CHAPITRE PREMIER
Les messagers se présentèrent pendant la demi-heure de chapitre et refusèrent de manger, boire, se reposer ou d’ôter de leurs pieds la boue qu’ils avaient ramassée sur la route, avant d’avoir pénétré dans la salle capitulaire et de s’y être acquittés de leur mission. Si les demandeurs manquaient de zèle, ceux qu’ils sollicitaient en manqueraient encore plus.
Ils ne voulurent pas s’asseoir avant d’avoir parlé, alors que chacun les dévorait du regard. Le sous-prieur Herluin, qui occupait depuis longtemps un poste d’autorité et dont la présence était impressionnante, vint se placer en face du seigneur abbé, les mains jointes à hauteur de la taille. Le jeune novice qui l’avait accompagné depuis leur départ resta modestement à un ou deux pas en arrière, imitant respectueusement l’attitude et l’immobilité de son supérieur. Les trois serviteurs laïcs qui leur servaient d’escorte étaient restés avec le portier, à l’entrée.
— Vous connaissez, comme tout le monde, notre lamentable histoire, père abbé. Voilà maintenant deux mois que notre maison et nos domaines nous ont été rendus. En ce moment, l’abbé Walter tente de rappeler à leur vocation tous ceux qui ont été contraints de se disperser et de se réfugier où ils ont pu, après que les rebelles nous eurent tout pris et chassés à la pointe de l’épée. Ceux d’entre nous qui ont pu rester à proximité sont revenus avec notre abbé dès que nous en avons reçu l’autorisation. Je vous laisse à imaginer ce que nous avons trouvé ! Nous possédions légalement de nombreux manoirs, mais quand nous avons été dépouillés de tout, ils ont été attribués à des bandits sans honneur parmi les affidés de Mandeville. Qu’on nous les ait officiellement restitués ne nous avance pratiquement à rien, puisque faute d’armée nous ne pouvons compter que sur la loi pour les récupérer, et qu’il faudra donc des lustres pour qu’un tribunal nous donne raison, contre ces voleurs. De plus, ce que nous recouvrerons aura été complètement pillé et il n’y restera pas un seul objet de valeur, les bâtiments seront à moitié en ruine, brûlés, qui sait. Quant à l’intérieur de la clôture…
Il s’était exprimé jusque-là d’une voix claire, pleine de confiance et de force contrôlée mais sans passion. Quand il en arriva au jour du retour, l’indignation l’étouffa momentanément et lui coupa un instant la parole.
— J’y étais. J’ai vu comment ils ont traité cet endroit sacré. C’était une abomination, un capharnaüm ! L’église souillée, les cloîtres, les écuries d’Augias ! Ils avaient utilisé les boiseries du dortoir et de la salle commune comme bois de chauffage ; tout ce qu’il y avait de précieux et que nous avions dû, faute de temps ou d’information, laisser derrière nous s’était envolé. Le plomb avait été arraché des toits, les chambres avaient été laissées ouvertes aux intempéries, à la pluie, aux gelées. Il ne restait plus une seule marmite pour la cuisine, plus un livre de prières, plus un morceau de vélin. Des murs en piteux état, bref, à peu de chose près, un désert ! Aussi avons-nous entrepris de tout rebâtir et de réaliser un ensemble encore plus grandiose qu’avant, mais nos seules forces n’y suffiront jamais. L’abbé Walter a même mis sa fortune personnelle à notre disposition pour acheter de quoi manger et nourrir les gens de nos villages, qui n’ont rien pu récolter. Qui serait capable de cultiver les champs avec la mort perpétuellement sur ses talons ? Ces sauvages n’ont pas hésité à dépouiller les plus pauvres d’entre les pauvres et quand il ne restait rien à voler, ils tuaient.
— Hélas, nous n’avons que trop entendu parler de la terreur qui s’est abattue sur toute la région, confirma l’abbé Radulphe. Nous avons eu la douleur d’être mis au courant et nous avons prié pour que cela finisse. Maintenant que ces épreuves ont pris fin, pas une maison de l’Ordre n’aurait le front de vous refuser son aide pour vous rendre ce dont vous avez été dépouillés. Demandez-nous ce qui servira au mieux les intérêts de Ramsey. Car c’est en tant que frère s’adressant à ses frères qu’on vous a envoyé ici. Dans une famille comme la nôtre, blesser l’un de ses membres revient à les blesser tous.
— On m’a effectivement envoyé demander l’aide de votre maison et celle de tous les laïcs qui auraient le désir d’accomplir une action de grâces, de donner de l’argent ou de mettre à notre disposition leurs talents. S’il se trouve à Shrewsbury des maçons compétents, prêts à travailler loin de chez eux durant quelques semaines, experts en matériaux de construction et disposés à nous assister dans notre travail de restauration de quelque manière que ce soit, pour le plus grand profit de leur âme généreuse, ils sont les bienvenus. Ramsey vous remercie d’avance de chaque penny, de chaque prière. A cette fin, je vous saurais gré de me laisser prêcher ici, dans votre église et, avec la permission du shérif et du clergé, dans celle de la Croix-Haute, à Shrewsbury. Et qu’ainsi les honnêtes gens de la ville donnent selon leur conscience.
— Nous nous concerterons avec le père Boniface, affirma Radulphe, qui, j’en suis convaincu, vous autorisera à monter en chaire pendant un office paroissial. Quant à la sympathie de cette maison, elle vous est d’ores et déjà acquise.
— Je savais bien que nous pouvions compter sur votre amour fraternel, répliqua courtoisement Herluin. D’autres que frère Tutilo et moi-même sont partis requérir l’assistance d’abbayes bénédictines dans divers comtés. Nous sommes également chargés de répandre la nouvelle parmi ceux de nos frères qui ont été contraints de s’enfuir comme une volée de moineaux, pour échapper au trépas quand nos ennuis ont commencé, afin de les ramener au bercail où l’on a grandement besoin d’eux. Certains ignorent peut-être complètement que l’abbé Walter est de retour dans la clôture – les efforts et la foi de tous ses fils ne seront pas de trop dans les vastes travaux qu’il a entrepris. L’un des nôtres, si je ne me trompe, poursuivit-il très sérieusement en observant attentivement le visage de l’abbé, est revenu à Shrewsbury, dans sa famille. Je souhaiterais le voir pour l’exhorter à repartir avec moi.
— C’est exact, reconnut Radulphe. Il s’agit de Sulien Blount, du château de Longner. Il est arrivé ici avec l’autorisation de son abbé. Il n’avait pas prononcé ses vœux définitifs. Il approchait de la fin de son noviciat, et il n’était pas absolument sûr de sa vocation. Il avait été envoyé parmi nous à la condition expresse, fixée par Walter lui-même, de réfléchir sur son avenir. C’est lui qui a pris la décision de quitter notre maison et de retourner chez les siens. Avec ma bénédiction. J’ai eu le sentiment qu’il n’était pas à sa place dans l’Ordre. Ce n’est toutefois pas à moi de m’en expliquer en son nom. Je demanderai à l’un des nôtres de vous montrer la route du manoir de son frère aîné.
— Je ferai de mon mieux pour le ramener dans le droit chemin, énonça Herluin sans ambages.
Dans son intonation on devinait sans peine qu’il ne serait pas fâché de reconduire à la bergerie une brebis égarée, repentante, à bout d’arguments.
Du coin retiré qu’il occupait, frère Cadfael étudia ce personnage redoutable. Sa longue expérience du monde et de la vie monastique, qui lui avait donné l’occasion de rencontrer toutes sortes de gens, lui suggérait que le sous-prieur se montrerait certainement excellent prédicateur à la Croix-Haute et saurait arracher des dons à ceux que taquinait leur conscience. Il ne manquait pas d’éloquence, voire de passion pour servir son abbaye. Mais ses chances d’influencer le petit Sulien Blount paraissaient plutôt minces, compte tenu des qualités de la jeune fille que le novice dévoyé allait épouser sous peu[1]. S’il y arrivait, c’est qu’il était capable de réaliser des miracles, et il était bon pour la canonisation. Dans le monde personnel de Cadfael, il y avait des saints qui n’auraient sûrement pas figuré sur son calendrier, mais dont l’exaspérante droiture était indéniable. En somme, il avait un peu de peine pour le sous-prieur Herluin qui allait briser toutes ses armes contre l’infranchissable rempart de l’amour. Bien malin qui parviendrait à séparer Sulien Blount de Pernelle Otmere, au jour d’aujourd’hui. Il avait trop bien appris à les connaître tous les deux pour conserver le moindre doute sur ce point.
Il dut s’avouer en définitive qu’il ne se sentait guère attiré par le sous-prieur Herluin, même s’il éprouvait du respect pour la ténacité du personnage, qui avait entrepris ce long voyage à pied, décidé à regarnir les coffres dévastés de Ramsey et à redresser ses murs en ruine. D’ailleurs les deux religieux itinérants, venus des Fens, formaient un couple plutôt mal assorti. Le sous-prieur était grand et fort, avec de larges épaules et une ossature longue ; naguère trop enveloppé sans doute, il avait maintenant la peau un peu flasque. Il eût été mal venu de le lui reprocher. Apparemment il avait partagé l’existence, pas toujours rose, des malheureux habitants des Fens, forcés de survivre pendant cette année d’oppression où il n’y avait pas eu de récolte. Sa tête nue laissait voir une tonsure pâle, entourée de cheveux drus, poivre et sel, d’ailleurs plus poivre que sel. Il avait un long visage sévère, aux traits austères, avec des yeux profondément enfoncés, sans douceur. Sa bouche, dépourvue de lèvres au repos, formait une ligne mince, comme si elle ignorait tout du sourire. A ses rides et à son attitude, Cadfael lui donnait une cinquantaine d’années, bien qu’il parût en avoir vécu davantage. C’était un homme impressionnant, qui ne se laissait jamais aller.
Ou l’apparence de frère Tutilo était trompeuse, ou on devait trouver sans peine compagnon de voyage plus agréable. Modestement en retrait, buvant littéralement chaque parole émise par frère Herluin, il paraissait avoir vingt ans tout au plus. Il était mince, remarquablement souple et fort gracieux dans ses mouvements. Son calme et sa discipline avaient de quoi soulever l’admiration. Il arrivait tout juste à l’épaule de son collègue et le sommet de son crâne foisonnait de boucles châtain clair, qui avaient poussé pendant leur long périple. A n’en pas douter elles connaîtraient les rigueurs du ciseau lors du retour d’Herluin à Ramsey, mais pour le moment elles n’auraient pas déparé le portrait d’un séraphin dans un missel. Pourtant, en dépit de son air de dévotion radieuse, le visage que couronnait cette auréole était rien moins que séraphique. A première vue, il irradiait d’innocence, avec ses yeux largement ouverts, pleins de franchise, et cette peau de fille, soyeuse, rose et blanche, mais un observateur attentif n’aurait pas manqué toutefois d’apercevoir sous cette carnation d’enfant un visage ovale, d’une régularité trop classique, au dessin aigu, net, volontaire. Cette couleur de rose sur ces traits purs, marmoréens, donnait des airs de comédie, sous lesquels un être affable dissimulait peut-être une âme dangereuse et pétrie de malice.
Tutilo – quel drôle de nom pour ce jeune Anglais, qui n’avait rien de normand, ni de celte. Était-ce le patronyme qu’il s’était choisi en commençant son noviciat ? Cadfael pensa qu’il lui faudrait en demander la signification et l’origine à frère Anselme. Puis il revint à la discussion entre l’abbé et ses hôtes.
— Pendant votre passage dans nos régions, avança l’abbé, je gage que vous tiendrez à visiter d’autres abbayes bénédictines. Nous vous fournirons des montures si vous le souhaitez. Ce n’est pas la meilleure saison pour voyager. Les rivières sont hautes, les gués impraticables, il serait plus sûr de partir à cheval. Nous hâterons les démarches que vous voulez entreprendre : nous conférerons avec le père Boniface de l’usage que vous voulez faire de son église ; c’est lui en effet qui a la charge des âmes de la paroisse de la Croix-Haute. Nous verrons le shérif Hugh Beringar, sans oublier le prévôt et la guilde des marchands de la ville, qu’intéresse l’assemblée que vous voulez tenir à la Croix-Haute. Si vous avez besoin d’autre chose, il vous suffit de nous en informer.
— Nous vous serons très reconnaissants de nous prêter des chevaux, acquiesça Herluin, aussi souriant que ses traits figés le lui permettaient, car nous comptons visiter au moins nos frères de Worcester ; peut-être pousserons-nous jusqu’à Evesham et Pershore. Rien de plus simple en ce cas que de rentrer par Shrewsbury pour vous ramener vos bêtes. Les hors-la-loi nous ont pris toutes les nôtres, jusqu’à la dernière, avant de disparaître. Mais d’abord, aujourd’hui même si c’est possible, j’aimerais parler à frère Sulien.
— Je vous laisse seul juge, se borna à répliquer Radulphe. Selon moi, frère Cadfael est celui qui connaît le mieux la route – il faut emprunter un bac – et aussi la maison du seigneur de Longner. Ce serait une bonne chose qu’il vous accompagne.
— Frère Sulien…, observa frère Cadfael, en traversant la cour aux côtés d’Anselme, premier chantre et bibliothécaire de l’abbaye. On ne l’a plus appelé comme ça depuis belle lurette. Je ne suis pas certain qu’il apprécie outre mesure, à l’heure qu’il est. Radulphe aurait pu le lui confirmer, lui qui connaît toute son histoire aussi bien que moi. Mais s’il avait seulement essayé, Herluin ne l’aurait pas écouté, j’imagine. Pour Sulien, le mot « frère » ne désigne plus que son seul frère Odon. Il s’entraîne aux armes et dès la mort de sa mère, il entrera dans la garnison de Hugh, au château. Si mes renseignements sont exacts, il n’aura pas à attendre longtemps. Il y a de grandes chances pour qu’il soit marié avant cela, je pense. Il ne retournera jamais à Ramsey.
— Si son abbé l’a renvoyé dans ses foyers en le laissant libre de son choix, dit Anselme avec bon sens, je serais surpris que le sous-prieur parvienne à exercer sur lui une pression suffisante pour l’obliger à reprendre l’habit. Il pourra l’exhorter et argumenter autant qu’il lui plaira, il n’a guère de moyens de l’emporter si le petit tient bon, et il doit le savoir. A moins, ajouta-t-il sèchement, qu’il ne compte tirer de sa démarche indulgente une rétribution en bon argent.
— Cela n’aurait rien d’étonnant, admit Cadfael, et va savoir si ses calculs ne se révéleront pas fructueux. Il y en a plus d’un, dans cette famille, à se sentir une dette envers Ramsey. Et l’autre, interrogea Cadfael, qu’est-ce que tu en penses ?
— Le petit jeune ? Un enthousiaste, dont les joues de pêche reflètent la grâce et la ferveur. Sûrement choisi pour faire pendant à Herluin, qui est passablement réfrigérant.
— Et où diable a-t-il trouvé ce nom à coucher dehors ?
— Tutilo ? Ah oui, répliqua Anselme, rêveur. Sûrement pas à son baptême. Il y a certainement une raison pour qu’on le lui ait donné. Tu le verras parmi les saints qu’on fête au mois de mars, bien que l’on ne lui accorde pas beaucoup d’attention chez nous. C’était un moine de Saint-Gall, qui est mort voici deux bons siècles. D’après les relations que nous avons sur lui, c’était un artiste consommé, peintre, poète, musicien et tout et tout. Peut-être ce Tutilo-ci est-il un garçon particulièrement doué. Il va falloir que je lui demande de s’essayer au rebec ou à l’orgue portatif, pour voir un peu ce dont il est capable. Tu te souviens du chanteur itinérant, qui est passé ici jadis ? Il avait même réussi à se dénicher une épouse avant de nous quitter, le petit jongleur[2]. C’était la fille de cuisine de chez l’orfèvre, non ? Je lui ai réparé son rebec. Si celui-ci se montre meilleur instrumentiste, il n’a peut-être pas volé le nom qu’on lui a attribué. Sonde-le un peu, Cadfael, si tu dois leur servir de guide jusqu’à Longner, cet après-midi. Herluin ne voudra pas laisser se refroidir la piste de sa brebis égarée. Oui, vois donc ce qu’il a dans le ventre.
La route qui conduisait au manoir partait des sentiers de la Première Enceinte, en direction du nord-est, traversait une zone boisée de petites dimensions mais dense, franchissait une crête basse de landes et de prairies pour redescendre vers les méandres de la Severn, en aval de la ville. Le fleuve coulait, tumultueux, emportant dans ses flots agités des branches cassées, des mottes de terre arrachées à ses rives. Il y avait eu de nombreuses chutes de neige pendant l’hiver, mais guère de gelées ni de grandes tempêtes. Le dégel remplissait encore le fond des vallées et partout on voyait frémir de petites vaguelettes. Les prairies, en bord de rivière, et les ruisseaux murmuraient constamment sous les caresses argentées du courant, qui s’attardaient parmi les herbes. Un peu en amont, le gué était déjà infranchissable et l’île, qui, en temps normal, permettait aux piétons de circuler, était sous les eaux. Le nautonier n’en conduisit pas moins son bac d’une main ferme, avec le calme imperturbable de celui qui a vu suffisamment d’orages et d’accalmies pour ne plus se laisser impressionner quand ça remue un peu.
Sur l’autre rive de la Severn, le chemin traversait des prairies gorgées d’eau. Elle s’était déjà infiltrée d’une bonne toise dans l’intérieur des terres et frôlait l’herbe pâlie par l’hiver. Si, à la suite du dégel, il tombait de fortes pluies depuis les collines du pays de Galles, les murs de Shrewsbury auraient rapidement les pieds dans l’eau, tandis que la Méole et le bief du moulin ne tarderaient pas à inonder l’église abbatiale. Depuis que Cadfael était entré dans l’Ordre, c’était déjà arrivé deux fois. A l’ouest, le ciel gris pesait comme un couvercle, cachant à demi les montagnes, dans le lointain.
Ils contournèrent l’avancée des eaux, sous la glèbe noire du Champ du Potier, remontèrent en sécurité sur un sol moins mouvant, heureux de pénétrer dans les bois bien entretenus du manoir de Longner, avant de parvenir enfin dans la clairière où le château s’adossait confortablement aux collines, à l’abri des vents dominants, entouré d’une palissade élevée, où se trouvaient tous les bâtiments du domaine.
Au moment où ils franchissaient le portail, Sulien Blount sortait des écuries pour regagner le corps d’habitation. Il portait le justaucorps de cuir, la tunique de travail et les hauts-de-chausses qui conviennent à un cadet quand il n’entend pas laisser son aîné se charger de toutes les responsabilités concernant la propriété, en attendant de s’en constituer une bien à lui, ce qui finirait inéluctablement par se produire. Il s’immobilisa en voyant les trois hommes entrer. Il reconnut sur-le-champ un de ses anciens directeurs spirituels et fut surpris de le voir si loin de chez lui. Il se porta néanmoins aussitôt à la rencontre du groupe, plein d’une courtoisie respectueuse et aussi d’un peu d’appréhension. Les épreuves de l’année passée l’avaient tellement éloigné de la vie religieuse et de la tonsure que cette soudaine réapparition du passé lui parut un moment menacer sa tranquillité d’esprit toute neuve, si chèrement acquise, et l’avenir pour lequel il avait opté. Mais cela ne dura pas. Sulien ne conservait aucun doute sur la voie qu’il avait choisie.
— Père Herluin ! Soyez le bienvenu ! Je me réjouis de vous voir en bonne santé, et de savoir votre maison rentrée dans le giron de l’Ordre. Vous ne voulez pas entrer et nous expliquer en quoi, ici, à Longner, nous pouvons vous être utiles ?
— Vous devinerez sans peine dans quel état nous avons retrouvé notre abbaye, commença le religieux, s’adressant prudemment à son interlocuteur car un affrontement n’était pas à exclure. Pendant toute une année, elle a servi de dépotoir à une armée de malandrins. Elle a été pillée, dépouillée de tout ce qui pouvait brûler. Ses murs mêmes ont été souillés quand on ne les a pas abattus sans autre forme de procès, lors du départ de nos envahisseurs. Notre maison a besoin de tous ses fils et de tous les amis de l’Ordre, pour rendre à Dieu ce qui a été profané. C’est vous que je viens voir et c’est à vous que je souhaiterais parler.
— J’espère être compté au nombre des amis de l’Ordre, répliqua Sulien, même si je ne suis plus membre de la communauté de ses enfants. C’est l’abbé Walter qui m’a renvoyé ici en toute équité, pour me laisser réfléchir à une vocation qu’il savait fragile. Il m’a confié à l’abbé Radulphe, qui m’en a relevé. Mais entrez donc, je vous en prie. Nous nous entretiendrons en gens de bonne compagnie. Je vous écouterai avec révérence, père, et je respecterai les propos que vous voudrez bien me tenir.
Il n’y manquerait certainement pas car c’était un jeune homme élevé dans le respect des aînés, un cadet ne possédant rien, avec son avenir à assurer, et le besoin d’obtenir, dans l’intérêt de sa carrière, le soutien des gens en place dont il lui faudrait gagner les faveurs. Il écouterait poliment, ça oui, mais il ne se laisserait pas influencer. Lui n’avait pas besoin d’un témoin amical pour soutenir sa cause, alors pourquoi Herluin demandait-il l’assistance d’un jeune acolyte silencieux, comme pour rappeler à un ancien collègue, par sa seule présence, un devoir auquel il n’était plus tenu, dans lequel il s’était lancé par erreur, de surcroît pour de mauvaises raisons.
— Je suppose que vous voudrez discuter en privé, suggéra Cadfael, suivant le sous-prieur dans l’escalier qui conduisait à la porte de la grande salle. Avec votre permission, Sulien, ce jeune religieux et moi-même allons nous rendre auprès de votre mère. Si toutefois elle le souhaite et si son état le permet.
— Oh ! pour cela, n’en doutez pas ! s’exclama Sulien, avec un bref sourire éclatant. Tout nouveau visage lui est très bénéfique. Vous savez de quelle manière elle considère aujourd’hui le monde et la vie. Très paisiblement.
Cela n’avait pas toujours été le cas. Pendant des années, un mal incurable avait consumé Donata Blount, lui causant une atroce souffrance. C’est seulement dans les derniers stades de sa maladie qu’elle avait comme dépassé la douleur et commencé, en approchant la porte ouverte sur l’au-delà, à se réconcilier avec le monde qu’elle allait quitter.
— Sa fin est proche, ajouta simplement Sulien, en s’arrêtant dans la grande salle plongée dans la pénombre. Voulez-vous m’accompagner dans le cabinet privé, père Herluin ? Je vais demander qu’on apporte des boissons. Mon frère est à la ferme. Je regrette qu’il n’ait pas été là pour vous accueillir, mais nous n’avions pas été prévenus de votre arrivée. Vous voudrez bien ne pas lui en tenir rigueur. Mais si c’est pour moi que vous êtes là, c’est peut-être aussi bien. Allez donc dans la chambre de ma mère, lança-t-il à Cadfael. Je sais qu’elle est réveillée et je ne doute pas que vous ne soyez le bienvenu, comme toujours.
Dame Donata, qui ne sortait plus de son lit, reposait sur une montagne d’oreillers, dans son étroite chambre à coucher. Le volet n’était pas tiré, un petit brasero brûlait, dans un coin, sur la pierre nue du sol. Elle n’avait plus que la peau – translucide – sur ses os frêles ; ses mains gisaient, inertes, sur la couverture, tels des pétales de lys tombés, tant elles étaient émaciées, transparentes. Son visage était comme enchâssé dans un masque fragile gris-argenté, et une ombre d’un bleu glacial creusait profondément ses yeux qui restaient d’une extraordinaire beauté. Ils n’avaient rien perdu de leur clarté ni de leur intelligence et ils étaient toujours du bleu le plus profond, le plus lumineux.
L’esprit qui animait cette frêle enveloppe était toujours vif, indomptable et à l’écoute du monde qui l’entourait, sans crainte ni regret à l’idée de le quitter.
Elle leva la tête vers ses visiteurs et salua Cadfael d’une voix grave qui avait conservé toute sa fermeté.
— Frère Cadfael ! En voilà une bonne surprise ! Je vous ai à peine vu de tout l’hiver. Je n’aurais pas apprécié de tirer ma révérence sans votre bénédiction.
— Vous auriez pu m’envoyer quérir, répondit-il en allant chercher un tabouret pour s’asseoir à son chevet. C’est toujours possible et Radulphe n’a rien à vous refuser.
— Il est venu en personne m’écouter en confession à Noël. Il m’a adoptée parmi les brebis dont il a la charge. Il ne m’a pas oubliée.
— Et comment vont vos affaires ? demanda-t-il, scrutant son visage serein.
Il n’y avait jamais eu besoin d’y aller par quatre chemins avec Donata. Elle savait exactement ce qu’il avait dans l’esprit, et c’était mieux comme ça.
— Pour ce qui touche à la vie et à la mort, très bien. Pour ce qui est de la souffrance, il ne me reste plus assez de force pour la sentir, ou pour y prendre garde si elle était encore capable de me tourmenter. Je considère cela comme le signe que j’attendais, murmura-t-elle, sans appréhension, à présent, ni impatience d’aucune sorte, parfaitement satisfaite de voir venir l’heure.
— Qui avez-vous amené avec vous ? interrogea-t-elle, avec un regard au jeune homme qui était resté à l’écart. Un nouvel assistant dans votre jardin aux simples ?
Tutilo s’était approché, considérant, à juste titre, ces mots comme une invitation. Ses yeux étaient grands ouverts, écarquillés. Il était jeune, plein de vie, et elle aux portes de la mort. Mais il ne semblait éprouver ni effroi, ni pitié à son endroit. Ce n’était pas un sentiment qu’elle faisait naître. Le garçon était manifestement vif et il n’y avait pas à lui expliquer les choses deux fois.
— Non, protesta Cadfael, jaugeant avec circonspection un élève brillant qu’il n’aurait pourtant pas refusé. Non, ce jeune religieux est venu avec son sous-prieur depuis l’abbaye de Ramsey. L’abbé Walter est rentré dans son monastère et il s’efforce de rappeler tous ses moines pour le rebâtir, après les déprédations causées par Geoffroi de Mandeville et ses brigands. Si vous voulez tout savoir, le sous-prieur Herluin est en ce moment dans le cabinet privé, où il essaie de circonvenir Sulien.
— Voilà quelqu’un qui lui a échappé pour toujours, affirma Donata. Je regrette seulement qu’il ait été poussé à se tromper aussi grossièrement. Et si c’est la seule bonne action commise par Geoffroi de Mandeville, parmi toutes les horreurs dont il s’est rendu responsable, son acte aura au moins permis à Sulien de recouvrer sa vraie nature. Mon plus jeune fils, expliqua-t-elle à Tutilo, dont elle croisa les grands yeux dorés avec un sourire pensif, approbateur, n’a jamais été taillé dans le bois dont on fait les religieux.
— Il me semble que ces propos ont déjà été tenus par un empereur, nota Cadfael, se rappelant ce qu’Anselme lui avait raconté sur le premier Tutilo, le saint homme de Saint-Gall, dont le patronyme avait été attribué au jeune homme. Je vous présente frère Tutilo, novice à Ramsey, qui va bientôt terminer son noviciat, s’il faut en croire son supérieur. S’il tient de celui dont il porte le nom, il devrait être sculpteur, peintre, chantre et musicien. Selon le roi Charles – qu’on avait surnommé Charles le Gros – c’était grand dommage qu’un tel génie eût reçu la tonsure et il maudissait l’homme qui en était la cause. C’est en tout cas ce qu’Anselme m’a raconté.
— Un jour, prophétisa Donata, regardant le bel adolescent de la tête aux pieds, avec une admiration empreinte de détachement, qui sait si un roi ne dira pas la même chose sur ce garçon. Ou mieux encore, une femme, bien sûr ! Alors, Tutilo, avez-vous autant de cordes à votre arc ?
— C’est à cause de cela que j’ai reçu ce nom, rétorqua le garçon avec une honnêteté un peu naïve, tandis qu’une légère rougeur montait des plis de sa coule jusqu’à ses joues lisses, sans apparemment lui causer le moindre inconfort.
Il ne détourna pas non plus les yeux du visage de son interlocutrice, qui le fascinait. La tranquillité d’esprit qu’elle avait recouvrée lui avait rendu quelque chose de sa grande beauté d’antan, ce qui lui donnait une allure encore plus extraordinaire.
— J’ai effectivement certains talents en musique, reconnut-il, avec la certitude de celui qui sait se juger en toute objectivité, sans se vanter ni se rabaisser.
Une flamme où l’on devinait de l’intérêt mêlé d’affection s’alluma dans les yeux caves de Donata.
— Très bien ! Pourquoi en ce cas ne pas nous donner une preuve de vos capacités ? demanda-t-elle, approbatrice. La musique a été pendant bien des nuits la seule manière de m’endormir, et aussi ma consolation quand les démons se montraient trop actifs. Aujourd’hui, heureusement, ils passent leur temps à dormir, mais moi, je ne peux plus fermer l’œil.
Elle souleva une main frêle de la couverture et indiqua un coffre dans un coin éloigné de la pièce.
— Il y a un psaltérion là-bas, qu’on n’a pas touché depuis une éternité. Si cela vous tente de l’essayer. Il vous sera certainement reconnaissant de lui permettre de chanter de nouveau. Il y a aussi une harpe dans la grande salle, mais plus personne pour en jouer, à présent.
Tutilo alla bien volontiers soulever le lourd couvercle et regarda les objets de valeur qu’on y avait rangés. Il en sortit un instrument de dimensions réduites, en forme de groin de cochon, conçu pour qu’on en joue sur les genoux. Il le maniait avec un soin qui en disait long sur son intérêt. Et s’il se mit à froncer les sourcils, ce fut en voyant une petite pièce brisée sous les cordes. Il fouilla dans le coffre, à la recherche de plectres pour pouvoir jouer, mais, n’en trouvant pas, il plissa de nouveau le front.
— Il fut un temps où j’en taillais presque chaque semaine. Nous avons négligé notre devoir, j’en ai peur, murmura Donata.
Ces mots amenèrent sur ses lèvres un bref sourire préoccupé, mais l’attention du garçon se reporta aussitôt sur le psaltérion.
— Je peux me servir de mes ongles, dit-il, et il apporta l’instrument à côté du lit.
Sans cérémonie ni hésitation, il s’installa au bord de la couche, assura le psaltérion sur ses genoux et passa une main caressante sur les cordes d’où s’éleva un doux murmure frémissant.
— Vos ongles sont trop courts, l’avertit Donata. Vous allez vous arracher le bout des doigts.
Il y avait encore dans sa voix des couleurs, une intonation, qui donnaient à ses phrases les plus simples une force particulière. Ce que Cadfael distingua, ce fut une mère partagée entre l’indulgence et l’impatience, essayant de mettre un adolescent en garde contre une entreprise périlleuse. Non, peut-être pas une mère, à la réflexion, ni même une sœur aînée ; quelqu’un de plus distant qu’un proche parent, mais dont la présence était encore plus affirmée. Car dans ces contacts libres de tout devoir ou responsabilité, il entre aussi une liberté beaucoup plus grande et des liens peuvent ainsi se créer bien plus vite, sans contrainte. De plus, il ne lui restait guère de temps pour se soumettre aux usages ordinaires. Il était impossible de savoir ce qu’avait compris le garçon ; il lui lança un regard vif, plein de naturel, mais il n’était ni surpris ni inquiet, et brusquement ses mains s’immobilisèrent quelques secondes. Puis il sourit.
— J’ai du cuir au bout des doigts – regardez ! s’écria-t-il et, lui montrant ses paumes, il remua ses doigts allongés. J’ai été harpiste chez le suzerain de mon père, au manoir de Berton pendant un an et plus, avant d’entrer à Ramsey. Silence, maintenant, laissez-moi essayer ! Mais il manque une corde, alors vous voudrez bien m’excuser pour les fausses notes.
Dans sa voix aussi, il y avait de l’indulgence et une sorte d’amusement discret, comme s’il lui fallait rassurer sur sa compétence une personne âgée, inutilement inquiète.
Il avait mis la main sur la clé permettant d’accorder le psaltérion en fouillant dans le coffre. Il commença à tâter les cordes en boyau et s’affaira à tourner les chevilles auxquelles elles étaient fixées. Le murmure mélodieux qui s’éleva évoquait une myriade d’insectes dans une prairie, en été, et Tutilo, entièrement absorbé par son travail, pencha la tête, tandis que Donata l’observait d’autant plus à loisir, sous ses paupières à demi closes, qu’il ne lui prêtait aucune attention. Ils étaient cependant liés par une intimité très profonde car, quand il eut un sourire passionné, qui ne s’adressait qu’à lui-même pendant qu’il travaillait, elle aussi sourit de le voir si concentré et si heureux.
— Attendez, l’une des cordes dans la partie endommagée est assez longue pour servir. Mieux vaut une que pas du tout, ce qui ne vous empêchera pas de remarquer quand le son sera trop grêle.
Comme s’ils avaient été endurcis par la pratique de la harpe, ses doigts étaient d’une remarquable agilité quand il attacha la corde unique et l’arrêta adroitement.
— Voilà ! Ça y est !
Il passa une main légère sur les cordes et produisit une série de notes douces, vibrantes.
— Des cordes métalliques auraient une sonorité plus puissante et plus brillante que celles en boyau, mais ça ira très bien.
Là-dessus, il inclina la tête sur son instrument et plongea, tel un faucon piquant sur sa proie, en commençant à jouer avec ses doigts qui dansaient. La vieille table d’harmonie sembla se gonfler, palpiter sous la tension des notes, remplie jusqu’à l’excès, incapable de trouver un exutoire adéquat dans la rosace ouvragée qu’elle portait en son centre.
Cadfael écarta légèrement son tabouret du chevet du lit, afin de mieux les voir l’un et l’autre, car ils formaient un sujet d’étude des plus intéressants. Le garçon était indubitablement très doué. On distinguait, dans la fougue dont témoignait son attaque, quelque chose de vaguement inquiétant. Il évoquait un oiseau qu’on aurait longtemps réduit au silence et qui retrouverait tout d’un coup le pouvoir et le plaisir de chanter.
Au bout d’un court moment son enthousiasme premier s’apaisa et il put savourer, avec une reconnaissance accrue, la douceur de cette redécouverte. L’air de danse qu’il interprétait, plein de vivacité, léger comme une plume en dépit de la passion qu’il lui insufflait, se changea en une mélodie plus calme, mieux adaptée à un instrument si intime. Il y mit même une certaine mélancolie, la transformant en un virelai triste et rythmé. Où diable l’avait-il appris ? Sûrement pas à Ramsey où Cadfael doutait qu’on ait su l’apprécier à sa juste valeur.
Dame Donata, qui connaissait si bien le monde et les ironies afférant à la vie et à la mort, reposait contre ses oreillers, immobile, sans détacher un seul instant ses regards du jeune homme qui avait oublié jusqu’à son existence. Ce n’était pas pour elle qu’il jouait, mais elle avait une intelligence et une sensibilité assez développées pour l’entendre. Elle le dévorait de ses grands yeux marqués, en buvant littéralement sa musique, comme si ce vin pouvait seul étancher sa soif. En traversant la moitié de l’Europe par les terres, bien des années auparavant, Cadfael avait vu des gentianes dans l’herbe des prairies de montagne, d’un bleu comme il n’en avait jamais rencontré, du même bleu profond que les yeux de Donata, plus bleu que le bleu. Le pli de ses lèvres et son petit sourire en coin racontaient une histoire un peu différente. Tutilo lui était déjà devenu clair comme de l’eau de roche. Elle le comprenait mieux qu’il ne se comprenait lui-même.
La moue sceptique, affectueuse de sa bouche disparut quand il se mit à chanter. C’était un air simple et subtil à la fois, ne requérant pas plus d’une douzaine de notes. Sa voix, plus élevée que quand il parlait, très douce et suave, témoignait des mêmes qualités, une innocence enfantine où transparaissait également la douleur de l’homme fait. Il ne chantait pas en anglais, ni même en français de Normandie tel qu’on le pratiquait en Angleterre, mais dans cette langue d’oc que Cadfael avait imparfaitement pratiquée il y avait de nombreuses années. Où ce novice enfermé dans un cloître avait-il appris les mélodies des troubadours provençaux et où les avait-il entendues ? Donata ignorait le français qu’on pratique en Provence et Cadfael l’avait plus ou moins oublié, mais ils étaient l’un et l’autre capables de reconnaître une chanson d’amour. Un amour de loin, triste, non payé de retour, où l’on espère toujours sans jamais se rencontrer face à face.
Un instant après, la cadence avait changé et les mots secrets étaient magiquement devenus : « Ave mater salvatoris »… Ils étaient revenus à la liturgie de saint Martial avant de s’être rendu compte de quoi que ce soit, mais Tutilo, lui, fin comme un renard, avait senti que la porte s’ouvrait et il ne tenait pas à prendre de risque.
En effet, Sulien Blount apparut ; il ne représentait pas un danger véritable – mais menaçant, tel un nuage noir, le sous-prieur Herluin était sur ses talons.
Donata, allongée, sourit, appréciant qu’on puisse avoir l’esprit assez vif pour se reprendre instantanément, et que chacun n’y voie que du feu. Le garçon n’avait ni bronché ni rougi. Il faut reconnaître qu’Herluin fronça ses sourcils austères, mécontent de voir son novice assis au chevet d’une dame pour le plaisir de laquelle il était manifestement en train de chanter. Mais quand il jeta un coup d’œil à la dame en question, qu’il la vit si marquée, et si digne en même temps, il se trouva aussitôt désarmé. Elle causait toujours un choc à ceux qui ne la connaissaient pas, précisément parce qu’elle n’était pas vieille, mais flétrie bien avant l’âge.
Tutilo se leva modestement, serrant le psaltérion contre sa poitrine, et se retira comme il convient, dans un coin de la pièce, les yeux baissés. Cadfael soupçonna qu’il la comprenait particulièrement bien quand il ne la regardait pas.
— Voici le sous-prieur Herluin, mère, murmura gravement Sulien, qui se ressentait encore de la lutte qu’il venait de livrer. Il a jadis été mon instructeur à Ramsey. Il s’intéresse à votre santé et vous promet ses prières. Au nom de mon frère, je vous saurais gré de lui faire bon accueil, comme moi.
En l’absence de son fils aîné et de sa belle-fille, elle s’exprima d’autorité en leur lieu et place.
— Vous êtes ici chez vous, père. Votre visite nous honore. Tout le monde ici a été on ne peut plus heureux d’apprendre que Ramsey était revenu dans le giron de Dieu.
— Oui, en vérité, Dieu a daigné abaisser les yeux vers nous, répliqua Herluin, non sans une certaine prudence, d’un ton un peu moins assuré qu’à l’ordinaire, car il avait été éprouvé de la voir ainsi. Mais il nous reste énormément de travail pour restaurer notre demeure et nous avons grand besoin de tous ceux qui pourront nous apporter leur concours. J’avais espéré ramener votre fils avec moi, mais il semble que je ne puisse plus l’appeler « mon frère ». Soyez assurée néanmoins que je prierai pour vous deux.
— Et moi, je n’oublierai pas Ramsey dans mes prières, répondit-elle. Si notre maison ne vous a pas donné de religieux, nous pourrons peut-être vous aider d’une autre manière.
— Nous demandons la charité à tous les gens de bonne volonté, reconnut Herluin avec ferveur. Sous quelque forme qu’elle se présente. Notre abbaye est dans le dénuement, il ne nous en reste plus que les murs, et encore, dans quel état ! Tout ce qui pouvait être emporté l’a été.
— J’ai promis de retourner à Ramsey et d’y travailler de mes mains un mois entier, quand le temps sera venu, expliqua Sulien.
Il n’avait jamais pu se débarrasser complètement d’un certain sentiment de culpabilité pour avoir renoncé à un mode de vie qui n’était pas fait pour lui et auquel il n’aurait jamais dû songer. Il serait heureux de s’en libérer par cette période de travaux un peu forcés, et de se redonner bonne conscience avant de convoler en justes noces. Pernelle Otmere l’approuverait et ne s’opposerait pas à son départ.
Herluin le remercia pour son offre, mais sans enthousiasme excessif, car peut-être doutait-il de la quantité de travail que ce jeune défroqué serait capable de fournir.
— Je vais aussi parler à mon frère, poursuivit Sulien avec chaleur, et voir ce que je pourrai obtenir de lui. Ils sont en train de couper du bois de taille, il y aura certainement des troncs plus vieux, suffisamment résistants. Ils vont aussi rapporter des arbres plus importants de la forêt. Je vais lui demander des poutres pour vos travaux de reconstruction, une pleine charrette. Je ne crois pas qu’il me refusera cette faveur. Je ne lui demanderai rien d’autre avant d’entrer au service du roi, à Shrewsbury. L’abbaye peut-elle fournir un chariot ou en louer un ? Jamais Odon ne pourra se séparer d’un des siens aussi longtemps.
A l’énoncé de ces problèmes pratiques, Herluin se montra plus chaleureux. Cadfael eut toutefois le sentiment qu’il n’avait pas admis son échec sur le jeune relaps – il avait été dans l’incapacité de le convaincre de retourner à l’abbaye, non pas pour un malheureux petit mois, mais pour toute sa vie. Oh ! ce n’était pas que Sulien fût quelqu’un de si important, mais Herluin n’avait pas l’habitude qu’on lui résistât avec une telle opiniâtreté. Quand il embouchait sa trompette, il s’attendait à ce que tous les obstacles tombent tels les murs de Jéricho.
Enfin, il avait obtenu ce qu’il voulait sur le plan matériel, et il se préparait à prendre congé. Tutilo, l’oreille aux aguets et les yeux modestement baissés dans son coin, ouvrit tranquillement le coffre où il reposa le psaltérion qu’il continuait à étreindre. La délicatesse qu’il témoigna en accomplissant ce geste et en refermant lentement le couvercle amena sur les lèvres grisâtres de Donata un sourire pensif et crispé.
— Mon père, j’ai une faveur à vous demander, souffla-t-elle, si vous voulez bien m’écouter. Votre oiseau de paradis m’a causé un grand plaisir et beaucoup soulagée. S’il m’arrive de souffrir et d’avoir des insomnies, accepteriez-vous de me donner cette consolation une heure durant, le temps de votre séjour à Shrewsbury ? Je ne l’enverrai pas chercher à moins d’avoir vraiment besoin de lui. L’autoriseriez-vous à venir ?
Si cette requête stupéfia Herluin, il eut cependant l’esprit de comprendre qu’il n’avait pas l’avantage, bien qu’il espérât probablement, songea Cadfael intéressé, qu’elle ne s’en rendrait pas compte. En quoi il se trompait, très certainement. Elle savait fort bien qu’il lui était extrêmement difficile de refuser. Expédier un novice mal aguerri pour jouer de la musique chez une dame, une dame dans son lit, par-dessus le marché, était non seulement impensable, mais proprement scandaleux. Seulement la dame en question était déjà si proche de la mort qu’on entendait dans sa voix s’entrouvrir la porte de l’au-delà, et dans sa transparente pâleur, son âme, privée de corps, était presque visible sur son visage. Elle ne s’intéressait plus guère aux usages du monde, et ne craignait pas non plus les redoutables incertitudes de celui qui l’attendait.
— La musique est le seul remède qui me procure la paix, expliqua-t-elle en attendant patiemment qu’il accepte.
Dans son coin, le garçon n’avait pas bronché, mais sous ses longs cils baissés, ses yeux d’ambre étincelaient, pleins de satisfaction, de sérieux et de prudence.
— Si vous avez vraiment besoin de lui, répondit enfin Herluin, choisissant ses mots très soigneusement, comment notre Ordre aurait-il le cœur de ne pas déférer à votre prière ? Si vous l’appelez, frère Tutilo viendra.