CHAPITRE 10

Iveta avait eu toute la journée pour reprendre ses esprits et s’entraîner à la dissimulation. La nécessité est un bon maître, et il était indispensable qu’avant le soir, on en vînt à faire si peu de cas d’elle qu’on n’estimerait pas utile de surveiller ses moindres gestes, pourvu qu’elle ne franchît pas les portes. De toute façon, où aurait-elle pu aller ? La potence attendait son amoureux, le seul ami qu’elle se connaissait était banni de sa présence, et même le moine qui s’était montré gentil envers elle n’avait pas été aperçu à l’abbaye depuis l’aube. Où aller ? Qui appeler à l’aide ? Elle était complètement isolée.

Elle avait joué son rôle toute la journée, avec d’autant plus de conviction et de perfection que son coeur rebelle exultait à la pensée du soir qui approchait. Dans l’après-midi, elle se plaignit d’un mal de tête et prétendit que l’air lui ferait du bien si elle pouvait se promener dans le jardin ; Madeleine devant travailler à une robe d’Agnès dont la broderie de fils d’argent s’effilochait et requérait des soins experts, elle reçut l’autorisation d’y aller sans être accompagnée. Agnès eut une moue de dédain en lui accordant la permission. Quel mal pouvait-on attendre d’une créature aussi docile ?

La démarche lente et les manières languissantes, Iveta sortit et s’empressa même de s’asseoir sur le premier banc de pierre du jardin, au cas où on aurait envoyé quelqu’un l’espionner, mais dès qu’elle fut certaine de n’être observée par personne, elle se faufila prestement jusqu’aux plates-bandes, à travers la haie taillée, et franchit le petit pont du jardin aux simples. La porte de l’herbarium était grande ouverte, et quelqu’un s’y affairait. Iveta commença à croire au succès de son plan. Frère Cadfael devait avoir un assistant, bien sûr ! On pouvait avoir un besoin urgent de remèdes en son absence. Il fallait un aide qui sût où les trouver et comment s’en servir, même s’il n’avait pas l’expérience ni le savoir-faire de Frère Cadfael.

Frère Oswin était en train de ramasser les tessons de deux des soucoupes en argile qu’ils utilisaient pour trier des graines, et il sursauta, l’air coupable, en entendant des pas sur le seuil. Ces objets étaient les premiers qu’il brisait depuis trois jours, et comme ils en avaient des quantités, et que les récipients eux-mêmes étaient facilement et rapidement remplacés, il avait espéré faire disparaître les tessons subrepticement, sans souffler mot de l’incident. Il se retourna donc sur la défensive, mais resta interdit devant l’apparition inattendue. Son visage candide, aux bonnes joues roses demeura bouche bée, les yeux écarquillés de stupéfaction. On pouvait se demander qui, de Frère Oswin ou de la jeune fille, rougissait le plus.

— Pardonnez mon intrusion, dit Iveta d’une voix hésitante. Je voulais demander... Il y a deux jours, Frère Cadfael m’a donné une potion pour dormir lorsque j’étais souffrante. Il m’a dit qu’elle était à base de pavot. La connaissez-vous ?

Oswin avala sa salive, acquiesça vigoureusement de la tête et réussit à parler :

— La potion se trouve dans ce flacon. Frère Cadfael n’est pas ici aujourd’hui, mais il aurait voulu... Si je peux vous être utile... Il aurait voulu que vous ayez tout ce qu’il vous faut.

— Alors puis-je avoir une autre dose ? Car je pense en avoir besoin ce soir.

Ce n’était pas un mensonge, mais une déformation délibérée de la vérité, et Iveta en rougit, voyant ce jeune homme, aux cheveux blondasses, aussi potelé et innocent qu’un poussin, lui offrir ses services en toute confiance.

— Puis-je avoir une double dose ? Assez pour deux nuits ? Je me souviens de la quantité qu’il m’a prescrite.

Frère Oswin lui aurait livré toutes les denrées de l’herbarium, tellement il était ébloui. Sa main tremblait légèrement en remplissant une fiole et en la bouchant, et lorsque Iveta tendit la main, tout aussi timidement, pour la prendre, il se rappela la Règle et baissa les yeux devant elle, un peu tard, toutefois, pour sa tranquillité d’esprit.

Ce fut rapidement terminé. Elle chuchota des remerciements, jetant un coup d’oeil nerveux derrière elle, comme si elle se croyait observée, et glissa la fiole dans sa manche bien plus adroitement que ne l’avait manipulée Oswin. Ses pieds et ses mains à lui semblaient avoir retrouvé la maladresse de grand dadais qui était sienne, quelques années auparavant, lors de son adolescence boutonneuse, mais malgré cela, le regard qu’elle lui jeta en partant le fit se sentir sûr de lui, grand et adroit. Il demeura pensif sur le seuil, la suivant des yeux tandis qu’elle s’élançait sur le pont et il se demanda s’il n’avait pas trop hâtivement décidé qu’il avait la vocation. Il n’était pas encore trop tard pour, changer d’avis ; il n’avait pas encore prononce ses voeux définitifs.

Cette fois, il ne baissa pas les paupières avant qu’elle n’eût disparu dans l’allée taillée, et même alors, il resta là quelques minutes à méditer. Chaque voie, ici-bas, avait ses inconvénients, supposa-t-il tristement. Dans un cloître ou au-dehors, nul homme ne pouvait tout avoir.

Iveta courut jusqu’au banc de pierre abrité de la brise. Elle y était assise, les mains croisées et l’air apathique lorsque Madeleine vint la chercher. Iveta se leva docilement et rentra avec elle à l’hôtellerie, où elle travailla sans enthousiasme à la broderie qui était son prétexte depuis des semaines, bien que son aiguille ne fût point si active qu’elle dût défaire la nuit ce qu’elle brodait le jour, à l’instar d’une certaine Dame Pénélope, dont elle avait entendu parler par un jongleur ambulant, dans la maison de son père, il y avait bien longtemps de cela.

Elle attendit jusqu’à ce qu’il fût presque l’heure des Vêpres et que la lumière s’affaiblît. Agnès avait mis la robe qui venait d’être raccommodée et Madeleine peignait ses cheveux pour la soirée. Tandis que messire Godfrid Picard recherchait l’assassin en fuite avec une détermination farouche, le rôle de son épouse consistait à maintenir une apparence de dévotion, à assister à tous les offices possibles et à cultiver l’estime de l’abbé, du prieur et des moines.

— Il est temps que vous vous prépariez, ma fille ! dit-elle, lançant un regard agacé à sa nièce par-dessus une épaule revêtue de brocart.

L’air indifférent Iveta restait les mains Sur les genoux, tout en pressant fermement son poignet sur la fiole dans sa manche.

— Je ne pense pas venir ce soir. J’ai la tête lourde, et je n’ai pas bien dormi. Si vous voulez bien m’excuser, madame, je souperai maintenant avec Madeleine et irai me coucher tôt.

Naturellement, si elle restait à l’écart, on la laisserait inévitablement à la garde de Madeleine, mais elle avait pris ses dispositions.

Agnès haussa les épaules, son beau profil d’airain exprimait le dédain.

— Vous avez beaucoup d’états d’âme ces derniers temps. Eh bien ! restez si vous le préférez. Madeleine vous préparera une potion.

Ainsi fut fait. La dame s’en alla sans hésitation. La suivante installa une petite table dans la chambre d’Iveta et apporta du pain, de la viande et un breuvage de lait miellé et de vin, une boisson chaude épaisse et sucrée, idéale pour dissimuler le goût fortement sucré du sirop de pavot de Frère Cadfael. Madeleine fit quelques allées et venues avant de s’asseoir près de celle qu’elle gardait, assez longtemps pour lui permettre de retirer un gobelet du breuvage innocent et de le remplacer par le contenu de la fiole d’Oswin, assez longtemps pour le remuer et être sûre de l’avoir parfaitement mélangé. Iveta feignit de manger, mais refusa de boire davantage ; elle eut la satisfaction de voir Madeleine finir la cruche avec un plaisir évident. En outre, cette dernière n’avait pas beaucoup mangé : l’effet ne serait pas tempéré par les aliments.

Madeleine rapporta les plats aux cuisines de l’hôtellerie, mais ne revint pas. Après dix minutes d’attente dans une angoisse fébrile, Iveta alla voir et la trouva ronflant sur un banc, installée confortablement dans un coin des cuisines.

Sans prendre le temps de revêtir ni cape ni souliers, la jeune fille s’enfuit dans le crépuscule, en chaussons de cuir souple, comme elle était, et traversa la cour, comme un levraut pourchassé, à moitié à l’aveuglette, avant de s’élancer dans l’allée vert sombre du jardin. Elle vit miroiter la lueur argentée du bief, et tâtonna le long de la rampe du pont. Le ciel était étoilé, à demi voilé encore, comme pendant la journée, mais d’une luminosité pâle derrière le voile. L’air frais et pur grisait comme du vin. Dans l’église, les chants majestueux et intenses s’élevaient encore, grâce à Dieu ! Grâces soient rendues à Dieu et à Simon, le seul ami loyal...

Sous le large avant-toit de l’herbarium, Joscelin attendait dans l’ombre, pressé contre le mur. Il lui tendit les bras et l’enlaça tandis qu’elle l’étreignait passionnément de ses bras minces. Ils restèrent un long moment sans dire mot, respirant à peine, s’agrippant désespérément l’un à l’autre. Un silence et une immobilité parfaits les enveloppèrent, comme si le bief, le ruisseau et le fleuve même s’étaient arrêtés de couler, comme si la brise avait cessé, comme eux, de respirer et les plantes même de croître.

Puis l’urgence de la situation resurgit pour tout effacer, même les premiers balbutiements de leur amour.

— Oh ! Joscelin ! C’est vous...

— Ma chérie... ! Chut ! Doucement ! Venez par ici. De ce côté ! Prenez ma main !

Elle s’agrippa docilement et le suivit à l’aveuglette. Pas par la voie qui l’avait amenée. A présent, ils étaient de l’autre côté du bief, il leur restait le ruisseau à traverser. Puis ce fut le jardin clos et les champs de pois, fraîchement labourés en cette saison et s’étendant jusqu’à la Meole. Joscelin s’arrêta un moment à l’abri d’une haie pour scruter le crépuscule désert, et s’assurer, l’oreille aux aguets, de l’absence de tout bruit inquiétant, mais tout restait silencieux. Elle chuchota à son oreille :

— Comment avez-vous pu traverser ? Comment ferez-vous avec moi ?

— Chut ! J’ai Briard au bout du champ ; est-ce que Simon ne vous l’a pas dit ?

— Mais le shérif fait surveiller tous les chemins, souffla-t-elle en tremblant.

— Dans la forêt... dans l’obscurité ? Nous passerons !

Il l’attira contre lui et se mit à longer le champ en se tenant dans l’ombre protectrice de la haie.

Le silence fut brusquement déchiré par un violent hennissement indigné, qui fit s’arrêter net Joscelin. Au bord de l’eau, les buissons s’agitèrent frénétiquement, des sabots frappèrent le sol et un homme vociféra. Des cris confus s’élevèrent et de la masse de la haie qui le dissimulait Briard surgit entraînant un homme avec lui. D’autres silhouettes suivirent, quatre au moins, bondissant pour ne pas être piétinées tout en essayant de calmer et de maîtriser le cheval qui se cabrait.

Des hommes armés, les troupes du shérif, contrôlaient la berge, entre eux et la liberté. Toute possibilité de fuite par là était anéantie, Briard était perdu. Sans un mot, Joscelin fit demi-tour, entraînant Iveta, et revint sur ses pas avec une hâte furieuse, restant au plus près des buissons.

— L’église, murmura-t-il, lorsque, terrorisée, elle tenta de le questionner, la porte qui donne sur la paroisse...

Même s’ils en étaient encore aux Vêpres, ils seraient tous dans le choeur et la nef de la grande église ne serait pas éclairée. Du cloître, ils pourraient peut-être se faufiler sans être vus et sortir par la porte ouest qui était la seule à s’ouvrir à l’extérieur de l’enceinte et n’était jamais fermée, sauf aux époques de troubles et de grand danger. C’était un infime espoir, il le savait. Si on en venait au pire, ils demanderaient le droit d’asile dans l’église même.

Leurs mouvements rapides les trahirent. Près de l’eau où, à présent, se tenait Briard renâclant et tremblant, une voix hurla :

— Il est là-bas, il revient dans le jardin ! Nous le tenons ! Allez !

Quelqu’un rit et trois ou quatre hommes se mirent à gravir la pente sans se presser plus qu’il le fallait. Leur proie ne pouvait plus leur échapper.

Joscelin et Iveta s’enfuirent, main dans la main, retrouvant le jardin aux simples, le bief, l’allée entre les haies noires bien taillées, et débouchèrent dans la grand-cour aux espaces dangereusement découverts. Ils n’avaient pas le choix : aucune autre issue ne s’offrait à eux. La pénombre qui s’épaississait pouvait peut-être dissimuler leurs identités, mais pas la hâte de leur fuite. Ils n’atteignirent jamais le cloître. Un homme d’armes leur barra le passage. Ils se rabattirent vers la porterie où des torches brûlaient déjà dans leurs appliques murales, mais deux autres hommes d’armes apparurent à la grande porte. Du jardin surgirent leurs poursuivants, l’air satisfait et prenant leur temps. Celui qui marchait en tête avançait fièrement dans la lumière tremblotante des torches ; son visage joyeux, content de lui était celui de ce gaillard astucieux ou bien renseigné qui avait suggéré à son officier de fouiller la propriété de l’évêque, et en avait été récompensé par de l’avancement. La chance lui souriait de nouveau. Le shérif était occupé avec tous ses hommes, à part une poignée, à passer les bois au peigne fin, et c’étaient ceux qui restaient qui avaient débusqué la proie !

Entraînant Iveta dans le renfoncement du mur de l’hôtellerie, où des escaliers de pierre menaient jusqu’au porche, Joscelin la mit derrière lui. Bien qu’il fût sans armes, ils prirent tout leur temps et manoeuvrèrent prudemment pour l’encercler de très près. Sans quitter des yeux le déploiement ennemi, il lança par-dessus son épaule et avec un calme désespéré :

— Entrez, mon amour et laissez-moi ! Personne n’osera vous arrêter ni vous toucher !

Elle murmura instinctivement :

— Non, je ne vous abandonnerai pas ! – et comprit aussitôt qu’elle le gênait dans son ultime tentative.

Alors elle se retourna avec un sanglot pour monter avec peine jusqu’au porche, comme il l’avait ordonné. Mais pas plus loin ! Pas une marche de plus ! Juste assez loin pour ne pas gêner ses mouvements et lui laisser le champ libre, mais assez près pour ressentir dans sa propre chair ce que lui endurerait, et réclamer sa part de ce qui s’ensuivrait, châtiment ou délivrance. Mais cet instant d’hésitation momentanée avait causé la perte de Joscelin, car il avait détourné la tête pour ordonner d’une voix prenante et furieuse :

— Allez ! pour l’amour de Dieu !

Et cette inattention avait fourni l’occasion rêvée à ses adversaires, qui se ruèrent des trois côtés à la fois, comme une meute lâchée.

Mais ils n’eurent pas facilement le dessus, bien qu’il fût désarmé. Jusqu’alors, tout s’était passé en un silence stupéfiant, mais soudain, il se fit un tumulte indescriptible : le sergent rameutait ses hommes, les portiers, les novices, les frères lais, les invités accouraient tous pour voir ce qui se passait, des voix questionnaient, d’autres leur répondaient, bref, c’était un tintamarre à réveiller les morts. Le premier garde qui se précipita sur Joscelin avait mal calculé soit son propre élan, soit la rapidité de son adversaire à se ressaisir et il fonça sur un large poing qui le fît chanceler et déséquilibrer deux de ses camarades. Mais de l’autre côté, deux autres s’étaient agrippés aux vêtements du jeune homme, et bien qu’il envoyât son coude dans le ventre de celui qui le tenait par sa cotte, et qui se plia en deux, le souffle coupé, l’autre ne lâcha pas le capuchon de Joscelin qu’il se mit à le tordre, resserrant l’étau, pour que son adversaire se soumît, sous peine d’être étranglé. Joscelin se jeta en avant ; il ne put se libérer tout à fait, mais le tissu se déchira, ce qui lui permit de respirer à nouveau, tandis qu’il donnait un violent coup de pied dans le tibia du soldat qui poussa un hurlement de douleur. L’homme lâcha prise pour sautiller sur place et frotter sa jambe endolorie ; Joscelin ne laissa pas passer cette si faible chance ; il s’élança non pas sur l’homme, mais sur la poignée de sa dague. Elle jaillit dans sa main, aussi aisément que si elle avait été huilée, et il la fit tournoyer, la lame jetant des éclairs à la lueur des torches.

— Allez ! venez ! Je vous avertis : je vendrai chèrement ma peau !

— Tant pis pour lui ! hurla le sergent. A vos épées ! Il l’a voulu !

On vit surgir les épées, une demi-douzaine d’éclairs brefs étincelant et disparaissant dans la pénombre. Au brouhaha succéda un étrange silence, chacun retenant son souffle. Et ce fut dans ce silence que, venant du cloître, apparurent tous les moines, stupéfaits, à la fin des Vêpres, de trouver un tohu-bohu aussi choquant dans leur enceinte d’ordinaire si paisible. Une voix indignée, forte et autoritaire, résonna dans la cour.

— Arrêtez ! Que nul ne bouge ni ne frappe !

Tous s’immobilisèrent, puis, soumis et circonspects, se retournèrent lentement pour affronter celui qui parlait. L’abbé Radulphe, cet homme austère, sec et sévère, mais maître de soi, se tenait à la lisière du champ de bataille, là où l’éclairait la lueur rouge des torches ; ses yeux flamboyaient de colère tels ceux d’un ange exterminateur, et son regard brûlait dans un visage dur et froid comme de la glace. A ses côtés, le prieur Robert paraissait terne et insignifiant en comparaison, malgré toute sa fierté et sa dignité de noble normand. Derrière eux, les moines, bouche bée, attendaient, effrayés, que tombât la foudre.

Les jambes d’Iveta cédèrent sous elle ; elle s’assit sur la plus haute marche et posa la tête sur ses genoux, tremblant de soulagement. L’abbé était là, il n’y aurait pas de mort, pas encore, pas encore, seulement la loi, et la mort que la loi ratifie. Une chose à la fois, à présent ; il ne fallait pas regarder trop loin. Elle priait passionnément, sans paroles, pour qu’un miracle survînt.

Elle réussit enfin à apaiser les frissons qui lui parcouraient le corps et à lever les yeux pour regarder autour d’elle : la grand-cour semblait tout entière remplie de gens, et d’autres accouraient encore. Gilbert Prescote venait d’arriver et avait mis pied à terre dans l’enceinte. Ceux qui avaient participé aux recherches et revenaient par leurs propres moyens se présentaient seuls, ou par groupes de deux, étonnés et stupéfaits devant ce qu’ils trouvaient à leur point de départ, alors qu’ils n’avaient pas débusqué leur proie dans la campagne alentour. A la lumière vacillante, il fallut au shérif quelques instants pour reconnaître dans le jeune homme échevelé, prêt à se battre et adossé au mur de l’hôtellerie, le fugitif, suspect d’assassinat et de vol qu’il avait passé deux longues journées à pourchasser dans les bois.

Il s’avança rapidement à grandes enjambées.

— Père Abbé, qu’est ceci ? L’homme que nous recherchons, ici, acculé dans vos murs ? Que se passe-t-il ?

— C’est ce que j’ai l’intention de découvrir, dit Radulphe, l’air sévère. Dans mes murs, en effet, et sous ma juridiction. Si vous le permettez, messire Gilbert, il me revient de droit de m’enquérir des causes d’une bagarre aussi honteuse.

Jetant un regard métallique au cercle d’hommes armés, il ajouta :

— Rangez vos armes, tous ! Je ne veux pas que l’on tire l’épée quand on se trouve sur mon domaine, ni qu’il soit fait violence a quiconque.

Le même regard flamboyant se posa sur Joscelin qui, la dague au poing, se tenait sur ses gardes, les muscles tendus.

— Et vous, jeune homme, il me semble que j’ai déjà eu l’occasion de vous adresser des paroles similaires et de vous avertir que cette abbaye a aussi une cellule punitive, et que vous pourriez vous y retrouver, si vous retouchiez à une arme. Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?

Joscelin avait récupère assez de souffle pour parler avec ardeur. Il leva les mains pour montrer qu’il ne portait aucun fourreau d’épée ou de dague.

— Je n’ai pas apporté d’armes dans ces murs, mon Père. Voyez combien d’hommes m’encerclent. J’ai emprunté ce qui s’offrait à moi pour préserver ma vie, pas pour prendre celle d’un autre. Ma vie et ma liberté ! Et malgré tout ce qu’ils peuvent dire, je n’ai jamais volé ni tué et c’est ce que je soutiendrai au-delà ou en deçà de votre juridiction, aussi longtemps qu’il me restera un souffle de vie.

Il était presque hors d’haleine, à présent, exténué et s’étouffant de colère.

— Voudriez-vous que je me laisse docilement tordre le cou quand je n’ai causé aucun tort ?

— Je voudrais que vous baissiez le ton quand vous vous adressez à moi et aux autorités civiles, rétorqua sèchement l’abbé, et que vous vous soumettiez à la loi. Rendez cette dague, vous voyez qu’elle ne peut plus vous servir, à présent.

Joscelin lui lança un long regard hostile, le visage crispé, puis il tendit brusquement la poignée de l’arme à son propriétaire qui l’accepta prudemment avant de la glisser dans son fourreau, et de se faufiler, tout heureux, derrière les autres gardes.

— Mon Père, reprit Joscelin sur un ton de défi et non de prière, je suis à votre merci. Je pense pouvoir faire plus confiance à votre justice qu’à celle de la loi ; je suis sous votre juridiction et je vous ai obéi. Avant de me remettre au shérif, interrogez-moi sur ce que j’ai fait, et je vous jure de répondre en toute vérité... (il ajouta rapidement et fermement) de mes propres actes.

Car il ne prononcerait pas un mot qui pût compromettre ceux qui l’avaient aidé et lui avaient témoigné de la bonté.

L’abbé croisa le regard de Gilbert Prescote qui lui adressa un sourire déférent. Rien ne pressait, à présent que le gaillard était pris au piège et ne pouvait s’échapper. Il n’avait rien à perdre à reconnaître la prééminence de l’autorité de l’abbé.

— Je m’incline devant votre volonté, mon Père, mais je maintiens mon droit sur la personne de cet homme, déclara le shérif. Il est accusé de vol et d’assassinat, et il est de mon devoir de le garder prisonnier et de le présenter en temps voulu pour répondre de ces accusations. Et c’est ce que je ferai, à moins qu’il ne puisse, sur-le-champ, nous convaincre, vous et moi, de son innocence. Mais que cela se passe en public et en toute justice. Posez-lui vos questions, si vous le désirez. Cela m’aiderait également. Je préférerais enfermer un homme incontestablement coupable et savoir que vous avez définitivement écarté tous vos doutes, si vous en avez.

Iveta s’était remise debout, scrutant anxieusement chaque visage que révélait brièvement la lueur tremblotante. A la porterie continuaient d’arriver, un par un, des cavaliers qui restaient ébahis et stupéfaits devant cette scène. A l’arrière de la foule, elle aperçut Simon qui venait d’apparaître, étonné et abasourdi, comme les autres, et Guy, derrière lui, aussi interloqué. Il n’y avait pas que des ennemis ! Lorsqu’elle croisa le regard noir et perçant d’Agnès, sortie des Vêpres aux côtés du prieur, elle ne baissa pas les yeux. Cette fois, elle avait laissé son ancienne personnalité si loin derrière, qu’il n’y avait plus moyen d’y retourner. Ce n’était pas elle qui se montrait mal à l’aise, pas elle qui ponctuait ses regards de colère et de haine pure par de fréquents coups d’oeil à la porterie, examinant chaque nouvel arrivant et déçue par chacun. Agnès attendait ; il lui tardait que son époux revînt pour imposer cette autorité qu’en son absence, elle sentait filer entre ses doigts. Agnès redoutait ce qui pourrait transpirer pendant que son seigneur n’était pas là pour maîtriser la situation.

Iveta se mit à descendre les marches qu’elle avait gravies à l’aveuglette, à la prière de Joscelin. Elle avançait d’un pas lent et discret, marche par marche, pour ne pas briser la tension.

— Vous devez bien vous rendre compte, dit Radulphe, dévisageant Joscelin d’un air aussi rigoureux, mais moins en colère qu’auparavant, que vous avez été recherché par la loi depuis que vous vous êtes enfui par le fleuve, après votre arrestation. Vous avez dit que vous vous expliqueriez en toute franchise sur vos actions. Où vous êtes-vous caché tout ce temps-là ?

Joscelin avait promis la vérité et se devait de la dire :

— Sous un habit et un voile de lépreux, lâcha-t-il brutalement, à la maladrerie de Saint-Gilles.

La grand-cour fut parcourue par un frémissement et un murmure, presque un cri d’horreur. Les invités et les moines regardèrent avec une crainte respectueuse cet être assez désespéré pour choisir un tel asile. L’abbé ne bougea ni ne sursauta, mais accepta la réponse avec gravité, le regard fixé sur le visage de Joscelin.

— Vous pouviez difficilement pénétrer dans ce sanctuaire sans aide. Qui vous a tendu une main secourable ?

— J’ai dit que je me cachais là-bas, dit Joscelin d’une voix assurée. Je n’ai pas dit que j’avais reçu ou que j’avais eu besoin d’aide. Je rends compte de mes propres actions, pas de celles des autres.

— Oui, dit l’abbé, songeur, il semble qu’il y ait eu d’autres personnes. Par exemple, je doute fort que vous ayez pensé à vous cacher sur la propriété de votre maître, comme vous paraissez l’avoir fait pendant quelque temps, sans avoir un ami pour vous venir en aide. De même, si je me souviens bien, ce cheval gris que je vois emmené hors du jardin à présent – il est, comme vous, sous bonne garde – est celui que vous montiez lorsque nous nous sommes rencontrés. L’avez-vous récupéré sans aide ? J’en doute.

Par-dessus l’épaule de Joscelin, Iveta regarda l’endroit où se trouvait Simon, et le vit s’enfoncer d’un pas dans l’ombre plus profonde. Il n’avait pas besoin de s’inquiéter. Les lèvres de Joscelin restèrent closes ; sans ciller, il croisa le regard perspicace de l’abbé et sourit soudainement, quoique avec hésitation :

— Interrogez-moi sur mes propres actions.

— Il semble, interrompit sèchement le shérif, qu’il nous faudrait ici un responsable de Saint-Gilles. Cacher un homme recherché pour meurtre est un délit grave.

Des derniers rangs de la foule, du côté des jardins, s’éleva une petite voix aiguë et suppliante, pas très assurée :

— Père Abbé, si vous le permettez, je suis prêt à parler pour Saint-Gilles, car j’y sers.

Toutes les têtes se tournèrent, tous les yeux s’écarquillèrent d’étonnement en apercevant la petite silhouette piteuse qui s’avançait humblement vers Radulphe. Le visage de Frère Marc était souillé de boue, un bout d’herbe aquatique ornait ses cheveux en désordre et, à chaque pas, l’eau dégouttait de son habit qui collait à son corps malingre en lourds plis ruisselants. Il était plutôt ridicule, et pourtant, malgré la boue, son visage tendu et sale et ses yeux gris et charitables gardaient leur dignité, et s’il y eut, à sa vue, des rires à moitié hystériques et des ricanements parmi la foule, Radulphe, lui, ne sourit pas.

— Frère Marc ! Que signifie ceci ?

— Il m’a fallu beaucoup de temps pour trouver un gué, répondit Marc sur un ton d’excuse. Je suis désolé d’arriver si tard. Je n’avais pas de cheval pour franchir le ruisseau et je ne sais pas nager. J’ai dû faire marche arrière deux fois, et je suis tombé une fois, mais au troisième essai, j’ai trouvé un endroit peu profond. Si cela avait été pendant la journée, cela ne m’aurait pas pris aussi longtemps.

— Nous vous pardonnons votre retard, dit l’abbé avec gravité, et malgré tout le calme de sa voix et de son visage, on n’aurait pas pu affirmer qu’il ne souriait pas. Vous avez eu raison, semble-t-il, de penser que vous pourriez être utile ici, car vous arrivez à point nommé, si vous venez m’expliquer comment un homme recherché par la loi a pu trouver refuge à la maladrerie. Étiez-vous au courant de la présence de ce jeune homme ?

— Oui, mon Père, répondit Frère Marc avec simplicité.

— Est-ce vous qui l’y avez fait entrer et l’avez caché ?

— Non, mon Père. Mais j’ai fini par m’apercevoir, à l’heure de Primes, que nous comptions un membre de plus.

— Et vous n’avez rien dit ? Et vous avez accepté sa présence ?

— Oui, mon Père. D’abord, je ne savais pas qui c’était, et je ne pouvais pas toujours le distinguer des autres malades, car il était voilé. Et quand je me suis douté... Mon Père, aucune vie humaine ne m’appartient pour que je la remette à aucun autre qu’au Juge Eternel. Je me suis donc tu. Si j’ai eu tort, jugez-moi.

— Et savez-vous, demanda l’abbé d’une voix impassible, qui a introduit ce jeune homme à la maladrerie ?

— Non, mon Père. Je ne sais même pas si quelqu’un l’a fait. J’ai mon idée là-dessus, mais je n’en suis pas certain. D’ailleurs si je le savais, reconnut Marc, le regard innocent et le ton humble, je ne pourrais pas vous donner de nom. Il ne m’appartient pas d’accuser ou de trahir un autre que moi.

— Vous êtes deux à penser ainsi, remarqua sèchement l’abbé. Mais il vous reste à nous dire, Frère Marc, comment vous en êtes venu à passer la Meole à gué, sur les talons, d’après ce que j’ai cru comprendre, de ce jeune fugitif, qui, lui, avait eu le bon sens de se procurer un cheval pour l’aventure. Est-ce que vous le suiviez ?

— Oui, mon Père. Car je savais que je pouvais avoir à répondre du fait d’avoir abrité quelqu’un de moins innocent et généreux que je ne le pensais. Et je vous assure que j’avais des raisons pour le penser. Donc, je l’ai surveillé tout aujourd’hui. Je ne l’ai pas quitté de vue un seul instant. Et lorsqu’au crépuscule, il s’est débarrassé de son habit de lépreux et s’est dirigé par ici, je l’ai suivi. Je l’ai vu trouver son cheval attaché dans les taillis de l’autre côté du ruisseau et je l’ai vu traverser. Je me trouvais dans l’eau lorsque j’ai entendu les cris de la poursuite. Je réponds de toutes ses actions d’aujourd’hui : il n’a rien fait de blâmable.

— Et le jour où il est arrivé chez vous ? demanda brusquement le shérif. Comment est-il apparu pour la première fois parmi les lépreux ? A quelle heure ?

Frère Marc, qui ne reconnaissait qu’une seule allégeance, ne quitta pas l’abbé des yeux pour que celui-ci le guidât. D’un grave signe de tête, Radulphe lui signifia que lui aussi, exigeait une réponse.

— Ce fut il y a deux jours, à l’heure de Primes, comme je vous l’ai dit, continua Marc, que je m’aperçus de sa présence. Mais on lui avait déjà donné un habit de lépreux et un voile pour dissimuler son visage, et il se comportait pratiquement à l’unisson des autres. J’en déduis qu’il devait avoir trouvé refuge chez nous au moins depuis un quart d’heure à une demi-heure pour être si bien préparé.

— Et d’après ce que je sais, remarqua l’abbé en réfléchissant et en se tournant vers Prescote, vos hommes qui patrouillaient dans la Première Enceinte, messire, ont débusqué un lièvre le même jour et perdu sa trace vers Saint-Gilles. A quelle heure l’ont-ils vu ?

— Ils m’ont dit, répondit le shérif en pesant ses paroles, qu’ils avaient aperçu un homme qui s’enfuyait presque une heure avant Primes, et c’est bien près de Saint-Gilles qu’ils l’ont perdu de vue.

Iveta descendit d’une marche. Elle avait l’impression de vivre dans un rêve, un rêve dédoublé qui l’emplissait de terreur lorsqu’elle regardait d’un côté, vers Agnès, et d’un fol espoir lorsqu’elle regardait de l’autre. Car ce n’étaient pas là des voix ennemies. Et Dieu merci, son oncle n’était pas encore revenu pour jeter dans la balance son noir venin et sa subtile méchanceté. Elle n’était qu’à deux marches derrière Joscelin à présent ; elle aurait pu tendre le bras et toucher ses cheveux de lin ébouriffés, mais elle craignait de briser son attention tendue à l’extrême. Elle ne l’effleura pas. Elle observait attentivement la porterie, guettant le retour de son principal ennemi. C’est pourquoi elle fut la première à remarquer l’arrivée de Frère Cadfael ; seules Agnès et elle guettaient ce qui venait de ce côté-là.

La petite mule, qui avait aimé prendre son temps pendant la journée, n’avait pas du tout apprécié, en revanche, d’avoir dû forcer l’allure à la fin, et elle manifesta son mécontentement en s’arrêtant à la porterie et en refusant d’aller plus loin. Frère Cadfael, qui lui avait réclamé tous ces efforts, resta stupéfait et muet d’étonnement devant le spectacle qu’offrait la grand-cour. Iveta vit son regard rapide parcourir tous les visages tendus et elle put presque le sentir tendre l’oreille pour saisir ce qui se disait. Il aperçut Joscelin sur le qui-vive et tendu au pied des marches, vit le shérif et l’abbé échanger des regards sombres, et repéra la petite silhouette couverte de boue du jeune moine, qui, pour Iveta, parlait sur le ton innocent d’un ange gardien, le genre d’ange qui descendrait du ciel avec des excuses désarmantes et n’effraierait aucun pécheur.

En hâte, mais discrètement, Cadfael mit pied à terre, confia sa mule au portier et s’avança jusqu’aux derniers rangs sans se faire remarquer. Se sentant obscurément encouragée, Iveta descendit encore une marche.

— Ainsi, il semblerait, jeune homme, reprit Radulphe posément, que vous vous trouviez à la maladrerie un quart d’heure au moins avant l’heure de Primes et peut-être même une demi-heure plus tôt.

— Je m’étais... procuré un habit, reconnut Joscelin, un peu dérouté et répondant avec circonspection, quelque temps avant de me rendre à l’office.

— Et on vous a appris comment vous comporter ?

— Je suis déjà allé à l’office de Primes, j’en connais le déroulement.

— Peut-être, mais il faut certainement quelques minutes, insista doucement Radulphe, pour se mettre au courant de l’emploi du temps de Saint-Gilles.

— Je peux observer et imiter les autres, riposta Joscelin, aussi rapidement que n’importe qui.

— Admettons, Père Abbé, coupa Gilbert Prescote impatiemment, qu’il était là-bas bien avant la septième heure. D’accord. Mais nous n’avons aucun moyen de connaître l’heure de la mort de messire Domville.

Frère Cadfael avait compris de quoi il retournait, à présent. Voyant son chemin bloqué par des spectateurs si attentifs qu’ils restaient sourds et aveugles à ses prières et à ses tentatives polies de se faufiler parmi eux, il se mit à jouer des coudes et se fraya un chemin jusqu’aux premiers rangs, Avant que personne d’autre intervint et fît oublier le problème qui venait d’être posé, il s’avança et s’écria d’une voix forte :

— C’est vrai, messire, mais il y a un moyen de savoir quand on l’a vu vivant et en bonne santé pour la dernière fois.

Il sortit alors de la foule, son intervention soudaine lui ayant ouvert un chemin, et surgit face à face avec l’abbé et le shérif qui s’étaient, tous deux, vivement retournés, les sourcils froncés, pour confronter le perturbateur.

— Frère Cadfael ! – Vous avez quelque chose à dire à ce sujet ?

— J’ai... commença Cadfael, mais il s’interrompit, ressentant une sollicitude irritée à la vue de la petite silhouette de Frère Marc, tremblant de froid ; il hocha la tête en signe de reproche légèrement amusé.

— Mais, mon Père, Frère Marc ne devrait-il pas changer son habit mouillé et avaler quelque chose de chaud avant d’attraper la mort ?

Radulphe accepta la remontrance de bonne grâce.

— Vous avez raison ! J’aurais dû le renvoyer immédiatement. Tout autre témoignage qu’il pourrait avoir à fournir peut très bien attendre jusqu’à ce qu’il arrête de claquer des dents. Allez, frère Marc ! trouvez-vous des vêtements secs et rendez-vous à la cuisine où vous direz à Frère Pétrus qu’il vous donne à boire quelque chose de chaud. Allez, vite !

— J’aimerais d’abord lui poser une question, s’empressa d’ajouter Cadfael. Marc, t’ai-je bien entendu dire que tu avais suivi ce jeune homme jusqu’ici ? L’as-tu jamais perdu de vue ?

— Jamais plus de quelques minutes, depuis ce matin, affirma Frère Marc. Il est parti de la maladrerie, il y a une heure à peine et je l’ai suivi jusqu’ici. Est-ce important ?

Important pour Frère Cadfael, voulait-il dire, et pour la cause, quelle qu’elle fût, qui lui tenait à coeur. Le signe de tête satisfait de Cadfael le réconforta et le combla d’aise.

— Bien, va-t’en maintenant. Tu as fait ce qu’il fallait faire.

Frère Marc salua l’abbé et s’en fut, plein de gratitude, tout tremblant et ruisselant, jusqu’aux cuisines. Si Frère Cadfael disait qu’il avait fait ce qu’il fallait, cela suffisait à son bonheur.

— Et maintenant, demanda Radulphe à Cadfael, pouvez-vous expliquer ce que vous entendez en affirmant que vous avez un moyen de savoir quand pour la dernière fois on a vu messire Domville vivant et en bonne santé ?

— J’ai trouvé et interrogé une personne qui témoignera, lorsque le shérif l’exigera, que Huon de Domville a passé sa dernière nuit dans son rendez-vous de chasse, et qu’il n’en est pas parti avant six heures passées de vingt minutes le lendemain matin. Ce témoin dira également qu’à ce moment-là, il était en parfaite santé, prêt à regagner à cheval sa résidence de la Première Enceinte. Le sentier où nous l’avons trouvé est le sentier qu’il lui fallait prendre à partir de cet endroit. Et ce témoin, je l’assure, est digne de confiance.

— Si ce que vous dites se confirme, remarqua Prescote après un bref silence, c’est de la première importance. Qui est ce témoin ? Comment s’appelle cet homme ?

— Ce n’est pas un homme, dit simplement Cadfael, mais une femme. Huon a passé sa dernière nuit avec sa maîtresse attitrée qui s’appelle Avice de Thornbury.

 

Le choc ébranla l’innocente communauté comme un brusque vent mauvais frappe soudain dans le blé d’été, et les habits de bure frémirent comme des tiges malmenées par la bourrasque. La veille de ses noces, aller voir une autre femme ! Et après avoir soupé avec l’abbé, en plus ! Pour ceux qui avaient choisi le célibat, la seule vue d’une fiancée chaste et jeune était déjà troublante, mais une maîtresse, à qui on rend visite la veille du sacrement de mariage, outrageant ainsi la moralité du célibat et du mariage...

Le shérif appartenait à un monde moins idéaliste. Ce n’était pas l’outrage, mais le fait matériel qui l’intéressait. Et l’abbé Radulphe n’était pas trop décontenancé, non plus, par cette révélation. Sans doute ignorait-il l’expérience de la chair, mais sa haute intelligence le rendait conscient de certaines réalités. L’allusion à Avice ne le troubla pas.

— Vous vous rappelez, mon Père, continua Cadfael, pendant qu’il avait l’attention de tous, que je vous ai montré les fleurs bleues du rémil, qu’il avait à son chaperon, quand on l’a trouvé. La plante pousse dans ce rendez-vous de chasse ; j’en ai découvert là-bas, et cela confirme le récit de cette femme. C’est elle-même qui en a mis à son chaperon, lorsqu’il l’a quittée. Il y a presque deux milles de ce rendez-vous de chasse jusqu’à l’endroit où il fut attaqué et tué. Vos hommes, messire Gilbert, peuvent témoigner qu’ils ont débusqué le jeune Lucy de la Première Enceinte plus d’une demi-heure avant Primes. Donc, il n’aurait pas pu être celui qui a tendu le guet-apens à Huon de Domville et l’a assassiné. Le baron ne devait pas être à plus d’un demi-mille de son rendez-vous de chasse au moment où Joscelin Lucy était pourchassé le long de la Première Enceinte jusqu’à la maladrerie.

Iveta descendit la dernière marche, ce qui l’amena aux côtés de Joscelin, et elle glissa sa main dans la sienne ; il la saisit convulsivement sans s’apercevoir qu’il lui faisait mal, et il respira, remplissant ses poumons avec tant d’intensité qu’elle sentit qu’il avait aspiré le souffle d’une nouvelle vie pour eux deux.

Agnès, le cou tendu, guettait la porterie, sans toutefois apercevoir ce qu’elle espérait. La hargne rendait son visage pointu et froid comme glace, mais elle ne disait mot. Iveta s’était attendue à des contestations violentes de sa part qui auraient pu jeter le doute dans les esprits sur les dires de Frère Cadfael et de son témoin, et même sur les témoignages des hommes du shérif. On peut se tromper ou être très imprécis dans des questions d’heure ; il n’est pas si difficile de discuter sur la différence que peut faire une simple demi-heure. Mais Agnès gardait le silence, réprimant l’angoisse et la colère qui bouillonnaient en elle.

L’abbé Radulphe échangea un long regard songeur avec le shérif et se tourna à nouveau vers Joscelin.

— Vous m’avez promis de dire la vérité. Je vais vous demander à présent ce que je ne vous ai pas demandé jusqu’ici. Avez-vous pris part à la mort de Huon de Domville ?

— Non, répondit fermement Joscelin.

— Il reste l’accusation que lui-même porta contre vous. Lui avez-vous dérobé quelque chose ?

— Non, répéta Joscelin, incapable de réprimer un accent de mépris dans sa voix.

Radulphe se retourna vers le shérif avec un petit sourire ironique.

— En ce qui concerne l’accusation de meurtre, Frère Cadfael vous amènera à parler avec cette femme, et vous jugerez par vous-même à quel point on peut lui faire confiance. Quant à vos hommes, nul besoin de mettre leurs dires en question. Il me semble qu’à tout bien considérer, on doit tenir ce garçon pour innocent.

— Si ces informations sont confirmées s’empressa d’acquiescer Prescote, il ne peut pas être l’assassin. J’entendrai moi-même le témoignage de cette femme. Est-elle encore au rendez-vous de chasse ? s’enquit-il, tourné vers Cadfael.

— Non, répondit le Bénédictin, se délectant à l’idée du scandale qu’allait provoquer sa réponse. Elle se trouve à présent au couvent des soeurs Bénédictines de Godric’s Ford, où elle est entrée comme novice avec l’intention de prononcer ses voeux.

Réussir à faire cligner des yeux l’abbé représentait un petit exploit ; bouleverser le reste de la communauté ne fut par comparaison qu’un succès de routine.

— Et vous pensez que c’est un témoin honnête ? demanda doucement l’abbé, redevenant instantanément maître de soi, tandis que le nez patricien du prieur Robert était encore tout pincé et livide, et que les rangs derrière lui frémissaient encore.

— Honnête autant qu’on peut l’être. Le shérif en jugera par lui-même. Je suis convaincu que, quels que soient ses défauts, elle ne dissimule ni ne ment.

Ils entendraient de sa bouche, sans réserves aucunes, l’histoire de sa vie, dont elle ne rougissait pas, et elle ne pourrait que les impressionner. Il n’avait aucune crainte de ce côté-là. Prescote avait les pieds sur terre, il reconnaîtrait ses qualités.

— Messire, poursuivit Cadfael, et vous, mon Père, devons-nous comprendre que vous admettez, sous réserve de questionner Dame Avice et de vérifier la véracité de ses dires, que Joscelin Lucy est tout à fait innocent de l’assassinat de Huon de Domville ?

— Cela semble certain, déclara Prescote sans la moindre hésitation. L’accusation tombe d’elle-même.

— Alors, si vous me permettez de continuer, vous ne pouvez qu’admettre également qu’il a été aujourd’hui constamment sous la surveillance de Frère Marc, comme Marc lui-même nous l’a affirmé, et n’a rien fait aujourd’hui de suspect ou de blâmable.

— Il faut également l’admettre mais je pense, mon Frère, que vous avez une raison bien précise pour insister ainsi sur ce point. Quelque chose est arrivé, remarqua l’abbé le scrutant avec une attention soutenue.

— Oui, mon Père. Quelque chose que je vous aurais dit immédiatement, si je ne m’étais pas trouvé confronté à des problèmes si graves dès que je suis entré. Il est précieux pour quiconque de pouvoir affirmer que toute la journée d’aujourd’hui, il est resté sous la surveillance d’un homme honnête, qui ne l’a vu causer aucun tort. Car un autre acte de violence a été commis dans les bois derrière Saint-Gilles. Il n’y a pas une heure, en revenant, je suis tombé sur un cheval sans cavalier. Je n’ai pas pu l’attraper, mais en le suivant, je suis arrivé dans une clairière où gisait un homme mort, et, je pense, étranglé comme le premier. Je peux vous y emmener.

Dans le silence horrifié qui suivit, il se retourna lentement vers Agnès qui avait le regard fou, mais restait immobile comme une pierre.

— Madame, je suis au regret de vous apporter une telle nouvelle, mais je suis sûre d’avoir reconnu, malgré la pénombre, à partir du cheval qu’il montait...