CHAPITRE DEUX

 

 

— Pas difficile de deviner pourquoi il a reçu ce nom ! s’écria Cadfael, s’attardant dans l’atelier où frère Anselme travaillait, dans le cloître, après la grand-messe, le lendemain matin. Il a une voix aussi pure que celle d’une alouette.

Ils venaient précisément d’en entendre une chanter à plein gosier, et ils s’étaient arrêtés chez le premier chantre pour regarder les fidèles et les visiteurs laïcs qui séjournaient à l’hôtellerie se disperser. Pour ceux qui cherchaient à se loger à l’abbaye, il était conseillé et de bonne politique d’assister au moins à la grand-messe du jour. Février était un mois calme pour frère Denis, l’hospitalier, mais il y avait toujours quelques voyageurs en quête d’un abri.

— Il a énormément de talent, ce petit, acquiesça Anselme. Beaucoup d’oreille et de l’instinct pour l’harmonie. Il doit pourtant être difficile de l’employer dans un chœur. Une voix avec un grain pareil, ça ne se met pas sous le boisseau, ajouta-t-il après un moment de réflexion.

Inutile d’insister sur ce point, la justesse de cette remarque avait déjà reçu des preuves en abondance. Quiconque écoutait cette émission pure, d’une poignante douceur, qui surprenait l’ouïe par sa tendresse, en était aussitôt convaincu. Impossible de forcer un tel timbre à rentrer dans le rang et à se fondre dans l’équilibre polyphonique d’un chœur. Cadfael se demanda également s’il n’était pas tout aussi utopique d’essayer d’imposer à son propriétaire la discipline sans fantaisie d’une communauté religieuse.

— L’hôte provençal de frère Denis a drôlement dressé l’oreille en entendant notre rossignol, observa Anselme. Hier soir, il a prié frère Herluin d’autoriser le petit à venir pratiquer avec lui dans la grande salle. Tiens, regarde, ils y vont. Il m’a donné son rebec pour que j’y remette des cordes. Il faut reconnaître qu’il tient à ses instruments.

Le trio qui traversa le cloître après être sorti de l’église par la porte sud suscita une grande curiosité et de nombreuses spéculations parmi les novices. Ce n’était pas tous les jours qu’un troubadour du midi de la France venait loger à l’abbaye, et pas n’importe lequel, à en juger par ses deux serviteurs et le nombre de ses bagages. Voici trois jours qu’il attendait de pouvoir repartir avec sa suite, retardé dans son voyage pour Chester par un cheval qui s’était mis à boiter. Rémy de Pertuis avait une cinquantaine d’années. Il avait grande prestance et prisait fort sa personne et son allure. Cadfael le regarda se diriger vers la grande salle de l’hôtellerie. Il n’avait pas eu jusqu’alors l’occasion de l’étudier d’un peu près, mais puisque Anselme faisait grand cas de ses capacités musicales, il méritait qu’on lui consacre un moment.

Un beau visage bronzé, couronné de cheveux roux, une barbe courte, bien taillée. Une démarche élégante, des vêtements de prix, doublés de fourrure, et de l’or à la ceinture. Ses deux domestiques le suivaient de près, un grand gaillard d’environ trente-cinq ans, vêtu de marron de la tête aux pieds, que ses bons habits, simples mais de qualité, situaient entre l’écuyer et le valet d’écurie, et puis une femme, habillée d’un manteau, la tête couverte d’un capuchon, reconnaissable à sa silhouette mince et à son pas vif.

— Qu’a-t-il besoin de cette fille ? s’étonna Cadfael.

— Ah ! ça, il s’en est expliqué auprès de frère Denis, répliqua Anselme avec un sourire. Et par le menu. Elle n’est pas de sa famille…

— Le contraire m’aurait étonné, répondit Cadfael.

— Certes tu aurais pu croire, comme moi au début, quand je les ai vus arriver, qu’ils avaient des relations un peu spéciales, ce qui est le cas, mais ce n’est pas du tout ce que j’avais imaginé. C’est elle qui chante la plupart de ses chansons. Elle a une voix ravissante et il la reconnaît à sa juste valeur, mais c’est tout, pour autant que j’aie pu m’en rendre compte. Elle représente une partie – non négligeable ! – de ce qu’il possède.

Frère Anselme avait beau eu entrer dans les ordres très jeune, il n’en avait pas moins appris à connaître la plupart des mœurs en usage hors de la clôture, et il y avait beau temps qu’elles ne le choquaient ni ne le surprenaient plus.

— Admettons, mais qu’est-ce qu’un ménestrel venu de la Provence peut bien fabriquer au cœur de l’Angleterre ? Parce qu’il ne s’agit pas d’un vulgaire jongleur, mais d’un troubadour authentique. Il est quand même un peu loin de chez lui, tu n’as pas l’impression ?

Après tout, songea-t-il, pourquoi pas ? Les protecteurs dont dépendent de tels artistes peuvent, à l’heure qu’il est, être anglais aussi bien que français, normands, bretons ou angevins. Ils cherchent des poètes des deux côtés de la mer, où ils ont des terres. D’ailleurs, de par sa nature même, le troubadour est amené à errer à l’aventure, si on se réfère au terme galicien trobar d’où il tire son nom. Ce mot, qui à l’origine avait le sens de chercher, en est venu à signifier écrire de la musique et de la poésie. Les troubadours sont ceux qui cherchent et trouvent la poésie et la musique. Et si leur art est universel, on doit pouvoir les rencontrer partout.

— Il va à Chester, l’informa Anselme. Du moins s’il faut en croire son valet – un nommé Bénézet. Peut-être espère-t-il dénicher une place dans la maison du comte. Mais il n’est pas pressé et manifestement pas à court d’argent. Trois bons chevaux de selle et deux domestiques, pas mal comme façon de se déplacer.

— Moi, ce que je voudrais savoir, murmura Cadfael, d’une voix sombre, méditative, c’est pourquoi il a quitté son emploi précédent. Se serait-il rendu trop agréable auprès de la dame de son seigneur ? S’il a éprouvé le besoin de franchir une mer, il fallait que ce soit sérieux !

— Ce qui m’intéresse plus, avança Anselme, que cette conception quelque peu cynique de l’état de troubadour n’impressionnait guère, c’est d’où vient cette petite. Elle n’est ni française, ni bretonne, ni provençale. Elle parle l’anglais qu’on pratique sur les marchés, et elle a des notions de gallois. Il semblerait qu’il l’ait acquise de ce côté-ci de l’océan. Le valet, Bénézet, vient du Midi, comme son maître.

A ce moment, le trio avait pénétré dans la grande salle, sans qu’on en sache plus sur les relations mystérieuses qui les unissaient maintenant que quand ils étaient arrivés à l’abbaye. D’ici quelques jours, si les routes étaient encore praticables et si le cheval avait cessé de boiter, ils s’en iraient en gardant leur secret, comme tant d’autres qui avaient trouvé refuge sous ce toit hospitalier pendant un jour ou une semaine, avant de repartir sans rien laisser derrière eux. Cadfael se secoua ; il était inutile de s’interroger sur les étrangers de passage. Il soupira et retourna à l’église pour glisser un mot à l’oreille de sainte Winifred avant de reprendre son travail au jardin.

Il y avait quelqu’un devant lui, qui avait besoin de l’attention de sainte Winifred, semblait-il. Tutilo devait avoir quelque chose à lui demander car il était agenouillé sur la marche la plus basse de son autel et sa silhouette se détachait nettement sur la lumière des cierges. Il était si concentré sur ses prières qu’il n’avait pas entendu les pas de Cadfael sur les dalles de la nef. Son visage était levé vers les flammes, tendu, véhément et ses lèvres remuaient vite, sans bruit dans sa supplique volubile et, à en juger par ses yeux grands ouverts et ses joues toutes roses, il était persuadé d’être entendu et de voir se réaliser ce qu’il souhaitait. Tutilo n’était pas un adepte des demi-mesures.

Pour lui une simple requête adressée au ciel, par l’intermédiaire d’une sainte bien disposée, revenait à lutter avec l’ange ou réduire au silence des théologiens subtils par des arguments imparables. Il se releva, d’une détente allègre, le menton pointé, sûr d’avoir remporté une victoire.

Quand il sentit une présence étrangère, il tourna vers le nouveau venu un front calme et modeste. Toute son exubérance avait disparu aussi subtilement que dans la chambre de Donata, lorsqu’il avait glissé d’une chanson d’amour profane à un chant liturgique, donnant le change à frère Herluin qui n’y avait vu que du feu. En reconnaissant Cadfael, sa gravité empreinte de dévotion s’adoucit un peu, et une lueur discrète de malice passa dans ses yeux d’ambre.

— Je priais pour que la petite sainte nous aide dans notre mission, dit-il. Aujourd’hui, le père Herluin prêche à la Croix-Haute, en ville. Si sainte Winifred nous apporte son concours, nous ne pouvons pas échouer.

Il tourna de nouveau le regard vers le reliquaire sur lequel il s’attarda, les yeux écarquillés d’admiration.

— Elle a déjà accompli des miracles. Frère Rhunn m’a raconté qu’elle l’a guéri et choisi pour la servir personnellement. Et d’autres merveilles encore… En grand nombre… D’après frère Jérôme, quand vient le jour de sa translation, il arrive des centaines de pèlerins. Je lui ai posé quelques questions sur les reliques que vous conservez précieusement dans votre maison. Elle en était le joyau, indiscutablement.

Frère Cadfael n’avait certainement rien à objecter à cela, même si parmi les trésors et reliques amassés par les obédienciers au fil des ans, il s’en trouvait qui ne lui inspiraient qu’une confiance modérée. Les pierres du Calvaire et du mont des Oliviers, par exemple. Une pierre est une pierre, il en existe en abondance sur toutes les collines du monde. Il n’y a que la parole de celui qui l’a donnée pour en attester l’origine. Des fragments d’os de saints, de martyrs, une goutte du lait de la Vierge, quelques fils de sa robe, un petit flacon contenant de la sueur de saint Jean-Baptiste, une tresse de la chevelure flamboyante de sainte Marie-Madeleine… tout cela était facile à transporter. Il était hors de doute que certains pèlerins de retour de Terre Sainte étaient honnêtes et croyaient sincèrement en l’authenticité de leurs dons, mais pour d’autres, Cadfael se demandait s’ils avaient seulement quitté les côtes de l’Angleterre. Sainte Winifred, c’était une autre histoire. Il l’avait exhumée de ses propres mains du sol gallois et, toujours de ses propres mains, l’avait remise en terre, avec révérence, dans le village de Gwytherin, pour qu’elle y repose à jamais. Ce qu’elle avait depuis alloué à Shrewsbury, et à Cadfael par la même occasion, c’était l’ombre protectrice de sa main droite et le souvenir d’un attachement, d’un lien d’affection mi-coupables, mi-sacrés, quasi personnels. Elle écoutait ses suppliques quand il en formulait, mais dans ce domaine, il s’efforçait de se montrer raisonnable. Nul doute qu’elle écouterait aussi attentivement ce jeune homme enthousiaste, persuasif et qu’elle ne lui accorderait pas tout ce qu’il lui demandait, mais plutôt ce qui était bon pour lui.

— Si seulement, souffla Tutilo, avec dans les yeux une lumière radieuse, presque irrésistible, ah ! si seulement Ramsey avait une patronne aussi puissante, notre gloire future serait assurée. Tous nos malheurs seraient terminés. Les pèlerins accourraient chez nous par milliers, leurs offrandes enrichiraient notre maison. Nous deviendrions un second Compostelle, qui sait ?

— Il est peut-être de votre devoir de travailler à l’enrichissement de votre monastère, lui rappela sèchement Cadfael, mais ce n’est pas le devoir premier des saints.

— Je sais, répondit Tutilo, sans se démonter, mais c’est pourtant comme ça que ça se passe. Et après toutes ses souffrances, Ramsey mérite bien une grâce spéciale. On ne peut pas m’en vouloir de plaider pour son enrichissement. Je ne désire rien pour moi-même. Ou plutôt si, s’empressa-t-il de corriger. Je veux me surpasser. Je veux être utile à mes frères et à mon Ordre. Voilà ce que je veux.

— A cela, rétorqua Cadfael très sûr de lui, elle n’a sûrement rien à objecter. Ainsi vous serez satisfait. Avec les dons que vous détenez, vous devriez vous estimer comblé. Vous faites de votre mieux pour servir Ramsey, ici, en ville ; vous agissez de même quand vous êtes à Worcester, Pershore ou Evesham. Que peut-on exiger de plus de vous ?

— Je fais ce que je peux, c’est vrai, reconnut Tutilo d’un ton très décidé, mais manifestement beaucoup moins enthousiaste, et son regard s’attarda, très tendrement, sur le reliquaire de Winifred dont l’argent scintillait à la lueur des cierges. Ah, une telle patronne nous rendrait notre situation d’antan sans la moindre difficulté ! Vous ne pourriez pas m’indiquer où en trouver une semblable, frère Cadfael ?

Il s’éloigna, presque à contrecœur, jeta un regard depuis la porte, avant de hausser fermement les épaules. Il allait exécuter les ordres d’Herluin et entreprendre, d’une façon ou d’une autre, les bons bourgeois de Shrewsbury pour qu’ils desserrent les cordons de leur bourse.

Cadfael suivit des yeux la mince silhouette souple, avec sa démarche pleine de vivacité, et trouva quelque chose d’assez équivoque dans les longues boucles du garçon, qui, à présent, lui tournait le dos, et dans la tendre courbe de sa nuque. Allons, il n’y avait pas de quoi fouetter un chat ! Peu de gens correspondent vraiment à la première impression qu’ils donnent, et puis ce petit, il ne le connaissait ni d’Ève ni d’Adam, en vérité !

 

Ils s’avancèrent vers la ville en procession solennelle ; le prieur Robert, ayant consenti à être présent, ajoutait par là même à la gravité de l’occasion. Le shérif avait informé le prévôt et la guilde des marchands de la ville de la situation, et les avait chargés de s’assurer que tous les habitants de Shrewsbury sauraient où était leur devoir – et que tous seraient présents. Secourir un aussi éminent monastère, qui avait subi de telles persécutions, était un moyen infaillible de s’acquérir du mérite et, dans une cité aussi importante, nombreux seraient ceux qui tiendraient à verser une somme modique pour s’éviter la réprobation causée par des péchés véniels.

Herluin revint de sa mission si visiblement content de lui, Tutilo portait un sac si lourd, qu’il n’était pas nécessaire de leur demander si la récolte avait été bonne. Le sermon du dimanche suivant, prononcé du haut de la chaire paroissiale, permit d’enrichir leur trésor. Le coffre, fourni par Radulphe pour recevoir les dons, devint encore plus pesant. De surcroît, trois bons artisans, un maître charpentier et deux maçons, proposèrent de repartir pour Ramsey et de travailler à la reconstruction des magasins et des granges mises à mal. La mission s’avérait être un vrai succès. Même Rémy de Pertuis avait mis la main à la poche, comme il seyait à un musicien qui avait, en son temps, composé des œuvres liturgiques pour deux églises provençales.

A peine étaient-ils sortis de l’église, après la messe, qu’un valet d’écurie se présenta de Longner, tenant un cheval sellé, avec une requête de la part de Dame Donata. Elle suppliait le sous-prieur Herluin d’autoriser frère Tutilo à lui rendre visite. La journée étant quelque peu avancée, elle lui avait envoyé une monture pour le voyage et promettait qu’il serait revenu pour complies. Tutilo se soumit à la volonté de son supérieur dans un esprit de totale humilité, mais son regard brillait. Retourner jouer du psaltérion sans personne pour le surveiller serait une récompense appropriée pour s’être conformé aussi dévotement aux désirs d’Herluin toute la sainte journée ; sans oublier la harpe qui dormait dans la grande salle de Longner.

Cadfael le vit franchir le portail, tout rempli d’une joie enfantine qu’il ne se donnait plus la peine de cacher. Il était ravi qu’on ne l’ait pas oublié et qu’on ait besoin de lui. Quel plaisir de chevaucher dans la campagne alors qu’il s’était attendu à respecter l’horarium ordinaire à l’intérieur de la clôture. Cadfael était capable de comprendre, voire d’approuver ce sentiment. Le sourire indulgent qu’il avait sur les lèvres ne s’était pas effacé quand il se rendit dans son herbarium pour travailler à quelques remèdes. Quelqu’un d’autre, tout aussi radieusement jeune, mais peut-être pas aussi innocent, l’attendait à la porte de sa cabane, espérant son retour.

— Frère Cadfael ? interrogea la chanteuse de Rémy de Pertuis, braquant dans les siens ses deux yeux bleus hardis.

Pas très grande, mais d’une taille au-dessus de la moyenne pour une femme, elle était presque trop mince et se tenait droite comme un « i ».

— C’est frère Edmond qui m’envoie. Mon maître a attrapé froid et il croasse comme un crapaud. D’après frère Edmond, vous pouvez l’aider.

— Si Dieu le veut ! répondit Cadfael, lui rendant son regard attentif.

Il ne l’avait encore jamais vue d’aussi près. Il ne s’y attendait pas, d’ailleurs, car elle gardait ses distances, évitant de prendre des risques, peut-être à cause de l’exigence de son maître. Elle était tête nue, à présent ; son visage ovale, fin, brillait, pâle comme un lys, entre les ailes de ses cheveux noirs bouclés.

— Entrez donc, suggéra-t-il. Vous m’expliquerez cela plus à loisir. Il attache sûrement une grande importance à sa voix. Un ouvrier qui perd son outil perd ses moyens de subsistance. Il a attrapé froid, bon, mais pouvez-vous être plus précise ? A-t-il les yeux qui coulent ? La tête lourde ? Le nez bouché ?

Elle le suivit dans l’atelier, déjà plongé dans la pénombre, éclairé seulement par les braises du feu, qui couvait doucement, jusqu’à ce que Cadfael enflamme une coulée de soufre et allume sa petite lampe. Elle jeta un coup d’œil autour d’elle, intéressée par les étagères bien garnies et les bouquets d’herbes sèches qui pendaient des poutres, toutes bruissantes du courant d’air provoqué par l’ouverture de la porte.

— C’est sa gorge, lança-t-elle, indifférente. Il ne souffre de rien d’autre. Il a du mal à parler et la bouche sèche. Selon frère Edmond, vous avez des pastilles et des potions. Il n’est pas malade, ajouta-t-elle avec une indulgence empreinte de dédain. Il n’a pas chaud, pas de fièvre. Mais dès qu’il s’agit de sa voix, ou de la mienne, pour être franche, il se met en transe. Juste un de ses outils qu’il ne peut pas se permettre de perdre, parce qu’il se fiche éperdument du reste de ma personne. C’est vous, frère Cadfael, qui fabriquez toutes ces pâtes et ces tisanes ? s’étonna-t-elle, parcourant, d’un regard respectueux écarquillé, les planches couvertes de flacons et de bouteilles.

*

— C’est effectivement moi qui les brasse et les passe. La terre fournit la matière première. Je vais donner à votre maître des pastilles pour sa gorge et une préparation à prendre toutes les trois heures. Mais il faut que je la confectionne. Ça ne prendra que quelques minutes. Asseyez-vous près du brasero. Le temps commence à fraîchir dans la soirée.

Elle le remercia, mais resta debout. Tout cet attirail de mystérieux récipients la fascinait. Elle continua à aller et venir, agitée mais silencieuse, comme un félin dont il sentait la présence dans son dos pendant qu’il choisissait parmi ses flacons de la quintefeuille, du marrube, de la menthe et un soupçon de pavot. Il mesura tous ces ingrédients dans une bouteille de couleur verte. D’une main fine, aux longs doigts, Daalny effleurait les pots aux inscriptions latines.

— Et vous, demanda-t-il, vous n’avez besoin de rien pour éviter l’infection ?

— Je n’attrape jamais froid, répliqua-t-elle, pleine de mépris pour les faiblesses de Rémy de Pertuis et de tous ses semblables.

— C’est un bon maître ? interrogea-t-il sans ambages.

— Il me nourrit et me vêt, répondit-elle promptement, nullement surprise par cette question.

— C’est tout ? Ce serait déjà la moindre des choses pour son valet d’écurie ou une souillon de sa cuisine mais, si je ne me trompe, c’est sur vous que repose sa réputation.

Elle se tourna vers lui tandis qu’il remplissait à ras bord sa bouteille d’un liquide sirupeux, avant de la boucher. Il n’eut pas de mal à deviner à quel point elle était aussi expérimentée que dépourvue d’illusions, non pas meurtrie, mais assez méfiante pour éviter de l’être, prête à détourner les coups ou à les rendre, le cas échéant. Et cependant, elle était plus jeune qu’il ne l’avait cru, sûrement pas plus de dix-huit ans.

— Il est aussi bon poète que ménestrel, croyez-moi sur parole. Tout ce que je sais, c’est de lui que je le tiens. Ce que j’ai reçu de Dieu, ça oui, c’est à moi, mais il m’a appris à m’en servir. S’il y avait eu une dette entre nous, son enseignement plus la nourriture et les vêtements l’auraient payée. Mais il n’y a pas de dette. Il ne me doit rien. Il a payé le prix qu’il fallait quand il m’a achetée.

Il pivota pour la regarder bien en face, ne sachant pas si cette phrase devait être prise au sens propre ou figuré. Elle lui adressa un sourire.

— Achetée, oui, pas louée. Je suis l’esclave de Rémy, et je m’en trouve bien mieux que liée à celui à qui il m’a achetée. Vous ne saviez pas que cela existait encore ?

— L’évêque Wulfstan a vitupéré en chaire cette pratique il y a des années et il a essayé de toutes ses forces de la bannir d’Angleterre, sinon du monde entier. Son intervention a forcé ceux qui s’y livraient à agir sous le couvert ; oui, je n’ignorais pas que ce « commerce » perdurait. Il est concentré autour de Bristol, sans tambour ni trompette, mais ça se sait. De quoi s’agit-il ? Essentiellement de transporter des esclaves gallois en Irlande. L’argent et la simple humanité font rarement bon ménage.

— Ma mère est là pour prouver que ce genre de trafic fonctionne dans les deux sens. A la mauvaise saison, quand sa famille fut à court de nourriture, son père l’a vendue – c’était toujours une bouche de moins à nourrir – à un marchand de Bristol, qui à son tour l’a revendue au seigneur d’un château à moitié dévasté, près de Gloucester. Il l’a mise dans son lit jusqu’à sa mort, mais ce n’est pas dans cette couche que j’ai été conçue. Elle s’y entendait pour garder les enfants de l’homme qu’elle aimait et faire… passer ceux de son seigneur et maître, expliqua-t-elle avec une impitoyable simplicité. Il n’empêche que je suis née esclave. Il n’y a pas à en sortir.

— Vous pourriez vous échapper, suggéra Cadfael, tout en sachant que ce ne serait pas facile.

— Et tomber où ? Dans une situation bien pire ? Avec Rémy, au moins, je ne suis pas maltraitée. A sa manière, il m’accorde une certaine valeur. Je chante, je joue de la musique, même si c’est un autre qui la compose. Je ne possède rien qui m’appartienne en propre, pas même mes vêtements. Où voulez-vous que j’aille ? Que me conseillez-vous de faire ? En qui suis-je censée avoir confiance ? Je ne suis pas idiote, vous savez. Je m’en irais tout de suite si je pouvais dénicher un endroit qui m’accueille, telle que je suis. Mais à quoi bon risquer qu’on me ramène, une fois que je me serais sauvée ? Ma servitude prendrait alors une allure toute différente, beaucoup plus dure qu’elle ne l’est aujourd’hui. Il voudrait m’enchaîner. Non, j’ai tout mon temps. Les choses peuvent changer, conclut-elle en haussant ses minces épaules, un peu trop larges et osseuses pour une fille. Pour autant que je puisse en juger, Rémy n’est pas un mauvais bougre. J’ai connu pire. Je peux attendre.

Si l’on tenait compte des circonstances, sa diatribe ne manquait pas de bon sens. Son Provençal de maître, apparemment, ne la prenait pas contre son gré, et lui procurait l’immense plaisir de pouvoir utiliser sa voix. C’est en effet un authentique plaisir que d’utiliser les dons de Dieu. Rémy l’habillait, la chauffait, la nourrissait. Si elle ne lui portait pas un amour immodéré, elle ne le haïssait pas non plus. Elle reconnaissait même, loyalement, que ce qu’il lui avait enseigné lui donnait les moyens de gagner sa vie sans dépendre de personne. Encore fallait-il qu’elle trouve un lieu où exercer son talent. A son âge, elle pouvait s’offrir le luxe de patienter quelques années. Rémy aussi, si on allait par là, était en quête d’un protecteur puissant. Dans une cour de quelque importance, peut-être pourrait-elle trouver la place qui lui conviendrait.

Tout cela était exposé finement, mais n’empêchait pas Cadfael, au terme d’un raisonnement pratique, de se demander quand cette pratique infâme disparaîtrait.

— J’espérais que vous m’indiqueriez un endroit où je pourrais trouver refuge sans qu’on me poursuive, murmura-t-elle en le regardant bizarrement. Rémy n’oserait jamais me suivre dans un couvent.

— Dieu nous en préserve ! s’exclama Cadfael, avec une ferveur peu diplomatique. Vous mettriez le couvent sens dessus dessous en moins d’un mois. Non, ne comptez pas sur moi pour vous donner ce genre de conseil. Ce n’est pas du tout pour vous.

— C’est pourtant ce que vous avez choisi, observa-t-elle non sans un brin de malice dans les yeux et la voix. Comme le petit Tutilo, de Ramsey. Ou peut-être avez-vous l’impression que ce n’est pas pour lui non plus. Son cas n’est pas si différent du mien. Cela m’agace de n’être pas libre, comme cela l’agaçait de servir dans une maison où une espèce de vieux cochon le trouvait un peu trop à son goût. Tutilo était le troisième fils d’un homme pauvre. Il a fallu qu’il se débrouille par lui-même.

— J’espère, émit Cadfael en secouant la bouteille de médicament afin de s’assurer que la préparation était bien mélangée, oui, j’espère que ce n’est pas uniquement pour cela qu’il est entré à Ramsey.

— Pourtant je le crains, même s’il ne le sait pas encore. Il croit dur comme fer qu’il a reçu la vocation afin d’échapper à tous les maux d’un monde corrompu.

Cadfael crut deviner qu’elle en avait expérimenté pas mal et qu’elle s’en était sortie jusqu’à présent en les méprisant, sans se sentir souillée, ni habitée par la peur.

— C’est pourquoi il se donne tant de mal pour parvenir à la sainteté, poursuivit-elle très sérieusement. Quand il a quelque chose dans la tête, celui-là, il y tient pour de bon. Mais s’il en était lui-même convaincu, il ne prendrait pas les choses si à cœur.

Cadfael la dévisagea, assez surpris quand même.

— Vous semblez en savoir plus long sur ce jeune religieux que moi, constata-t-il. Et cependant je ne vous ai pas vue lui adresser seulement la parole. Vous vous déplacez dans la clôture, et encore quand on peut vous apercevoir, telle une ombre modeste, les yeux baissés. Comment en êtes-vous venue à bavarder avec lui, et mieux encore à lire en lui, pauvre garçon, comme dans un livre ?

— Rémy l’a utilisé comme troisième voix dans un triple organum. Mais nous n’avons pas eu la possibilité de parler à ce moment. Évidemment, personne ne nous a jamais surpris à nous regarder ou à discuter. Cela ne serait recommandé ni pour lui ni pour moi. Il est supposé devenir moine et doit donc éviter les familiarités avec les femmes. Quant à moi, qui suis esclave, si je m’entretiens avec un jeune homme, on pensera que je me comporte comme seule une femme libre en a le droit, ou que je cherche à me libérer de mes chaînes. J’ai l’habitude des faux-semblants, et lui, ma foi, il apprend. Il n’arrivera rien de mal, ne vous mettez pas martel en tête. Il ne pense qu’à devenir un saint et à servir son abbaye. Moi, je ne suis qu’une voix. On parle musique, c’est la seule chose qu’on ait en commun.

C’était la vérité mais peut-être pas toute la vérité. Elle n’aurait jamais pu en apprendre autant sur le jeune homme lors d’une ou deux brèves rencontres. Et elle était absolument certaine de ce qu’elle avançait.

— C’est prêt ? demanda-t-elle abruptement, revenant à ses moutons. Il va s’impatienter.

Cadfael lui tendit la petite bouteille et compta les pastilles qu’il déposa dans une boîte en bois.

— Une cuillère, plus petite que celle qu’on utilise en cuisine, matin et soir, à avaler lentement, et pendant la journée, s’il en éprouve le besoin, mais seulement toutes les trois heures. Les pastilles, il peut les sucer quand il veut. Elles soulageront sa gorge. Qui d’autre que moi sait que vous vous voyez avec Tutilo ? s’enquit-il, en lui tendant les remèdes. Car vous n’avez observé aucune prudence à mon endroit.

Elle haussa les épaules, indifférente et souriante.

— Je prends les choses comme elles viennent. Mais Tutilo a parlé de vous. On ne cause de tort à personne, et vous ne nous accuserez pas. On sait être prudent quand il le faut.

Elle le remercia chaleureusement et s’apprêtait à partir quand il la rappela.

— Puis-je savoir votre nom ?

Déjà arrivée à la porte, elle se retourna.

— Je m’appelle Daalny. En tout cas, c’est ainsi que ma mère prononçait mon nom. Je ne l’ai jamais vu écrit. Je ne sais ni lire ni écrire. Ma mère m’a raconté que le premier héros de son peuple avait traversé les mers de l’ouest ; il venait du pays des morts heureux, qu’on nomme aussi la terre des vivants et avait débarqué en Irlande. Il s’appelait Partholan, dit-elle, et pendant un moment sa voix prit l’intonation rythmée, chantante des conteurs professionnels. Daalny était sa reine. Des monstres occupaient alors le pays mais Partholan les repoussa vers le nord et les rejeta à la mer. A la fin, pourtant, il y eut une grande pestilence ; toute la race de Partholan se regroupa dans une grande plaine et mourut. Le pays resta inoccupé jusqu’à l’arrivée d’une autre tribu venue de la mer occidentale. L’ouest, encore une fois. C’est là qu’ils ont leurs origines, et quand ils meurent, ils y retournent.

Elle s’éloigna, souple, droite comme une lance, dans le crépuscule qui tombait, laissant la porte ouverte derrière elle. Cadfael la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle franchisse le coin de la haie de buis et disparaisse. La reine Daalny en esclavage, c’était presque une légende, comme son nom, et tout aussi dangereuse.

 

Quand s’acheva l’heure qu’elle s’était accordée, Donata tourna le sablier sur le banc, à côté de son lit et rouvrit les yeux. Elle les avait fermés pendant que Tutilo jouait, afin de prendre un peu de recul et également de lui éviter le poids du regard d’une vieille femme flétrie, le laissant ainsi libre de jouir de son propre talent sans avoir à complaire à son public. Elle prenait évidemment plaisir à contempler un être si jeune, un plaisir qui n’était peut-être pas partagé, étant donné le spectacle qu’elle offrait d’elle-même. Elle avait demandé qu’on apporte la harpe dans sa chambre, pour donner à Tutilo la joie de l’accorder et d’en jouer. Elle avait eu la satisfaction de constater, pendant qu’il l’effleurait de la main et la préparait, qu’en penchant sa tête bouclée sur l’instrument, il avait oublié sa présence. Il n’y avait rien à redire à cela. L’angoisse délicieuse que lui donnait la musique n’avait rien perdu de son charme et lui n’en était que plus heureux.

Eh oui, une heure, elle ne pouvait pas demander plus. Elle avait promis qu’il serait revenu pour complies. Dès qu’elle eut retourné le sablier, il s’arrêta alors que les cordes qu’il venait de pincer vibraient encore.

— Je n’ai pas joué juste ? demanda-t-il, inquiet.

— Si, répliqua-t-elle sèchement. Le problème n’est pas là. Le temps passe et il faut que vous retourniez à vos devoirs. Vous avez été très aimable, et je vous en suis reconnaissante. Mais votre sous-prieur tient à ce que vous soyez présent à l’office. Je dois tenir parole. Sinon, je ne pourrai jamais lui redemander la même faveur.

— Je peux jouer encore un peu, le temps que vous vous endormiez.

— Je vais m’endormir. Ne vous tracassez pas. Allez, partez maintenant. Mais avant, il y a quelque chose que je voudrais que vous emportiez. Ouvrez le coffre, là-bas – près du psaltérion, vous verrez un petit sac de cuir. Apportez-le-moi.

Il posa la harpe et obéit à ses injonctions. Elle détacha le cordonnet qui fermait le sachet patiné par le temps et le vida sur la couverture : il contenait une poignée de petits bijoux, une chaîne d’or, deux bracelets semblables, un lourd torque d’or enchâssé de pierres précieuses grossièrement taillées, deux bagues, un sceau d’homme, massif et un large anneau d’or aux incrustations profondes. Sur le doigt de Donata on distinguait une marque pâle sous la jointure gonflée, celle de la chevalière qu’elle ne portait plus. Apparut en dernier une grosse broche au dessin complexe, destinée à fermer un manteau, de facture saxonne.

— Emportez-les, vous les ajouterez à ce que vous avez déjà amassé pour Ramsey. Mon fils vous a promis un bon lot de bois, qui vous servira pour moitié à vous chauffer et pour moitié dans vos travaux, mais voici ce que je vous donne, moi. Mettons que ce sera la rançon de mon cadet. Prenez tout cela, conclut-elle, remettant l’or dans le sac qu’elle referma.

Tutilo hésitait, ne sachant pas trop ce qu’elle entendait par là.

— Il n’y a pas besoin de rançon, madame, il n’avait pas prononcé ses vœux définitifs, et il était libre de choisir la vie qui lui plaisait. Il ne nous doit rien.

— Sulien, non. Moi, si, répliqua-t-elle en souriant. Vous pouvez les prendre. N’ayez pas de scrupules. C’est à moi, je peux en disposer à mon gré. Ils ne proviennent pas de la famille de mon mari mais de la mienne.

— Mais… l’épouse de votre fils aîné, insista-t-il, et la fiancée de Sulien, n’ont-elles pas des droits ? Ce sont des objets de grande valeur, les femmes aiment ce genre de choses.

— Mes filles sont informées de mes intentions. Nous sommes toutes les trois du même avis. Ramsey pourra prier pour le salut de mon âme, souffla-t-elle, sereine, ce qui viendra clore tous les comptes.

Étonné et dubitatif, il accepta le sac qu’elle lui tendait et lui baisa la main.

— Allez, maintenant, soupira Donata, se réinstallant sur ses oreillers. Edred vous raccompagnera jusqu’au-delà du bac, et il ramènera le cheval. Il ne serait pas prudent que vous rentriez à pied ce soir.

Il lui fit ses adieux, toujours un peu inquiet, ne sachant pas s’il avait eu raison de prendre ce qui lui paraissait être un somptueux présent. A la porte, il se retourna pour lui lancer un dernier regard. Elle secoua la tête et, d’un geste autoritaire de la main, lui signifia qu’il devait partir. Il s’éloigna en hâte, comme si elle l’avait grondé.

Dans la cour, le palefrenier attendait avec les chevaux. La nuit était déjà tombée, très claire, illuminée par la lune, traversée de nuages hauts qui filaient à toute allure. Au bac il vit que le niveau du fleuve avait monté, bien qu’il n’ait pas plu. Quelque part en aval, les eaux s’amassaient et une crue n’était pas à exclure.

 

A la fin de complies, Tutilo remit fièrement ses trésors au sous-prieur Herluin. Toute l’abbaye et la plupart des hôtes étaient présents pour assister à l’ouverture du vieux sac de cuir que Tutilo avait exhibé joyeusement. On ajouta l’offrande de Donata aux dons des bourgeois de Shrewsbury, dans le coffre de bois qui serait rapporté à Ramsey avec le bois de Longner, cependant que Tutilo et Herluin se rendraient à Worcester et si c’était possible à Evesham, Pershore, afin d’y demander une aide supplémentaire.

Herluin referma le trésor à clé et reposa le coffre sur l’autel de sainte Marie, en attendant le moment de le remettre à la garde de Nicol, son fidèle serviteur, qui le convoierait à l’abbaye. Deux jours encore, et ils seraient partis. Le couvent leur avait fourni un grand chariot pour le transport, et la ville leur avait prêté un attelage pour le tirer. Quant à Herluin et son acolyte, ils poursuivraient leur voyage sur des montures du monastère. Shrewsbury n’avait pas déçu les espoirs de Ramsey, et l’or de Donata avait couronné les efforts des deux religieux. De nombreux regards suivirent Herluin quand il tourna la clé dans la serrure et installa le coffre sur l’autel, où la crainte du courroux divin découragerait toute tentative malhonnête. Le regard de Dieu, ça compte.

En quittant l’église, Cadfael s’arrêta un instant pour humer l’air et observer le ciel qui, à ce moment, était très plombé et parcouru de nuages chargés de pluie, à travers lesquels la lune se montrait brièvement, pour disparaître de nouveau. Quand il alla fermer son atelier pour la nuit, il remarqua que les eaux du ruisseau avaient encore gagné une toise sur les champs de pois.

Toute la nuit, après la cloche de matines, il plut à torrents.

 

Le lendemain matin, aux environs de prime, Hugh Beringar, shérif du roi Étienne pour le comté du Shropshire, accourut de la ville afin de mettre la population en garde : des moments difficiles se préparaient. Il dépêcha ses officiers pour crier la nouvelle le long de la Première Enceinte, pendant qu’il allait voir l’abbé Radulphe en personne.

— Nous avons appris, hier soir, qu’à Pool, la Severn est sortie de son lit et qu’elle est arrivée au pied de la ville, alors que de fortes pluies continuent à tomber au pays de Galles. En aval, au-delà de Montford, les prairies sont submergées, et des torrents gonflés d’eau déferlent des montagnes. Je vous conseille de placer en lieu sûr vos denrées ; il ne faut pas les mettre en péril alors que l’approvisionnement est menacé.

En période de crue, la ville, à l’exception des cabanes des pêcheurs, des masures des petits artisans et des jardins, ne risquait pas grand-chose. Mais la Première Enceinte ne tarderait pas à être inondée et des parties de la clôture, en contrebas du fleuve, pouvaient être menacées par la Méole et le bief de l’étang.

— Je mettrais bien des hommes à votre disposition, mais les habitants des berges vont être déplacés, et je vais avoir besoin de tout mon monde.

— Nous ne sommes pas à court de main-d’œuvre, nous pouvons nous débrouiller tout seuls, le rassura l’abbé. Merci de nous avoir prévenus. Vous pensez que les inondations vont être sérieuses ?

— Difficile à dire maintenant, mais vous aurez le temps de vous préparer. Si vous comptez déplacer ce bois de Longner dans la soirée, il vaudrait mieux mettre votre chariot vers le champ de foire aux chevaux, ça me paraît plus sûr là-bas, et vous pourrez circuler autour des écuries et du grenier en empruntant les portes du cimetière.

— Ce serait une excellente chose que les hommes d’Herluin puissent emporter leur chargement demain et rentrer chez eux, dit Radulphe, qui se leva pour rallier ses ouailles et distribuer les tâches.

Quant à Hugh, pour une fois, il se dirigea vers le portail sans chercher à voir frère Cadfael au passage, mais ce dernier arrivait du jardin à toutes jambes, juste à temps pour croiser son ami. La Méole bouillonnait et le bief du moulin montait.

— Ah ! s’exclama-t-il, en s’arrêtant net. Vous m’avez devancé, semble-t-il ! L’abbé a-t-il été averti ?

— Oui, oui. Vous pouvez faire une pause et reprendre souffle, répliqua Hugh, qui refréna l’élan de Cadfael en lui passant le bras autour des épaules. Remarquez, on ne sait pas encore à quelle sauce on va être mangés ! ce sera peut-être moins grave que prévu, mais il vaut mieux s’armer au cas où. La partie la plus basse de la ville est déjà inondée. Accompagnez-moi donc jusqu’à la porte. Je ne vous ai pratiquement pas vu depuis Noël.

— Vous ne croyez pas que vous exagérez un peu ? lança Cadfael, assez essoufflé. L’eau descend aussi vite qu’elle monte. On va patauger pendant deux ou trois jours ; il nous faudra un peu plus de temps pour tout nettoyer, mais on a déjà connu ça.

— A votre place, je prendrais les remèdes dont je risque d’avoir le plus besoin et je les monterais à l’étage, au-dessus de l’infirmerie. Si vous pataugez trop, vous allez vous retrouver dans un lit, à côté de vos malades !

— Je les ai déjà rassemblés, le rassura Cadfael. Maintenant il faut que je m’entretienne avec Edmond. Dieu merci, Aline et Gilles sont à l’abri de l’inondation, là-bas, à Sainte-Marie. Comment se portent-ils ?

— Très bien ! Mais il y a fort longtemps que vous n’êtes pas venu voir votre filleul. Alors, ne tardez pas, une fois que la Severn aura regagné son lit, lui intima Hugh, saisissant la bride de son cheval, qui était attaché près du portail.

— Promis ! Saluez Aline pour moi et aidez-moi à rentrer en grâce auprès du petit.

Hugh se mit en selle et s’éloigna le long de la grand-route, à la recherche du prévôt de la Première Enceinte pour parler avec lui des mesures à prendre. Cadfael, lui, retroussa son habit et fila vers l’infirmerie. Il y aurait des choses plus importantes à mettre en lieu sûr ensuite, mais son premier devoir était de s’assurer que tous les médicaments de première nécessité seraient dans un endroit d’accès facile, hors d’atteinte des eaux qui montaient lentement de la Méole et du bief du moulin, qui dégorgeait.

On célébra la grand-messe avec tout le respect voulu, ce matin-là, sans hâte, mais on expédia le chapitre en quelques minutes, afin de distribuer les tâches aux religieux qui étaient le mieux à même de les assumer ; ainsi se préparait-on à battre en retraite en bon ordre. D’abord, il fallait emballer les objets de valeur qui, si les eaux montaient, seraient transportés dans les étages ou les greniers. Mais dans l’immédiat on les laissait là où ils étaient. Puis on allait déblayer les endroits les plus exposés de la clôture avant que la crue ne gagne l’église elle-même.

La cour de l’écurie étant à la merci des premières inondations, on emmena les chevaux dans la grange de l’abbaye et dans l’appentis près du champ de foire aux chevaux, où il y avait suffisamment de fourrage pour nourrir les bêtes. Même lors des crues de printemps, la Severn n’était jamais parvenue, malgré d’importantes chutes de neige et des pluies torrentielles, à hauteur de l’étage supérieur et elle n’y parviendrait jamais. Il y avait déjà bien assez de zones inondables le long de son cours, où elle pourrait déverser son trop-plein. Par endroits, s’offraient à elle, sur plus d’un mille de large, plusieurs acres de prairies à inonder avant qu’elle n’envahisse le chœur. Dans le passé, on avait parfois vu flotter dans la nef un canot ou une embarcation légère, mais c’était ce qu’on pouvait craindre de pire. Aussi en prévision de cela furent emmaillotés les coffres et caisses contenant les vêtements sacerdotaux, la vaisselle, les croix, les cierges, les décorations d’autel, les reliques de moindre importance. Quant au reliquaire d’argent de sainte Winifred, on l’entoura soigneusement de vieilles tentures et d’une grande couverture, mais on le laissa sur son autel tant qu’on ne serait pas absolument certain de devoir le transporter dans un lieu plus sûr. Si les pluies continuaient ainsi, l’inondation monterait au moins d’un pied plus haut que les précédentes et ce serait la pire que Cadfael ait jamais vue. Si, au cours de cette journée, cela arrivait, il faudrait transporter sainte Winifred, ce qui ne s’était encore jamais produit.

 

Cadfael s’abstint de dîner ce jour-là, et tandis que le reste de la maisonnée se restaurait hâtivement, il alla s’agenouiller silencieusement auprès de la sainte – ce n’était pas la première fois – mais il avait trop de choses en tête pour pouvoir prier. Il eut pourtant le sentiment d’un dialogue authentique. Si une âme charitable, parmi tous les saints du paradis, le connaissait à fond, c’était bien Winifred, sa jeune compatriote galloise, qui n’était pas là du tout, mais demeurait dans la quiétude, en sa bonne terre de Gwytherin. Nul ne le savait, sauf elle-même, Cadfael, son dévoué serviteur qui avait œuvré pour qu’elle repose dans son pays[3], et Hugh Beringar qu’il avait mis dans le secret plus tard[4]. Personne d’autre n’était au courant en Angleterre. En revanche chez elle, à Gwytherin, c’était un secret de Polichinelle, ou plutôt, un élément essentiel de la foi galloise qu’il était inutile de seulement mentionner. Elle était toujours auprès de ses concitoyens, et c’était très bien ainsi.

Oui, cependant aujourd’hui, ce n’était pas son repos à elle qui était menacé mais celui d’un jeune homme instable, ambitieux, qui avait commis un meurtre pour satisfaire ses propres rêves pervers, où il ne voyait que le renom de l’abbaye de Shrewsbury grâce à laquelle il satisferait sa folie des grandeurs[5]. Sa mort avait permis à Winifred de demeurer dans le pays qu’elle aimait entre tous. Lors du Jugement dernier, voilà qui pourrait au moins contrebalancer ses péchés. Car elle n’avait pas retiré sa bénédiction à l’abbaye parce qu’un pécheur dormait de son dernier sommeil dans la bière préparée pour elle, et qu’on le priait, lui, en son nom à elle. Là où il était, lui, elle avait accompli des miracles.

— Geneth… Cariad ! implora Cadfael, sans remuer les lèvres. Ma chère enfant, est-il resté en purgatoire assez longtemps ? Peux-tu le sortir de sa fange, même lui ?

 

Durant l’après-midi, la montée progressive du ruisseau et du fleuve parut se ralentir, se stabiliser, sans que toutefois s’amorce la décrue. Chacun commença à penser que le péril était passé. Et puis, en fin de soirée, le flux principal, venu des hauteurs du pays de Galles, se déversa, torrentiel, en tourbillons d’écume boueuse, où passaient des branches brisées et des carcasses de moutons emportées. Charriés par le flot impétueux, des arbres se trouvèrent coincés sous les piles du pont, entravant le cours du fleuve. Chacun, dans la clôture, se mit en devoir de participer au sauvetage des objets de valeur, tandis que le fleuve, le ruisseau et le bief du moulin joignaient leurs forces pour se jeter avidement sur les parties basses de la cour et du cimetière, léchaient les marches des porches ouest et sud et transformaient l’allée du cloître en un lac peu profond et boueux.

On emporta les vêtements sacerdotaux, la vaisselle, les croix et le trésor entier dans les deux pièces au-dessus du porche nord où vivait Cynric, le sacristain, et où le père Boniface s’habillait. On emprunta les portes du cimetière pour transporter les châsses contenant les reliques mineures dans le grenier de la grange située sur le champ de foire aux chevaux. La semi-obscurité qui avait duré tout le jour se mua en un crépuscule bruineux qui cinglait lèvres et paupières.

*

Deux charretiers venus de Longner avaient apporté la cargaison de bois promise par Sulien et commencé à la transborder dans la charrette de l’abbaye, plus spacieuse, en vue du voyage vers Ramsey. Le coffre contenant les dons de Shrewsbury pour la reconstruction du couvent était toujours la clé dans la serrure, sur l’autel de la chapelle Notre-Dame, prêt à être remis à l’intendant Nicol, afin qu’on l’achemine sans dommage le lendemain. C’était un autel suffisamment élevé pour ne craindre aucune autre inondation que le déluge narré dans la Bible. Les deux voituriers de Longner avaient amené avec eux, pour les aider, un berger de Preston. A peine les trois hommes avaient-ils commencé à s’occuper de leur chargement qu’ils furent interrompus par frère Richard qui, par de grands gestes désordonnés, les invitait à sortir de l’église quelques-uns des trésors menacés par la crue. Moines et hôtes s’attelèrent au même travail passablement confus dans une obscurité quasi totale.

En moins d’une heure, cet indispensable sauvetage avait été mené à bien et les hôtes purent enfin songer à se mettre au sec. Seul le clapotis de l’eau contre les piliers brisait le silence de la nef. On aurait dit le bruit sourd et précipité d’un pas cherchant à échapper aux flots. Bénézet, le serviteur de Rémy, chaussé de bottes jusqu’aux genoux et vêtu d’un bon manteau qui le protégeait de la bruine, fut le dernier à sortir.

Les charretiers de Longner et leur aide reprirent leur tâche et recommencèrent à empiler le bois. Un moinillon encapuchonné, très agité, agrippa le dernier d’entre eux, le berger de Preston.

— Ami, il y a encore quelque chose qui doit partir avec le chariot de Ramsey. Viens me donner un coup de main.

Toutes les lampes de l’autel étaient éteintes. Le berger se laissa conduire, puis chercha son chemin à l’aveuglette pour arriver jusqu’à un long paquet mince bien emballé dans des couvertures. A eux deux, ils le soulevèrent sans peine. Quand ils se redressèrent, l’unique cierge de l’autel projeta une lueur jaunâtre sur la coule du bénédictin, éclairant brièvement un visage sérieux, lisse ; sous un courant d’air venu de la porte de la sacristie, la lumière vacilla. A travers les tombes des abbés le paquet fut transporté jusqu’à la charrette. Les deux hommes de Longner déchargeaient le bois de leur propre chariot pour le replacer ensuite sur la charrette en partance pour Ramsey. Lourde d’une brume poisseuse, l’obscurité enveloppait tout. Le mystérieux paquet fut déposé près de la cargaison de bois dans la charrette de l’abbaye. Quand le petit religieux se fut redressé puis se fut essuyé les mains, il se dirigea d’un pas vif vers la porte de la clôture ; les deux conducteurs avaient hissé une nouvelle charge de bois et repartirent vers leur chariot pour en prendre une autre. Sous le dernier chargement de bois disparut une broderie d’or, usée jusqu’à la trame, ultime indice de la présence du paquet.

Quelque part dans le cimetière, une ombre leur lança des remerciements, les bénit et leur souhaita une bonne nuit, avant de disparaître dans la pénombre de l’église.

Le Voleur de Dieu
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