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L’abbé Radulphe revint dans son abbaye des saints Pierre et Paul le troisième jour de juin, escorté par son chapelain et secrétaire, frère Vitalis, et il fut accueilli avec plaisir par tous les cinquante-trois moines, les sept novices et les six écoliers de la maison, sans oublier les intendants et les serviteurs laïcs.

L’abbé, âgé d’une cinquantaine d’années, était grand, maigre, dur à la tâche, avec un visage décharné, ascétique, et le regard aigu d’un lettré ; il était si vigoureux et résistant que, quand il descendit de cheval, il alla tout droit présider à la grand-messe avant de se retirer pour faire toilette et de prendre quelque rafraîchissement après sa longue chevauchée. Il n’omit pas non plus d’offrir la prière qu’il avait demandée à ses ouailles pour le repos de l’âme de Rainald Bossard, assassiné au matin du mercredi neuf avril de l’an de grâce 1141. Il était mort depuis deux mois, à des milles et des milles de distance. Quelle importance Rainald Bossard pouvait-il bien présenter pour Shrewsbury, qui avait d’autres chats à fouetter, ou pour les membres de cette lointaine communauté bénédictine ?

Ce ne fut pas avant le chapitre du matin suivant que les religieux entendirent le compte rendu de leur abbé concernant le concile important qui s’était tenu dans le Sud pour décider du futur de l’Angleterre ; mais quand Hugh Beringar rendit visite à Radulphe au milieu de l’après-midi et lui demanda audience, il ne resta pas longtemps à attendre. Les affaires exigeaient une coopération étroite entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel pour défendre ce qui subsistait de la loi et de l’ordre dans le royaume.

Le parloir privé de l’abbé, meublé simplement, était aussi austère que celui qui l’occupait, mais les rayons du soleil, pénétrant par deux treillis ouverts à l’heure où il était à son zénith, jouaient sur le sol dallé et l’on pouvait voir un tapis d’herbes vertes et de fleurs resplendissantes dans le petit jardin clos à l’extérieur. Une luminosité frémissante apparaissait et disparaissait tour à tour et se reflétait sur les boiseries à l’intérieur, provenant de la sève qui recommençait à monter, de la brise fraîche, et de l’exubérant rayonnement du dehors. Hugh s’assit à l’ombre, observant le profil net d’oiseau de proie de l’abbé que sculptait la lumière mouvante.

— Vous savez à qui va ma fidélité, père, dit Hugh, admirant le calme de ce masque noble ainsi mis en valeur, tout comme je sais à qui va la vôtre. Mais nous avons beaucoup en commun vous et moi. J’ai grand besoin d’être mis au courant de ce qui s’est passé à Winchester.

— Et moi de comprendre, rétorqua Radulphe, avec un sourire contraint et mélancolique. J’ai été convoqué là-bas par celui qui en a le droit, et je suis parti en sachant comment les choses se présentaient alors : le roi prisonnier, l’impératrice maîtresse d’une bonne partie du Sud et bien placée pour réclamer la couronne par droit de conquête. Nous n’ignorions pas, vous et moi, de quoi on débattrait là-bas. Je ne puis que vous raconter ce que j’ai vu personnellement. Le premier jour où nous nous sommes réunis, c’était un lundi, le septième jour d’avril, nous n’avons absolument pas avancé, il y a eu les cérémonies d’accueil et la lecture des lettres d’excuse de ceux qui n’avaient pas pu venir – et croyez-moi, ça n’est pas ce qui manquait ! L’impératrice s’était logée en ville à ce moment, bien qu’elle ait effectué plusieurs déplacements dans la région, à Reading entre autres, pendant nos réunions, auxquelles elle n’a pas assisté. Elle sait se montrer discrète.

Il s’exprimait d’une voix sèche. Il était difficile de dire s’il voyait dans cette attitude un point positif ou, au contraire, un défaut.

— Le deuxième jour...

Il se tut, se rappelant ce dont il avait été témoin. Hugh attendit sans bouger, très attentif.

— Le deuxième jour, le huit avril, le légat a fait son grand discours...

Ce n’était pas très difficile à imaginer. Henri de Blois, évêque de Winchester, légat du pape, frère cadet et jusqu’alors partisan du roi Etienne, réfugié en toute sécurité dans la maison du chapitre de sa propre cathédrale, maître incontesté de la vie politique en Angleterre, cerveau le plus intelligent de tout le royaume, se trouvant en outre sur le territoire qu’il s’était choisi – et cependant forcé d’adopter une position défensive, dans la mesure où ce contretemps pouvait arriver à un homme d’État aussi avisé. Hugh ne l’avait jamais rencontré personnellement, n’avait jamais mis les pieds dans la région où Henri exerçait son autorité ; il ne le connaissait que par la manière dont on le lui avait décrit ; pourtant c’était comme s’il le voyait à présent, présidant, le masque impérieux, une assemblée à moitié récalcitrante. Le rôle qu’il avait à jouer était loin d’être facile : il lui fallait se dégager de sa fidélité bien connue de tous envers son frère et cependant garder la face sans rien perdre de son statut ni de son influence sur ceux qui l’avaient suivi. Sans oublier une femme dure, expérimentée, qui étudierait de près chacune de ses paroles et garderait en réserve son tout nouveau pouvoir afin de l’épargner ou de le détruire, selon la façon dont il tiendrait en main les participants rebelles de cette conférence dans un contexte difficile.

— Il a parlé extrêmement longtemps, avoua l’abbé en toute candeur, mais c’est un orateur de première force. Il nous a clairement expliqué que si nous étions réunis, c’était pour tenter de préserver l’Angleterre du chaos et de la ruine. Il a évoqué l’époque du feu roi Henri, alors que la loi et l’ordre régnaient à travers tout le pays. Et il nous a rappelé les circonstances dans lesquelles le vieux roi, demeuré sans héritier mâle, avait ordonné à ses barons de prêter serment d’allégeance au seul enfant qui lui restait, sa fille, l’impératrice Mathilde, veuve à présent et mariée au comte d’Anjou.

Et c’était exactement ainsi que tous les barons avaient agi, enfin presque tous, à commencer par ce même Henri de Winchester. Hugh Beringar, qui n’avait jamais été soumis à pareille épreuve avant d’être en âge de choisir par lui-même, eut une moue où s’exprimaient le dédain et la commisération et, d’un mouvement de tête, indiqua qu’il comprenait.

— Sa Seigneurie avait quelques explications à fournir, marmonna-t-il.

L’abbé s’abstint de tout commentaire ou regard montrant qu’il était d’accord avec la critique sous-entendue ainsi formulée.

— Il a dit que le long retard qu’aurait pu occasionner le fait que l’impératrice se trouvait en Normandie a donné lieu à un souci bien compréhensible pour le bien-être de l’État. Un intérim d’incertitude était dangereux. C’est ainsi, a-t-il poursuivi, qu’on a accepté son frère, le comte Étienne, quand il s’est proposé et qu’il est devenu roi par le consentement de chacun. Il a reconnu sa propre responsabilité dans cette acceptation. Car c’est lui qui a engagé sa parole devant Dieu et les hommes que le roi Étienne honorerait et révérerait la Sainte Église et qu’il maintiendrait les bonnes et justes lois du pays. Entreprise dans laquelle, a dit Henri, le roi a lamentablement échoué. À son immense chagrin, a-t-il déclaré, car c’est lui qui s’était porté garant pour son frère devant Dieu.

Voilà donc comment il avait évité de changer de camp d’une façon humiliante, se dit Hugh. On allait rendre Étienne responsable de tout, lui qui avait tellement trompé les espérances de son révérend frère en faillant à toutes ses promesses, si bien qu’on ne saurait reprocher à un homme de Dieu de se sentir à bout de patience et poussé à accueillir un nouveau souverain avec un soulagement qui atténuerait son chagrin.

— Il a en particulier rappelé comment le roi, en s’en prenant à certains évêques, les avait conduits à la ruine et à la mort.

Il fallait reconnaître qu’il y avait du vrai là-dedans, même si la seule mort en question était celle de Robert de Salisbury, que la vieillesse et le désespoir avaient naturellement causée, après la disparition de son pouvoir.

— Donc, je le cite, poursuivit l’abbé avec une froide détermination, le jugement de Dieu s’est clairement manifesté contre le roi en le faisant tomber aux mains de ses ennemis. Et lui, tout au service de la Sainte Église, devait choisir entre sa dévotion à son frère mortel et celle due à son Père immortel. Il ne pouvait donc que s’incliner devant la volonté du ciel. En conséquence, il nous a tous réunis pour s’assurer qu’un royaume ayant perdu son chef ne sombrerait pas dans la ruine totale et complète. Et c’est cette question précisément, a-t-il révélé à notre assemblée, qui avait été fort gravement débattue la veille parmi le clergé d’Angleterre, comme ayant, je le cite encore, une prérogative supérieure à toutes les autres pour l’élection et la consécration d’un roi.

Quelque chose dans l’intonation de cette voix sèche et mesurée força Hugh à dresser l’oreille. Car c’était là une prétention énorme et sans précédent que Radulphe, selon toute apparence, jugeait plus que suspecte. Le légat devait sauver la face ; il avait la langue bien pendue et s’était arrangé pour que les mots lui servent efficacement de couverture.

— Cette réunion a-t-elle eu lieu ? Y avez-vous assisté, père ?

— Oui, oui. Mais elle ne s’est pas prolongée et ce qui s’y est dit réellement n’est pas très clair. Le légat a mobilisé l’essentiel du temps de parole. L’impératrice y avait ses partisans.

Ce fut révélé calmement, sans malveillance, mais il était clair que lui n’était pas au nombre desdits partisans.

— Je ne me souviens pas qu’à ce moment il aurait revendiqué cela, ni même qu’on ait compté les voix.

— L’a-t-on seulement demandé ? Ce genre de comptage n’aboutirait à rien.

Il serait trop simple d’en organiser un autre avec des résultats opposés et de les confondre.

— Il a continué en disant que nous avions choisi comme dame d’Angleterre la fille du feu roi, héritière de sa noblesse et de sa volonté de paix, déclara Radulphe avec la même froideur sèche. Comme les mérites du souverain étaient restés inégalés à notre époque, sa fille pourrait bien réussir à ramener la paix comme lui-même, dans ce pays troublé où nous lui offrons aujourd’hui – c’est encore lui qui parle – notre fidélité du fond du coeur.

Ainsi le légat s’était sorti aussi adroitement que possible d’une situation impossible. Malgré cela, une dame aussi courageuse, décidée et vindicative que l’impératrice éprouverait sans doute quelque méfiance envers cette fidélité pleine et entière déjà promise jadis puis reprise d’un coeur aussi léger sous la pression des événements et la même chose pourrait encore se reproduire tout aussi légèrement. Si elle était maligne, elle reléguerait sa rancune au second plan et veillerait à ménager le légat tout comme lui éviterait de la provoquer. Mais elle n’oublierait pas plus qu’elle ne pardonnerait.

— Et il n’y a pas eu une seule voix pour s’élever contre cette attitude ? demanda doucement Hugh.

— Pas une. On ne nous en a guère laissé l’occasion, et encore moins poussés. Là-dessus, l’évêque nous a annoncé qu’il avait invité une délégation de la cité de Londres dont il attendait l’arrivée le jour même. Il était donc souhaitable d’ajourner nos discussions jusqu’au lendemain. N’empêche que les Londoniens ne se sont pas montrés avant le jour suivant, et on s’est réunis un peu plus tard que les fois précédentes. Enfin, ils sont venus, l’air passablement morose et l’allure crispée. Ils ont affirmé représenter toute la commune de Londres où de nombreux barons étaient rentrés après la bataille de Lincoln en tant que membres et sans du tout chercher à contester la légitimité de notre assemblée ils tenaient tous, unanimement, à exprimer la requête que l’on remît le roi en liberté.

— Ils ne manquaient pas d’audace, s’écria Hugh, haussant les sourcils. Comment Sa Seigneurie a-t-elle réagi ? A-t-il perdu contenance ?

— Je pense que ça l’a troublé, mais pas irrémédiablement, pas encore. Il nous a gratifiés d’un long discours – c’est une manière d’imposer silence aux autres, au moins un moment – où il a reproché à la cité d’avoir accepté des hommes qui avaient abandonné leur roi au combat après l’avoir égaré si grossièrement par leurs mauvais conseils, au point qu’il en avait oublié Dieu et son droit, et qu’il avait subi l’épreuve de la défaite et de la captivité, d’où les prières de ces mêmes amis déloyaux avaient été incapables de le sortir. Quel but ces hommes poursuivent-ils ! a-t-il dit, ils vous flattent à présent car ils ne cherchent qu’à satisfaire leur propre intérêt.

— S’il voulait parler des Flamands qui se sont enfuis de Lincoln, il n’a dit que la vérité. Mais dans quelle intention ferait-on des grâces et des ronds de jambe à la cité ? Et ensuite ? Est-ce qu’ils ont eu l’audace de continuer à lui tenir tête ?

— Eh bien, ils hésitaient un peu sur la meilleure façon de lui répondre et ils se sont retirés pour se concerter. Et pendant ce moment de calme, un homme s’est soudain avancé parmi les clercs et il a tendu un parchemin à Mgr Henri en lui demandant de le lire à voix haute, avec tant de confiance que je me demande pourquoi il ne s’est pas exécuté sur-le-champ. Au lieu de cela, il l’a ouvert et a commencé à le lire en silence, et puis presque tout de suite, il s’est mis dans une rage folle, prétendant que ce document était une insulte à la révérende compagnie ici présente, qu’il traitait de choses déshonorantes, que ses témoins étaient des ennemis déclarés de la Sainte Église et qu’il se refusait à en lire un seul mot dans une enceinte aussi sacrée que cette maison du chapitre. Là-dessus, poursuivit l’abbé, la mine sombre, le clerc lui a repris son parchemin sans douceur, et il a commencé à nous le lire à haute et intelligible voix, s’arrangeant pour couvrir celle de l’évêque quand il a voulu le réduire au silence. Il s’agissait d’une supplique de la reine adressée à tous les membres présents et tout particulièrement au légat en tant que frère du roi leur demandant de redevenir loyaux et de restaurer le roi en le délivrant de la vile captivité à laquelle des traîtres l’avaient condamné. Et moi, a dit ce brave lecteur, je suis clerc au service de la reine Mathilde, et si vous me demandez mon nom, je m’appelle Chrétien et je suis aussi bon chrétien que quiconque ici, et fidèle à mes origines.

— Un homme courageux, en vérité ! murmura Hugh, en sifflotant doucement. Mais je crains qu’il n’en ait pas retiré que des avantages.

— Le légat lui a infligé toute une tirade en reprenant bon nombre des arguments qu’il nous avait donnés la veille mais il était très en colère, et il a tant et si bien intimidé les Londoniens qu’ils ont rentré leurs cornes et accepté, en rechignant, de rapporter à leurs concitoyens la décision du concile et de l’appuyer du mieux qu’ils pourraient. Quant à ce garçon, Chrétien, qui avait tant indisposé Mgr Henri, il a été attaqué dans la rue le soir même, comme il se préparait à repartir chez la reine, les mains vides. Quatre ou cinq ruffians lui sont tombés dessus dans l’obscurité, personne ne sait qui, car ils se sont enfuis lorsqu’un des chevaliers de l’impératrice et ses hommes se sont portés à son secours et ont mis ses agresseurs en fuite, leur criant que c’était une honte de recourir au meurtre pour défendre une cause, surtout à l’encontre d’un honnête homme qui avait rempli son rôle ouvertement au vu et au su de tous. Le clerc avait simplement écopé de quelques horions. C’est le chevalier qui a pris le coup de couteau entre les côtes, par-derrière, et le coeur a été atteint. Il est mort dans le ruisseau d’une rue de Winchester. C’est une honte pour nous tous qui prétendions ramener la paix et réconcilier les partis ennemis.

A en juger par l’ombre de colère qui passa sur son visage ce sentiment était resté profondément ancré en lui : ce seul acte inique réduisait à néant tous les efforts de bonne volonté pour restaurer la justice et la conciliation. Attaquer un homme qui affichait ouvertement son appartenance au parti ennemi, puis en frapper un autre, suffisamment impartial et chevaleresque pour prévenir cet outrage, voilà qui n’était pas du meilleur augure pour l’avenir de paix voulu par le légat.

— Et on n’a arrêté personne pour ce meurtre ? demanda Hugh, fronçant les sourcils.

— Personne. Ils se sont enfuis dans l’obscurité. Et si quelqu’un connaît leur nom ou l’endroit où ils se cachent, il n’en a pas soufflé mot. La mort est devenue si banale aujourd’hui, même si elle vient furtivement, traîtreusement, dans l’ombre ! On oubliera celle-là comme les autres. Le jour suivant, notre concile s’est achevé par l’excommunication d’un bon nombre de fidèles d’Étienne. Le légat a dit que ceux qui béniraient le nom de l’impératrice seraient bénis et maudits ceux qui le maudiraient. C’est ainsi qu’il nous a renvoyés, conclut Radulphe, sauf les gens d’Église qu’il a invités à rester près de lui quelques semaines de plus.

— Et l’impératrice ?

— Elle s’est retirée à Oxford pendant les longues négociations avec la cité de Londres où l’on a parlé du moment où elle serait admise à franchir les portes, dans quelles conditions, quel nombre d’hommes elle pourrait emmener avec elle à Westminster... Sur tous ces points on a chicané pied à pied. Mais d’ici neuf ou dix jours, elle sera installée là-bas et après, son couronnement ne tardera guère, dit-il, levant une longue main puissante qu’il laissa retomber dans les plis de sa robe. Du moins c’est ce qu’il semble. Que puis-je vous apprendre de plus à son sujet ?

— Racontez-moi comment elle se comporte dans ce lent processus. Comment traite-t-elle les barons fraîchement ralliés ? Et eux, comment se conduisent-ils les uns envers les autres ? Ce n’est pas facile de maintenir la paix entre les fidèles de longue date et les nouveaux convertis, et de les empêcher de se sauter à la gorge. Un manoir qu’on se dispute ici ou là, des terres qu’on a prises à Pierre pour les donner à Paul... Enfin, vous voyez parfaitement de quoi je parle, père.

— Eh bien, je ne dirais pas qu’elle agit sagement, déclara Radulphe après réflexion. Elle sait trop bien combien d’entre eux lui ont juré fidélité avant de se tourner vers Étienne, qui aujourd’hui reviennent vers elle sans cas de conscience, parce qu’elle a le vent en poupe. Je comprends parfaitement qu’elle puisse prendre plaisir à les asticoter chaque fois que l’occasion s’en présente. Ce n’est pas raisonnable, mais c’est humain. Mais qu’elle devienne hautaine et froide envers ceux qui l’ont toujours servie, ajouta l’abbé avec un étonnement teinté de respect, car il y en a, et depuis le début malgré ce que ça leur a coûté, et qui même maintenant ne failliront pas quoi qu’elle fasse, c’est non seulement stupide, mais très injuste. Les traiter avec autant de légèreté alors qu’ils lui ont toujours servi de bras droit, et même de bras gauche, c’est folie !

« Vous me réconfortez, songea Hugh en observant attentivement le maigre visage calme de Radulphe. Elle a perdu la tête si elle néglige quelqu’un comme Robert de Gloucester, maintenant qu’elle se sent à un pas du trône. »

— Elle a gravement offensé l’évêque-légat en n’autorisant pas le fils d’Etienne à recevoir les droits et titres seigneuriaux de son père sur Boulogne et Mortain maintenant que son père est prisonnier. Ce n’aurait été que justice. Mais non, elle n’a pas voulu en entendre parler. Sa Seigneurie a quitté la cour pendant quelque temps et elle a eu toutes les peines du monde à le décider à revenir.

« De mieux en mieux, pensa Hugh, assurant sa position avec soin. Si elle est assez obtuse pour chasser même Henri, elle est très capable de défaire tout ce que lui et les autres font pour elle. Qu’on lui mette seulement la couronne en main, qui sait si elle ne va pas, non pas la laisser tomber, mais la jeter à la tête du premier avec qui elle aura un compte à régler. » Il se mit en devoir d’apprendre comment elle s’était conduite après et il reçut en cela un encouragement prudent. Elle avait pris des terres à qui les détenait pour les donner à d’autres. Elle avait reçu avec arrogance ses nouveaux partisans, un peu gênés, et leur avait rappelé d’un ton menaçant leur hostilité passée. Elle en avait même repoussé d’autres avec colère en se remémorant de vieilles rancoeurs. Des candidats à une couronne disputée devraient se montrer plus accommodants et savoir oublier. Parfait, qu’elle continue ainsi ! Si quelqu’un pouvait la conduire à sa ruine, c’était bien elle-même.

Au bout d’une grande heure, il se leva pour prendre congé avec dans l’esprit une idée suffisamment claire des possibilités qu’il lui fallait envisager. Même les impératrices peuvent apprendre et elle pouvait encore parvenir jusqu’à Westminster et coiffer la couronne. Il serait imprudent de sous-estimer la petite-fille de Guillaume le Conquérant et fille de Henri Ier. Cependant la rancune pourrait bien amener cette famille à la catastrophe.

Il ne sut jamais au juste pour quelle raison il s’était tourné pour demander :

— Père abbé, ce Rainald Bossard qui a été tué... Vous avez dit que c’était un chevalier de l’impératrice. Qui était son suzerain ?

 

Tout ce qu’il avait appris, il le confia à Cadfael dans la cabane du jardin aux herbes médicinales, afin d’essayer sur le calme imperturbable de son ami ses doutes et ses sentiments comme un homme qui aiguise une faucille sur une bonne pierre. Cadfael avait maille à partir avec un vin trop exubérant et semblait ne pas écouter, mais cela ne trompa pas Hugh. Son ami avait l’oreille fine et enregistrait tout, parfois même il lui adressait un rapide coup d’oeil histoire de voir s’il avait bien compris, deux précautions valant mieux qu’une.

— Moi, si j’étais vous, je resterais tranquille et j’attendrais de voir venir, finit par dire Cadfael. J’imagine que vous pouvez aussi vous arranger pour envoyer un homme sûr du côté de Bristol. Après tout, elle n’a pas d’autre otage. Si le roi était libéré ou que Robert, Brian FitzCount ou un autre d’importance semblable soit fait prisonnier, la situation serait plus égale et votre position serait plus solide. Dieu me pardonne, qu’est-ce qui me prend de vous donner de tels conseils, moi qui n’ai pas de souverain en ce bas monde ?

Mais là, il n’était pas trop sûr de dire la vérité car il se rappelait avoir eu brièvement affaire à Étienne en personne et l’homme lui avait plu, même quand, particulièrement mal inspiré, il avait envoyé à la potence toute la garnison du château de Shrewsbury, geste qu’il avait regretté aussi longtemps que sa mémoire capricieuse l’avait tracassé à ce propos. À l’heure qu’il était, dans sa prison de Bristol, il avait peut-être oublié cette brutalité qui ne lui ressemblait pas.

— Et savez-vous à qui était ce chevalier, ce Rainald Bossard qu’on a laissé se vider de son sang dans une ruelle de Winchester ? Celui pour qui on vous a demandé de prier ? demanda Hugh lentement.

Cadfael se détourna de sa mixture qui bouillonnait à grosses bulles et fixa son ami en rétrécissant les paupières.

— Pas encore, mais je sens que ça ne va pas tarder. On nous l’a seulement présenté comme un homme de l’impératrice.

— Il était de la suite de Laurence d’Angers.

Cadfael se redressa trop vite, sans précaution, et il poussa un grognement à cause de ses vieux os. C’était le nom d’un homme que ni lui ni Hugh n’avaient jamais vu, et pourtant il leur rappelait bien des souvenirs à tous les deux.

— Eh oui, comme je vous le dis ! C’est un baron du Gloucestershire et un fidèle de l’impératrice. Un des rares à n’avoir pas encore tourné casaque dans toutes ces allées et venues ; c’est l’oncle de ces deux enfants que vous avez aidés à quitter Bromfield pour le rejoindre et qui se sont égarés après le sac de Worcester. Vous vous rappelez ?[3] Il a fait un froid de canard cet hiver-là ! Et le vent emportait des collines de neige en une nuit pour les déposer ailleurs avant le lever du jour. Rien que d’y penser, je le sens encore...

Il n’y avait rien dans ce voyage d’hiver que Cadfael oublierait jamais. Il n’y avait pas tout à fait un an et demi qu’avait eu lieu l’attaque sur Worcester, que le frère et la soeur s’étaient enfuis vers le nord en direction de Shrewsbury, alors qu’on n’avait pas vu un hiver aussi rigoureux depuis des années. A l’époque, tout comme aujourd’hui, Laurence d’Angers n’avait été qu’un nom. Comme il avait pris parti pour l’impératrice, il n’avait pas été autorisé à entrer sur le territoire d’Etienne pour se mettre à la recherche de ses jeunes parents, mais il avait en secret dépêché un envoyé pour les retrouver et les ramener. Avoir joué un rôle dans la façon dont ces trois êtres s’en étaient sortis constituait un événement à jamais inoubliable. Cadfael se les rappelait fort bien, le petit Yves – il avait treize ans à l’époque – ingénu, courageux, attachant, qui tendait le menton devant le danger, en bon Normand obstiné, sa soeur aînée, Ermina, qui venait de devenir femme, toujours prête à accepter les conséquences de ses erreurs. Quant au troisième...

— Je me suis souvent demandé comment ils se sont débrouillés après, dit Hugh, pensif. Je savais que vous leur trouveriez un moyen de s’enfuir si je restais dans mon coin, mais quand même la route était loin d’être sûre. Vous croyez qu’on aura un jour la réponse ? Mais plus tard on entendra sûrement parler d’Yves Hugonin...

En pensant à l’enfant, il eut un sourire amusé et affectueux.

— Quant au jeune homme brun qui les a délivrés, qui s’habillait comme un forestier et se battait comme un des neuf preux... j’ai toujours pensé que vous en saviez plus sur lui que ce que vous m’avez dit.

Cadfael sourit, penché sur son brasero, sans essayer de nier.

— Alors c’était un membre de la mesnie de l’impératrice, hein ? répliqua-t-il. Et ce chevalier assassiné était au service de Laurence d’Angers ? C’est un événement des plus regrettables, Hugh...

— C’est bien l’opinion de votre abbé, acquiesça Hugh, la mine sombre.

— Dans la confusion de la nuit, ils se sont tous échappés sans dommage, y compris celui qui a joué du couteau. Quelle vilenie, car il ne s’agit certainement pas d’un malheureux accident !

— Chrétien, le clerc, leur a filé entre les doigts, alors l’un d’eux s’est retourné contre son sauveur. Voilà un geste qui témoigne d’une bonne dose de haine : frustré d’un premier crime il en commet un second avant de se sauver ! Et personne n’a levé le petit doigt ? Alors que Winchester était pleine de gens qui devraient avoir à coeur de ne pas voir la justice bafouée.

— Allons donc ! Certains d’entre eux n’auraient pas été fâchés de voir le clerc partager le sort du chevalier ! C’est peut-être eux qui ont lâché les chiens sur lui.

— Encore heureux pour la réputation de l’impératrice qu’un de ses hommes ait eu assez de coeur au ventre pour respecter un adversaire honnête et le protéger jusqu’à la mort. Il serait scandaleux que l’assassin s’en sorte les braies nettes, dit Cadfael.

— Mon vieil ami, riposta Hugh tristement en se levant pour prendre congé, ces dernières années, les scandales de ce genre n’ont pas manqué. On prend l’habitude de soupirer, de hausser les épaules... et d’oublier. Oui, je sais, ce genre de choses n’est pas votre fort. Et je vous ai vu plus d’une fois vous en prendre à cette coutume, et j’en suis bien heureux. Mais même vous ne pouvez guère aider Rainald Bossard à présent, sauf en priant pour le repos de son âme. Winchester, ça n’est pas la porte à côté.

— Ça n’est peut-être pas aussi loin, il s’en faut de beaucoup qu’il y ait une heure, murmura-t-il, autant pour lui-même que pour son ami.

 

Il alla d’abord à vêpres, puis soupa au réfectoire avant de se rendre aux collations et à complies, sans cesser de se rappeler un visage, si bien qu’il n’accorda qu’une attention distraite aux différentes lectures et qu’il éprouva quelques difficultés à se concentrer sur ses prières. Cependant c’est une sorte de prière qui montait sans arrêt de son coeur, où se mêlaient la gratitude, la louange et l’humilité.

Ce visage si harmonieux, si jeune, brun, plein de vie, d’une beauté si frappante quand il l’avait vu pour la première fois par-dessus l’épaule de la jeune fille, c’était celui du jeune écuyer que leur oncle et tuteur avait envoyé au secours des enfants Hugonin. C’était un visage long, maigre, au front large, avec un nez courbé comme un cimeterre, une bouche mobile et bien dessinée, et le regard doré, farouche, impavide d’un faucon. Sa tête était couverte de beaux cheveux souples, d’un noir tirant sur le bleu, formant des boucles sur ses tempes et encadrant ses joues comme des ailes repliées. Ce visage éclatait de jeunesse et aussi de maturité ; son possesseur était à l’aise à l’est comme à l’ouest, il était rasé de près comme un Normand, avec la peau mate d’un Syrien. Le moine retrouvait en un seul être tous ses souvenirs de Terre sainte. C’était l’écuyer favori de Laurence d’Angers, Olivier de Bretagne, qui était rentré de croisade avec lui.

Si son seigneur était dans le Sud avec sa suite, accompagnant l’impératrice, il était vraisemblable qu’Olivier soit avec lui. L’abbé l’avait peut-être croisé sans le savoir, ou, l’ayant vu passer aux côtés de son maître, il avait peut-être admiré sa beauté d’une façon détachée. « Peu de visages se différencient aussi nettement de ceux du commun des mortels, songea Cadfael, le doigt de Dieu nous force à les remarquer et ses serviteurs ne peuvent que le reconnaître et apprécier.

« Et ce Rainald Bossard, mort aujourd’hui, qui s’était conduit honorablement envers un adversaire honorable, était un compagnon d’Olivier, relevant du même maître, à qui il avait aussi promis fidélité. Sa mort aura causé du chagrin à Olivier. Et ce qui cause du chagrin à Olivier m’en cause à moi aussi. Si loin que puisse être Winchester me voilà à porter le deuil dans cette ruelle obscure où un homme est mort, victime de sa générosité mais pas pour rien, si on va par là, car Chrétien, le clerc, est resté en vie pour retourner vers sa souveraine, la reine, après avoir fidèlement rempli sa mission. »

Les légers bruits divers du dortoir se changèrent en soupir de l’autre côté de la mince paroi délimitant la cellule de Cadfael bien avant qu’il ne terminât ses prières et retirât ses sandales. La petite lampe près de l’escalier de matines projetait une lueur très douce en travers des poutres du toit et le plafond gris perle couronnant sa cellule obscure et qui était maintenant son domaine depuis combien de temps déjà ? Dix-huit ou dix-neuf ans ? C’était comme si une partie de lui-même, son esprit, son coeur, son âme, ou quelle que puisse être cette essence, ne s’était pas seulement retirée mais était rentrée chez elle pour recueillir l’héritage qui lui revenait depuis sa naissance. Il ne reniait pas pour autant les années qu’il avait passées dans le siècle, son enfance brûlant de vie et sa jeunesse aventureuse, le jour où il avait pris la croix, la passion de la croisade, les femmes qu’il avait connues et aimées, l’époque où il était marin et parcourait les côtes du royaume franc de Jérusalem, tout ce pèlerinage qui l’avait finalement conduit à la retraite qu’il avait choisie, il s’en souvenait avec un sentiment de reconnaissance joyeuse. Rien de tout cela n’avait été vain, même s’il s’était parfois trompé, rien n’en avait été perdu ; d’une manière mystérieuse tout avait concouru à l’amener à cette niche étroite où à présent se trouvait sa mission. Dieu lui avait envoyé un signe, il n’avait aucune raison de regretter quoi que ce fût, il s’agissait simplement de ne rien cacher, tout reconnaître comme sien. Aux yeux de Dieu et non à ceux des hommes.

Il reposait calmement dans l’obscurité, immobile et droit comme un gisant, les bras allongés le long du corps, et sous ses paupières à demi fermées il rêvassait à l’abri de la voûte au-dessus de sa tête, là où la lumière très douce jouait parmi les poutres.

Il n’y eut pas d’éclair cette nuit-là, seulement plusieurs bons coups de tonnerre à la fois avant et après matines et laudes, si peu inquiétants que nombreux parmi les religieux furent ceux qui ne les remarquèrent pas. Cadfael les entendit en se levant. Il y vit un rappel et l’assurance que Winchester s’était bel et bien rapprochée de Shrewsbury. Cela le consola de penser que son chagrin n’avait pas été négligé mais remarqué au ciel, et qu’apparemment il pourrait jouer un rôle dans la dette contractée envers Rainald Bossard. Fort de cette assurance, il s’endormit.

Le Pèlerin de la haine
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