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Il arriva en chemin quelque chose de merveilleux à Matthieu et Melannguell, pressés dans la foule enthousiaste qui chantait et se bousculait. A un moment, le long de ce demi-mile de route, ils furent pris dans la joie fiévreuse de cette journée, portés par la marée de la musique et de la foi ; transportés qu’ils étaient sans dire un mot ni sans l’avoir voulu, ils oublièrent tous les autres et s’oublièrent eux-mêmes. Quand ils tournèrent la tête pour se regarder, ils ne virent que les yeux de l’être aimé dans un halo de soleil. Ils n’échangèrent pas un seul mot de toute la route. C’était inutile. Mais quand ils eurent franchi le mur d’enceinte, près du champ de foire aux chevaux, qu’ils s’approchèrent du portail, qu’ils entendirent puis virent l’abbé, s’avançant à leur rencontre à la tête de ses moines, splendidement vêtu, encore plus grand sous sa mitre, quand les deux choeurs se rencontrèrent sans tout à fait se fondre puis s’unirent dans un grand élan d’adoration, et que tous les processionnaires eurent le souffle coupé sous le coup de l’exultation, Melannguell entendit près d’elle quelqu’un reprendre souffle, comme s’il sanglotait doucement puis éclater d’un rire irrésistible dû à sa joie profonde. Cela ne fit pas grand bruit, car il avait le souffle court tant il avait la gorge serrée par l’émotion qui avait gagné son coeur et son esprit, et il ne se rendit pas compte de cette liesse qu’il répandait. Quel joli son ! pensa Melannguell, en levant les yeux pour le fixer, les lèvres entrouvertes, dans la lumière éblouissante. Elle avait déjà vu – trop rarement – le petit sourire crispé de Matthieu, rareté qui l’étonnait et la navrait, mais c’était la première fois qu’elle l’entendait rire.
Les deux processions mêlèrent leurs flots. Ceux qui portaient la croix étaient devant, suivis de l’abbé Radulphe, puis du prieur et des moines du choeur, venaient ensuite Cadfael et ses compagnons, chargés du fardeau sacré, pressés de toutes parts par des fidèles qui s’efforçaient comme ils pouvaient de toucher la manche de l’un des porteurs ou le chêne poli du reliquaire au passage. Frère Anselme, qui dirigeait magistralement le choeur, joignit sa belle voix à celle des autres quand ils franchirent le portail et ramenèrent Winifred chez elle.
À ce moment frère Cadfael marchait comme un homme pris dans un double rêve, physiquement il allait du même pas confiant que ses frères tandis que son esprit s’envolait dans une autre dimension, pleine de doux murmures étouffés, de gens progressant à un rythme allègre, de chuchotements exaltés, et des acclamations aiguës de centaines de personnes ; au-dessus de tous s’élevait ce chant où dominait la voix de frère Anselme. La grande cour était pleine de gens qui attendaient la procession ; il fallut dégager le chemin menant au cloître, puis jusqu’à l’église, ils ne pouvaient avancer que doucement et piétiner, et la foule recula pour leur livrer passage. Cadfael revint à lui-même avec un peu d’agacement quand le reliquaire fut immobilisé dans la cour, en attendant que la voie se libérât. Avec un rien d’agressivité, il se campa des deux pieds en ces lieux familiers, et pour la première fois regarda autour de lui. Il aperçut, derrière la cohue déjà rassemblée, ceux qui suivaient la petite sainte se disputer une place d’où ils pourraient tout voir, et aussi tout entendre. Pendant cette brève halte, il remarqua Melannguell et Matthieu main dans la main, en train de chercher un endroit dégagé parmi le premier rang des spectateurs.
Ils regardèrent Cadfael comme s’ils avaient un peu bu, sans être habitués à l’alcool. Quel mal à cela ? Après une longue abstention, il avait senti une frénésie monter en lui, comme si ses pieds suivaient encore le rythme hypnotique et son esprit était encore sous l’effet des cadences du psaume. Ces extases lui étaient à la fois familières et étrangères, il y participait tout en s’en détachant, les deux pieds solidement plantés en terre, pour conserver son équilibre et se tenir droit.
Ils se réunirent pour pénétrer dans la nef de l’église puis, prenant à droite, gagner l’autel nu qui les attendait. La masse imposante du lieu saint, tout endormi et tiède de soleil, sombre aussi, silencieux et vide, ne contenait qu’eux puisque nul autre ne pouvait entrer qu’ils n’aient rempli leur tâche, logé leur sainte patronne et regagné leur modeste place. Après quoi les autres les rejoignirent, avec en tête l’abbé et le prieur ; d’abord les moines allèrent s’installer dans les stalles du choeur, suivis par le prévôt, les membres des guildes de la ville et les notables du comté, puis tout le peuple qui, après la chaleur du soleil du matin, se répandit dans la pénombre fraîche. Aux clameurs d’excitation de la fête succéda le silence profond de la prière et toute la nef se remplit des couleurs, de la chaleur et du souffle de ces fidèles tous aussi calmes que la flamme des cierges sur l’autel. Il n’était pas jusqu’aux incrustations d’argent du coffret qui n’eussent la fixité des pierres précieuses.
L’abbé Radulphe s’avança. La messe commença, apaisante et solennelle.
L’intensité même de toute cette émotion entre ces quatre murs et sous la voûte unique fut telle qu’il était impossible de détourner le regard un seul instant de la liturgie qui la faisait naître, ni l’esprit des paroles de l’office. Il y avait eu une époque où les pensées de Cadfael, pendant toutes ses années de couvent, se détournaient de la messe pour se consacrer à d’autres problèmes et réfléchir à d’autres points. Ce n’était plus le cas maintenant. À aucun moment, il ne remarqua un seul visage dans l’assistance, il ne voyait que des hommes et des femmes, au sein desquels son individualité se perdait, à moins qu’elle ne s’amplifiât comme l’air pour remplir chaque partie du tout. Il oublia Melannguell et Matthieu, Ciarann et Rhunn, il ne se retourna même pas pour voir si Hugh était venu. S’il avait un visage devant les yeux c’était celui de quelqu’un qu’il n’avait jamais vu ; pourtant il se souvenait très bien de ces os minces et fragiles qu’il avait exhumés avec tant de précautions et de respect et de nouveau confiés à la même terre d’un bien meilleur coeur pour qu’elle retourne dormir à l’ombre des arbres, parmi le parfum des aubépines. Elle avait eu beau vivre jusqu’à un âge avancé, pour lui elle n’aurait jamais que dix-sept ou dix-huit ans, âge qu’elle avait quand le fils du roi Cradoc la poursuivait de ses ardeurs. Cette ossature mince était caractéristique de la jeunesse et Cadfael lui prêtait un très beau visage jeune, passionné, ouvert. Mais il le voyait toujours se détourner à demi de lui, consentant à peine à baisser les yeux pour lui adresser un regard qui le rassurait pleinement.
À la fin de la messe l’abbé regagna sa propre stalle à la droite de l’entrée de la nef vers le choeur, en contournant l’autel paroissial. Élevant la voix et ouvrant les bras, il pria les pèlerins de s’avancer vers l’autel de Winifred ; que ceux qui auraient à lui demander quelque chose veuillent bien s’agenouiller et toucher le reliquaire de la main et des lèvres. Ce qui se fit dans un ordre et un silence respectueux. Le prieur se plaça au pied des trois marches menant à l’autel, afin de prêter la main à ceux qui auraient du mal à monter ou à s’agenouiller. Ceux qui étaient en bonne santé et n’avaient pas de souhaits précis vinrent de l’autre côté de la nef et trouvèrent un endroit d’où ils pourraient tout voir, sans rien perdre de cette journée mémorable. Voilà qu’ils redevenaient eux-mêmes et parlaient à voix basse. Ils avaient vieilli d’une heure depuis que Cadfael les confondait tous.
À genoux dans sa stalle, Cadfael les passait en revue, il les distinguait tous maintenant qui s’approchaient, s’agenouillaient et tendaient la main. La longue file de solliciteurs tirait à sa fin quand il vit Rhunn s’avancer. Pleine de sollicitude, dame Alice le tenait par le coude gauche, Melannguell était à sa droite, et Matthieu le suivait à un pas, aussi inquiet qu’elles. Le garçon marchait laborieusement comme à l’ordinaire, frôlant le sol du bout du pied. Son visage était d’une pâleur intense, mais brillante, qui rendait presque atone son regard attentif, et les yeux dilatés qu’il fixait sans ciller sur le reliquaire étaient translucides, comme de la glace traversée d’une vive lumière bleuâtre. D’un côté dame Alice lui prodiguait à l’oreille des encouragements, et Melannguell agissait de même de l’autre, mais il ne voyait qu’une chose : l’autel vers lequel il se dirigeait. Quand vint son tour, il se débarrassa des deux femmes, et pendant un moment sembla hésiter avant de se risquer à avancer seul.
Robert, le prieur, remarqua son état et lui tendit la main.
— N’ayez pas honte, mon fils, si vous ne pouvez vous mettre à genoux. Dieu et sainte Winifred connaissent votre bon vouloir.
— Mais père, je peux ! Je le veux ! répondit-il d’une voix basse et frémissante, qui résonna pourtant dans le silence.
Rhunn se redressa, lâchant ses béquilles qui glissèrent de sous ses aisselles et tombèrent. Celle de gauche fit un bruit irritant sur les dalles, à droite Melannguell s’élança et tomba à genoux pour recevoir l’autre dans ses bras avec un petit cri. Elle resta là, courbée, serrant contre elle ce support inutile tandis que Rhunn posa son pied tordu sur le sol et se cambra de toute sa taille. Il lui restait deux ou trois pas pour parvenir au pied des gradins de l’autel. Il se mit en marche avec une lenteur empreinte de fermeté, les yeux fixés sur le reliquaire. A un moment il chancela légèrement, et dame Alice, toute tremblante, fit mine de courir vers lui, et s’arrêta de nouveau, émerveillée, effrayée, tandis que le prieur tendait la main une fois encore pour l’aider. Rhunn ne leur prêta aucune attention, rien n’existait pour lui, que le but qu’il s’était fixé, la voix qui semblait le pousser en avant. Il avançait, retenant son souffle, comme un enfant apprenant à marcher s’aventure à franchir des espaces infinis pour atteindre sa mère qui lui ouvre les bras et murmure des encouragements.
C’est son pied tordu qu’il posa d’abord sur la première marche, et maintenant ce pied, encore un peu malhabile et manquant de pratique, n’était plus tordu, ne se déroba pas sous lui. Sa mauvaise jambe, quand il prit appui sur elle, semblait avoir retrouvé sa vigueur et le soutint bravement.
Alors seulement Cadfael prit conscience de l’immobilité et du silence ambiants, comme si tous ceux qui étaient là, sous le charme, retenaient leur souffle avec le garçon et n’étaient pas encore prêts ou ne pouvaient pas encore consentir à reconnaître ce qui se passait sous leurs yeux. Même le prieur, haute silhouette austère, demeura immobile, sous le charme. Melannguell, agenouillée, la béquille serrée contre sa poitrine, ne pouvait, elle non plus, remuer le petit doigt pour rompre l’enchantement, mais suivait chaque pas d’un regard plein de souffrance, comme si elle posait son propre coeur sous les pieds de Rhunn en sacrifice volontaire pour que le sort leur fût propice.
Il était arrivé à la troisième marche : il glissa à genoux d’un mouvement très doux, se tenant aux franges de la nappe d’autel et du drap d’or disposé sous le reliquaire. Il leva ses mains jointes et son visage étoilé, pâle et lumineux, aux yeux maintenant clos, et, bien qu’on n’entendît presque aucun son, chacun vit ses lèvres bouger quand il dit les prières préparées à son intention. Elles ne contenaient probablement aucune supplication pour sa propre guérison. Il s’en remettait simplement à la sainte, avec une soumission joyeuse, et ce qui lui était advenu, elle l’avait accompli pour lui, de son propre chef.
Il dut se retenir aux draperies pour se relever, comme les petits enfants aux jupes de leur mère. Nul doute qu’elle le hissait par le bras pour l’aider. Il pencha la tête, baisa le bord du tissu sacré, se mit debout et posa les lèvres contre le reliquaire d’argent dans lequel, qu’elle y repose ou non, elle seule commandait et décidait. Puis il s’éloigna, et redescendit les trois marches précautionneusement, à reculons. Son pied tordu et sa jambe atrophiée le soutinrent sans défaillir. Au pied des marches, il s’inclina gravement, puis il se tourna et s’éloigna vite comme tout adolescent normal afin d’adresser aux deux femmes un sourire rassurant, reprendre les béquilles désormais inutiles et les rapporter sous l’autel où il les posa avec soin.
Le charme était rompu, l’événement merveilleux avait eu lieu et sa nature miraculeuse s’était manifestée à l’évidence. Un grand soupir frémissant se répandit à travers la nef, le choeur, les transepts, partout où il y avait des témoins. Après ce soupir, il y eut le murmure tremblant d’un orage qui se prépare. S’agissait-il de larmes ou de rires, nul ne le savait, mais il y avait dans l’air un frisson passionné. Et puis un grand cri éclata, on se mit à rire, à pleurer dans une tempête d’émerveillement et de louange. Depuis les murs de pierre jusqu’à la haute voûte majestueuse, du jubé à la croisée du transept, l’écho jaillit et se répercuta et la flamme des cierges, jusque-là immobile, vacilla violemment sous l’ouragan. Comme foudroyée, Melannguell versait des larmes de joie dans les bras de Matthieu, et dame Alice, passant d’une amie à l’autre, pleurait comme une Madeleine et souriait comme une bienheureuse. Robert, le prieur, récompensé de ses efforts, leva les bras au ciel, et entonna un psaume d’action de grâces, que reprit frère Anselme.
Un miracle, un miracle, un miracle...
Au milieu de tout cela, Rhunn demeurait tout droit, immobile, un peu effaré même, fermement planté sur ses longues et belles jambes, regardant autour de lui ces gens qui criaient, pleuraient, exultaient, se laissant noyer dans ces bruits dénués de sens. Il ne désirait que le calme qu’il avait connu en ce lieu sacré quand il était seul avec la petite sainte qui lui avait soufflé, d’une voix si douce et secrète, tout ce qu’il devait faire.
Frère Cadfael se leva avec les autres religieux, après que l’église se fut complètement vidée, maintenant que la foule exaltée, bruyante, excitée s’était dissipée pour donner libre cours à sa fièvre en ce beau jour d’été et parler du miracle à haute voix, le colporter partout sur la Première Enceinte et puis aussi en ville, et le commenter de table en table au dîner, à l’hôtellerie, et en parler encore à vêpres tant qu’il leur restait du souffle. Quand ils se sépareraient, la nouvelle les accompagnerait partout, chantant les louanges de sainte Winifred, poussant d’autres gens à prendre la route pour venir confier leurs soucis à Shrewsbury, où la guérison était prouvée et attestée par des centaines de témoins.
Les moines se rendirent à leur modeste dîner quotidien et, quels que fussent leurs sentiments personnels, observèrent la discipline du silence. Ils étaient très fatigués, de sorte que ce calme était le bienvenu. Ils s’étaient levés tôt, avaient travaillé dur, traversé l’eau et le feu corps et âme ; rien d’étonnant à ce qu’ils mangent humblement, en silence, pleins de gratitude.