CHAPITRE 9
Le shérif avait limité ses recherches de la matinée aux bois les plus proches, sur la berge sud de la Meole ; il avait disposé ses hommes en ligne, comme des rabatteurs à la chasse, chacun ne perdant pas de vue ses voisins, et tous avançant ensemble, lentement et méthodiquement. Mais malgré tous leurs efforts et tout le temps passé, ils n’avaient rien pris dans leurs rets. Ils n’avaient débusqué personne, ni vu quiconque qui ressemblât à Joscelin Lucy. Lorsqu’ils avaient rompu leur cordon pour se rassembler et se restaurer, ils avaient constamment rencontré les patrouilles gardant les abords de la ville. A Saint-Gilles, la curiosité avait poussé les lépreux à sortir observer, à la distance prescrite, toute cette activité. Gilbert Prescote n’était pas content et répondait de plus en plus sèchement aux questions et aux remarques. D’autres étaient moins amers.
— Notre ami s’est sûrement réfugié chez les siens depuis longtemps, lança Guy à Simon, sur un ton d’espoir, alors qu’ils mettaient pied à terre à la résidence de l’évêque pour avaler un rapide déjeuner. Mais j’aimerais tant en être certain ! Je prendrais plaisir à ces recherches si j’étais sûr qu’on ne risque pas de le dénicher ! Cela ne me gênerait pas de voir Picard s’assombrir de jour en jour, et je rirais bien si son cheval bronchait sur un terrier de blaireau et le désarçonnait. Le shérif doit faire son travail, il ne peut pas se dérober, mais Picard... ! Le devoir est une chose, le venin, une autre !
— Il est persuadé que Joss a tué le vieux baron, répondît Simon, en haussant les épaules. Pas étonnant qu’il soit si acharné. Tous ses plans sont tombés à l’eau, et c’est un homme qui veut se venger à tout prix. Le croiras-tu ? Il s’est retourné contre moi. J’ai ouvert mon clapet quand il ne le fallait pas, et lui ai dit carrément que je pensais que Joss n’avait ni volé, ni tué, et il s’est mis dans une colère folle. Je suis devenu persona non grata pour lui et son épouse.
— Pas possible ! (Guy en resta bouche bée, mais son regard étincela.) Sais-tu que tu seras son voisin dans la battue de cet après-midi, quand nous repartirons plus loin ? Ouvre l’oeil et ne lui tourne jamais le dos, ou il pourrait céder à quelque tentation, s’il a des griefs contre toi. Je me méfierais de ce bonhomme ; et le sous-bois est plus épais là où nous allons.
Il ne parlait pas sérieusement ; la joie de savoir son camarade et ami encore en liberté l’avait rendu exubérant. Son attention, pour l’instant, était accaparée par son tranchoir, car l’air d’octobre était vif et donnait un solide appétit aux jeunes corps robustes.
— Si j’en juge par les regards qu’il m’a lancés en me chassant de la chambre d’Iveta, confessa Simon d’un air morose, tu pourrais avoir raison. Je le tiendrai à l’oeil et me montrerai plus rapide à dégainer. Lorsque le jour commencera à baisser, nous devrons revenir par nos propres moyens ; je veillerai à le précéder d’assez loin et à me trouver hors de portée de sa lame. De toute façon, continua-t-il avec un petit sourire rapide pour lui-même, je dois m’occuper de quelque chose de très important avant les Vêpres. Je m’assurerai qu’il ne sera pas là pour faire tout échouer. (Satisfait, il repoussa son banc.) A quel poste t’a-t-on mis cette fois-ci ?
— Avec les sergents du shérif, à mon grand dam. (Guy sourit et grimaça.) Se peut-il que quelqu’un ait soupçonné mon peu d’ardeur ? Bon, si je ferme les yeux, et qu’eux ne s’en aperçoivent pas, je suis tranquille ; eux veilleront. Le shérif est un brave homme, mais il est vexé et frustré ; il a l’assassinat d’un haut dignitaire sur les bras et le roi Étienne commence à s’intéresser à ce qui se passe ici. Pas étonnant qu’il ne soit pas à prendre avec des pincettes ! (Il repoussa son banc et s’étira en respirant profondément.) Es-tu prêt ? Alors, partons ! Je serai content de rentrer à condition que nous soyons bredouilles.
Ils partirent ensemble dans la vallée en contrebas de Saint-Gilles, où le cordon des rabatteurs s’était reformé pour reprendre sa marche, en direction du sud, à la même allure décidée, à travers des taillis et des boqueteaux plus épais.
Sur une petite hauteur, située sur le côté sud de la route, et dominant la large vallée en contrebas, deux grandes silhouettes encapuchonnées observaient le rassemblement et le déploiement des forces du shérif. Ayant formé un cordon qui se détachait très visiblement sur les prairies, les hommes d’armes se mirent à avancer méthodiquement, et à pénétrer dans une partie plus boisée, chacun réglant sa position sur son voisin de droite et gardant la distance réglementaire. Le soleil perçait la légère brume qui flottait dans l’air. A mesure que les poursuivants se déplaçaient sous les arbres, leurs vêtements et leurs harnachements étincelaient et rutilaient à travers les feuillages comme des particules brillantes de poussière, qui scintillent et disparaissent puis réapparaissent pour disparaître à nouveau. A leur lente progression vers le sud répondait le lent mouvement de rotation des deux hommes qui les observaient d’en haut.
— Ils vont continuer les recherches jusqu’a la nuit, dit Lazare, avant de se retourner et de regarder les champs déserts d’où avaient été lancées les recherches.
Tout y était silencieux et tranquille à présent, les allées et venues, le brouhaha et le jeu de couleurs avaient disparu. Deux rubans argentés offraient les seules taches de lumière sous les rayons faiblissants du soleil : le plus proche était le bief, dérivé du ruisseau, qui alimentait les étangs et le moulin de l’abbaye, l’autre, plus éloigné, était la Meole, courant sur un lit caillouteux et inégal, et paraissant étrangement petite en comparaison de son large débit près des jardins abbatiaux, à un mille à peine en aval. Des oies barbotaient dans une petite crique peu profonde de la berge sud ; en amont, leur jeune gardien pêchait dans une mare bordée de grosses pierres.
— C’est le bon moment, dit Joscelin, l’air songeur et poussant un grand soupir. Le shérif a dégarni la vallée de tous ses hommes pour les lancer à ma poursuite, jusqu’au crépuscule, à mon avis. Même alors, ils reviendront fourbus et découragés. Je ne peux pas demander mieux.
— Et leurs montures seront épuisées, ajouta sèchement Lazare, avant de poser sur son compagnon son regard brillant, habitué à scruter de grands espaces.
L’absence de visage ne déroutait plus Joscelin. Les yeux et la voix suffisaient à identifier un ami.
— Oui, confirma Joscelin. J’y ai pensé aussi. Et il a peu de montures de rechange, car il a fait appel à presque tous les hommes et réquisitionné presque tous les chevaux.
— Oui.
Bran dévala le talus pour venir s’accroupir avec confiance entre les deux hommes et s’empara d’une main de chaque côté. Il n’était absolument pas troublé par l’absence de deux doigts et la moitié d’un autre à l’une des mains. Bran reprenait du poids, un peu plus chaque jour, les grosseurs de son cou étaient devenues insignifiantes, et ses fins cheveux blonds repoussaient en abondance par-dessus les cicatrices, sur sa petite tête qui contenait beaucoup de choses.
— Ils sont loin, remarqua-t-il simplement. Que faisons-nous maintenant ?
— Nous ? dit Joscelin. Je croyais que c’était l’heure de ta leçon avec Frère Marc. T’a-t-il donné congé aujourd’hui ?
— Frère Marc a dit qu’il avait du travail à faire.
A en juger par le ton, Bran ne croyait pas trop à cette excuse, étant donné que depuis qu’il le connaissait, il avait toujours vu Frère Marc travailler, sauf pendant son sommeil. L’enfant se serait presque offusqué d’être ainsi écarté s’il n’avait pas eu ces deux compagnons d’élection sur qui se rabattre.
— Tu as dit que tu ferais tout ce que je voudrais aujourd’hui, rappela-t-il sévèrement à Joscelin.
— Et je tiendrai parole jusqu’à ce soir, acquiesça Joscelin. Là, j’aurai, moi aussi, du travail à faire. Ne perdons pas de temps. Qu’ordonnes-tu ?
— Tu as dit que si tu avais un couteau, tu étais capable, continua Bran, de sculpter un petit cheval dans un morceau pris au tas de bois pour l’hiver.
— Tu ne me crois pas et pourtant je le peux ; et je pourrais aussi faire un cadeau à ta mère, si nous trouvons le bois qui convient. Mais pour le couteau, je doute qu’ils nous en prêtent un à la cuisine, et je ne veux pas prendre celui qu’utilise Frère Marc pour tailler ses plumes. Il vaut plus que ma vie, lança-t-il d’un ton léger, avant de se raidir à la pensée que sa vie ne vaudrait pas grand-chose si les poursuivants s’en revenaient trop tôt.
Tant pis ; ces quelques heures appartenaient à Bran.
— J’ai un couteau, annonça fièrement l’enfant un couteau bien aiguisé avec lequel ma mère préparait le poisson quand j’étais petit. Venez, allons chercher un morceau de bois !
Les ramasseurs de bois mort étaient rentrés bien chargés, la réserve était pleine, et on pouvait se permettre d’y soustraire une petite bûche au grain fin pour y sculpter un jouet. Bran agrippa les deux mains qu’il tenait, mais le vieil homme libéra doucement son membre mutilé et s’écarta. Il balayait toujours du regard les frondaisons en contrebas où l’immobilité avait remplacé les frémissements et la rumeur qui signalait la progression des hommes d’armes.
— Je n’ai vu messire Godfrid Picard qu’une seule fois, dit Lazare pensivement. Quelle place avait-il dans la ligne, quand ils ont commencé ?
Joscelin le regarda avec surprise :
— La quatrième, à partir d’ici. Un brun, maigre, habillé en noir et fauve, avec un couvre-chef rouge vif orné d’une plume.
— Ah ! c’était lui... (Lazare ne relâcha pas sa surveillance, ni ne tourna la tête.) Oui, j’ai remarqué la tache rouge. C’est facile à repérer en cas de besoin.
S’éloignant un peu de la route, il s’assit sur l’herbe du talus, le dos appuyé contre un arbre. Il ne détourna pas la tête lorsque Joscelin céda aux instances de Bran et qu’ils le laissèrent à la solitude qu’il aimait tant.
Frère Marc avait vraiment du travail à faire ce jour-là, bien que cela eût pu attendre un jour ou deux, si cela consistait dans les comptes qu’il dressait pour Foulque Reynald. Il était méticuleux et jamais en retard dans la tenue de ses livres. Ce qu’il y avait d’urgent, à la vérité, c’était de trouver une activité qui lui permettrait d’avoir l’air occupé sous le porche de la grand-salle, là où la lumière était la meilleure et où il pourrait surveiller attentivement les faits et gestes de son hôte mystérieux, sans que cela fût trop visible. Il s’était parfaitement rendu compte que le faux lépreux avait manqué l’office de Primes ainsi que le petit déjeuner, et qu’il avait réapparu innocemment, un peu plus tard, tenant Bran par la main. Il était clair que l’enfant s’était fortement entiché de son nouvel ami. Les voir ainsi liés – le gamin sautillant joyeusement pour ne pas être distancé par les longues enjambées qui imitaient si soigneusement, mais si imparfaitement la démarche d’infirme de Lazare, et l’homme, aux gestes si doux et si attentionnés, – les voir ainsi avait donné à Marc la conviction illogique, mais compréhensible que quelqu’un d’aussi gentil et d’aussi prodigue de son temps et de sa patience ne pouvait absolument pas être un voleur ou un assassin. Dès le début, il lui avait été difficile de croire au vol, et plus il observait son réfugié – car il pouvait l’identifier à présent sans problèmes –, plus il trouvait absurde l’idée que ce jeune homme eût pu se venger par un meurtre. Si cela avait été le cas, il se serait enfui sous son déguisement en claudiquant et en faisant résonner sa crécelle avec zèle, et il aurait franchi depuis longtemps le cordon, mis en place par le shérif, pour recouvrer sa liberté. Non, il avait une raison plus urgente qui le retenait là, un problème qui pourrait mettre sa vie en plus grand péril avant qu’il parvînt à le résoudre de façon satisfaisante.
Pourtant, cette présence pesait sur la conscience de Marc. Personne d’autre ne l’avait percée à jour, personne ne pouvait répondre pour lui, ni être tenu pour responsable, si on en venait au pire, pour avoir caché Joscelin et avoir gardé le silence. Donc Marc l’observait et l’avait observé toute la journée depuis qu’il était revenu de son escapade. Et jusqu’à présent, le jeune homme lui avait facilité la tâche. Toute la matinée, il avait tenu compagnie à Bran et était resté à la maladrerie, aidant à ranger le bois glané, à rentrer ce que l’on avait fauché sur le talus et dessinant avec l’enfant sur l’argile séchée d’une petite dépression qui se remplissait d’eau en temps de pluie, de la bonne argile bien lisse que l’on pouvait modeler et remodeler à volonté après qu’un jeu se fut terminé en rires et en cris de joie. Non, un jeune gaillard dans le pétrin qui pouvait si gaiement se lier aux exigences et aux besoins d’un enfant misérable, était incapable de faire le mal, et le devoir de surveillance que s’était assigné Marc se transformait rapidement en devoir de protection, ce qui en augmentait le caractère urgent.
Il avait vu Joscelin et Lazare traverser la route et choisir leur poste d’observation dominant la vallée pour assister à la mise en branle des recherches de l’après-midi, et il avait vu Joscelin revenir avec Bran qui dansait, donnait des ordres et bavardait à ses côtés. A présent, tous les deux étaient assis près du mur du cimetière, concentrant innocemment leur attention sur la taille d’un morceau rapporté du tas de bois. Il lui suffisait de franchir légèrement le seuil pour les apercevoir : la tête blonde de Bran couverte d’un léger duvet de nouveaux cheveux, penchée au-dessus des grandes mains adroites qui façonnaient et taillaient avec tant d’application et de dévouement. De temps à autre, il entendait des rires ravis. Quelque chose qui prenait forme les enchantait. Frère Marc rendit grâces à Dieu pour ce quelque chose qui procurait tant de plaisir à un enfant pauvre et mis à l’écart, et il se sentit définitivement acquis à la cause de celui qui apportait tant de bonheur.
Cela ne l’empêchait pas d’éprouver une curiosité tout humaine, qui le poussait à savoir ce qu’étaient ces merveilles que l’on fabriquait près au mur, et après une heure ou deux, cédant à la curiosité comme tout être mortel, il alla voir. Bran l’accueillit avec une exclamation de plaisir, et brandit le cheval sculpté, un cheval grossier, fougueux, sans détails, mais un cheval bien reconnaissable, haut d’une main et demie. La tête voilée et encapuchonnée du sculpteur était penchée sur un travail supplémentaire, gravant dans une autre pièce de bois les traits d’un enfant facilement identifiable. Ses yeux bleus et lumineux, qu’il ne cherchait pas à cacher, se levaient rapidement de temps à autre pour étudier Bran avant de se baisser à nouveau sur l’objet qu’il tenait en main. Deux mains intactes, à la peau saine, lisse et hâlée, deux mains jeunes. Il avait oublié toute prudence.
Frère Marc retourna à son poste, renforcé dans un sentiment d’allégeance auquel il ne pouvait trouver de justification logique. La petite tête sculptée, vivante avant même d’être totalement façonnée, à part le visage, l’avait conquis sans rémission.
L’après-midi passa ainsi, la lumière s’affaiblit jusqu’à rendre impossible tout effort artistique. Marc ne distinguait plus ses calculs qui étaient achevés de toute façon, et il était sûr que Joscelin Lucy – il avait un nom, pourquoi ne pas le lui donner ? – n’y voyait pas assez pour continuer à sculpter et devait avoir abandonné ou terminé son petit portrait de Bran. On venait d’allumer les lampes lorsque l’enfant entra en coup de vent, brandissant l’objet avec des petits cris de joie surexcitée, pour que son professeur l’admirât.
— Regardez ! Regardez ! Frère Marc ! C’est moi ! Mon ami a fait mon portrait !
Et c’était lui, sans aucun doute, cette sculpture grossiers, contrariée ici et là par le grain obstiné du bois et un couteau inadéquat, mais vif, espiègle et heureux. En revanche, l’ami qui l’avait sculpté ne l’avait pas suivi à l’intérieur.
— Cours vite, s’exclama Frère Marc, cours le montrer à ta mère. Donne-le-lui, elle sera si heureuse. Elle est un peu abattue aujourd’hui. Elle va l’aimer et l’admirer. Vas-y !
Bran acquiesça, radieux, et s’en alla. Même sa démarche avait gagné de l’assurance, à présent qu’il avait pris du poids et qu’il mangeait régulièrement.
Frère Marc se leva et quitta son bureau aussitôt que l’enfant fut sorti. Dehors, la lumière diminuait, mais il faisait encore jour. Il restait près d’une heure avant les Vêpres. Il n’y avait personne près du mur du cimetière. Descendant le talus sans hâte, comme quelqu’un prenant l’air du soir, la haute silhouette élancée de Joscelin Lucy s’arrêta au bord de la route, pour s’assurer qu’elle était déserte, avant de la traverser et de rejoindre l’endroit où le vieux Lazare était encore assis, seul et perdu dans ses pensées.
Frère Marc quitta son bureau et suivit à distance discrète.
Là-bas, sous l’arbre de Lazare, il y eut un long silence. Dans l’ombre, deux hommes bougèrent, quelques rares paroles furent échangées ; de toute évidence, ces deux-là se comprenaient très bien. Dans la pénombre, où avait pénétré et disparu une silhouette encapuchonnée, une autre silhouette avait surgi, aux contours bien visibles dans la lueur pâle du ciel, une haute silhouette agile et jeune, sans cape ni capuchon, vêtue d’un simple habit, heureusement sombre qui se confondait avec l’ombre lorsqu’elle bougeait. La silhouette se pencha vers l’arbre. Marc pensa qu’elle s’inclinait sur une main, puisqu’on ne lui avait pas offert la joue. Le baiser de règle entre parents fut certainement échangé.
L’habit de lépreux resta dans un coin. De toute évidence, il se refusait à entraîner la réputation de Saint-Gilles dans l’aventure périlleuse, quelle qu’elle fût, où il allait se lancer. Joscelin Lucy, qui ne possédait rien au monde que ce qu’il était et ce qu’il portait, sortit de l’ombre et, à grandes enjambées souples dévala la pente jusqu’à la vallée. Il ne restait qu’une demi-heure avant les Vêpres et il faisait encore dangereusement clair en terrain découvert.
S’en tenant au devoir qu’il s’était fixé, Frère Marc contourna prudemment l’arbre qui abritait le vieillard et suivit Joscelin le long de la pente abrupte. Puis ce fut le bief que le jeune homme franchit d’un bond léger et souple, et Marc d’un saut mal assuré et plus maladroit ; puis vint le ruisseau : des lueurs se reflétaient sur le lit de galets. Marc eut les pieds trempés, n’y voyant guère dans le demi-jour, mais il put atteindre l’autre rive sans autre dommage et longer les prairies en bordure du ruisseau en ne perdant pas de vue la haute silhouette de Joscelin.
A mi-chemin, dans le fond de la vallée, du côté des jardins de l’abbaye, ce dernier s’éloigna du ruisseau et s’enfonça dans la frange des bois et des taillis qui bordaient les prairies. Frère Marc le suivit fidèlement, se glissant d’arbre en arbre, ses yeux s’accoutumant à la lumière qui décroissait, ce qui lui donnait l’impression qu’elle ne s’affaiblissait pas du tout, mais restait inchangée et limpide, échappant pour l’instant aux brouillards nocturnes. Regardant sur sa droite, Marc distinguait nettement les contours de son monastère qui se détachait sur la lueur rosée du couchant ; les toits, les tours et les murs dominaient le ruisseau, la pente douce des champs de pois et les jardins avec leurs murs et leurs haies.
Le crépuscule tomba ; même sur l’herbe, les couleurs jetèrent leurs derniers feux avant que l’approche de la nuit ne les changeât toutes en douces nuances de gris. Tout était ombre sous les arbres, mais Marc, se faufilant prudemment de buisson en buisson, distinguait encore la seule ombre qui bougeait. Il entendait également les bruits de sa progression sous le couvert, puis un piétinement inquiet et un mouvement de recul suivis soudain d’un léger hennissement anxieux, étouffé rapidement, lui sembla-t-il, par une main douce et caressante. Une voix chuchota, à peine plus forte que le bruissement des feuilles et la même main flatta gentiment une épaule lisse et solide. Ces bruits trahissaient la joie et l’espoir aussi clairement que s’il avait pu percevoir les paroles.
De sa cachette sous les arbres, à quelques pas, Frère Marc aperçut vaguement la tache pâle et indistincte qui était la tête et le cou d’un cheval gris argenté, couleur gênante pour une telle entreprise nocturne. Quelqu’un avait été fidèle à la parole donnée au fugitif et lui avait amené sa monture au lieu de rendez-vous. Qu’allait-il se passer ensuite ?
Ce qui arriva, ce fut le doux tintement de la cloche annonçant les Vêpres, qui résonna au loin, mais distinctement de l’autre côté du ruisseau.
Presque au même moment, Frère Cadfael tombait sur l’apparition d’un cheval gris clair et, arrêtant sa mule pour ne pas l’effrayer, se mettait à réfléchir à tout ce que cela impliquait. Il ne s’était pas pressé de repartir de Godric’s Ford, se sentant dans l’obligation de fournir à la supérieure des explications crédibles de sa présence là-bas, et il avait trouvé en la mère supérieure une femme accueillante et bavarde. Elle n’avait guère de visiteurs et son habit recommandait Cadfael à sa bienveillance. Elle n’avait pas voulu le voir partir avant de s’être fait raconter en détail le mariage manqué et l’émoi qui s’était ensuivi. Et Cadfael n’était pas homme, non plus, à refuser une coupe de vin, quand on la lui proposait. Ce qui explique qu’il avait pris congé un peu plus tard que prévu.
Lorsqu’il monta sur sa mule et partit, Avice de Thornbury était encore au travail dans le jardin ; elle tassait le sol autour des plants avec autant de vigueur et de satisfaction qu’auparavant, et la plate-bande était presque achevée. C’était avec la même énergie déterminée qu’elle gravirait les échelons de la hiérarchie, aussi honnête et juste qu’ambitieuse, mais sans pitié envers les religieuses plus faibles qui céderaient devant elle, faute d’avoir son intelligence, sa force et son expérience. Elle adressa à Cadfael un geste joyeux de la main, la fossette creusant la joue et disparaissant. En chemin, il songeait à l’empreinte ineffaçable de la beauté passée et se demandait si la novice ne devrait pas trouver quelque moyen de supprimer cette habitude, apte à déconcerter les évêques, ou si, au contraire, cette grâce ne se révélerait pas une arme redoutable dans son arsenal. A la vérité, il n’éprouvait qu’un grand respect pour elle. Ce qui était plus important, c’était que nul n’oserait tenter de réfuter le témoignage qu’elle apporterait avec son franc parler incontestable.
Il s’en revenait donc, à une allure régulière, mais sans précipitation, laissant la mule aller à son pas. Vers l’heure de Vêpres, dans le crépuscule qui tombait, il trottinait sur le sentier, pas très loin de l’endroit où était mort Huon de Domville. Il reconnut le chêne au passage, et ce fut quelques minutes après, alors qu’il apercevait déjà les espaces moins sombres des prairies entre les arbres, qu’il perçut des bruissements sur sa droite, qui se maintenaient à sa hauteur, tout en restant à distance. La prudence lui fit faire halte et garder le silence, l’oreille tendue, mais les bruits continuèrent sans aucun souci de discrétion. C’était rassurant, et il reprit sa route tranquillement, mais sur le qui-vive. De temps à autre, là où les buissons s’espaçaient, il apercevait la pâleur argentée de l’animal qui avançait au même rythme que lui. Un cheval, élancé et bâti pour la course, pâle comme un fantôme, apparaissant entre les branches. Dans les Saintes Écritures, pensa-t-il, c’était la Mort qui chevauchait le cheval pâle. La Mort, apparemment, semblait avoir mis pied à terre ailleurs. Personne ne montait ce cheval gris, sa selle ouvragée était vide et les rênes flottaient sur l’encolure.
Cadfael mit à son tour pied à terre et mena lentement sa mule vers l’apparition, en l’appelant doucement, mais le cheval qui, pourtant, était venu près d’eux par désir de compagnie, s’effraya d’être ainsi approché et s’éloigna dans l’épaisseur des bois. Cadfael le suivît patiemment, mais toutes les fois où il rejoignait presque le cheval, celui-ci repartait en trottinant, l’entraînant de plus en plus profondément dans le bois. Les forces du shérif avaient dû passer l’après-midi à battre les sentes et n’avaient dû rentrer à travers fourrés et taillis que récemment, à la nuit tombante, chaque homme se frayant son propre chemin. L’un d’eux avait sans doute été désarçonné, incapable de rattraper sa monture effrayée et forcé de rentrer ignominieusement à pied, ou bien...
Soudain, le cheval gris resurgit devant lui, gracieux et bien visible dans la relative clarté d’une petite clairière et la faible lueur des étoiles ; il baissa la tête un moment pour brouter l’herbe, mais, lorsque Cadfael s’approcha à nouveau, il secoua sa crinière, s’ébroua et s’enfonça encore sous les arbres de l’autre côté. Mais cette fois, Cadfael ne le suivit pas.
Sur l’herbe de la petite clairière, un homme gisait sur le dos, sa barbe noire et frisée pointant vers le ciel, ses longs cheveux noirs ébouriffés ses bras étendus en croix et tordus, une main griffant l’air et l’autre le sol. Un couvre-chef de brocart, visible simplement par sa plume blanche, se trouvait dans l’herbe près de sa tête. A quelques pas de sa main droite, qui était vide, quelque chose de long et de fin capta assez de lumière dans la pénombre pour jeter des reflets métalliques. Frère Cadfael tâtonna avec précaution, et trouva une garde de poignard et une lame fine, plus longue que la main et le poignet d’un homme. Il passa son doigt dessus, et s’apercevant qu’il n’y avait pas de sang, la laissa là où elle était. Que cette dague en dise plus lorsqu’on y verrait mieux ! A présent, il ne pouvait pas faire grand-chose dans la pénombre, à part essayer de sentir le pouls et le martèlement du coeur, mais les deux avaient cessé de battre. A genoux, aux côtés du mort, en l’examinant attentivement et en évitant son ombre portée, Cadfael concentra son attention sur le visage et s’aperçut, malgré le peu de clarté, qu’il était congestionné, la bouche grande ouverte, les yeux exorbités, la langue pendante et mordue.
Comme Huon de Domville, Godfrid Picard avait été victime d’un guet-apens alors qu’il rentrait chez lui et n’avait pas survécu à cette rencontre.
Frère Cadfael laissa tout en plan, abandonna l’anglo-arabe gris à ses propres caprices, et s’en fut à l’abbaye, imposant à sa mule stupéfaite l’allure la plus rapide qu’elle eût jamais adoptée.