CHAPITRE 3
Comme une pierre jetée dans une mare tranquille, cette violente intrusion provoqua des remous jusqu’à la porterie, l’hôtellerie et le cloître. Ignorant l’identité de ce grand jeune homme, Frère Denis lançait des regards hésitants autour de lui ; il ne désirait que ramener le calme dans la cour, mais ne savait absolument pas comment s’y prendre. Picard se retrouva brusquement poitrine contre poitrine ou presque, face à un solide gaillard au visage menaçant. Ses joues, d’abord écarlates, blêmirent d’une rage aussi violente. Il ne pouvait pas avancer, il ne voulait pas s’écarter et, même si ses serviteurs ébahis ne lavaient pas serré de si près, il n’aurait pas reculé d’un pouce. Les yeux étincelant d’indignation, Agnès s’empara vivement du bras d’Iveta, car la jeune fille s’était élancée avec un faible cri de désespoir, son visage figé dans la soumission rayonnait soudain d’une intense et brève émotion, telle de la glace brisée captant la lumière. Elle aurait tout oublié à cet instant-là, tout sauf ce garçon ; elle aurait bondi à ses côtés sans se cacher et l’aurait enlacé si sa tante ne l’avait tirée en arrière sans aucune douceur, ne l’avait ramenée près d’elle, tout de sombre vêtue et ne l’y avait maintenue d’une poigne de fer. Que ce fût par habitude de se soumettre ou par une présence d’esprit nouvelle, Iveta se fit toute petite et resta immobile, et la lumière, mais non la souffrance, s’éteignit sur son visage. Cadfael s’en aperçut et fut irrémédiablement conquis. Nul être aussi jeune, à peine sorti de l’enfance, n’aurait dû souffrir autant.
Plus tard il se rappellerait cette vision, mais à ce moment précis, il n’avait d’yeux que pour la confrontation entre la folle jeunesse irréfléchie de Joscelin Lucy et la maturité subtile et pleine d’expérience de Godfrid Picard. Le combat n’était pas aussi inégal qu’on aurait pu le croire. Le jeune homme était sûr de son droit, héritier d’un fief respectable, sinon important et, de toute évidence, habile au métier des armes.
— Je ne peux vous demander de vous battre ici, dit-il, haut et clair. (De colère, il avait haussé le ton, comme pour être entendu du héraut dans les lices.) Je vous prie de choisir le lieu et l’heure où nous pourrons nous battre. Vous m’avez causé préjudice. J’ai été chassé par votre faute. Faites-moi réparation et apprêtez-vous à soutenir les accusations que vous avez portées contre moi.
— Insolent ! lui jeta Picard dédaigneusement. J’ai envie de lâcher mes chiens plutôt que de te faire honneur en croisant le fer avec toi. Si on te chasse parce que tu t’es montré un misérable paresseux, fourbe, intrigant et irascible, tu l’as bien mérité et tu devrais être heureux que ton maître ne t’ait pas renvoyé à coups de fouet. Tu t’en tires à bon compte. Prends soin de ne pas t’attirer des foudres autrement plus graves. Et maintenant, hors de mon chemin et rentre chez toi, comme on te l’a ordonné.
— Non ! déclara Joscelin, les dents serrées. Pas avant d’avoir dit tout ce que j’avais à dire, ici, devant tous ces témoins. Et ce n’est pas un ordre qui me fera partir. Huon de Domville possède-t-il la terre sous mes pieds ou l’air que je respire ? Il peut garder l’emploi qu’il m’avait confié, il y a d’autres seigneurs au moins aussi honorables que lui. Mais colporter des calomnies et noircir mon nom, est-ce là bien agir ?
Picard laissa échapper un cri inarticulé de rage impatiente et se retourna pour appeler, d’un claquement de doigts impérieux, ses serviteurs dont une demi-douzaine étaient des hommes d’armes robustes et assez âgés pour avoir l’expérience des coups durs. Ils s’avancèrent allégrement et formèrent un demi-cercle autour de Joscelin.
— Emmenez ce vaurien hors de ma vue. La rivière est tout près. Rafraîchissez-lui la cervelle !
Les femmes se reculèrent à grand bruit de jupes, Agnès et la servante entraînant de force Iveta. Les hommes d’armes s’approchèrent, un rictus circonspect aux lèvres, et Joscelin dut faire quelques pas en arrière pour éviter d’être encerclé.
— Restez où vous êtes ! avertit-il, le regard étincelant. Que ce couard fasse sa propre besogne, car si vous portez la main sur moi, il y aura du sang versé !
Il s’était tellement laissé emporter qu’il avait mis la main à la garde de son épée et avait sorti la lame de quelques pouces. Cadfael jugea qu’il était temps d’intervenir avant que le jeune homme ne se mît irrémédiablement dans son tort. Comme Frère Denis, il s’apprêtait à séparer les adversaires lorsque, venant du cloître apparut la haute figure du prieur Robert, souverainement mécontent, et du logis abbatial surgit la silhouette rapide et silencieuse, invisible jusqu’alors, mais aussi grande et bien plus intimidante de l’abbé Radulphe lui-même, son visage d’oiseau de proie, au regard perspicace, habité à présent d’une colère froide et mesurée.
— Messires ! Messires ! s’exclama Robert les séparant de ses longues mains élégantes. Vous déshonorez notre abbaye et vous-mêmes. Honte à vous de toucher à vos armes ou de proférer des menaces dans ces murs !
Les hommes d’armes, soulagés, reculèrent et se fondirent dans la foule. Picard bouillait de rage, mais se contrôlait. Joscelin remit prestement son épée au fourreau, mais resta planté là, respirant fortement et refusant de s’apaiser. Ce n’était pas un jeune homme facile à intimider et il était encore plus difficile à réduire au silence. Il effectua un demi-tour qui l’amena face à face avec l’abbé, qui était arrivé sur les lieux de la querelle et observait à loisir les protagonistes, l’air distant, sombre et réfléchi. Il y eut un silence.
— Dans l’enceinte de cette abbaye, dit enfin Radulphe sans élever la voix, on ne se querelle pas. Je ne dis pas qu’on n’entende jamais de mot de colère, car nous ne sommes que des hommes. Messire Godfrid, surveillez un peu mieux vos gens. Et vous, jeune homme, touchez seulement à votre garde et vous vous retrouverez dans une cellule de pénitent ce soir.
Joscelin s’inclina et plia le genou en un geste que l’abbé aurait très bien pu trouver purement conventionnel.
— Père abbé, je vous demande pardon ! Menacé ou non, j’étais en faute.
En reconnaissant sa faute, il gardait entière sa colère. Un observateur attentif aurait même pu se demander s’il ne voyait pas certains avantages à offenser de nouveau et à être jeté, comme promis, dans une cellule de l’abbaye. On peut forcer des serrures, suborner ou berner des frères lais – oui, il y avait là des possibilités. Mais il était désavantagé par son sens de la justice qui lui interdisait d’offenser ceux qui ne l’avaient pas offensé.
— Je m’en remets à votre merci, dit-il.
— Bien, je vois que nous nous comprenons. Quel est le motif de la querelle qui trouble notre paix ?
Joscelin et Picard se mirent à parler tous deux en même temps, mais Joscelin, avisé pour une fois, s’interrompit et laissa le champ libre à son aîné. Il se mordait les lèvres d’un air résolu, et observait le visage de l’abbé, tandis que Picard le dépeignait dans les termes méprisants auxquels il s’attendait.
— Père abbé, cet écuyer impertinent a été chassé par son seigneur pour négligence et insolence, et il me reproche d’avoir averti messire Domville, comme j’ai cru de mon devoir de le faire. Car j’ai trouvé qu’il dépassait les bornes, imposant sa présence à ma nièce et semant le trouble de mille manières. Il est venu ici me chercher une mauvaise querelle, vexé par son renvoi si justifié. Il n’a que ce qu’il mérite, mais il ne veut rien admettre. C’est là toute la dispute, conclut-il avec dédain.
Frère Cadfael s’émerveilla de voir Joscelin garder bouche close sous le flot de ces griefs et ne pas cesser de regarder Radulphe avec déférence, jusqu’à ce qu’on l’invitât à parler. Pour se contrôler ainsi, il devait avoir acquis en ces quelques moments un profond respect pour la justice et la sagacité de l’abbé. Il était sûr de ne pas être jugé sans être entendu, et cela valait la peine de faire un effort sur soi-même pour mieux assurer sa défense.
— Eh bien, jeune homme ? dit Radulphe.
On n’aurait pas pu certifier qu’il souriait, son expression restant calme et distante, comme il sied à un juge, mais on aurait pu déceler un soupçon d’indulgence dans sa voix.
— Père abbé, dit Joscelin, nous tous sommes venus assister à un mariage. La fiancée, vous l’avez vue. (Elle avait été rapidement soustraite à leurs regards, entraînée dans l’hôtellerie bien avant la querelle.) Elle a dix-huit ans. Mon seigneur – celui qui était mon seigneur – en a près de soixante. Depuis huit ans c’est une orpheline, laissée à la garde de son oncle ; elle possède de grands domaines qu’administre son oncle depuis longtemps.
La portée de cette digression inattendue commençait à se faire sentir ; Picard, fou de colère, se montra soudain volubile. Radulphe fronça les sourcils et leva la main pour obtenir le silence. Les deux hommes furent forcés de s’incliner.
— Père abbé ! je vous supplie d’aider Iveta de Massard. (C’était le moment attendu par Joscelin qui ne pouvait plus se contenir.) Père abbé, les terres qui lui appartiennent s’étendent sur quatre comtés et cinquante manoirs, c’est la part d’un comte. Ils se les sont réparties entre eux, l’oncle et le fiancé, ils se les sont partagées et elle, elle a été achetée et vendue, sans son accord et volonté. Oh Dieu ! elle n’a plus de volonté, elle est totalement soumise, contre sa volonté ! Mon offense est que je l’aime et que je l’aurais amenée loin de cette prison...
Les dernières paroles furent perçues par Cadfael qui s’était approché assez près, mais furent inaudibles aux autres, car elles étaient noyées sous une clameur aiguë de protestation, à laquelle Agnès prit la part la plus active. Elle avait une voix qui couvrait toutes les autres ; Joscelin ne pouvait rivaliser avec elle. Mais au milieu de la confusion on entendit soudain un martèlement de sabots à la porterie et des cavaliers en mission officielle pénétrèrent dans la cour en nombre calculé pour en imposer à la vue et l’ouïe. Le fil de la plaidoirie de Joscelin et des protestations de Picard fut brutalement interrompu ; tous les regards se tournèrent vers le portail.
En tête chevauchait Huon de Domville, les muscles du visage durs comme les biceps d’un lutteur, ses petits yeux noirs et vifs brillant d’une lueur mauvaise. Le suivait de près Gilbert Prescote, shérif du roi Étienne pour le Shropshire, chevalier d’âge mûr, au corps sec et maigre, au profil de rapace, à la barbe noire et fourchue parsemée de gris. Il était accompagné d’un groupe impressionnant, d’un sergent et de sept ou huit hommes d’armes ; il leur fit faire halte à l’entrée et, comme eux, descendit de cheval.
— Ah ! il est là ! claironna Domville, son regard foudroyant Joscelin qui restait bouche bée de stupéfaction. C’est ce vaurien ! N’avais-je pas dit qu’il sèmerait le désordre partout où il le pourrait avant de nous débarrasser de sa présence ? Saisissez-vous de lui, shérif ! Emparez-vous de ce misérable et surveillez-le bien !
Tout entier tourné vers sa proie, il ne s’était pas rendu compte immédiatement que l’abbé lui-même était parmi les présents, et c’est avec un temps de retard que son regard se posa sur l’austère silhouette. Il mit alors pied à terre et se découvrit respectueusement en un geste brusque.
— Avec votre permission, Père abbé ! Il nous faut nous occuper d’une sinistre affaire et je suis profondément désolé que ce jeune bon à rien l’ait portée dans ces murs.
— Le genre de troubles qu’il a causés jusqu’ici, rétorqua froidement Radulphe, ne me semble pas devoir nécessiter la présence d’un shérif et d’un sergent. Je pense que s’il a eu quelque tort, il en a déjà rendu compte. Le chasser de votre service est votre droit ; le poursuivre plus avant semble un peu excessif... à moins que vous n’ayez d’autres griefs envers lui ?
Il regarda Prescote qui lui répondit :
— Il y en a d’autres, en effet. J’ai appris par messire Domville que depuis que cet écuyer avait reçu l’ordre de s’en aller, un objet de grande valeur avait disparu. On a tout lieu de croire que cet homme l’a dérobé par dépit et par vengeance. Telle est l’accusation portée contre lui.
Joscelin le toisa, surpris et dédaigneux ; cela ne le mettait pas en colère et l’effrayait encore moins.
— Moi, voler ? souffla-t-il sur un ton de mépris indicible. Je ne toucherais à rien qui lui appartienne. Je n’aurais même pas voulu emporter la poussière de sa cour à la semelle de mes chaussures. « Va-t’en ! » m’a-t-il ordonné et c’est ce que j’ai fait. J’ai quitté sa maison et ne me suis même pas arrêté pour prendre tout ce qui m’appartenait. Tout ce que j’ai emporté est ici sur moi et dans mes sacoches de selle.
L’abbé leva une main apaisante.
— Messire ! Quelle chose précieuse a-t-on perdue ? De quelle taille ? Quand s’est-on aperçu de sa disparition ?
— C’est le cadeau de mariage que je destinais à ma fiancée, dit le baron, un collier d’or et de perles. Hors de son écrin, il tient dans le creux de la main. Je désirais l’apporter à la jeune fille aujourd’hui après la messe, mais lorsque j’ai voulu le prendre, j’ai trouvé l’écrin vide. Il y a de cela près d’une heure, du moins je le pense, car nous avons perdu du temps à le chercher partout, quoique l’écrin vide indiquât que le bijou n’avait pas été perdu, mais bien volé. Et à part ce garçon rebelle qui fut chassé à juste titre et le prit fort mal, personne n’a quitté ma maisonnée. Je l’accuse de vol et je veux que la loi soit appliquée dans toute sa rigueur.
— Mais ce jeune homme connaissait-il l’existence de ce collier et l’endroit où il était rangé ? demanda l’abbé.
— Oui, mon Père, s’empressa de reconnaître Joscelin. Nous, les écuyers, nous étions au courant tous les trois.
D’autres cavaliers étaient apparus à la porterie, des gens de Domville ayant rattrapé leur retard. Parmi eux Guy et Simon, peu désireux, à en juger par leurs mines, de se faire remarquer et de prendre part à cet affrontement. Ils se tenaient à l’arrière-plan, arborant à juste titre un air indécis et malheureux.
— Mais je ne l’ai pas touché ! continua Joscelin fermement. Me voici tel que j’ai quitté votre maisonnée ; emmenez-moi et fouillez-moi si vous voulez, vous ne trouverez rien qui ne soit à moi. Et voici mon cheval et mes sacoches de selle ; videz les de leur contenu et que le Père abbé soit témoin ! Non ! ajouta-t-il sur un ton véhément en voyant Domville s’avancer vers le cheval gris. Pas vous, messire ! Je ne permettrai pas à mon accusateur de fourrer les mains dans mes affaires ! Qu’un juge impartial procède à la fouille ! Père abbé, j’en appelle à votre justice !
— C’est une demande raisonnable, dit Radulphe. Robert ! Voudriez-vous faire le nécessaire ?
Le prieur Robert reçut la requête d’une digne inclination de tête et s’avança, avec la solennité d’une procession, pour accomplir la tâche qui lui était confiée. Deux des hommes de Prescote défirent les sacoches et lorsque le cheval gris, affolé par la foule, recula, Simon descendit impulsivement de sa monture et courut se saisir de la bride pour calmer la bête nerveuse. Les sacoches gisaient ouvertes sur les pavés de la cour. Le prieur Robert plongea ses mains dans la première et se mit à sortir les vêtements tout simples et les affaires personnelles que leur propriétaire en colère avait entassés sans cérémonie, une heure à peine auparavant. Le sergent les prenait solennellement, Prescote à ses côtés. Des chemises de lin, chiffonnées par une main rageuse, des chausses, des tuniques, des chaussures, quelques pièces de harnachement, des gants...
Le prieur passa sa longue main à l’intérieur de la sacoche pour montrer qu’elle était vide. Il se pencha sur la seconde, Joscelin se tenait bien d’aplomb sur ses longues jambes musclées, à peine attentif, un sourire arrogant sur son visage hâlé et audacieux. Bien que sa mère, pensa Cadfael en observant tout cela, eût quelque remarque vigoureuse à lui adresser, lorsqu’il rentrerait chez lui... (s’il y rentrait !) sur la façon dont il avait rangé les chemises qu’elle lui avait faites. Et s’il rentrait effectivement chez lui ? Que s’ensuivrait-il pour l’adolescente qui avait été rapidement entraînée dans l’hôtellerie et enfermée quelque part avec sa geôlière, la servante d’âge mûr ? Elle était le témoin manquant. Nul ne lui avait demandé ce qu’elle savait, ni ce qu’elle pensait. Elle n’était pas une personne, mais seulement une marchandise précieuse.
La seconde sacoche révéla un bel habit de cérémonie, vilainement froissé, divers baudriers et ceintures, un chaperon bleu, d’autres chemises, des chaussures souples, une bonne paire de chausses, bleues également. La mère qui avait fait tout cela avait tendrement pensé aux cheveux blonds et aux yeux bleus de son rejeton. Et merveille, il y avait un livre à la reliure en bois finement sculptée, le missel du jeune homme. Il avait bien dit qu’il savait lire.
Enfin, le prieur Robert sortit un petit rouleau de linge fin et se mit à le dérouler sur sa paume. Il leva des yeux étonnés et approbateurs.
— C’est un médaillon d’argent en forme de coquille. Celui qui l’a eu a fait le pèlerinage de Compostelle, au tombeau de saint Jacques.
— C’est le médaillon de mon père, dit Joscelin.
— C’est tout. Cette sacoche est vide également.
Domville s’élança soudain avec un croassement de triomphe.
— Ah ! mais qu’y a-t-il là, dans ce rouleau de tissu ? J’ai vu quelque chose briller.
Il attrapa le bout pendant du tissu, l’arrachant presque de la main du prieur. Le médaillon d’argent tomba, son emballage se défit de quelques pouces ; une chose étincela et glissa à terre, se déroulant comme un petit serpent jaune et vint s’échouer en une rivière de beaux chaînons dorés et de perles nacrées sur les pavés, aux pieds de Joscelin.
Il fut si abasourdi qu’il ne trouva rien à dire et resta là à fixer ce petit objet précieux qui le condamnait. Levant enfin les yeux, il croisa les regards intenses où se lisaient, chez Domville, la jubilation, chez le shérif, une sévère satisfaction, chez l’abbé, une tristesse distante et chez tous la même accusation muette. Alors, il trembla violemment, sortant de son immobilité stupéfaite. Il protesta avec véhémence qu’il n’avait pas pris ce bijou, que ce n’était pas lui qui l’avait mis là. Mais il ne cria son innocence qu’une fois, voyant tout de suite le caractère inutile et inconsistant de ses protestations. Soudain lui vint l’idée folle de se battre, mais il l’écarta délibérément, ayant croisé le regard sévère et sans illusions de l’abbé. Pas là ! Il s’était juré de respecter ces lieux ; là, il ne pouvait que se soumettre. Hors de cette enceinte, ce serait tout autre chose, et plus ils seraient sûrs de sa soumission, moins ils prendraient de précautions gênantes. Silencieux, il n’opposa aucune résistance lorsque le sergent et ses hommes l’entourèrent.
Ils lui enlevèrent épée et poignard et le maintinrent solidement, mais ils ne prirent pas la peine de le ligoter, car ils étaient nombreux et lui, seul, apparemment soumis. Domville resta à l’écart, un sourire vengeur aux lèvres et ne daigna pas se pencher pour ramasser son bien, laissant ce soin à Simon qui, abandonnant la bride du cheval gris, s’élança pour reprendre le collier et le lui tendre. Ce faisant, il jeta un regard dubitatif et anxieux à Joscelin, mais ne prononça pas un mot. Les Picard regardaient avec une évidente joie mauvaise. Cet importun ne les gênerait plus et si Domville le désirait, ne gênerait plus jamais personne. Un tel vol, avec en plus des signes de trahison, pouvait coûter la vie à un homme, même si celui-ci avait été déjà chassé du service de son maître.
— Je réclame la loi dans toute sa rigueur, dit Domville en lançant un regard impérieux au shérif.
— Il sera traduit en justice, rétorqua sèchement Prescote avant de se tourner vers son sergent. Emmenez-le au château. Je dois parler à messire Godfrid et au Père abbé. Je vous suivrai plus tard.
Le prisonnier se laissa faire, doux comme un agneau, sa tête blonde baissée, ses bras sans force ni résistance sous la poigne de deux robustes hommes d’armes. Moines, invités et serviteurs reculèrent pour lui laisser passage et un silence horrifié succéda à son départ.
Frère Cadfael demeura bouche bée et sans réaction, comme les autres. Certes, il était difficile de reconnaître le jeune homme plein de fougue qui était entré au grand galop dans la cour peu de temps auparavant ou l’amoureux audacieux qui avait pénétré en territoire ennemi pour échafauder un plan désespéré avec une adolescente trop effrayée pour tenter d’obtenir ce que son coeur désirait. Cadfael ne croyait pas en de telles transformations. De façon impulsive, il se dirigea hâtivement vers la porterie pour ne pas perdre de vue le triste cortège. Derrière lui, il entendit Simon demander : « Dois-je ramener son cheval gris dans nos écuries ? Nous ne pouvons pas abandonner cette pauvre bête ; elle, elle n’a causé aucun tort. » On ne pouvait savoir d’après le ton s’il croyait que le maître de la pauvre bête en avait causé, mais Cadfael ne le pensait pas. Il n’était certainement pas le seul à avoir des doutes sur ce vol.
Joscelin et ses gardes atteignaient le pont lorsque Cadfael sortit sur la Première Enceinte et se hâta à leur suite. La colline de Shrewsbury, avec ses tours et ses maisons couronnant la longue muraille, reflétait par à-coups la lumière humide et faible du soleil derrière les flots gonflés de la Severn, et loin sur la droite dominait la haute masse du château, la prison où se dirigeaient à présent le prisonnier et son escorte. Depuis le milieu de l’été se succédaient de fortes pluies, et les eaux venant du pays de Galles avaient grossi la rivière d’un flot rapide et abondant qui avait englouti les terres basses des îles. La première partie du pont, le pont-levis qui permettait d’interdire à tout moment l’accès à la ville, était abaissée et occupée par une circulation intense, car c’était le temps des dernières récoltes (fruits et racines pour le fourrage), et des provisions hivernales des bourgeois prévoyants. Trois cavaliers précédaient le prisonnier et son escorte, trois autres fermaient la marche, mais Joscelin et ses gardes allaient à pied, pas trop vite – aucun prisonnier normal n’a hâte de voir se refermer sur lui la porte d’une cellule – mais pas trop lentement, non plus, car il était brutalement poussé lorsqu’il ralentissait. Des gens à pied ou en chariot se bousculaient pour les laisser passer et les regarder bouche bée, certains étaient si intrigués que, sans le faire exprès, ils refermaient le passage immédiatement et barraient ainsi le chemin aux cavaliers de l’arrière-garde. Il y avait eu fréquemment des heurts entre les gens de la ville et le shérif représentant le roi dans le comté, et le sergent de Prescote se gardait de brandir son fouet ou des menaces sur des bourgeois dont la repartie vengeresse s’était quelquefois révélée cinglante. Ce fut pour cette raison que, lorsque les badauds se retournèrent et bloquèrent le passage, après que le prisonnier eut dépassé la tête du pont-levis, les cavaliers de l’arrière-garde se contentèrent de réclamer fort civilement le passage tandis que s’accroissait la distance entre eux et leur prisonnier. Se glissant habilement devant les chevaux pour rejoindre les curieux à la grande porte, Cadfael vit parfaitement ce qui arriva.
L’air misérable et accablé, Joscelin était parvenu à la partie centrale du pont, là où le parapet arrivait à hauteur de hanche. Apparemment il trébucha, laissant ainsi les trois archers de l’avant-garde prendre quelques pas d’avance avant de comprendre la situation. Un chariot, arrêté sur la gauche, força tout le groupe à dévier vers la droite pour le dépasser. Alors qu’ils approchaient du mur, Joscelin cessa de feindre la résignation et tendit soudain les muscles de son corps bien découplé ; entraînant les deux gardes qui le tenaient en un arc de cercle étourdissant vers la droite, il les fit voltiger sans qu’ils aient le temps de se rendre compte de ce qui leur arrivait, avant de dégager ses bras et de sauter par-dessus un adversaire à terre pour atteindre le mur. Un de ceux qui suivaient agrippa désespérément la cheville de Joscelin qui bondissait vers le parapet, mais ce dernier lui donna un vigoureux coup de pied qui le fit vaciller. Avant qu’un autre ait pu se saisir de lui, il avait bondi par-dessus le parapet et impeccablement sauté pieds joints au beau milieu de la rivière, où il disparut à leur vue.
Ce fut joliment fait et Cadfael, témoin de la scène, ne put que se réjouir. Sans raisons précises, il eut la conviction profonde que Joscelin Lucy n’avait jamais touché à l’or de Domville, que le récit fait par Agnès à son mari de la rencontre dans le jardin, ainsi que les plaintes et les avertissements de Picard au fiancé menacé étaient les vraies causes du renvoi du jeune homme : ce renvoi n’avait pour buts que de rendre possible une fausse accusation de vol à l’encontre de l’écuyer et de l’envoyer à coup sûr en prison pour éviter qu’il ne gênât leurs projets ambitieux. Ils ne pouvaient se permettre de le laisser en liberté. Il devait disparaître.
Et il avait disparu, mais de son propre gré et de belle façon. Retenant son souffle, Cadfael se pencha par-dessus le parapet comme des douzaines d’autres spectateurs excités. Des voix s’élevèrent, certaines impartiales, d’autres partisanes. Il y aurait toujours des gens respectueux des lois pour applaudir un prisonnier échappant au shérif.
Le sergent, qui aurait certainement à répondre de l’évasion, était passé à l’action avec un beuglement de rage et hurlait des ordres à ses hommes, à l’avant et à l’arrière. Afin de cueillir le fugitif sur la berge où il essaierait d’aborder, les deux cavaliers de l’avant-garde s’élancèrent au galop pour longer la rivière sous les murs de la ville et ceux de l’arrière-garde firent demi-tour pour gagner la rive de l’abbaye. Mais les deux groupes durent faire un détour tandis que la Severn, plus rapide qu’eux, emportait sereinement leur gibier invisible dans ses flots gonflés. Les soldats qui restaient comptaient deux archers qui, sur l’ordre du sergent, bandèrent leur arc en hâte en se frayant un chemin vers le parapet et en repoussant les curieux qui auraient gêné leurs mouvements.
— Dès qu’il revient à la surface, hurla le sergent, tirez sur lui ! Blessez-le si vous pouvez, tuez-le s’il le faut !
Les minutes passèrent ; les cavaliers atteignirent les berges et se dirigèrent vers la rivière. Aucune tête aux cheveux filasse n’émergeait des flots rapides et réguliers.
— Il s’est noyé gémit quelqu’un et des femmes poussèrent des soupirs apitoyés.
— Oh, non ! hurla d’une voix suraiguë un gamin à plat ventre sur le parapet. Vous le voyez là-bas ? Il nage comme une loutre !
La tête blonde de Joscelin apparut un moment, loin en aval, luisante et ruisselante d’eau. Une flèche vibra et suscita de légers remous à quelques pas du jeune homme, mais il était déjà sous l’eau, et lorsqu’il remonta à la surface pour respirer, il était presque hors de portée des armes. Une seconde flèche s’abattit bien en deçà et il resta au mitan de la rivière, à la vue de tous, se laissant emporter par le courant, apparemment aussi à l’aise dans l’eau que sur terre. Les archers eurent droit pour leur peine, aux acclamations moqueuses des garnements de la ville, ou tout au moins de ceux qui étaient tranquillement hors de portée, tandis que le geste insolent d’adieu lancé en aval par Joscelin provoqua une vague de rires à moitié étouffés.
Sur chaque rive, les cavaliers pressaient leurs chevaux, mais perdaient inéluctablement du terrain ; deux suivaient le chemin en contrebas de la muraille et le long du vignoble abbatial, et trois longeaient les terres riches de l’autre côté, là où les principaux potagers et vergers de l’abbaye occupaient toute une étendue qu’on appelait la Gaye. Ils avaient autant de chances de rattraper Joscelin que d’aller aussi vite que les feuilles emportées par le courant médian. La Severn, bien que silencieuse et sans remous, était mortellement rapide.
A présent, le cou tendu, ils s’efforçaient de ne pas perdre de vue une tête blonde qui n’était pas plus grosse qu’un petit amas d’écume formé par un tourbillon soudain. A peine visible un instant, invisible l’instant d’après. Il avait plongé à nouveau pour être sûr – pensa Cadfael en l’observant attentivement – qu’on ne verrait pas quelle rive il approcherait ni où il aborderait. A présent, il avait dépassé le vignoble ; à main gauche, se dressaient la masse énorme des murailles du château ainsi que des buissons et des arbustes recouvrant le terrain en contrebas ; à main droite, derrière les vergers, des bois se prolongeaient jusqu’à la berge. Rien de plus facile que de deviner son choix, mais il évita de se montrer avant d’être sur la terre ferme, parmi les arbres. Choisissant soigneusement ce qui lui semblait être le couvert le plus favorable, Cadfael crut apercevoir non pas l’homme lui-même, mais un mouvement rapide des branches inclinées et un reflet dans l’eau lorsque Joscelin se hissa sur la berge et disparut dans les bosquets. Il n’y avait plus rien à voir ni à faire sur le pont. Cadfael se rappela son devoir qu’il avait négligé et revint vers l’abbaye, tournant le dos aux garnements hilares et aux gardes qui juraient. Inutile pour l’instant de se demander comment Joscelin s’en sortirait sans armes, sans cheval, sans argent, sans vêtements secs et dès à présent pourchassé à cor et à cri. Mieux valait pour lui disparaître au plus vite, à pied ou par n’importe quel moyen, et mettre le plus de distance possible entre Shrewsbury et lui avant la nuit. Pourtant, Cadfael se surprit à douter que le garçon adoptât une conduite aussi sensée.
Il ne fut pas étonné de constater que la nouvelle de la fuite l’avait précédé. Alors qu’il approchait de la porterie, Gilbert Prescote sortit au petit galop, la mine sombre, suivi de près par les hommes d’armes qui lui restaient. Il n’avait aucune antipathie pour Joscelin Lucy, ni, à voir sa façon d’agir, aucun respect particulier pour Huon de Domville, mais l’incompétence de son sergent lui restait en travers de la gorge, et si le prisonnier n’était pas repris rapidement, les gardes malchanceux passeraient un mauvais quart d’heure.
La poussière retombait encore lorsque le Frère portier apparut prudemment pour les suivre du regard et hocher la tête d’un air morose à l’approche de Cadfael.
— Le voleur leur a finalement échappé ! Cela va être la croix et la bannière pour le rattraper ; il va lancer toute la garnison à ses trousses. Et lui est à pied poursuivi par leurs chevaux ! Le sien a été ramené à la résidence de l’évêque par l’autre jeune écuyer.
Ils étaient tous partis, Huon de Domville, Simon Aguilon, Guy FitzJohn, les serviteurs et les autres, et si la nouvelle de l’évasion venait d’atteindre l’abbaye, eux s’en étaient allés en croyant que le voleur était sous les verrous.
— Qui a apporté la nouvelle ? demanda Cadfael. L’homme a dû partir bien vite et n’a pas pu voir le dénouement.
— Deux frères lais remontaient de la Gaye avec la dernière récolte de pommes. Ils l’ont vu sauter et sont aussitôt accourus nous le dire. Mais vous les suivez de peu.
La nouvelle, donc, n’avait pas été plus loin pour l’instant. Une foule de gens – moines, serviteurs, invités – s’agitaient dans la cour, tout intrigués et excités et certains s’en allaient même voir ce qui se passait le long de la rive. Lorsqu’il serait au courant, Huon de Domville laisserait en d’autres lieux libre cours à sa colère. Cadfael observa Godfrid et Agnès Picard dans l’entrée de l’hôtellerie : plongés dans une conversation à voix basse et tendue, le visage crispé et circonspect, ils échangeaient des regards qui n’étaient que calcul et angoisse. Ce coup de théâtre n’était pas de leur goût : ce qu’ils voulaient c’était que ce jeune homme encombrant fût bien enfermé à double tour dans le château et promis au gibet, si Domville décidait d’aller jusqu’au bout.
Aucun signe d’Iveta. Elle devait, sans nul doute, être enfermée, avec, pour la surveiller, la servante-dragon d’Agnès. Et elle ne reparut qu’au bout de quelques heures, bien que l’on vît son oncle et sa tante, l’air résolu, faire maintes allées et venues entre le logis abbatial, l’hôtellerie et la porterie et, même une fois, Picard s’absenta près d’une heure de l’abbaye, sans doute pour se rendre à la résidence de l’évêque et conférer avec Domville. En ce début d’après-midi, Cadfael se posait des questions sur sa propre responsabilité, négligeant de surveiller, contrairement à son habitude, l’activité d’Oswin, et quelque peu penaud de voir que, pour une fois laissé à lui-même, son assistant n’avait rien renversé, brûlé ou brisé ni n’avait arraché de plantes précieuses. Cela pouvait être, bien sûr, une grâce spéciale de la Providence, un égard envers la préoccupation évidente de Cadfael, mais cela pouvait également être un reproche pour la surveillance pointilleuse qu’il exerçait sur son élève.
Son problème était facile à exposer, mais difficile à résoudre. Devait-il aller raconter à l’abbé Radulphe ce qu’il avait vu et fait le soir précédent ? Se mêler des affaires de parfaits inconnus sur des preuves aussi fragiles et suspectes pouvait se révéler dangereux, même si l’on avait les meilleures intentions du monde. Qui aurait pu jurer que ce jeune homme si attachant n’était pas un coureur de dot qui, dans son propre intérêt, avait tenté d’amener Iveta à s’enfuir avec lui ; il était certes assez séduisant pour l’avoir convaincue. Et pourtant, Cadfael avait beau s’efforcer de considérer les personnes en jeu sous tous les angles, sans préjugés, il ne pouvait déceler chez les Picard aucune trace de chaleur ou de tendresse envers la jeune fille.
Le problème se résolut de lui-même lorsque l’abbé Radulphe le convoqua au milieu de l’après-midi. Cadfael y alla, un peu intrigué et non sans appréhension, pensant philosophiquement que l’on ne pardonne pas toujours facilement les mensonges, même lorsqu’ils ont pour origine une bonne intention. En outre il ne fallait pas sous-estimer Agnès Picard, même si jusqu’ici, lui, Cadfael n’avait pas mis d’obstacles sur sa route, à part verser un peu d’huile opportuniste sur des eaux tumultueuses.
— J’ai reçu une plainte vous concernant, Frère Cadfael, dit l’abbé, se détournant avec décision de son écritoire. (Sa voix, comme toujours, était mesurée, incisive et courtoise et son visage calme et impénétrable.) Oh ! pas nommément, mais j’imagine que le Frère qui était encore au travail dans le jardin aux simples après souper, hier soir, ne peut être que vous.
— C’était moi, dit rapidement Cadfael.
Il n’y avait qu’une seule manière d’agir avec Radulphe et c’était de répondre franchement et sans détours.
— En compagnie de Dame Iveta et de ce jeune homme qui est à présent pourchassé sur les berges ? Et en complotant avec eux lors de cette rencontre aussi peu conforme à la Règle ?
— Absolument pas ! dit Cadfael. Je les ai surpris en entrant dans mon herbarium, à ma grande gêne et à la leur. Dame Picard en fit autant, un moment après. Que j’aie dû user de beaucoup de diplomatie, j’en conviens. Un orage menaçait. Disons que j’ai tiré une ou deux flèches pour disperser les nuages.
— J’ai entendu, déclara sereinement l’abbé, une version de l’affaire par Messire Picard qui, sans nul doute, la tenait de son épouse. J’aimerais connaître la vôtre.
Cadfael la donna avec autant de précision qu’il le put, tout en omettant de mentionner la menace imprudente de Joscelin de ne pas reculer devant le meurtre. Les caractères vif-argent tiennent des propos que démentent leur conduite et leur visage.
Lorsqu’il eut fini, Radulphe le toisa longuement sous ses sourcils froncés, en se mettant à réfléchir.
— En ce qui concerne les libertés que vous avez prises avec la vérité, Frère Cadfael, je laisse cela à votre confesseur. Mais croyez-vous vraiment que cette jeune fille ait peur de son parent, qu’elle soit contrainte à des décisions qui lui sont haïssables ? J’ai entendu ce qu’a dit l’accusé. Mais lui-même aurait beaucoup à gagner s’il l’arrachait à ce mariage de convenance et ses motifs sont peut-être aussi corrompus que l’est toujours la cupidité. Un beau physique n’est pas synonyme d’une belle âme. Il se peut très bien que son oncle n’ait en tête que le bien de sa nièce, et ce serait péché que d’entraver ses projets.
— Il y a un point particulier, remarqua Cadfael avec prudence, qui me préoccupe beaucoup. On ne voit jamais la jeune fille toute seule : elle est toujours entourée de son oncle et de sa tante. Elle parle à peine, car il y a sans cesse quelqu’un qui parle à sa place. J’aurais l’esprit plus tranquille si vous, mon Père, pouviez vous entretenir avec elle, librement, seul à seule, ne fût-ce qu’une fois, sans témoin, et entendre ce qu’elle a à dire, sans qu’on le lui souffle.
L’abbé médita et admit gravement : « Il y a du vrai dans ce que vous dites. Ce n’est peut-être qu’une attention trop poussée, mais la jeune fille devrait pouvoir se faire entendre librement. Si j’allais moi-même à l’hôtellerie rendre visite à mes invités pour essayer de me trouver seul à seule avec elle ? Cela me tranquilliserait et vous aussi. Car je vous le dis franchement, messire Picard m’assure que cet écuyer a profité des entrées qu’il avait en tant que serviteur de Domville pour faire une cour furtive à la jeune fille, qui était contente de son sort avant qu’il lui eût tourné la tête avec force compliments et attentions. Si c’est le cas, les événements de ce matin ont pu lui ouvrir les yeux et la faire réfléchir. »
On ne pouvait savoir d’après ses paroles ou son attitude s’il acceptait sans réserve le bien-fondé de l’accusation de vol ou ce qu’il avait vu de ses propres yeux. Il était trop subtil pour ne pas avoir réfléchi à toutes les possibilités.
— J’ai l’intention, dit-il, d’inviter le fiancé et son neveu ainsi que messire Godfrid à souper avec moi ce soir. C’est l’occasion de transmettre l’invitation moi-même. Pourquoi pas maintenant ?
— Pourquoi pas en effet ?
Raisonnablement satisfait de cette entrevue, Cadfael sortit avec lui, dans la légère brume de cet après-midi d’automne. Aristocrate lui-même, et l’égal d’un baron, Radulphe avait des idées strictes sur le devoir des jeunes de se soumettre à ceux qui avaient autorité sur eux ; mais il ne se leurrait pas sur les nombreux échecs rencontrés par les adultes ainsi désignés Pour imposer un ordre bienveillant dans la vie de leurs enfants. Qu’il se trouve quelques instants seul avec Iveta et il ne manquerait pas de gagner sa confiance. Elle ne laisserait pas passer une telle occasion. Dans ces murs, il était le maître, il pourrait étendre sa main au-dessus d’elle et elle trouverait protection, même contre le roi.
Ils traversèrent le jardin abbatial et la cour pour se diriger vers l’hôtellerie. Cadfael aurait pris congé et serait revenu à ses simples, si tout d’un coup, ils ne s’étaient pas arrêtés stupéfaits : sur le banc de pierre, près du mur du réfectoire, se trouvait Iveta, assise, les yeux diligemment baissés sur un missel posé sur ses genoux, ses cheveux d’or sombre miroitant doucement dans la lumière voilée du soleil. En démenti de tout ce que Cadfael avait dit, elle était seule, assise là en plein air, lisant tranquillement, sans personne de son entourage en vue.
Radulphe s’arrêta et la dévisagea avant de se diriger vers l’endroit où elle se tenait. Elle entendit peut-être le bruit de sa robe de bure ; son pas était audible. Elle leva les yeux ; son visage était d’une immobilité et d’un calme presque glacials. Son teint était si blanc qu’il était difficile de dire si elle était plus pâle qu’à l’habitude, mais lorsqu’elle vit s’approcher l’abbé, elle sourit, des lèvres du moins et se leva pour le saluer d’une délicate révérence. Cadfael suivait l’abbé de près, n’en croyant pas ses yeux et ne comprenant rien.
— Ma fille, dit doucement Radulphe, je suis heureux de vous voir ainsi en paix. Je craignais que les incidents de ce matin ne vous aient attristée et troublée, alors que vous êtes à la veille de changer de condition et avez besoin de réflexion et de calme. Vous teniez, je pense, ce jeune homme en plus grande estime qu’il ne le méritait et n’étiez point préparée a ces révélations. Je suis sûr que cela vous a plongée dans le désarroi.
Elle leva le regard soutenu, mais vide de ses yeux qui ne cillaient pas dans son visage immobile et pur.
— Oui, mon Père. Je n’ai jamais pensé du mal de lui, mais j’ai écarté tous mes doutes à présent. Je sais ce que je dois faire.
Elle parlait d’une voix basse, mais ferme et décidée.
— Et votre esprit est-il en paix pour la cérémonie de demain ? Moi aussi, j’ai des devoirs, mon enfant, envers tous ceux qui viennent se placer sous mon autorité. Chacun peut s’adresser à moi. S’il y a quelque chose que vous désirez me confier, faites-le en toute liberté. Personne ne pourra m’empêcher ou me persuader de ne pas vous écouter soigneusement. Votre paix, votre bonheur sont ma responsabilité tant que vous êtes entre ces murs et seront l’objet de mes prières après votre départ.
— Je vous crois et vous remercie, dit Iveta. Mais mon esprit est en paix et satisfait, mon Père. Je vois clairement ce que je dois faire. Je ne changerai plus ma décision.
L’abbé lui jeta un long regard perçant qu’elle soutint sans faiblir et en gardant son pâle sourire décidé. Radulphe résolut de mettre les points sur les i, car l’occasion ne se renouvellerait sans doute pas.
— Je comprends que le mariage que vous ferez demain convient à votre oncle et à votre tante et sied à votre rang et fortune. Mais vous, ma fille, le désirez-vous vraiment ? Est-ce bien là votre volonté ?
Écarquillant ses grands yeux, couleur d’iris violets, elle entrouvrit ses lèvres en une surprise innocente et répondit simplement :
— Oui, bien sûr, mon Père. C’est ma volonté. Je fais ce que je sais être juste et bon et je le fais de tout mon coeur.