CHAPITRE 11
Il y eut un silence total, tandis qu’elle restait figée et livide comme une femme transformée en statue de glace. Puis, aussi soudainement, elle revint à la vie en poussant un cri perçant de souffrance et de rage, et dans un grand tourbillon de jupes, tourna le dos au shérif, à l’abbé et à sa nièce pour foncer comme une furie au milieu des moines éberlués qui s’écartèrent vivement devant cet assaut. Elle n’eut pas un regard pour Joscelin Lucy, mais se précipita sur un homme, un homme bien précis, en hurlant de rage :
— Vous, vous ! Où êtes-vous, lâche assassin, sortez et montrez-vous ! Vous, Simon Aguilon, qui avez tué mon époux !
Les rangs s’ouvrirent devant ses yeux étincelants et sa main brandie.
— Montrez-vous, assassin du diable, je vous attends ! Écoutez-moi !
Assurément tout le monde dans la Première Enceinte devait l’entendre et se signer en une crainte superstitieuse, imaginant un démon venu réclamer un affreux pécheur. Simon, lui, restait interdit et trop stupéfait, apparemment, pour essayer même de lui échapper. Bouche bée, il la regardait sans émettre un son. Elle lui fit face, le défi aux lèvres, les yeux noirs, étincelants et agrandis par la colère, rougeoyant à la lueur des torches. Guy, qui se trouvait tout près, les dévisagea tour à tour, impuissant, l’air égaré, avant de reculer furtivement d’un pas ou deux et de se retirer de ce nouveau et mortel terrain d’affrontement.
— Vous l’avez tué ! Nul autre que vous n’aurait pu le faire. Vous chevauchiez à ses côtés pendant les recherches, vous étiez son voisin de rang. Je le sais : j’ai entendu l’ordre de marche. Vous, Fitz John, dites-le ! Que tous l’apprennent ! Où cet homme était-il placé ?
— Près de messire Godfrid, admit Guy, complètement abasourdi. Mais...
— Près de lui, oui... et sur le chemin de retour, dans ces bois épais, il lui a été facile de l’attaquer par surprise. Vous êtes revenu bien tard et bien discrètement, Simon Aguilon, après vous être assuré que lui ne reviendrait jamais.
Le shérif et l’abbé s’étaient rapprochés pour observer cette confrontation, étonnés et horrifiés, comme tout le monde, et pour l’instant, ils se gardaient d’intervenir. Agnès était hors d’elle-même et ne pouvait entendre raison. Ce fut ce que dit Simon, lorsqu’il put enfin parler, le souffle court et la gorge serrée.
— Pour l’amour de Dieu, qu’ai-je fait pour que l’on m’accuse de la sorte ? Je suis complètement innocent de cette mort ; je ne sais absolument rien. J’ai vu messire Godfrid Picard pour la dernière fois, il y a trois heures, bien vivant, et arpentant les bois comme nous tous. Cette malheureuse est folle de chagrin, elle s’attaque au plus proche...
— Oui c’est à vous que je m’attaque, s’écria-t-elle, et je le ferais même si un millier de gens nous séparaient. Car c’est vous le coupable ! Vous le savez aussi bien que moi. Votre comédie ne vous sauvera pas.
Tendant ses mains gantées, Simon lança un appel désespéré au shérif et à l’abbé :
— Pourquoi, pourquoi songerais-je à tuer un homme qui était mon ami ? Avec qui je n’avais aucun motif de querelle au monde ? Quelle raison aurais-je eue pour agir de la sorte ? Vous voyez bien qu’elle est devenue folle !
— Ah ! mais si ! vous aviez un bon motif de querelle avec lui, hurla Agnès, ivre de vengeance, et vous le savez bien. Pourquoi ? Pourquoi ? Vous osez demander pourquoi ? Parce qu’il vous soupçonnait... non, parce qu’il savait de façon quasiment certaine que vous aviez assassiné votre oncle et tuteur.
Les accusations semblaient de plus en plus absurdes et pourtant cette fois-là, Simon retint brusquement son souffle et resta un instant immobile et livide. Dans un grand sursaut, il rompit son silence hébété pour se défendre d’arrache-pied.
— Comment cela se peut-il ? Tout le monde sait que mon oncle m’a donné congé et a refusé d’être accompagné avant de s’en aller seul. Je suis parti me coucher, comme il me l’avait ordonné. Je me suis réveillé tard... on est venu me réveiller lorsqu’on s’est aperçu qu’il n’était pas rentré.
Elle balaya cet argument d’un geste méprisant de la main.
— Vous êtes allé au lit, oui, sans aucun doute... mais vous vous en êtes relevé pour aller furtivement, en pleine nuit, tendre votre embuscade. Cela vous était facile de partir et de revenir sans être vu, une fois votre forfait accompli. La porte principale est loin d’être la seule issue dans une maison, et qui, plus que vous, avait la possibilité d’entrer et de sortir à sa guise ? Qui d’autre avait les clés qu’il fallait ? Qui d’autre profitait de la mort de votre vieil oncle ? Et non seulement en devenant son héritier, oh non ! Niez devant tous, si vous l’osez, que le soir même où l’on rapporta le corps de Huon, vous avez approché mon époux, vous l’avez approché avant que le corps de votre oncle ne fût froid – pour conclure un marché avec nous : vous le remplaceriez auprès de ma nièce et hériteriez ainsi de la fiancée et des domaines. Niez-le, moi, je le prouverai. Ma servante était présente !
Simon jeta un regard affolé sur les visages qui l’entouraient et l’observaient, et puis protesta :
— Pourquoi n’aurais-je pas demandé la main d’Iveta ? Mes domaines auraient été égaux aux siens, cela n’aurait pas été une mésalliance. Je l’estime, je la respecte. Et messire Godfrid n’a pas rejeté mon offre. J’étais prêt à attendre, à être patient. Il m’acceptait comme prétendant.
La main d’Iveta s’agrippait et serrait convulsivement celle de Joscelin. L’esprit en déroute, elle revoyait les deux rencontres où Simon lui était apparu comme son seul ami ici-bas, quand il lui avait juré assistance et loyauté envers Joscelin, la première rencontre approuvée par une Agnès souriante et gracieuse, accueillant avec satisfaction le retour de la chance, et la seconde rencontre... oui, celle-là avait été bien différente ; il avait prétendu être mal reçu et banni loin d’elle, et les événements avaient confirmé ses dires. Qu’avait-il bien pu se passer entre-temps pour tout changer ?
— Oui, il vous acceptait, hurla Agnès, étincelante de haine, parce qu’il pensait que vous étiez l’homme honnête que vous paraissiez être. Mais la gorge de Huon était meurtrie et tailladée c’est ce qu’a dit le moine et mon époux l’a entendu, et vous aussi, meurtrie et tailladée par une bague que l’assassin portait à la main droite. Et après, qui vous a jamais vu sans gants ? Vous ne les quittiez plus ! Mais mon époux se trouvait hier à la mise en bière de Huon de Domville, et là, vous avez été forcé, n’est-ce pas, misérable, d’ôter vos gants pour prendre le goupillon. Et ce fut à lui que vous l’avez tendu ensuite. Il vit – oh ! pas la bague que vous aviez rapidement ôtée dès que le moine en avait parlé –, mais la marque plus pâle de l’anneau et celle, carrée, de la pierre. Et il se souvint alors que vous portiez autrefois une bague, une bague ressemblant à celle-là. Et il fut assez stupide pour dire ce qu’il avait vu et ce qu’il pensait lorsque vous êtes venu nous rendre visite. Il rompit alors tout commerce avec un homme qu’il avait de bonnes raisons de suspecter de meurtre.
Oui, c’était bien cela ! C’était cela la raison du revirement soudain ! Mais non pas, pensa Iveta, forcée de devenir adulte trop vite, non pas parce qu’il n’aurait pas accepté un assassin, à condition que nul soupçon ne se dirigeât vers lui. Non, plutôt parce qu’il n’osait risquer d’être compromis pendant que les soupçons planaient encore. Si on lui avait donné toutes garanties à ce sujet, il aurait vite fait taire ses réticences. Et Joscelin, pendant ce temps, était toujours pourchassé par la justice, et Joscelin aurait pu être capturé, capturé et pendu... Et elle serait restée seule, croyant désespérément qu’elle n’avait qu’un seul vrai ami au monde et que ce fidèle ami était Simon Aguilon. Il avait juré qu’il avait été banni pour avoir affirmé sa foi en Joscelin. Et il aurait pu, après le temps nécessaire pour endormir son chagrin à elle, il aurait pu arriver à ses fins ! Elle se serra contre Joscelin et se mit à trembler.
— Je l’ai exhorté, je l’ai supplié, gémit Agnès, en se tordant de douleur, de rompre tout lien avec cet homme. Vous, vous saviez qu’il pouvait juger de son devoir de révéler ce qu’il soupçonnait, même sans preuves et vous vous êtes assuré qu’il ne pourrait jamais le faire. Mais vous avez compté sans moi !
— Vous n’êtes qu’une folle ! (Simon leva les bras au ciel et sa voix devint aiguë à se briser.) Comment aurais-je pu tendre un guet-apens à mon oncle, ignorant où il était allé, ou ce qu’il avait l’intention de faire, et encore davantage par quel sentier étroit il allait revenir ? Je ne savais pas qu’il avait une maîtresse dans cette région et qu’il ne résisterait pas à la tentation de passer la nuit avec elle.
Cadfael avait gardé le silence pendant tout le duel. Il le rompit alors :
— Il y a quelqu’un qui dira mieux que personne, Simon Aguilon, que vous mentez, que vous étiez au courant. Avice de Thornbury affirme, et je pense qu’il y aura deux autres témoins qui confirmeront ses dires, une fois qu’ils sauront qu’elle ne risque rien et ne demande pas le silence, elle affirme, dis-je, que vous et personne d’autre étiez l’homme de confiance qui l’escortait toujours là où son seigneur voulait qu’elle se trouvât. Vous l’avez amenée au rendez-vous de chasse. Le chemin pour y aller vous était familier, car vous l’aviez déjà parcouru. Huon de Domville n’admettait qu’un seul homme à la fois dans la confidence de ses liaisons. Pendant ces trois dernières années, vous avez été cet homme.
Agnès poussa un long gémissement de joie et de chagrin mêlés qui flotta étrangement sur la fumée tournoyante des torches. Elle tendit une main triomphante :
— Fouillez-le ! Vous verrez ! Il doit avoir la bague en ce moment, il ne la quitterait jamais de peur qu’on ne la voie et que l’on ne comprenne tout. Fouillez-le et vous la trouverez ! Car pourquoi l’ôter si elle n’a jamais laissé de trace sur un homme assassiné ?
Les hommes d’armes, obéissant aux signes discrets du shérif, avaient silencieusement refermé leur cercle étroit de cuir et d’acier autour des deux antagonistes. Simon avait trop concentré son attention sur la menace devant lui pour s’apercevoir de la vigilance tranquille qui l’entourait. Il laissa échapper un cri de défi, trahissant la colère et l’impatience, et fit volte-face pour partir :
— Je ne vais pas rester à écouter ces calomnies, cracha-t-il d’une voix suraiguë.
Ce ne fut qu’alors qu’il remarqua la ligne solide et silencieuse des hommes armés, se tenant épaule contre épaule, entre lui et le portail, et qu’il se cabra comme un cerf dont la route est barrée. Il jeta un regard désespéré autour de lui, refusant de croire à l’écroulement de tous ses espoirs.
Le shérif s’approcha à pas comptés et lui lança :
— Otez vos gants !
Ce ne fut pas un beau spectacle que celui de cet être humain qui, pris de panique, essayait de s’enfuir, se débattait comme un chat sauvage lorsqu’il fut encerclé et hurla des imprécations de défi lorsqu’il fut maîtrisé et réduit à merci. Par respect pour l’abbé, ils le traînèrent dans la Première Enceinte en usant d’aussi peu de violence que possible et là, s’occupèrent de lui. Il entrelaça ses doigts pour empêcher qu’on lui ôtât ses gants, et lorsque ses mains furent dénudées, le cercle pâle sur le médius de sa main droite brilla comme de la neige sur la terre brune fraîchement labourée, la grosse marque de la pierre clairement visible. Il se débattit et proféra des jurons lorsqu’ils le fouillèrent, s’enfonça le menton dans la poitrine avec une telle hargne qu’ils durent lui relever la tête de force pour saisir la chaînette autour de son cou, sous sa chemise, et découvrir la bague.
Après qu’ils l’eurent entraîné vers une cellule du château, – et ils durent s’y mettre à quatre pour le tenir, et non sans mal –, il se fit dans la cour un grand silence d’horreur et d’épuisement. Les yeux écarquillés, bouleversé, abasourdi, Joscelin referma les bras autour d’Iveta, et trembla de soulagement ; incapable encore de tout comprendre, il était trop anéanti pour réfléchir à la vilenie avec laquelle on s’était servi de lui. Figée dans une immobilité absolue, Agnès continua de fixer son ennemi d’un regard implacable jusqu’à ce qu’il eût disparu ; alors seulement, brisant la tension, elle se prit la tête dans les mains et, en de violents sanglots, laissa libre cours à son chagrin solitaire et hostile. Qui aurait cru qu’elle aimait tant un époux aussi peu aimable ?
Il ne restait rien de la harpie. Ses bras retombèrent, et elle s’avança lentement, comme une somnambule, au milieu des spectateurs troublés, qui s’écartèrent sur son passage. Elle se retourna vers eux, une dernière fois, sur les marches de l’hôtellerie, après être passée près de la main tendue d’Iveta, comme si la jeune fille n’existait pas, et puis elle entra et disparut.
— Plus tard, dit l’abbé Radulphe, calmement, mais en pesant ses mots, elle parlera davantage. Son témoignage est essentiel. Quant à son époux, il est mort. Devons-nous poursuivre les interrogatoires, puisque lui ne peut plus être interrogé ?
— Pas dans un de mes tribunaux, en tout cas, acquiesça sèchement Gilbert Prescote, se retournant ensuite vers le reste de ses hommes.
— Vous, sergent, une question, avant que nous partions chercher le corps : comment se fait-il que vous ayez tendu une embuscade aussi efficace le long du ruisseau, pendant que nous ratissions la forêt ? Je n’ai jamais eu vent d’un quelconque renseignement, selon lequel une tentative d’enlèvement pourrait avoir lieu ici.
— Ce ne fut qu’après que vous vous êtes mis en route, messire, que Jehan vint me trouver et me dit que, puisque l’écuyer tenait tellement à la dame, il pourrait profiter de ce que nous étions en petit nombre, pour essayer de l’enlever.
Il fit sortir des rangs le garde astucieux à qui une idée précédente, et qui s’était révélée exacte, avait valu de l’avancement. L’homme n’était plus aussi sûr de lui, à présent que les rôles étaient inversés et que son protecteur s’était avéré être le vilain de l’affaire, mais il se défendit :
— Ce fut Simon Aguilon qui me dit que l’écuyer, s’il était rusé, pourrait se dissimuler dans les jardins de son maître, vous vous souvenez, et quand nous les avons fouillés, nous avons découvert qu’il s’y était effectivement caché, bien qu’il fût parti avant notre arrivée. Cette fois-là, cela semblait aussi sensé, et nous avons donc établi une surveillance en secret.
— Mon ami, l’avertit Prescote, jetant un regard plutôt menaçant à l’homme d’armes, le ciel semblait guider ta main, mais je pense que l’enfer y était plus pour quelque chose. Quand Aguilon t’a-t-il suggéré de fouiller les communs de la résidence de l’évêque pour retrouver celui que nous pourchassions ? A quelle heure ?
Jehan eut le bon sens de jouer la franchise, mais sans gaieté de coeur.
— Messire, ce fut après qu’on eut rapporté le corps de messire Domville. Il m’a donné ce conseil en revenant à la résidence. Il m’a dit que si nous trouvions notre homme, il ne verrait aucun inconvénient à ce que tout le mérite m’en revînt, lui-même préférant rester en dehors de tout cela.
Joscelin se prit la tête dans les mains et la hocha d’un air désespéré, ne parvenant pas à tout comprendre.
— Mais c’est lui qui m’a aidé, il est venu me trouver, il m’a caché là-bas en homme de bon vouloir...
— En homme de très méchant vouloir ! rectifia Cadfael. Mon fils, vous lui aviez donné l’occasion non seulement d’hériter plus vite d’un grand domaine, mais aussi d’y ajouter les terres de cette dame et sa personne même. Car vous représentiez pour lui le bouc émissaire idéal : quelqu’un avec des griefs, injustement traité et en colère. C’était votre nom et lui seul qui devait venir à l’esprit après le guet-apens où Huon de Domville trouva la mort. Mais pour ce faire, il fallait que vous restiez en liberté, caché en lieu sûr jusqu’après sa mort, à un endroit qu’il pourrait désigner à vos poursuivants quand tout aurait été accompli. En partant de votre asile, vous avez sauvé votre tête et fait échouer son plan.
— Alors, ce soir, poursuivit Joscelin, les sourcils froncés à la pensée de cette trahison commise de sang-froid, comme s’il avait mal à la tête, vous voulez dire qu’il m’a délibérément tendu ce piège ? Je le croyais mon seul ami ; je lui ai demandé son aide...
— Comment ? demanda vivement Frère Cadfael, comment lui avez-vous fait parvenir un message ?
Joscelin leur dit tout, sans toutefois mentionner Lazare, Bran et ceux qui l’avaient vraiment aidé. Cela, il pourrait le raconter un jour, certainement à Iveta, peut-être à Frère Cadfael, mais pas ici, pas maintenant.
— Donc, reprit Cadfael, il savait seulement que vous vous trouviez tout près, mais pas où exactement. Il lui était impossible d’envoyer son fidèle homme d’armes vous capturer, il ne pouvait qu’attendre que vous-même alliez vous livrer à la justice, et c’est vous-même qui avez décidé comment. Tout ce qu’il eut à faire fut de transmettre votre message à votre Dame et s’assurer que votre cheval vous attendait comme vous l’aviez demandé – sinon vous n’auriez pas traversé le ruisseau pour venir dans ce jardin et y être capturé, n’est-ce pas ? – et ensuite, glisser tranquillement le renseignement à Jehan. Il ne voulait pas se mettre en avant, c’est certain, remarqua ironiquement Cadfael, puisque son masque de loyauté était sa meilleure recommandation auprès de la Dame. Une fois que vous auriez été capturé et pendu, conclut-il sans mâcher ses mots, car le brave garçon répugnait à admettre à une aussi vile trahison de la part de quelqu’un en qui il avait eu toute confiance, je doute que Godfrid Picard ait eu des scrupules à marier sa nièce à un assassin, un assassin qui serait parvenu à ses fins. Mais en attendant, il y avait un risque qu’il n’a pas pu affronter, car il pouvait le compromettre, sinon lui coûter la vie.
— Parle, Jehan, ordonna le shérif avec un sourire sévère, est-ce qu’Aguilon t’a de nouveau soufflé ce qu’il fallait faire pour avoir des félicitations et de l’avancement ?
— Ce matin, admit Jehan sans réfléchir, il m’a suggéré...
— Ce matin ! avant même que nous nous mettions en route ! Et tu n’as rien dit à ton officier ou à moi-même, avant que nous soyons loin de ton futur exploit. Ton avancement n’est pas pour demain, mon ami. Estime-toi heureux d’échapper au fouet !
De fait, estimant qu’être renvoyé sans autre châtiment, était s’en tirer à bon compte, Jehan s’éclipsa sans tarder.
— Nous ferions mieux d’aller chercher le corps, décida le shérif, s’attelant brusquement à cette nouvelle tâche. Pourriez-vous nous y mener, mon Frère ? Nous allons y aller à cheval en amenant une monture pour la dernière chevauchée de Picard.
Ils partirent, une demi-douzaine de cavaliers, avec Cadfael, pas du tout mécontent de monter un beau roussin robuste à la place d’une modeste petite mule. L’abbé les regarda franchir les portes avant de se retourner pour congédier, le visage serein et la voix égale, la communauté ébahie et bouleversée.
— Que vos esprits se calment ! Préparez-vous à votre souper, à présent ! C’est la Règle qui doit gouverner notre journée ; le commerce du monde nous est imposé pour notre pénitence et pour éprouver notre vocation. La grâce de Dieu n’est pas mise en péril par les folies ou la méchanceté des hommes.
Ils se retirèrent docilement. Sur un coup d’oeil de Radulphe, le prieur Robert s’inclina et suivit le reste de la communauté. Un petit sourire songeur aux lèvres, l’abbé resta face à face avec deux jeunes êtres qui se tenaient main dans la main ; le doute se lisait dans leurs yeux, mais leur regard posé sur lui était ferme. Trop de choses leur étaient arrivées trop vite ; ils étaient comme des enfants à demi éveillés, incapables de faire la part du rêve et de la réalité dans leurs expériences vécues et dans leurs souvenirs. Mais leur rêve avait été terrifiant, la réalité ne pouvait être que meilleure.
— Je pense, dit doucement l’abbé, que vous ne devez pas vous tracasser, mon fils, à propos de cette autre accusation portée par votre maître. Vu les circonstances, aucun homme juste ne considérerait comme vraisemblable un tel vol et Gilbert Prescote est un homme juste. Il me reste à me demander, continua-t-il pensivement, si ce fut aussi Aguilon qui cacha le collier et le médaillon de saint Jacques dans vos sacoches.
— J’en doute, mon Père (Joscelin prit la peine d’être loyal, même à présent envers un camarade qui lui avait causé un si grand tort), car, en vérité, je pense qu’il n’avait pas songé au meurtre avant que je fusse chassé et accusé, et que je choisisse la fuite. Comme l’a dit Frère Cadfael, il trouva l’occasion et le bouc émissaire. C’est messire Domville, presque certainement, qui s’est chargé de cette basse besogne, cette fois-là. Mais, mon Père, ce ne sont pas mes soucis qui m’accablent, ce sont ceux d’Iveta.
Il s’humecta les lèvres, cherchant ses mots ; l’abbé, silencieux et imperturbable, ne l’aida pas. Iveta lui avait jeté un regard de surprise et d’angoisse, comme si elle redoutait que par un geste stupidement chevaleresque, il ne la laissât partir, alors qu’elle se croyait conquise de haute lutte.
— Mon Père, cette dame a été vilainement traitée par ceux qui étaient ses tuteurs. A présent, son oncle est mort et sa tante, même si elle était capable de s’occuper d’elle, ne serait pas autorisée à administrer de si grands domaines. Je vous supplie, mon Père, d’assurer sa tutelle à partir de maintenant, car je sais que vous lui garantiriez tout honneur et gentillesse, et qu’elle serait heureuse comme elle le mérite. Si vous présentez cette requête au roi, il ne la repoussera pas.
L’abbé attendit quelques instants, un léger sourire sur ses lèvres austères.
— Est-ce là tout ? Aucune requête pour vous-même ?
— Aucune, répondit Joscelin avec l’humilité ardente qui ressemblait et résonnait comme ce qu’elle était, l’arrogance d’un jeune noble.
— Mais, moi, j’ai une prière à formuler, s’écria Iveta avec indignation, serrant fort une main qui aurait accepté de renoncer à elle. C’est que vous ayez Joscelin en haute estime et le considériez comme mon prétendant en titre, car je l’aime et il m’aime, et bien que je sois prête à vous obéir en toutes autres choses, si vous voulez bien devenir mon tuteur, je ne me séparerai pas de Joscelin, ni n’aimerai, ni n’épouserai un autre homme.
— Allons, déclara l’abbé, réprimant un sourire, je pense que tous les trois, nous ferions mieux de souper ensemble et de réfléchir à la meilleure façon d’envisager l’avenir. Rien ne presse et il y a beaucoup de choses à mettre au point. C’est après la prière que l’on réfléchit le mieux, mais un bon repas et un verre de vin ne nous feront pas de mal.
Le shérif et ses gens transportèrent à l’abbaye le corps de Godfrid Picard, et ce avant Complies. Ils l’étendirent dans la chapelle mortuaire et apportèrent des bougies pour examiner ses blessures. Quant à sa dague, vierge de toute tache de sang, et trouvée à quelques pas dans l’herbe, là où l’avait découverte et laissée Cadfael, ils la remirent au fourreau en défaisant la ceinture de l’épée, mais on ne peut pas dire qu’ils prêtèrent beaucoup d’attention aux circonstances troublantes qui avaient amené l’arme à se trouver abandonnée dans la clairière et dépourvue de toute tache de sang.
L’homme était mort, son assassin, assassin d’un autre déjà, et d’un parent en plus, était enfermé à double tour au château de Shrewsbury. Si le second meurtre présentait de bien curieux détails, personne d’autre que Cadfael ne les remarqua ; ils l’intriguèrent quelque temps comme ils auraient intrigué ses compagnons, s’ils avaient pris la peine d’y réfléchir. Un homme était mort, étranglé, un homme qui, pourtant, était en possession d’une dague et avait eu clairement le temps de la dégainer, mais pas de l’ensanglanter. Et ceux qui tuent avec leurs mains le font parce qu’ils dont pas d’autre arme.
La nuit était immobile. La flamme des cierges ne vacillait pas et la lumière tombant sur le visage congestionné, la langue mordue et la gorge dénudée du défunt était assez forte pour en accuser les détails. Cadfael examina soigneusement et longuement les marques des doigts puissants qui avaient écrasé la vie, mais il ne dit rien. Et on ne lui demanda rien. Toutes les questions avaient déjà obtenu des réponses qui satisfaisaient le shérif.
— Nous ferions bien d’emmener une jument demain pour attraper ce cheval gris, dit Prescote, recouvrant le visage de Picard du suaire de lin ; c’est une belle bête ; la veuve pourrait en tirer un bon prix à Shrewsbury, si elle le désire.
Ayant achevé sa tâche, Cadfael s’excusa et alla à la recherche de Frère Marc. Il le trouva au chauffoir, les joues bien rouges, tout revigoré par un souper aux cuisines et des vêtements secs, et sur le point de prendre congé pour s’en retourner à Saint-Gilles, à ses responsabilités.
— Attends-moi un peu, dit Cadfael, je vais t’accompagner. J’ai à faire à Saint-Gilles.
Il avait quelques mots à dire, auparavant, à deux jeunes gens qui, comme il s’en aperçut lorsqu’il les trouva enfin dans le parloir abbatial, (pas moins !), n’avaient guère besoin de ses services, puisqu’ils s’étaient trouvé un plus puissant protecteur, avec qui ils étaient en totale confiance, due en partie, sans doute, au bon vin venant après une tension extrême et un soulagement extasié. Cadfael se contenta donc de les saluer, entendit leurs vives et rougissantes manifestations de reconnaissance, échangea un regard assez ambigu avec Radulphe, en s’inclinant devant lui avant de les laisser à leur conversation, qui se poursuivait certes de façon fort satisfaisante, mais qui avait certaines implications pour d’autres personnes absentes.
C’étaient deux enfants au coeur généreux, rayonnant de bonne volonté envers tous ceux qui les avaient soutenus dans l’adversité. Très jeunes, très vulnérables, et à présent qu’ils étaient heureux, très passionnés et impulsifs. L’abbé leur tiendrait la bride serrée pendant quelque temps : elle dans une communauté retirée ou, bien chaperonnée, dans un de ses propres manoirs ; le jeune homme, sous une surveillance discrète dans le service qu’il choisirait, à présent qu’il était lavé de tous soupçons. Mais Radulphe ne les tiendrait pas éloignés l’un de l’autre ; il était trop sage pour tenter de séparer ceux que Dieu ou ses anges avaient réunis.
Pour l’instant, il fallait se soucier d’autre chose et attendre la venue de la nuit, si ce que Cadfael avait deviné était exact.
Il s’en retourna au chauffoir, où Frère Marc, l’air satisfait et interrogateur, l’attendait auprès du feu. Jamais depuis qu’il avait été novice, il n’était resté aussi longtemps au chaud. Cela valait la peine de tomber dans la Meole !
— Tout va bien ? demanda-t-il avec espoir, alors qu’à la nuit tombée, ils marchaient dans la Première Enceinte.
— Très bien, répondit Cadfael avec tant de force que Marc eut un soupir de gratitude et de bonheur, et cessa de poser des questions.
— La jeune demoiselle pour laquelle tu as demandé l’aide de Dieu, il y a quelques jours, continua allégrement Cadfael, est promise au bonheur à présent. Le Père Abbé y veillera. Tout ce qui m’intéresse à la maladrerie, c’est d’avoir une petite conversation avec ton nomade de Lazare, au cas où il partirait bientôt avant que je puisse revenir. Tu sais comme ils flairent le vent et ne tiennent pas en place avant de lever l’ancre tout d’un coup.
— Je me suis demandé, confia Frère Marc, si nous ne pourrions pas le persuader de rester. Il a pris Bran en affection. Et la mère de Bran n’en a pas pour longtemps à vivre. Elle a renoncé au monde, oh ! pas à son petit garçon, mais elle sent qu’il lui a échappé et suit ses propres saints, expliqua timidement un des saints en question sans se reconnaître dans ce portrait. Elle est certaine qu’il est protégé par le ciel.
« Et sur terre, aussi, pensa Cadfael, certains s’en occupent. »
Les langues de deux jeunes gens débordants de reconnaissance s’étaient déliées et ils avaient, dans le parloir de l’abbé, raconté toute leur histoire sans réserve et prononcé des noms en toute confiance. Joscelin avait un esprit qui apprenait vite et un coeur qui n’oubliait pas les amitiés données ; quant à Iveta, dans la ferveur de la délivrance, elle voulait accueillir dans son coeur et garder pour la vie toutes les âmes, bien nées ou pas, mutilées ou pas, qui s’étaient montrées charitables envers Joscelin.
Sous le porche, à l’entrée de la grande salle de la maladrerie, le vieux Lazare, muet, immobile, patient, était assis en tailleur sur le banc, à la façon orientale, le dos bien droit contre le mur. Blotti au creux de son bras gauche, Bran dormait d’un sommeil agité, serrant sur son coeur le cheval de bois sculpté par Joscelin. La petite lampe au-dessus de la porte jetait une faible lueur jaune sur ses membres maigres et ses cheveux blonds ébouriffés, éclairant un visage barbouillé de larmes. Il se réveilla à l’arrivée de Cadfael et de Marc et se leva de son nid, tout ensommeillé ; le long bras le lâcha silencieusement et le laissa descendre du banc en un seul bond.
— Eh bien, Bran ! dit Frère Marc, d’une voix soucieuse et grondeuse. Que fais-tu dehors à cette heure-ci ?
L’étreignant énergiquement, mi-soulagé, mi fâché, Bran lança des accusations, rendues presque inaudibles par les plis du nouvel habit trop ample.
— Vous êtes partis, tous les deux ! Vous m’avez laissé seul. Je ne savais pas où vous étiez... Vous auriez pu ne pas revenir. Lui n’est pas revenu !
— Il reviendra, tu verras.
Frère Marc attira l’enfant et s’empara d’une main hésitante. L’autre main s’affairait à récupérer le cheval de bois, temporairement néglige, mais à présent repris avec passion.
— Allez, viens au lit et je te raconterai tout. Ton ami va très bien et il est très heureux ; il n’a plus besoin de se cacher. Tous les torts ont été réparés. Viens ! je vais te raconter tout cela et lui te le racontera à nouveau quand tu le reverras... et tu le reverras, je te le promets.
— Il a dit que je serais son écuyer et que j’apprendrais le latin et le calcul, s’il parvenait à être chevalier, rappela sévèrement Bran à ses deux protecteurs, le présent et l’absent, avant de se laisser emmener, vers la porte, tout sommeillant.
Marc jeta un coup d’oeil à Cadfael et, sur son signe de tête rassurant, emmena doucement l’enfant dans le dortoir.
Lazare n’esquissa aucun mouvement, ni ne dit mot lorsque Cadfael s’assit à côté de lui. Il y avait longtemps qu’il ne ressentait plus ni surprise, ni peur, ni désir, du moins pour lui-même. Il restait assis, le regard gris-bleu de ses yeux habitués à voir loin fixé sur le ciel nocturne qui commençait à couler comme de l’eau vive, un fin courant de nuages, hauts dans le ciel, tranquillement poussés vers l’est par une bonne brise, alors que sur terre les feuilles même étaient immobiles.
— Vous avez certainement entendu, remarqua Cadfael, s’appuyant confortablement contre le mur, ce que Marc a raconté à l’enfant. C’est la vérité, Dieu soit loué ! Tous les torts ont été réparés. L’assassin de Huon de Domville est arrêté, et sa culpabilité ne fait aucun doute. C’est fini. Il est au-delà de toute miséricorde, sauf repentir, et de cela il n’y a pas trace. L’homme a non seulement tué son oncle, mais a trahi et a profité bassement de son ami, qui lui avait accordé sa confiance, et il a, en outre, trompé sans vergogne une jeune fille abandonnée et persécutée. C’est fini. Vous n’avez plus besoin de vous inquiéter.
A ses côtés, l’homme ne répondit pas ni ne posa aucune question, mais il écoutait. Cadfael continua d’une voix égale :
— Tout se passera bien pour elle maintenant. Le roi va sûrement consentir à ce que notre abbé devienne son tuteur. Radulphe est un homme austère et aux sentiments élevés, mais c’est aussi quelqu’un d’humain et de charitable. Elle n’a plus rien à craindre, pas même pour ce prétendant qui n’a pas beaucoup de biens matériels. Ses volontés, son bonheur ne seront désormais plus tenus pour quantité négligeable et sacrifiés.
Lazare bougea dans sa grande cape et tourna la tête. Sous le voile qui l’assourdissait, la voix profonde et volontaire parla avec soin, mais en hésitant sur les mots :
— Vous ne parlez que de Domville. Et le second meurtre ?
— Quel second meurtre ? demanda simplement Cadfael.
— J’ai vu les torches au milieu des arbres, il y a une heure ou plus, lorsqu’ils sont venus chercher le corps de Godfrid Picard. Je sais qu’il est mort. Cela a-t-il été aussi mis sur le compte de l’autre homme ?
— Aguilon sera jugé pour l’assassinat de son oncle, dit Cadfael ; il y a assez de preuves. Pourquoi chercher au-delà ? Si certains lui imputent également la mort de Picard, son sort en sera-t-il changé ? On ne l’accusera pas de cela, l’accusation ne serait pas valable. Godfrid Picard n’a pas été assassiné.
— Qu’en savez-vous ? demanda Lazare sans inquiétude, mais avide d’explications.
— On ne lui a tendu aucune embuscade ; il était en pleine possession de ses moyens lorsqu’il fut tué, mais cela ne suffit pas. Il ne fut pas assassiné, mais arrêté en chemin et défié en combat singulier. Il avait une dague, son adversaire n’avait que ses mains nues. Il a cru, certainement, qu’il vaincrait facilement : un homme armé contre un homme désarmé, un homme dans la force de l’âge contre un vieillard de soixante-dix ans. Il eut le temps de dégainer, mais ce fut tout. La dague lui fut arrachée des mains et jetée sur le sol, non retournée contre lui. Les mains nues suffirent. Il n’avait pas pensé au poids d’une juste querelle.
— Il devait s’agir, alors, d’une très grave querelle entre ces deux-là, murmura Lazare après un long silence.
— La plus grave et la plus ancienne : une dame vilainement traitée. Elle est vengée et délivrée. Le ciel n’a pas fait d’erreur.
Le silence retomba entre eux, mais légèrement et doucement comme le voile d’une jeune fille peut flotter jusqu’à terre ou un papillon surgir de la nuit et se poser sans bruit. Le regard du vieil homme revint au flot régulier et mesuré des nuages effilochés qui filaient vers l’est au zénith. Derrière ce voile, brillait la lueur diffuse des étoiles, tandis que la terre était plongée dans l’obscurité. Derrière le voile grossier de tissu bleu défraîchi, Cadfael crut discerner un léger sourire tranquille.
— Si vous avez deviné ce qui s’est passé aujourd’hui, reprit enfin Lazare, d’autres n’en savent-ils pas autant ?
— Personne n’a vu ce que j’ai vu, répondit Cadfael avec simplicité, et personne ne le fera à présent. Les marques disparaîtront. Personne ne s’étonne. Personne ne pose de questions. Et je suis le seul à savoir. Seuls moi et celui à qui appartiennent les mains qui agirent, savons que, de ces mains, la gauche n’avait que deux doigts et la moitié d’un troisième.
Il y eut un léger mouvement sous la masse des vêtements sombres, et un éclair passa dans les yeux, clairs comme de la glace. Des plis de la cape apparurent deux mains, qui se tendirent à la lumière de la lampe, la droite valide, longue et musclée, la gauche dépourvue d’index, du médius et de la phalange supérieure de l’annulaire, les parties mutilées blanchâtres, sèches et cicatrisées.
— Si à partir de si peu, vous en avez deviné autant, mon Frère, articula la voix lente et calme, franchissez encore un pas et devinez son nom, car je pense que vous le connaissez.
— Oui, dit Frère Cadfael, son nom est Guimar de Massard.
La nuit immobile enveloppait la Première Enceinte, la vallée de la Meole et les bois que le shérif et ses hommes avaient fouillés en vain, dessinant nettement pour ce regard qui voyait loin le passage du couvre-chef rouge vif de Picard et traçant le chemin qu’il devait prendre à son retour. Au-dessus, contrastant avec cette immobilité terrestre, le ciel filait d’un mouvement égal, comme la vie fragile et flottante de l’homme qui traverse l’existence universelle pour se perdre dans l’inconnu.
— Suis-je censé connaître ce nom ? Demanda Lazare, figé dans l’immobilité.
— Messire, moi aussi, je me trouvais à la prise de Jérusalem. J’avais vingt ans lorsque la ville tomba. Je vous ai vu monter à l’assaut de la porte. Je me trouvais à la bataille d’Ascalon, lorsque les Fatimides d’Egypte nous assaillirent, et quant à moi, après le massacre dans Jérusalem de ceux qui juraient par le Prophète, je dis qu’ils auraient mérité mieux que ce qui leur advint. Mais il n’y eut jamais d’action vile ou indigne d’un chevalier attribuée à Guimar de Massard. Pourquoi, pourquoi avez-vous disparu après cette bataille ? Pourquoi nous laisser, nous qui vous révérions, ainsi que votre épouse et votre fils ici en Angleterre vous pleurer comme mort ? Qui de nous avait mérité cela ?
— Mon épouse, mon fils avaient-ils mérité que je leur impose le fardeau qui était venu accabler mes épaules ? demanda Lazare, l’agitation le faisant buter pour une fois sur les mots qui torturaient sa bouche mutilée. Frère, je pense que vous demandez ce que vous savez déjà.
Oui, Cadfael savait. Guimar de Massard, blessé et captif après Ascalon, avait appris des médecins qui le soignaient en captivité qu’il était atteint de la lèpre.
— Ils ont d’excellents médecins, dit Lazare, redevenu calme et immobile, plus savants que les nôtres. Et qui, mieux qu’eux, pouvait reconnaître et identifier les premiers signes terribles ? Ils me dirent la vérité. Ils firent ce que je leur demandai : ils me déclarèrent mort des suites de mes blessures. Ils me rendirent un autre service. Ils m’aidèrent à gagner un ermitage où je pourrais vivre avec mon ennemi, puisque j’étais mort pour mes amis, et livrer ce combat comme j’avais livré d’autres combats plus ordinaires. Quant à mon heaume et mon épée, ils les renvoyèrent à Jérusalem comme je les en priais.
— Elle les a, dit Cadfael. Elle les honore comme des trésors. Vous n’avez pas été oublié après votre mort. J’ai toujours su que les meilleurs parmi les Sarrasins pouvaient se montrer meilleurs Chrétiens que nombre de Chrétiens.
— J’ai trouvé mes geôliers chevaleresques et courtois. A tout moment, pendant mes années de souffrance, ils m’entourèrent d’un soutien respectueux.
« A la noblesse répond la noblesse », pensa Cadfael. Il y a des alliances qui transcendent les liens de parenté, les frontières des nations et même l’abîme infranchissable des religions. Et il était fort possible que Guimar de Massard se sentît en esprit plus proche des califes Fatimides que de Bohémond, de Baudoin et de Tancrède, qui se disputaient leurs conquêtes comme des enfants capricieux.
— Combien de temps cela vous a-t-il pris pour revenir ? demanda Cadfael.
De la Méditerranée à l’autre bout de l’Europe, le voyage était long, surtout pour un homme aux pieds mutilés et qui n’avait que sa crécelle pour tout bagage.
— Huit ans. A partir du jour où j’ai entendu de la bouche d’un prisonnier anglais à l’ermitage que mon fils était mort et qu’il laissait une orpheline, à la garde des parents de sa défunte mère, car il n’y avait aucun descendant de mon côté.
Il avait donc quitté sa cellule, le refuge de tant d’années et s’était mis en route, avec sa sébile, son habit et son voile pour accomplir ce pèlerinage interminable jusqu’en Angleterre, pour s’assurer par lui-même, à la distance prescrite, que sa petite-fille était bien maîtresse de ses terres et qu’elle avait sa part de bonheur. Au lieu de cela, il avait trouvé une situation précaire, qu’il avait redressée de ses mains mutilées, donnant ainsi la liberté à sa petite-fille.
— Elle a ce à quoi elle a droit, reconnut Cadfael. Mais, malgré tout, je pense qu’elle serait heureuse d’échanger toutes les terres qui sont siennes contre un parent vivant.
Le silence fut long et glacé comme s’il s’était aventuré en territoire interdit. Néanmoins, il persista obstinément.
— La maladie n’est plus active. Et depuis des années, d’après moi. Ne le niez pas ! je connais les symptômes. Ce que Dieu a imposé, à juste raison, sans nul doute, Il l’a retiré pour une autre raison aussi juste. Vous le savez ! Vous ne mettez personne en péril. Quel que soit le nom que vous avez utilisé toutes ces années, vous êtes encore Guimar de Massard. Si elle chérit votre épée, pensez combien elle vous révérerait et aurait plaisir à vous voir ! Pourquoi la priver maintenant de son vrai bouclier ? Pourquoi vous priver de la voir heureuse ? De la donner vous-même en mariage à un époux que vous estimez, je crois ?
— Mon frère, dit Guimar de Massard, hochant sa tête encapuchonnée, vous parlez de ce que vous ne comprenez pas. Je suis mort. Laissez en paix ma tombe, mes ossements et ma légende.
— Pourtant il y eut un certain Lazare, dit Cadfael, en s’aventurant plus loin avec une grande appréhension, qui se leva de sa tombe à la grande joie des siens.
Il y eut un long silence où seuls se mouvaient dans le monde visible les filaments de nuage à la dérive. Puis la main droite valide du vieillard surgit des plis de sa cape et d’un geste brusque, il rejeta son capuchon en arrière.
— Et cela, était-ce le visage qui réjouit les soeurs de Lazare ?
Retirant le voile, il découvrit ce qui lui restait de visage : quelque chose d’affreux, presque dépourvu de lèvres, une joue rongée, les narines devenues de grands trous décolorés, une face où seuls les yeux vifs et lumineux rappelaient le paladin de Jérusalem et d’Ascalon.
Et Cadfael se tut.
Lazare cacha son visage informe derrière le voile. Presque furtivement revinrent la tranquillité et la sérénité.
— Ne cherchez pas à rouler la pierre qui garde mon tombeau, reprit doucement la voix profonde et patiente. J’y repose en paix. Laissez-moi !
— Je dois vous avertir, alors, observa Cadfael après une longue pause, que le jeune homme a chanté vos louanges à votre petite-fille et qu’elle l’a prié de l’amener vers vous, puisque vous ne pouvez aller à elle, pour qu’elle puisse vous remercier en personne pour votre générosité envers son bien-aimé. Et puisqu’il ne peut rien lui refuser je pense qu’ils seront là des le matin.
— Ils comprendront, dit calmement Lazare, qu’on ne peut pas compter sur les lépreux errants, les pèlerins que nous sommes. Notre esprit est désespérément « vague ». L’envie nous prend et le vent nous emporte comme poussière. Reliques nous sommes et allons là où se trouvent des reliques pour nous consoler. Dites-leur que tout va bien pour moi.
Il posa ses pieds par terre, prudemment et lentement, à cause de leur état, et les cacha courtoisement sous les pans de son habit pour en dissimuler les difformités.
— Car tout va bien pour les morts, ajouta-t-il en se levant imité par Cadfael. Priez pour moi, mon Frère, si vous voulez.
Il se retourna et s’éloigna sans autre parole ni regard. Le martèlement du talon de sa chaussure spéciale retentit sèchement sur les dalles avant de se changer en un son creux sur le plancher à l’intérieur. Frère Cadfael s’éloigna du porche sous les nuages lents qui, telle la mort, ne s’en allaient pas à la dérive, mais poursuivaient avec détermination et volonté leur chemin prédestiné, sans se hâter ni rencontrer d’obstacles.
« Oui, pour les morts, pensa-t-il, en se dirigeant vers l’abbaye dans l’obscurité, tout va bien certainement. La jeune fille saura prouver autrement sa gratitude. Que les morts ensevelissent les morts, occupons-nous plutôt des vivants, maintenant. Qui sait ? Qui sait si le gamin scrofuleux de la mendiante, une fois bien nourri, soigné et instruit ne pourra pas un jour finir comme page et écuyer de messire Joscelin Lucy ? On a vu des choses plus étranges arriver dans ce monde, le plus étrange, le plus tourmenté et le plus merveilleux des mondes ? »
Le lendemain, après la messe, Iveta et Joscelin se rendirent à Saint-Gilles, avec l’autorisation de l’abbé, et le coeur débordant de gratitude envers tous les occupants de la maladrerie, mais à la recherche de deux d’entre eux en particulier. Ils trouvèrent facilement l’enfant. Mais le vieux lépreux, appelé Lazare, était parti silencieusement pendant la nuit, sans un adieu et sans un mot sur sa destination. Ils le recherchèrent sur toutes les routes qui partaient de Shrewsbury et sur tous les lieux de pèlerinage de trois comtés à la ronde, mais, même sur des pieds rongés par la lèpre, il échappa à leurs recherches par des routes mystérieuses que nul ne découvrit. Une chose est certaine : il ne revint jamais à Shrewsbury.