13

À plusieurs milles au nord, sur la route d’Oswestry, Olivier s’arrêta au bord du chemin, là où un petit chevrier maigrichon aux yeux brillants gardait son troupeau qui paissait dans l’herbe luxuriante de l’été, longues tiges qui montaient en graine. L’enfant tira sur une des rênes pour ramener doucement l’une de ses protégées à l’endroit où la lumière de la fin de l’après-midi réchauffait la prairie sauvage. Il regarda le cavalier sans émoi. Il était à demi gallois et peu enclin à se montrer servile. Avec un sourire, il lança un « bonsoir » insouciant.

Par sa grâce et sa fierté, l’enfant ressemblait à l’adulte. Ils se regardèrent d’un air d’appréciation réciproque.

— Dieu soit avec toi ! dit Olivier. Depuis combien de temps es-tu là à paître ton troupeau ? Et dis-moi, aurais-tu vu passer deux hommes, dont l’un boite ? Ils ont à peu près mon âge, et ils vont à pied.

— Dieu vous garde, seigneur ! répondit gaiement l’enfant. Je suis là depuis midi, car j’avais emporté mon casse-croûte. Non, je n’ai vu personne dans le genre de ces gens-là. Et pourtant j’ai dit un mot à tous ceux qui passaient par ici, sauf s’ils galopaient.

— Alors, rien ne sert de courir, remarqua Olivier, permettant à son cheval de baisser l’encolure et de brouter le haut des herbes. Il est impossible qu’ils soient devant moi s’ils ont pris cette route. Voyons, supposons qu’ils veuillent arriver au pays de Galles au plus vite, comment pourrais-je les rattraper en chemin ? Ils ont quitté Shrewsbury avant moi et j’ai un message à leur remettre. Où puis-je tourner vers l’ouest sans avoir à rentrer en ville ?

Le jeune gardien sauta avec enthousiasme sur cette occasion de se distraire un peu de son travail coutumier. Il réfléchit à la meilleure route possible et rendit son jugement.

— Retournez sur vos pas pendant un bon mille jusqu’à ce que vous passiez le pont à Montford ; là vous trouverez à main droite un sentier pour charretiers qui ne date pas d’hier et qui va droit vers l’ouest. Continuez dans cette direction jusqu’au premier embranchement. Ce n’est pas le chemin le plus direct mais il va où il faut. Il contourne Shrewsbury à, mettons, quatre milles de la ville et longe l’orée de la forêt mais il coupe toutes les routes qui sortent de la cité. Vous rattraperez peut-être ceux que vous cherchez. En tout cas je vous le souhaite.

— Je te remercie de ce voeu, dit Olivier, et aussi de tes conseils.

Il se pencha vers la main que tendait l’enfant, non pas pour demander de l’argent mais pour caresser l’encolure du cheval avec un plaisir admiratif, et il glissa une pièce dans la paume offerte.

— Dieu soit avec toi ! ajouta-t-il, et, faisant pivoter sa monture, il repartit d’où il était venu.

— Et avec vous, seigneur ! s’écria le garçon qui resta à le regarder jusqu’à ce que cheval et cavalier aient disparu à un tournant de la route, absorbés par une rangée d’arbres.

Les chèvres se rapprochèrent ; le soir n’était pas loin et elles étaient prêtes à rentrer dans leur enclos, car elles devinaient l’heure d’après le soleil aussi bien que leur chevrier. L’enfant rassembla leurs laisses, lança un joyeux coup de sifflet et s’apprêta à regagner son domicile en coupant par les champs.

Olivier arriva pour la seconde fois au pont enjambant la Severn dont l’une des berges était très escarpée et couverte d’arbres et l’autre une prairie toute plate. Après les premiers champs cultivés, un chemin sinuait vers la droite, entre des arbres clairsemés, plutôt en direction du sud que de l’ouest, mais au bout d’un bon mille, il le conduisit à une meilleure route qui coupait la sienne de chaque côté. Il prit à droite, en plein vers le soleil, comme on le lui avait dit, et à l’endroit où deux chemins qui devenaient plus étroits formaient un embranchement, il tourna à gauche, gardant à main droite la course déclinante du soleil, qui reposait maintenant juste au bord du monde et jetait à travers la futaie des éclairs soudains et aveuglants. Ainsi Olivier commença-t-il à contourner Shrewsbury. La piste passait à travers des bosquets longeant l’extrémité nord de la Forêt Longue, parfois dans la pénombre, parmi des arbres serrés, parfois par des landes dégagées et une végétation basse, parfois parmi des îlots de cultures et des hameaux qu’il apercevait brièvement. Il avançait, l’oreille tendue au cas où il entendrait un bruit prometteur, s’arrêtant à chaque fois que sa route labyrinthique croisait un sentier allant vers l’ouest de Shrewsbury, ou que, profitant d’une chaumière ou d’un essart, il se renseignait sur les deux voyageurs qui l’avaient précédé. Nul ne les avait vus passer. Olivier ne se décourageait pas. Ils avaient plusieurs heures d’avance sur lui. Mais s’ils n’étaient pas allés vers l’ouest par une des routes qu’il avait déjà croisées, ils se trouvaient peut-être encore à l’intérieur du cercle qu’il décrivait autour de la ville. Celui qui marchait nu-pieds ne devait pas s’amuser par ici, peut-être avait-il été forcé de s’arrêter fréquemment. Au pis, même si en définitive Olivier les manquait, cette route serpentine finirait par le ramener sur la grand-route, celle qui l’avait d’abord conduit à Shrewsbury, venant du sud-est. Il en serait quitte pour revenir chez Hugh Beringar, et il ne se porterait pas plus mal d’avoir fait un peu d’exercice par une belle soirée.

 

Frère Cadfael n’avait pas mis longtemps à sauter dans ses bottes, à remonter son habit, à prendre et à seller le meilleur cheval qu’il put dénicher aux écuries. Ce n’était pas tous les jours qu’il avait la chance de renouer avec ces plaisirs à demi oubliés, mais pour le moment il n’y songeait guère. Il avait laissé un message mûrement réfléchi à l’homme qui était parti en toute hâte prévenir Hugh en ville ; Hugh ne poserait pas de questions, pas plus que l’abbé n’en avait posé, il s’apercevrait qu’il y avait urgence et remettrait les explications à plus tard.

— Informez Hugh Beringar, avait-il dit, impérieux, que Ciarann coupera au plus court pour franchir la frontière du pays de Galles, mais qu’il évitera les routes trop dégagées. Je pense qu’il descendra d’abord vers le sud jusqu’à la vieille voie romaine que nous avons été assez bêtes pour ne pas entretenir, car elle ne monte pratiquement pas et elle file droit vers la frontière au nord de Caus.

C’était peut-être aller un peu vite en besogne et Cadfael ne l’ignorait pas. Ciarann n’était pas de la région, cependant il connaissait peut-être assez bien cette zone frontalière s’il avait de la famille du côté gallois. Mieux encore, il avait séjourné ici trois jours et, si déjà il cherchait un moyen de filer discrètement, il était fort capable de tirer les vers du nez des moines et des hôtes, qui ne se doutaient de rien. Le temps passait et il fallait deviner juste. Cadfael choisit son itinéraire, espérant ne pas se tromper.

Il ne perdit pas de temps à se rendre en grande pompe au portail et à commencer la poursuite en prenant la route vers l’ouest ; tenant son cheval par la bride, il traversa les jardins devant un frère Jérôme ébahi qui se rendait au cloître avec dix bonnes minutes d’avance pour complies. Il fallait s’attendre à ce que, outragé, il raconte la chose au prieur. Cadfael l’oublia tout aussitôt ; passant par les champs de pois qui restaient à récolter, il descendit vers les paisibles étendues verdoyantes qui bordaient le cours d’eau, il emprunta la prairie étroite puis monta à cheval. Le soleil, à l’ouest, commençait à se cacher derrière la cime des arbres. Dans cette atmosphère où se mélangeaient l’ombre et la lumière, Cadfael éperonna sa monture, s’engageant à vive allure dans les pistes qu’il connaissait comme sa poche. Piquant plein ouest, il arriva à la route qu’il suivit au petit trot pendant un demi-mile jusqu’à ce qu’elle descende trop bas vers le sud ; là de nouveau il se dirigea vers l’ouest et le couchant. Ciarann avait une bonne avance, même sur Matthieu, à plus forte raison sur ceux qui le suivaient. Seulement voilà, Ciarann boitait, il était chargé et terrorisé. Pour un peu, Cadfael aurait eu pitié de lui.

Encore un demi-mile et il parvint à un petit chemin qui se voyait à peine, s’éloignait vers le sud-ouest avant de bifurquer vers l’orée la plus au nord de la Forêt Longue. Ce n’était guère qu’une étroite allée forestière entre des branches basses ; dans le temps, ici se dressait un bois qu’on ne s’était pas donné la peine de transformer en essart, car çà et là des rochers affleuraient à la surface du sol. Le paysage évoquait déjà la région de la frontière avec ses monticules tourmentés qui brisaient le sol mince, où poussaient la bruyère et les herbes coupantes des hautes terres, une végétation rabougrie, des taillis rachitiques qui parfois donnaient naissance à une vie luxuriante à l’abri d’arbres centenaires dans chaque vallon humide. Un peu plus loin, dans la même direction, commençaient les bois sombres formant comme un toit très élevé, où s’élevaient aussi des arbustes de taille moyenne, parmi les fourrés impénétrables de ronces et de buissons qui recouvraient le sol. Malgré la présence de rares îlots de cultures dégagés et lumineux qui surprenaient invariablement, c’était le royaume de la forêt.

Enfin le moine arriva sur la route très ancienne qui coupait son chemin comme une lame et allait d’est en ouest. Il s’interrogea sur les hommes qui l’avaient bâtie. Ce qui était à l’origine une route pour des soldats était devenu un maigre sentier tapissé d’herbe fine, mais son tracé, comme à l’origine, restait droit comme une lance, parfaitement plat à chaque fois que c’était possible, montant et descendant sans faillir dès qu’un monticule se présentait. Cadfael prit vers l’ouest, s’avançant droit vers l’arc d’or du soleil qui luisait encore entre les branches.

 

Dans cette parcelle de forêt ancienne au nord et à l’ouest du hameau de Hanwood, des futaies offraient leurs cachettes aux hors-la-loi en fuite, qui y trouvaient asile, à condition de ne pas s’approcher des quelques fermes à proximité. Les gens du cru avaient tendance à entourer leurs tenures et à se grouper pour protéger leurs petits terrains. La forêt attirait les pillards, les braconniers et les gardiens de porcs. On ne s’y aventurait pas sans risque. Les voyageurs qui à l’occasion demandaient secours et hospitalité en cas de besoin devaient se débrouiller par eux-mêmes là où les bois étaient plus épais, quand ils avaient le courage d’y pénétrer. Sans doute, sous la juridiction de Hugh Beringar, était-on autant en sécurité dans le Shrospshire que n’importe où en Angleterre et les abus causés par les vagabonds ne duraient-ils pas longtemps, mais, même s’il était malsain de s’attarder, les abris existaient et, si le besoin s’en faisait sentir, des hôtes indésirables pouvaient s’y réfugier.

Nombre de petits manoirs dans la région tombaient en ruine car situés dans une zone dangereuse, et certains, dont les champs n’étaient plus cultivés, étaient à moitié déserts. Jusqu’au mois d’avril, le château frontalier de Caus avait été occupé par les Gallois, ce qui représentait une menace supplémentaire pour les agriculteurs pacifiques, et depuis que Hugh avait repris le château, le temps avait manqué pour que les hameaux dépeuplés retrouvent leurs habitants. En outre, en ce plein été, dormir à la belle étoile ne posait pas problème. Si on savait s’y prendre pour braconner et voler un peu à l’occasion, cela permettait à deux ou trois bons apôtres de manger à leur faim en attendant qu’on ait oublié leurs exploits dans le Sud et qu’ils estiment possible de retourner chez eux en toute sécurité.

Maître Simon Poer, qui se prétendait marchand à Guildford, était loin d’être mécontent de ce qu’il avait récolté à Shrewsbury. En trois nuits, délai maximal au-delà duquel on commençait à les regarder de travers, ils avaient pris une coquette somme d’argent aux joueurs imprudents de la ville et de la Première Enceinte, sans parler du prix que Daniel Aurifaber avait payé pour la bague volée, des quelques menues bricoles que William Haies avait subtilisées aux éventaires du marché et des pièces que John Shure avait retirées de quelques poches, quelques bourses au milieu de la foule en se servant de ses ongles longs, polis et passés à la cire. Dommage qu’il ait fallu laisser William Haies aux mains des argousins pendant la bagarre, mais dans l’ensemble ils avaient eu de la veine de s’en tirer avec de légères égratignures et en ne perdant qu’un seul homme. Pas de chance pour William, mais le sort avait voulu qu’il soit capturé. Chacun sait que ce sont des choses qui arrivent.

Nos malandrins avaient veillé à éviter les sentiers battus, à ne pas se mêler aux gens de l’endroit qui se rendaient à leur travail. Ils étaient allés au ravitaillement la nuit, sans bruit, non sans avoir d’abord repéré les fermes où il y avait des chiens avec lesquels il faudrait compter. Ils avaient même une espèce de toit au-dessus de la tête car dans les fourrés les plus profonds sous la vieille route ils avaient trouvé, bien caché par une végétation épaisse, ce qui restait d’une vieille cabane, relique d’un essart depuis longtemps à l’abandon. Encore quelques jours de cette vie tranquille et ils commenceraient à descendre vers le sud afin de se mettre à bonne distance de Shrewsbury avant de se diriger vers l’est et des comtés où on ne les connaissait pas encore.

Quand un voyageur de rencontre empruntait la route, c’était presque toujours un paysan du coin, nos voleurs se gardaient bien d’y toucher car on se rendrait vite compte de sa disparition et en moins d’une journée on serait à leurs trousses. Mais ils se seraient volontiers laissés aller à attaquer un homme seul, manifestement étranger, se rendant dans quelque endroit éloigné, car, là, il faudrait du temps pour qu’on déclenche la recherche. C’était d’autant plus intéressant qu’un tel homme aurait probablement de l’argent sur lui, ne serait-ce qu’un peu, pour le voyage. Dans ces bois et ces taillis, on pouvait facilement disparaître sans espoir de retour.

Ils s’étaient installés confortablement cette nuit-là, à l’extérieur de leur cabane, prenant soin de disposer les braises de leur feu dans l’abri d’argile qu’ils avaient fabriqué exprès, et ils avaient encore sur les doigts la graisse du poulet qu’ils avaient volé. Le crépuscule ne laissait presque aucune lumière filtrer dans la forêt, mais ils avaient des yeux de chat et de l’énergie à revendre après cette journée d’oisiveté. Walter Bagot était chargé de faire le guet, on ne sait jamais. Il était allé se mettre à couvert à quelque distance du sentier étroit menant à la ville. Il revint près du feu aussi vite que discrètement, le visage rayonnant, pas inquiet le moins du monde.

— Il y a quelqu’un qui approche, un vrai cadeau pour nous. Le va-nu-pieds de l’abbaye... il est encore assez loin et il boite toujours autant, il a dû passer sur des pierres. Personne ne saura ce qui lui est arrivé.

— Lui ? s’étonna Simon Poer. Imbécile, tu sais qu’il a toujours son compagnon sur les talons. Ce qui signifie deux personnes – si l’un d’eux s’échappait, il donnerait l’alarme.

— Non, il n’a personne derrière lui, répliqua Bagot, tout content. Il est seul, je te dis ; il s’est débarrassé de l’autre, ou ils se sont mis d’accord pour se séparer. Personne ne donnera un sou pour savoir ce qu’il est devenu.

— Un sou, c’est toute sa fortune, ricana Shure, méprisant. Fiche-lui la paix. Il n’a que sa chemise et ses hauts-de-chausses. Qu’est-ce que tu veux qu’on tire de lui ?

— Mais qu’est-ce que tu crois ? De l’argent, mon bon ami ! s’exclama Bagot, rayonnant. Ne te trompe pas, il ne s’embarque pas sans biscuit, celui-là, même s’il prend grand soin que ça ne se sache pas. Crois-moi ! Je l’ai bien senti à chaque fois que j’ai été contre lui, à l’église, il a une bonne bourse bien garnie qu’il porte sous la tunique, ses hauts-de-chausses, sa chemise et tout, seulement je n’ai jamais pu y glisser la main, il aurait fallu que je me serve du couteau et c’était trop risqué. Il a de quoi payer partout où il passe. Allez, debout, il va nous tomber dans les mains comme un fruit mûr.

Il était sûr de lui et tous tombèrent d’accord pour voler une bourse bien garnie. Ils se levèrent joyeusement, prêts à sortir leurs poignards, et se glissèrent silencieusement parmi les taillis vers le sentier étroit au-dessus duquel brillait encore un pâle ruban de ciel clair. Shure et Bagot se tapirent, invisibles, d’un côté du chemin ; Simon Poer se posta de l’autre, derrière l’écran luxuriant des buissons qui se développaient majestueux, sous l’effet de la lumière. De très vieux arbres poussaient dans cette partie de la forêt, des fayards énormes aux troncs tordus si épais que trois hommes auraient eu du mal à les entourer de leurs bras. Il arrivait qu’on débroussaille et qu’on déboise pour transformer un lopin en terrain de chasse mais, dans la Forêt Longue, nombreuses étaient les régions où la nature était restée intacte. Dans la pénombre verte, les trois hommes sans foi ni loi, parfaitement immobiles, attendaient.

Puis ils entendirent des pas obstinés, fermes, laborieux qui foulaient l’herbe dure. Sur les bas-côtés gazonnés d’une grand-route, l’homme aurait eu moins de mal, et il aurait pu parcourir deux fois plus de chemin que sur ces routes difficiles. Il était encore à une vingtaine de pas qu’ils distinguaient déjà sa respiration pénible et sa haute silhouette sombre dans l’obscurité. Il marchait penché en avant, appuyé sur un long bâton noueux qu’il avait ramassé Dieu sait où parmi des branches tombées. Apparemment, il s’en servait surtout pour son pied droit, bien que chaque pas lui arrachât une grimace comme s’il avait heurté une pierre aux arêtes aiguës et qu’il se fût coupé la plante du pied ou tordu la cheville. Il eût été pitoyable s’il y avait eu quelqu’un pour le prendre en pitié.

Il avançait l’oreille tendue, et ses poils se dressaient sur sa peau, comme s’il était très attentif au moindre des petits animaux nocturnes qui rampaient et s’agitaient dans les fourrés autour de lui. La peur ne l’avait pas quitté depuis le début de son voyage où pourtant il n’était jamais seul, mais maintenant qu’il était livré à lui-même, c’était encore bien pire. Il s’était échappé, mais ça ne l’avançait à rien.

C’est la terreur qu’il éprouvait qui le sauva. Ses agresseurs l’avaient d’abord laissé passer sans se montrer afin que Bagot l’attaque par-derrière et que Poer et Shure le prennent chacun de flanc. Ce ne fut pas tant son ouïe en éveil que la sensibilité exacerbée de sa peau qui lui fit sentir une présence soudaine dans son dos, troublant la fraîcheur du soir et le poids d’un corps qui se lançait sur lui presque silencieusement. Il poussa un cri étouffé et se retourna avec un grand moulinet de son bâton et le couteau qui aurait dû le transpercer alla donner dans une branche dont il trancha un bout d’écorce et de bois. De la main gauche Bagot chercha à s’assurer une prise sur la tunique ou la manche de son adversaire qu’il frappa de nouveau, rapide comme un serpent, mais il manqua son coup car Ciarann, d’un grand bond en arrière, se mit hors de portée et, fou de terreur, se tourna, quitta le chemin et titubant sur ses pieds déchirés plongea au plus profond de la nuit parmi l’enchevêtrement des arbres. Il gémissait de douleur en courant, mais il n’en détala pas moins presque aussi vite qu’un lapin surpris au gîte.

Qui aurait pu croire qu’il pouvait encore se déplacer à telle allure, poussé par la nécessité ? Mais il ne pourrait pas continuer longtemps ainsi, ses forces ne tarderaient pas à le trahir. Les trois hommes le suivirent, se séparant un peu pour le coincer entre eux trois quand il s’écroulerait épuisé. Ils s’amusaient comme des fous, sans trop se presser. Le fracas que le fuyard provoquait en fonçant à travers les taillis et son gémissement incontrôlable dû à la souffrance produisaient un son étrange dans les bois crépusculaires.

Les branches et les ronces lacéraient le visage de Ciarann. Il courait à perdre haleine, agitant son grand bâton devant lui et se taillant bruyamment un chemin parmi les buissons. Parfois il trébuchait sur les débris épais de branches mortes et dans les trous traîtreusement causés par l’amoncellement de feuilles qui ne dataient pas d’hier. Eux le suivaient à leur aise, conscients qu’il ralentissait. Le petit tailleur agile était arrivé à sa hauteur quelque part sur le côté et se préparait à lui couper la route ; il lui restait assez de souffle pour siffler ses compagnons qui se rapprochaient tout à loisir, tels des chiens rabattant un mouton égaré. Ciarann déboucha dans un endroit plus dégagé où un grand hêtre centenaire trônait dans sa propre clairière, et, s’efforçant de respirer tant bien que mal, il fit un dernier effort pour traverser cette zone découverte et disparaître de nouveau dans les fourrés. Les feuilles sèches et glissantes parmi les racines le trahirent. Il perdit l’équilibre et s’affala lourdement contre le tronc de l’arbre. Il eut tout juste le temps de se traîner jusqu’au large tronc contre lequel il s’adossa avant qu’ils ne lui tombent dessus.

Il donna de grands coups de son bâton, appelant à l’aide, sans même se rendre compte du nom qu’il criait.

— À l’aide ! Au meurtre ! Matthieu, Matthieu, à l’aide !

Personne ne lui répondit, mais soudain on entendit un bruit de branches froissées et quelqu’un surgit dans la clairière qu’il traversa si vite que Bagot fut bousculé et se retrouva à genoux.

Un bras puissant plaqua Ciarann contre le tronc de l’arbre, et Matthieu se dressa à côté de lui, brandissant son poignard. Les quelques derniers rayons du soleil révélèrent son visage enflammé, terrible, qui se refléta sur la lame nue.

— Oh non ! dit-il à haute et intelligible voix, les défiant, les lèvres retroussées. Bas les pattes ! Cet homme est à moi !

Le Pèlerin de la haine
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