisse confirmer ce point ?

— Oui, se contenta de répondre Hugh.

— Bien, soupira Radulphe en se rasseyant plus confortablement. Il m’est tombé entre les mains par hasard et je ne puis ni ne veux me montrer indulgent envers lui ni alléger son châtiment. Le sous-prieur Herluin le ramènera à Ramsey et le remettra à la garde de son abbé. Mais pendant qu’il est dans notre maison, je suis tenu de respecter les droits de Ramsey et de le surveiller étroitement en attendant qu’il quitte ces lieux.

— Il n’a pas été curieux, rapporta Hugh à Cadfael d’une voix amusée, nuancée d’estime pour Radulphe. Il n’a pas essayé d’en savoir plus. Il s’est contenté de mes affirmations. Donc pour lui, Tutilo n’était pas un meurtrier et n’avait pas contrevenu à la loi de ce pays, du moins à l’extérieur de la clôture. Ça lui a suffi. Après tout, demain, il sera débarrassé de ce souci, et il a aussi un pénitent sur les bras. Il ne sera peut-être pas aussi simple d’absoudre Jérôme. Mais en tant que supérieur de ce couvent, Radulphe ne permettra sûrement pas à notre excommunié de participer aux offices du soir, à l’occasion de cette dernière nuit. Il a raison, naturellement. Quand il aura décampé, Shrewsbury ne sera plus responsable de lui. Seulement, dans l’intervalle, il est obligé d’agir au nom de Ramsey et de Shrewsbury. Les religieux doivent se comporter décemment les uns envers les autres, même s’ils se détestent. En vérité, ça ne m’amuse pas, mais Tutilo doit rester dans sa cellule. Enfin, ça, c’est la version officielle, corrigea-t-il en souriant. S’il y avait un contretemps pour vous, dans la mesure où cela ne concerne que le droit canon, je m’en laverais les mains.

— Ah, ce sont des choses qui arrivent, répondit Cadfael, laissant vagabonder sa mémoire et se remémorant des souvenirs chers, non sans un soupçon de nostalgie. A quand donc remonte notre dernière expédition nocturne ?

— Nous avons passé l’âge, rétorqua Hugh, avec une grimace à l’adresse de son ami. Restez donc un peu tranquille et laissez Tutilo et consorts payer le prix de leurs erreurs. On finira bien par leur pardonner un jour. Pour autant que je sache, l’abbé de Ramsey est un brave homme, il ne doit pas être du genre à souhaiter la mort d’un pécheur. S’il avait un faible pour la musique, ce serait une bonne chose. Et puis supposons qu’on lui ouvre sa cage en pleine nuit. Sans vêtements, ni argent, ni nourriture, il serait dans de beaux draps.

Il y avait du vrai là-dedans, reconnut Cadfael. Oh, il se débrouillerait… en prenant quelques risques. Il chiperait une chemise, des chausses, sur la corde à linge d’une ménagère quelconque, un œuf ou deux dans un poulailler. Il trouverait bien le moyen de gagner quelques sous en chantant sur les routes, ou en mendiant sur un marché. Et surtout, il n’y aurait plus de murs pour limiter sa liberté, ni de porte fermée à double tour, ni de sermons interminables sur les péchés qu’il avait commis. Finie, la menace d’excommunication qui lui interdirait les repas en commun et l’accès à l’oratoire, finie l’interdiction de bavarder avec ses collègues, à supposer que l’un d’eux soit assez fou pour lui glisser un mot aimable, risquant ainsi de s’attirer le même sort.

— Tout de même, médita Hugh, la Règle n’a pas tort qui parle de laisser toutes les portes ouvertes. Une fois qu’on a tout essayé pour convaincre les sujets récalcitrants, que dit la Règle ? « Si un frère de peu de foi vous quitte, laissez-le aller. »

Cadfael l’accompagna jusqu’à la loge. Les jours rallongeaient et, avec la fraîcheur qui tombait, l’après-midi prenait cet aspect tranquille, caractéristique de l’heure qui précède vêpres, lorsque le travail de chacun est terminé. Il ne souffla mot de la bride de Bénézet, ni de sa visite à l’écurie du champ de foire aux chevaux. Il préférait garder le silence quand il n’était sûr de rien et qu’il n’avait pas de preuves à avancer. Toutefois, il ne pouvait pas se résoudre à en rester là. La vérité peut parfois blesser, mais rester dans le doute, c’est encore pire.

— Vous viendrez demain assister au départ du comte ? demanda-t-il, au portail. Je ne sais pas à quelle heure sa seigneurie décidera de se mettre en route. Je suppose cependant qu’ils préféreront profiter de la lumière le plus longtemps possible.

— Si mes renseignements sont exacts, il entendra d’abord la messe. Oui, j’y serai.

— Amenez donc trois ou quatre hommes. Assez pour garder la porte au cas où cela s’avérerait nécessaire. Inutile de gloser là-dessus quand même.

— Tant de précautions pour votre moinillon ? A d’autres ! Qu’est-ce que vous avez derrière la tête ? questionna-t-il en s’arrêtant net. Je vous connais !

— Je vous jure que je n’ai rien de précis à vous offrir, Hugh. Si quelqu’un doit faire un pas de clerc et passer pour un imbécile, j’aime autant que ce soit moi. Mais soyez là, surtout ! La plume qui vole au vent a plus de substance que ce que j’ai appris, mais on ne va peut-être pas s’arrêter en si bon chemin. Ne bougez pas avant demain. Nous avons une autorité extrêmement puissante pour nous soutenir, en la personne de Robert Bossu. Si j’essaie quelque chose et que je me casse le nez en impliquant un innocent, il n’y aura pas grand mal, mais je me refuse à traiter quelqu’un de criminel sans preuves formelles. Laissez-moi les mains libres et allez dormir sur vos deux oreilles.

Hugh hésitait. Fallait-il presser son ami de tout lui raconter, même s’il s’agissait de soupçons sans consistance, ou lui laisser carte blanche ? Il choisit la seconde solution. Avec trois ou quatre hommes triés sur le volet, il viendrait saluer le comte avant son départ. L’aristocrate avait lui-même deux écuyers de valeur pour le protéger. Avec une pareille garde, que pouvait-il arriver ? De plus, même s’il n’avait pas de garde du corps, Cadfael n’était pas un débutant.

— Comme vous voudrez, murmura enfin Hugh, sans enthousiasme. Comptez sur nous. Nous serons prêts à répondre au moindre signe. Je lis en vous comme en un livre ouvert.

Son cheval gris favori était attaché à la porte. Il l’enfourcha et s’éloigna au long de la grand-rue, en direction du pont menant à la ville. Il n’y avait pas un souffle d’air et la lumière avait des reflets d’étain sur l’étang du moulin. Cadfael suivit des yeux le shérif jusqu’à ce que le bruit des sabots de sa monture s’estompe dans le lointain. Alors seulement, il revint dans la grande cour. La cloche de vêpres sonnait.

Le jeune moine chargé d’apporter leur repas aux prisonniers revenait tout juste des cellules. Il reposa la clé avant de se rendre, en compagnie du frère portier, à l’église pour l’office. Cadfael les suivit sans hâte, l’oreille aux aguets, absolument sûr d’avoir repéré une silhouette aplatie contre le mur, à l’angle du pilier du portail. Elle n’était pas idiote et s’abstint de lui souhaiter le bonsoir, mais elle l’avait vu. De son poste d’observation, immobile, elle avait vu Hugh partir. Personne n’aurait pu prétendre qu’il l’avait aperçue, ou qu’il avait entendu quoi que ce soit. Il avait été assez prudent pour cela.

Il consacra une brève prière à ce pauvre Jérôme, tout confît dans son propre fiel et qui cependant devait encore avoir un peu de cœur. On le ramènerait à l’oratoire en temps et en heure, humble et soumis. Il se recroquevillerait au seuil du chœur jusqu’à ce que l’abbé décide de mettre un terme à sa pénitence. Qui sait s’il ne finirait pas par « dépouiller le vieil homme ». C’était certes beaucoup demander, mais les miracles, ça existe.

 

Assis sur son petit lit, Tutilo écoutait les ferventes prières de Jérôme, dans la cellule voisine. Elles lui parvenaient étouffées par le mur de pierre. Il n’en distinguait pas les mots mais les murmures gémissants, si pitoyables que Tutilo éprouva de la pitié pour celui-là même qui avait tenté, sinon de le tuer, au moins de le blesser. A cause de ce chant funèbre auquel il ne pouvait échapper, il n’entendit pas la clé tourner dans la serrure. Elle grinça légèrement, pourtant. La porte s’ouvrit si doucement, de crainte de provoquer le moindre craquement, qu’il ne tourna pas la tête avant qu’une voix étouffée ne prononce son nom, dans son dos.

— Tutilo !

Daalny était sur le seuil. Derrière elle, ce qui restait de lumière se reflétait sur les murs pâles, en face, et du ciel tombait une poussière d’étoiles à peine visibles pour le moment, perdues dans un firmament bleu, guère plus sombre que leur couleur d’argent. Elle entra d’un pas vif silencieux, puis elle referma le vantail car Tutilo n’avait pas encore éteint sa petite lampe. Et au moindre rai filtrant à l’extérieur ils risquaient d’être repérés par le premier venu. Elle le regarda et fronça les sourcils, mécontente de le voir découragé, le teint grisâtre. Ce n’était pas le Tutilo qu’elle aimait se rappeler, ou qu’elle aimait tout court.

— Parle bas, intima-t-elle. Si on peut entendre frère Jérôme, lui aussi le peut. Il faut que tu partes. Vite. Cette fois, tu dois t’en aller. C’est ta dernière chance. Demain, tout le monde sera parti. Herluin te ramènera à Ramsey, où tu connaîtras un sort pire que le mien, si ça ne dépend que de lui.

Tutilo se mit lentement debout, les yeux fixés sur elle. Il lui fallut un long moment pour s’arracher à l’univers misérable où se complaisait frère Jérôme et comprendre que la porte s’était vraiment ouverte, livrant passage à la jeune fille. C’était bien elle qui était devant lui, pressante, si vivante, avec ses cheveux noirs flottant librement sur ses épaules et ses yeux qui jetaient des flammes sombres dans son visage ovale, translucide.

— Allons, dépêche-toi. Je vais te montrer. Du guichet, tu iras vers le moulin. Ensuite, pars vers l’ouest et le pays de Galles.

— Partir ? murmura Tutilo, comme dans un rêve où il essaierait de reprendre pied au cœur d’un monde étranger, irréel.

Et puis soudain, il se reprit, galvanisé par son énergie à elle.

— Pas question. Je ne vais nulle part sans toi.

— Idiot ! s’écria-t-elle, impatiente. Tu n’as pas le choix. Si tu ne te remues pas, on va te ramener à Ramsey, couvert de chaînes. Une fois passé Leicester, hors de la présence de Robert Bossu, tu es perdu. Qu’est-ce que tu veux ? Endurer d’incessants tourments qui te mèneront à une mort prématurée ? Tu n’aurais jamais dû revenir dans cette cage, parce que ce n’est pas un refuge, tu le sais. Il vaudrait bien mieux que tu ailles au pays de Galles sans un sou vaillant, avec ta voix et ton psaltérion. On sait accueillir un artiste, là-bas. Allez, tu perds du temps, et tu gâches tout mon travail.

Elle ramassa l’instrument posé sur le lutrin dans son sac de cuir et le lui fourra dans les bras. A ce contact, il tressaillit et le serra contre son cœur, sans la quitter du regard. Quand il ouvrit la bouche, elle crut qu’il voulait encore protester. Pour l’en empêcher elle posa un doigt sur ses lèvres tandis que, de sa main libre, elle l’attirait désespérément vers la porte.

— Non, tais-toi. Laisse-moi seule, c’est préférable. Que ferais-tu d’une esclave en fuite ? Je serais une gêne constante pour toi. Il ne me laissera jamais partir, et il a la loi pour lui. Moi, je ne suis pas libre, tu comprends ? Toi, si. Je t’en prie, Tutilo, sauve-toi !

Tout son enthousiasme parut lui revenir, une lueur d’audace passa sur son visage et il sortit avec elle. A présent, c’est lui qui marchait en tête. Ils traversèrent le couloir sombre, de nouveau la clé tourna dans la serrure, et ils se retrouvèrent dehors, dans la nuit fraîche, pleine du parfum de la sève qui montait. Ils se séparèrent sans un mot, c’était mieux ainsi. Devant lui s’étendaient le miroir d’étain du vivier et le chemin conduisant à la Première Enceinte. A gauche, juste avant le pont menant à la ville, il y avait une route étroite qui piquait vers l’ouest et le pays de Galles.

Sans un regard en arrière, Daalny repartit vers la grande cour. Il ignorait tout de la tâche qui l’attendait, elle, le lendemain matin, mais si ça marchait, on abandonnerait les poursuites contre lui et il n’aurait plus rien à craindre. Même quand le royaume est divisé, la loi séculière reste extrêmement mobile, ce qui n’est pas l’apanage du droit canon. De plus, un semblant de preuve n’a rien à voir avec une preuve irréfutable de culpabilité ou d’innocence.

Elle entendit que l’on continuait à chanter, dans le chœur, ce qui lui laissait tout loisir de retourner à la cellule afin d’éteindre la petite lampe. Il courrait beaucoup moins de risques si l’on pensait qu’il était allé se coucher et qu’il dormirait jusqu’au matin.

Le Voleur de Dieu
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