11
Ils sortirent du cloître tous les trois, ce qui était en soi un événement mémorable car c’était la première fois qu’ils se trouvaient ensemble. Hugh ignorait tout de l’intimité et de la confiance que Cadfael et Olivier avaient partagées à Bromfield, et par une étrange pudeur Olivier hésitait à les évoquer ouvertement. Ils échangèrent un salut bref mais chaleureux, et seule leur gêne était révélatrice, ce que Hugh comprit sûrement, tout disposé qu’il était à attendre des éclaircissements... ou à s’en passer courtoisement. On avait tout le temps pour ça, ce qui, sans doute, n’était pas le cas pour Luc Meverel.
— Notre ami a une mission, dit Hugh, et il aura besoin de l’aide de frère Denis, mais on acceptera aussi la vôtre bien volontiers. Il cherche un certain Luc Meverel qui a disparu de chez lui et dont on sait qu’il va vers le nord. Je vous laisse la parole, Olivier.
Ce dernier raconta de nouveau son histoire, qu’on écouta très attentivement.
— Avec plaisir, dit Cadfael, je vous aiderai très volontiers non seulement à tirer d’affaire un innocent mais encore à mettre la main au collet du coupable. Nous sommes au courant pour ce meurtre et il nous est resté sur l’estomac à tous. Qu’un homme honorable soit tué ainsi, en défendant un adversaire honorable, et par un homme de son propre parti...
— Vous en êtes sûr ? intervint vivement Hugh.
— Pratiquement. Qui d’autre aurait pris ombrage du fait que cet homme s’opposait à sa souveraine et accomplissait son devoir sans peur ? Tous ceux qui dans le secret de leur coeur soutiennent la cause d’Etienne auraient approuvé, même sans oser applaudir. Et il y a peu de chances qu’il s’agisse de voleurs – pourquoi décider de s’en prendre à quelqu’un qui n’a pas un sou vaillant, sauf le strict nécessaire pour voyager, alors que la ville regorgeait de seigneurs, d’hommes d’Église et de marchands beaucoup plus dignes d’intérêt ? Rainald est mort seulement parce qu’il s’est porté au secours de ce clerc. Non, c’est un partisan de l’impératrice, comme Rainald, mais bien différent de lui, qui est responsable de cette infamie.
— Cela me paraît logique, acquiesça Olivier. Mais ce qui m’intéresse surtout, c’est de retrouver Luc et de le renvoyer chez lui, si possible.
— Il y a au moins une vingtaine de jeunes gens du même âge ici, aujourd’hui, remarqua Cadfael, triturant pensivement son nez camus, mais je suis prêt à parier qu’on peut en éliminer la plupart, car certains de leurs compagnons les connaissent probablement par leur nom, directement ou indirectement. Il y a peut-être des solitaires, mais ils ne doivent pas être légion. Les pèlerins sont comme les moineaux, ils aiment la compagnie. Le mieux est d’aller voir frère Denis. Il devrait avoir plus ou moins terminé son tri à présent.
Frère Denis avait une mémoire fidèle et s’intéressait aux nouvelles et aux rumeurs, de sorte qu’il était probablement la personne la mieux informée de l’abbaye. Plus l’hôtellerie était pleine, plus il prenait plaisir à savoir tout ce qui s’y passait, ainsi que le nom et l’origine de ses hôtes. Il tenait aussi ses registres méticuleusement à jour.
Ils le trouvèrent dans la cellule étroite où il faisait ses comptes et estimait ses besoins futurs en vérifiant pensivement ce dont il disposait encore et se demandant à quelle rapidité ses provisions diminueraient vraisemblablement d’ici au lendemain. Il abandonna courtoisement ses livres pour écouter ce que Cadfael et le shérif avaient à lui demander. Ses réponses furent d’une rapidité exemplaire quand on le pria de trier parmi la pléthore d’hommes d’environ vingt-cinq ans dont il avait à s’occuper, bien nés ou de petite noblesse, sachant lire et écrire, avec des cheveux noirs, de taille moyenne, bref correspondant en gros à ce qu’on savait de Luc Meverel. Au fur et à mesure qu’il suivait du doigt la liste de ses hôtes, le nombre diminua sensiblement. Il semblait que bien plus de la moitié de ceux qui partent en pèlerinage fussent des femmes et que chez les hommes la plupart avaient la quarantaine ou la cinquantaine ; parmi ceux qui restaient, beaucoup appartiendraient à des ordres mineurs, relevant d’un couvent, prêtres séculiers ou futurs prêtres. Pas de Luc Meverel parmi eux.
— Y en a-t-il ici qui soient venus seuls ? demanda Hugh après un coup d’oeil à la dernière liste, qui était plutôt courte.
Frère Denis pencha de côté sa tête ronde à la tonsure rose et parcourut les noms d’un oeil noir et vif, pareil à celui d’un passereau.
— Pas un seul. Les jeunes hobereaux de cet âge vont rarement en pèlerinage, ou alors avec un seigneur exigeant – ou une dame également exigeante. En été, pour ce genre de fête, on pourrait avoir des amis qui viennent ensemble pour s’amuser un peu avant de se consacrer à des occupations plus rigoureuses. Mais seul... où serait le plaisir ?
— Il y en a bien deux qui sont venus ensemble, déclara Cadfael, mais sûrement pas pour s’amuser. Je reconnais qu’ils m’intriguent. Ils ont tous deux l’âge qu’il faut et ce qu’on sait de votre homme leur conviendrait à tous deux. Tu les connais, Denis, ce jeune qui se rend à Aberdaron, et son ami qui lui tient compagnie. Ils sont tous deux lettrés, et sortent tous deux d’un manoir. Il est sûr qu’ils viennent du Sud, de plus loin qu’Abingdon d’après frère Adam de Reading qui a logé là-bas la même nuit.
— Ah oui, le va-nu-pied !, dit Denis qui souligna du doigt le nom de Ciarann sur sa liste réduite, et son fidèle gardien. Pour moi, il n’y a pas six mois de différence entre eux, ils ont la stature et la couleur de cheveux, mais il ne vous en fallait qu’un.
— On en aura deux pour le prix d’un, répliqua Cadfael. Et si aucun n’est celui qu’on cherche, comme ils viennent de par là-bas, ils auront peut-être rencontré un voyageur isolé quelque part sur la route. Si nous n’avons pas autorité pour leur demander qui ils sont et d’où ils viennent, comment et pourquoi ils sont ainsi ensemble, ce n’est pas le cas du père abbé. Et s’ils n’ont aucune raison de cacher quoi que ce soit, ils ne verront pas d’objection à lui dire à lui ce qu’ils pourraient hésiter à nous confier.
— Cela vaut la peine d’essayer, décida Hugh, enthousiaste. Enfin, c’est ce qu’il me semble et, s’ils n’ont rien à voir avec celui qu’on cherche, on en aura été quittes pour perdre une demi-heure.
— Ne perdons pas de vue que jusqu’à présent ils n’ont qu’un lointain rapport avec ce qui nous intéresse, constata Cadfael, dubitatif, car l’un d’eux, atteint d’une maladie mortelle, prétend aller finir ses jours à Aberdaron, et l’autre serait décidé à rester avec lui jusqu’au bout. Mais un jeune homme qui veut disparaître peut inventer une histoire commode aussi facilement que prendre un autre nom. De toute manière, il est possible qu’ils aient croisé Luc Meverel seul et sous son vrai nom entre Abingdon et Shrewsbury.
— Mais si l’un d’eux, quel qu’il soit, est bien mon bonhomme, dit Olivier dubitatif, alors qui est l’autre, bon sang ?
— Nous nous posons des questions, auxquelles ces deux-là pourraient répondre immédiatement, observa Hugh avec bon sens. Venez, allons demander à l’abbé Radulphe de les convoquer, et voyons ce qui en sortira.
Il ne fut pas difficile d’inciter l’abbé à envoyer chercher les deux jeunes gens. Ce fut moins simple de les trouver et de les amener pour qu’ils s’expliquent. Le messager qu’on avait envoyé, avec l’idée qu’ils obéiraient promptement, revint au bout d’un délai beaucoup plus long que prévu et admit à son grand dam qu’on avait été incapable de les dénicher dans l’enceinte de l’abbaye. Le portier, il est vrai, ne les avait pas vus sortir. Mais une chose l’avait convaincu du départ de Matthieu, le jeune homme en effet était venu récupérer son poignard peu après le dîner et il avait laissé un don généreux en argent pour la communauté en disant que son ami et lui étaient déjà sur le départ et qu’il désirait offrir quelque chose pour le logement. Avait-il paru – c’est Cadfael qui posa la question sans trop savoir pourquoi –, avait-il paru semblable à lui-même, ou un tant soit peu perturbé, inquiet, ou passablement en colère quand il était passé chercher son arme et régler pour son ami et lui ?
Le messager secoua la tête, l’homme n’avait posé aucune question de ce genre à la porte. Le frère portier, lui, quand Cadfael l’interrogea personnellement, fut affirmatif.
— Il était comme un chat qui se brûle la queue. Oh ! il parlait toujours aussi doucement, il était très courtois, mais pâle et fiévreux, on aurait dit que ses cheveux se dressaient sur sa tête. Mais comme chacun ici semblait sortir d’un rêve depuis ce qui s’est passé, il ne m’est pas venu à l’idée qu’il y avait anguille sous roche, j’ai cru que c’était simplement l’effet de ce matin.
— Parti ? s’exclama Olivier effaré quand on lui annonça la nouvelle au parloir de l’abbé. Maintenant je commence à y voir plus clair et à me dire que l’un de ces deux étrangers, cheminant de compagnie, qui se conduisent aussi bizarrement, pourrait bien être celui que je cherche. Car si moi je n’ai jamais vu Luc Meverel, j’ai récemment été l’hôte de son seigneur à deux ou trois reprises et lui m’a peut-être vu. Et s’il m’avait remarqué ici et qu’il se soit enfui en toute hâte parce qu’il ne veut pas qu’on le retrouve ? Il n’ignore probablement pas qu’on m’a envoyé à sa recherche mais il a peut-être préféré quand même se mettre à bonne distance de moi. Et puis un compagnon malade serait une bonne couverture, qui servirait d’explication à ses errances. J’aimerais leur dire un mot à ces deux-là. Depuis combien de temps sont-ils partis ?
— Une heure et demie de l’après-midi au maximum, déclara Cadfael, en se fondant sur le moment où Matthieu avait repris son arme.
— Et à pied ! s’écria Olivier, reprenant espoir. Et l’un d’eux n’a pas de souliers ! Il ne devrait pas être trop difficile de les rattraper, si on a une idée sur la direction qu’ils auront prise.
— Le meilleur chemin, et de loin, passe par la route d’Oswestry, on traverse la digue et on est au pays de Galles. Selon frère Denis, c’est là que Ciarann comptait se rendre.
— Alors père abbé, dit Olivier très décidé, avec votre permission, je file à leur poursuite, ils ne peuvent pas être loin. Ce serait dommage de manquer pareille occasion et, s’ils ne sont pas ceux que je cherche, ni eux ni moi n’y aurons rien perdu. Mais seul ou non, je reviendrai.
— Je rentre en ville avec vous, déclara Hugh, et je vous montrerai le chemin, car vous ne connaissez pas la région. Ensuite, il faudra que je m’occupe de mes affaires et voir ce qu’aura donné la battue de ce matin. J’imagine que les malandrins se sont enfoncés dans la forêt, sinon j’aurais déjà eu des nouvelles. Nous vous attendons pour ce soir, Olivier, car on compte vous garder encore au moins une nuit, davantage si c’est possible.
Olivier prit congé rapidement mais gracieusement, s’inclinant comme il convient devant l’abbé, et adressant à frère Cadfael un sourire aussi bref que radieux qui relégua pendant un instant les préoccupations de ce dernier au second plan comme un rayon de soleil à travers les nuages.
— Je ne partirai pas d’ici, le rassura Olivier, avant qu’on ait pu s’entretenir tranquillement. Mais d’abord, il faut, si c’est possible, que j’en finisse avec cette histoire.
Ils se dirigèrent à grands pas vers les écuries où ils avaient mis leurs chevaux avant la messe. L’abbé Radulphe les suivit d’un regard très méditatif.
— Vous trouvez normal que ces deux jeunes pèlerins disparaissent ainsi sans crier gare, Cadfael ? Pensez-vous que l’arrivée d’Olivier de Bretagne ait pu les pousser à s’enfuir ?
Cadfael réfléchit et hocha négativement la tête.
— Parmi la foule de ce matin, avec cette excitation, allez donc remarquer un homme en particulier, surtout s’il n’a aucune raison de se trouver dans la région. Mais que leur départ me surprenne, ça oui. L’un n’aurait été que trop heureux de bénéficier d’un jour ou deux de repos supplémentaire avant de repartir nu-pieds sur les routes. Quant à l’autre, il y a ici une jeune fille qui lui plaît certainement beaucoup, même s’il ne l’admet pas encore tout à fait. Il a passé la matinée avec elle à suivre le retour de sainte Winifred et je suis sûr qu’à ce moment il ne pensait qu’à la belle et à sa famille, et aussi à cette journée solennelle. C’est la soeur du petit Rhunn, qui a bénéficié de la faveur insigne que nous avons constatée ce matin. Il a vraiment fallu que notre suspect y soit absolument forcé pour s’éclipser aussi soudainement.
— C’est la soeur de ce garçon, dites-vous ? dit Radulphe se rappelant l’intention qu’il avait eue avant de se consacrer à la requête d’Olivier. Il nous reste encore une bonne heure avant vêpres. J’aimerais bien m’entretenir avec lui. Vous vous êtes occupé de lui, Cadfael. À votre avis, y a-t-il un rapport entre votre traitement et ce qui s’est produit aujourd’hui ? Ou alors n’aurait-il pas pu – bien que je répugne à prêter pareille fourberie à un être aussi jeune – disons exagérer son état, dans l’intention de nous fournir un miracle ?
— Non, affirma Cadfael, sans hésiter. C’est un garçon parfaitement droit. Quant à mes modestes talents, peut-être, à force de persévérance, auraient-ils fini par lui assouplir les tendons qui l’empêchaient de se servir de cette jambe et lui permettre de s’appuyer un peu dessus – mais lui redresser le pied et rendre normaux les muscles, jamais ! Le meilleur docteur qui soit au monde en aurait été incapable. Le jour de son arrivée, père, je lui ai donné une potion qui l’aurait soulagé et aidé à dormir. Au bout de trois nuits, il me l’a renvoyée intacte. Il a dit qu’il ne voyait pas pourquoi la sainte le choisirait lui pour le guérir, mais qu’il offrait volontiers sa souffrance, car il n’avait rien d’autre à donner. Pas pour qu’elle le prenne en pitié, mais simplement parce qu’il avait envie de donner sans rien attendre en retour. De plus, il semble qu’ayant accepté sa souffrance dans l’amour il ait cessé de souffrir. C’est à sa délivrance que nous avons assisté après la messe.
— Alors il l’avait bien méritée, affirma l’abbé satisfait et ému. Il faut vraiment que je parle à ce garçon. Voulez-vous aller le trouver de ma part, Cadfael, et me l’amener ici, maintenant ?
— Très volontiers, père, dit Cadfael qui partit sur-le-champ.
Dame Alice était assise, au soleil, dans le jardin du cloître, entourée par une cohorte de matrones, son visage brillait si fort de la joie de cette journée qu’il en réchauffait l’air lui-même ; mais Rhunn n’était pas à ses côtés. Melannguell s’était retirée à l’ombre des arcades, comme si la lumière trop forte lui blessait les yeux ; elle détournait le visage, penchée sur une chemise de toile qui devait appartenir à son frère et dont elle s’affairait à raccommoder une couture déchirée. Même quand Cadfael lui adressa la parole, elle ne lui jeta qu’un bref regard timide, puis se pencha de nouveau dans l’ombre, mais il avait eu le temps de remarquer que la joie qui ce matin la rendait aussi fraîche qu’une rose s’était fanée. Rêvait-il ? Ou y avait-il bel et bien sur sa joue gauche une légère ecchymose bleuâtre ? Mais en entendant le nom de Rhunn, elle sourit, au souvenir de son bonheur, plutôt qu’à sa réalité.
— Il a dit qu’il était fatigué et est allé au dortoir pour se reposer. Tante Weaver pense qu’il est allongé sur son lit, il voulait surtout être seul, au calme, sans avoir à parler. Il est fatigué de devoir expliquer des choses qu’il semble ne pas comprendre lui-même.
— Il ne parle pas aujourd’hui la même langue que le reste des hommes, répondit Cadfael. Peut-être est-ce nous qui ne comprenons pas et lui demandons des choses qui pour lui ne signifient rien. Vous vous êtes blessée ? demanda-t-il en la prenant doucement par le menton pour lui tourner le visage vers la lumière, mais elle se dégagea nerveusement.
Aucun doute, il y avait bien une marque qui commençait à apparaître.
— Ce n’est rien, dit-elle. C’est de ma faute. J’étais dans le jardin, j’ai couru trop vite et je suis tombée. Ce n’est pas très joli, je sais, mais je ne sens plus rien maintenant.
Son regard était très calme, elle n’avait pas les yeux rouges, juste les paupières un peu gonflées. Évidemment Matthieu était parti et l’avait abandonnée pour rejoindre son ami, la rejetant après les heures enthousiasmantes qu’ils avaient passées ensemble le matin. Cela pouvait expliquer ces traces de larmes, mais en aucun cas cet hématome sur la joue. Il hésita à continuer à la questionner, mais il était évident qu’elle n’y tenait pas. Elle s’était replongée dans son travail, l’air têtu, refusant de relever la tête.
Cadfael soupira et, traversant la grande cour, se dirigea vers l’hôtellerie. Même une journée aussi radieuse que celle-ci devait avoir sa part de tristesse et d’amertume.
Dans le dortoir des hommes, Rhunn était tout seul, assis sur son lit, très calme et satisfait d’avoir miraculeusement retrouvé l’intégrité de son corps. Il semblait plongé dans ses pensées mais il en sortit aussitôt quand Cadfael entra. Il se tourna et sourit.
— Je souhaitais vous voir, mon frère. Vous étiez là, vous savez... Peut-être même avez-vous entendu... Regardez comme je suis maintenant !
Sans aucune difficulté, il tendit sa jambe naguère atrophiée, il se pencha et tapa du pied sur le plancher de bois. Il fit jouer sa cheville et ses orteils, remonta son genou jusqu’à son menton, tous ses muscles étaient aussi souples que sa langue.
— Je ne suis plus infirme ! Je n’aurais jamais osé en demander tant ! Même à cet instant, je ne priais pas pour ça, et cependant ça m’a été donné...
Pendant un moment, il retomba dans son rêve éveillé.
Cadfael s’assit à côté de lui, remarquant la merveilleuse souplesse de ces articulations jusque-là coincées et raides. L’enfant était à présent d’une beauté parfaite.
— Tu priais pour Melannguell, dit doucement Cadfael.
— Oui. Et pour Matthieu aussi. Je croyais vraiment... Mais vous voyez, il est parti. Ils sont partis tous les deux, ensemble. Pourquoi n’ai-je pas pu aider ma soeur à être heureuse ? Pour une telle cause, j’aurais gardé mes béquilles, toute ma vie, mais je n’ai rien pu faire.
— Voilà qui reste à démontrer, riposta Cadfael. Celui qui s’en va peut aussi revenir. Et je suis certain que tes prières seront très utiles, si tu ne te mets pas à douter maintenant, parce que là-haut on a besoin d’un peu de temps. Même les miracles ne se produisent pas à tout bout de champ. On passe la moitié de notre vie à attendre. Il est indispensable que la foi accompagne cette attente.
Rhunn assis l’écoutait avec un sourire absent.
— Oui bien sûr, j’attendrai, finit-il par dire. Parce que regardez, l’un d’eux est parti tellement vite qu’il a laissé ça derrière lui.
Il passa le bras derrière les lits serrés les uns contre les autres et déposa entre eux une besace légère mais de belle taille en toile écrue, avec de gros passants de cuir pour l’accrocher à la ceinture de son propriétaire.
— J’ai trouvé ça, elle était tombée entre leurs lits qui étaient très rapprochés. Je ne sais pas à qui elle appartenait, car celles qu’ils avaient se ressemblaient beaucoup. Mais l’un d’eux ne compte guère revenir, non ? C’est le moins qu’on puisse dire. Peut-être que Matthieu, lui, le souhaiterait et qu’il a oublié ça, intentionnellement ou non, comme une promesse de retour.
Cadfael examina l’objet, se posant des questions, mais l’affaire était grave, et pas de son ressort.
— Je pense que tu devrais prendre cette besace et la confier à la garde du père abbé, dit-il sérieusement. C’est lui qui m’a envoyé te chercher. Il désire te parler.
— À moi ? s’exclama Rhunn, inquiet, redevenant l’enfant timide et simple qu’il était. Le seigneur abbé en personne !
— Oui, pourquoi pas ? Tu es chrétien comme lui, et tu peux lui parler d’égal à égal.
— Je ne m’en sens pas capable... balbutia-t-il.
— Je voudrais bien savoir pourquoi. Tu n’as rien à craindre, et aucune raison d’avoir peur.
Rhunn resta un moment, les poings enfoncés dans la couverture de son lit, puis levant ses yeux clairs, transparents comme le cristal, et son visage pur, angélique :
— Non, vous avez raison, je viens, dit-il adressant à Cadfael un sourire éblouissant.
Il prit la besace de toile, se dressa majestueusement sur ses longues jambes et se dirigea le premier vers la porte.
— Restez donc, dit l’abbé, comme Cadfael, ayant rempli sa mission, s’apprêtait à les laisser seuls. Je pense qu’il doit être heureux de vous avoir près de lui.
D’un coup d’oeil austère mais éloquent il fit comprendre à Cadfael que sa présence lui serait précieuse en tant que témoin.
— Rhunn vous connaît, s’il ne me connaît pas encore, mais je gage que cela ne tardera pas.
Il avait, sur son bureau devant lui, la besace brunâtre, toute simple, qui lui avait été remise dès leur arrivée avec un mot d’explication ; il serait toujours temps de voir ce qu’elle pouvait révéler.
— Avec plaisir, père, répondit Cadfael bien sincèrement.
Il s’assit à l’écart, sur un tabouret, dans un coin, ne voulant pas se mêler à ces deux formidables regards qui se croisaient avec une égale intensité, s’interrogeaient et s’évaluaient dans l’espace réduit du parloir. À l’extérieur par les fenêtres, on voyait le jardin ivre de sève, dans le flamboiement des couleurs de l’été et le ciel dont l’azur, pâlissant en cette fin d’après-midi, mettait en valeur la couleur des yeux de Rhunn, mais non leur pureté cristalline. Très lentement, cette radieuse journée de miracles laissait deviner l’arrivée du soir.
— Mon fils, dit Radulphe avec une infinie douceur, vous avez été le réceptacle de la grâce immense qui s’est répandue ici. Comme tous ceux qui étaient présents, je sais ce que nous avons senti et éprouvé. Mais j’aimerais aussi savoir ce que vous avez vécu. Vous qui avez eu longtemps la souffrance pour compagne et sans vous plaindre, j’ose deviner dans quel état d’esprit vous avez approché l’autel. Dites-moi, que vous est-il arrivé à ce moment ?
Rhunn était assis, très calme, les mains posées sur les genoux, une expression à la fois détendue et lointaine sur le visage, regardant au-delà des murs de la pièce. Il avait perdu toute timidité.
— J’étais troublé, dit-il, choisissant ses mots, car ma soeur et ma tante espéraient tant pour moi, qui savais n’avoir besoin de rien. Je serais venu, j’aurais prié et je serais parti content. Mais à ce moment je l’ai entendue appeler.
— Sainte Winifred vous a parlé ? murmura Radulphe.
— Elle m’a appelé à elle.
— En quels termes ?
— Mais... elle n’avait pas besoin de mots. Elle m’a appelé auprès d’elle et je suis venu. Elle m’a dit de faire un pas et puis un autre, et que je savais en être capable. Je l’ai écoutée en tout point. Et j’ai l’intention de continuer, affirma Rhunn avec, en direction du mur opposé, un sourire qui rendit le soleil plus pâle.
— Mon enfant, je vous crois, dit l’abbé, plein d’un respect émerveillé pour le mystère qu’il avait sous les yeux. J’ignore quelles sont vos aptitudes, et les dons que vous manifesterez à l’avenir. Je me réjouis de voir que vous avez heureusement retrouvé toutes vos capacités physiques, et que votre esprit, votre âme, sont restés purs. Je vous souhaite de trouver la vocation qui sera la vôtre et de vous laisser guider par la force de votre décision. S’il y a quelque chose en quoi cette maison puisse vous aider après que vous l’aurez quittée, cette aide vous est acquise.
— Père, dit Rhunn, très sérieux, détournant son regard transfiguré et redevenant l’enfant qu’il était, suis-je obligé de partir ? Elle m’a appelé à elle, avec une tendresse que je ne saurais exprimer. Je désire rester avec elle pour le restant de mes jours. Elle m’a appelé auprès d’elle, et jamais je ne la quitterai de mon plein gré.