CHAPITRE QUATRE

Frère Denis, l’hospitalier, savait toujours tout ce qui se passait en ville par l’intermédiaire des voyageurs qui s’installaient dans la grande salle. En allant à Vêpres, il raconta la mort de Bonel et la chasse qu’on avait donnée à son beau-fils dans tout Shrewsbury, et comment le sergent avait fait chou blanc en se rendant chez Martin Bellecote. On avait cherché dans toute la maison, mais l’on n’avait trouvé aucune trace du garçon, et le sergent avait fait passer dans les rues le crieur public. Si les citadins ne montraient pas plus d’enthousiasme que d’habitude pour obéir au shérif, le crieur n’aurait pas grand succès. L’enfant n’avait pas quinze ans, beaucoup le connaissaient en ville et ne pouvaient guère lui reprocher qu’un peu de malice et d’agitation, de temps en temps... non, ils n’allaient sûrement pas passer une nuit blanche à le chercher.

La première chose à faire, Cadfael en était d’accord avec le sergent, était de le trouver. Une mère n’est pas impartiale, surtout envers un fils unique, conçu tard après avoir perdu l’espoir d’avoir un second enfant. Cadfael sentait fortement le besoin d’entendre et de juger par lui-même avant d’intervenir en quoi que ce soit dans cette affaire.

Richildis, soulagée par sa crise de larmes, lui avait dit où trouver la boutique et la maison de son gendre, et heureusement, elles étaient situées à l’autre bout de la ville. Une petite promenade le long de l’étang du moulin, le pont à traverser, les portes de la ville à franchir, qui seraient ouvertes jusqu’après Complies, et en deux minutes, après avoir grimpé le long de la Wyle, il arriverait chez Bellecote. Une demi-heure aller-retour. Après le souper, et vite expédié avec ça, il s’échapperait discrètement, évitant sans grand risque d’aller aux collations, car le prieur s’absenterait par principe, tenant à son intimité d’abbé désigné. Il laisserait sans doute la direction de la maison à frère Richard, qui ne se mêlerait sûrement pas de ce qui ne le regardait pas, si ça n’était pas nécessaire.

Le souper se composait de poisson salé et de fèves, et Cadfael l’avala sans y prêter attention, puis traversant hâtivement la grande cour, il sortit par le portail. L’air était froid, mais pour le moment il ne gelait guère, et il n’y avait pas encore eu de neige. Tout de même, il s’était enveloppé les pieds dans de la bonne laine, et il avait veillé à tirer son capuchon.

Les portiers de la ville qui le connaissaient bien le saluèrent avec un souriant respect. La Wyle qui tournait à main droite l’emmena en haut de la colline, où il bifurqua, à droite encore, dans la cour sous l’auvent de la maison de Bellecote. Après qu’il eut frappé à la porte, le silence se prolongea, assez facile à comprendre ; il s’abstint de frapper de nouveau. Trop de bruit les aurait inquiétés. La patience les rassurerait peut-être.

La porte s’ouvrit prudemment sur une jeune personne d’une dizaine d’années, se tenant bien droit ; elle montait une garde vigilante pour la famille qui, derrière elle, devait éprouver des craintes. Ils prêtaient sûrement tous une oreille attentive à ce qui se passait. La petite avait l’air intelligent et bien au courant ; elle vit l’habit noir des Bénédictins, respira profondément et sourit.

— Je viens de la part de Dame Bonel, dit Cadfael, il faut que je parle à ton père, mon enfant, s’il accepte de me recevoir. Je suis seul, n’aie pas peur.

Elle lui ouvrît la porte avec la dignité d’une maîtresse de maison. Thomas, huit ans, et Diota, quatre ans, étaient naturellement les moins effrayés de la maison ; Ils tournèrent autour de sa robe pour l’examiner de leurs yeux ronds et candides, avant que Martin Bellecote ne sortît d’une pièce à la lumière tamisée et n’attirât ses enfants près de lui. D’un geste protecteur, il leur posa la main sur l’épaule. Il semblait aimable et franc, avait de grandes mains et son visage épanoui respirait la santé ; au fond des yeux, on lisait de la retenue, ce que Cadfael fut heureux de constater. Trop de confiance est une folie dans un monde imparfait.

— Entrez, mon frère, dit Martin, et toi Alys, ferme bien la porte.

— Pardonnez-moi ma franchise, fit Cadfael, mais nous n’avons guère de temps. On est venu chercher quelqu’un ici aujourd’hui, et à ce qu’on me dit, on ne l’a pas trouvé.

— C’est vrai, répondit Martin. Il n’est pas rentré à la maison.

— Je ne vous demande pas où il est. Ne me dites rien, seulement ceci, pour vous qui le connaissez, est il possible qu’il ait pu faire ce qu’on lui reproche ?

La femme de Bellecote apparut à son tour, une chandelle à la main. Elle ressemblait beaucoup à sa mère, en plus doux, plus rond, avec un teint plus clair, mais avec la même franchise dans les yeux.

— Encore des questions ! s’exclama-t-elle indignée. S’il y a quelqu’un au monde qui dit ce qu’il pense et qui agit au grand jour, c’est bien mon frère. Déjà tout petit, s’il en avait après quelqu’un, tout le monde le savait à une lieue à la ronde. Mais il n’a jamais été rancunier. Et mon fils est exactement comme lui.

Oui, bien sûr, il y avait Edwy qu’on n’avait pas encore vu, et qui faisait la paire avec Edwin. Ils n’étaient visibles ni l’un ni l’autre.

— Vous devez être Sibil, dit Cadfael. J’étais avec votre mère il y a peu de temps. Quant à mes lettres de créance, avez-vous jamais entendu parler d’un certain Cadfael qu’elle connaissait quand elle était jeune ?

Ses yeux brillants s’arrondirent soudain, sous l’effet de l’étonnement et de la curiosité, et la lumière de la chandelle s’y refléta de jolie façon.

— C’est vous Cadfael ? Oui, elle m’a souvent parlé de vous, et elle se demandait...

Elle regarda le capuchon, l’habit noir, et son sourire se teinta d’une expression de sympathie. Bien sûr ! Elle se disait, en vraie femme, que rentrer de la Guerre Sainte pour trouver sa fiancée mariée avait dû lui briser le coeur, sinon il n’aurait jamais prononcé ces voeux sinistres. A quoi bon lui répondre que les vocations tombent du ciel comme les flèches de Dieu, et non pas à cause d’un amour non payé de retour ?

— Oh, cela a dû lui faire du bien, de vous trouver de nouveau à ses côtés dans ce moment terrible dit elle avec chaleur. Elle a une telle confiance en vous !

— Je l’espère, répliqua Cadfael assez gravement. Je crois en être digne, Je suis simplement venu vous dire de ne pas hésiter si vous avez besoin de moi. Elle le sait déjà. La potion dont on s’est servi pour tuer était de ma fabrication, je me sens concerné dans cette affaire. Je suis donc l’ami de tous ceux qu’on risque de soupçonner à tort. Je ferai ce que je pourrai pour découvrir le coupable. Si vous ou quiconque désiriez me parler, ou bien si vous avez quelque chose à me dire, on me trouve ordinairement entre les offices dans l’atelier de l’herbarium, où je serai ce soir, jusqu’à ce que je me rende à Matines, à minuit. Votre ouvrier, Meurig, connaît l’abbaye, s’il n’est pas venu dans ma cabane. Est-il là ?

— Oui, dit Martin. Il dort dans l’appentis de l’autre côté de la cour. Il nous a dit ce qui s’était passé. Mais je vous en donne ma parole, nul d’entre nous n’a vu Edwin depuis qu’il s’est enfui de la maison de sa mère. Ce dont nous sommes absolument sûrs, c’est que ce n’est pas un meurtrier, c’est rigoureusement impossible.

— Alors dormez tranquilles, dit Cadfael, car Dieu veille. Maintenant, fais-moi sortir discrètement, Alys, et ferme bien la porte derrière moi, car il faut que je me dépêche de me rendre à Complies.

La petite fille, tout éveillée, tira le verrou et lui ouvrit la porte. Solidement plantés sur leurs jambes, les petits le regardèrent partir, sans crainte ni hostilité. Les parents dirent simplement et calmement : « Bonne nuit ! », mais il savait, en redescendant rapidement le long de la Wyle, que son message avait été reçu et qu’il était le bienvenu dans cette famille troublée.

 

— Même si vous avez un besoin urgent de refaire du sirop pour la toux avant demain, dit frère Mark, sortant de Complies avec Cadfael, y a-t-il une raison pour que je ne m’en charge pas à votre place ? Faut il vraiment, après la journée que vous avez passée, que vous restiez à traîner dans les jardins toute la nuit par-dessus le marché ? Ou bien pensez-vous que j’ai oublié où il y a de la molène, du cerfeuil odorant, de la rue, du romarin et de l’herbe aux chantres ?

Cette liste d’ingrédients faisait partie de l’argumentation. Le jeune homme se montrait bien protecteur envers son aîné.

— Tu es jeune, dit Cadfael, et tu as besoin de sommeil.

— J’éviterai de vous dire ce que je pense, répliqua Mark avec prudence.

— Ça vaut mieux. Bon, écoute, tu sembles avoir pris froid, et tu ferais bien d’aller te coucher.

— Pas du tout – manifestement Mark n’était pas d’accord – mais si vous voulez dire que vous avez quelque chose à faire et que vous ne tenez pas à ce que je sois au courant, très bien, je me montrerai raisonnable, j’irai dans le chauffoir, et ensuite au lit.

— Ce que tu ne sais pas, personne ne pourra te le demander, expliqua Cadfael conciliant.

— Soit ! Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous dans ma bienheureuse ignorance ? On m’a dit de vous obéir quand on m’a envoyé travailler avec vous au jardin.

— Oui, répondit Cadfael. Trouve-moi un habit de moine à peu près à ta taille, et avant d’aller dormir, mets-le dans ma cellule, sous le lit, pour qu’on ne le voie pas. On peut en avoir besoin, mais...

— N’en dites pas plus ! lança gaiement frère Mark.

Il évita de l’interroger, ce qui ne voulait pas dire qu’il ne réfléchissait pas sérieusement.

— Faudra-t-il aussi des ciseaux pour la tonsure ?

— Tu deviens bien insolent, observa Cadfael, plutôt approbateur. Non, je ne pense pas que ce serait indiqué. On se contentera du capuchon et de la fraîcheur du matin. Allez, petit, va te réchauffer une demi-heure et puis au lit !

 

La préparation d’un sirop, longuement mijoté avec des herbes séchées et du miel, rendait nécessaire l’usage du brasero ; si un invité devait passer la nuit dans l’atelier, il serait bien au chaud jusqu’au matin. Sans hâte, Cadfael pila finement ses herbes, et commença à remuer le breuvage au miel, sur la grille au-dessus du foyer. Il n’était absolument pas sûr qu’on mordrait à l’hameçon qu’il avait préparé, mais sans aucun doute, le jeune Edwin Gurney avait besoin urgent d’un ami et d’un protecteur pour l’aider à se sortir du pétrin dans lequel il était fourré. Il n’était même pas sûr que les Bellecote sachent où le trouver, mais le petit doigt de Cadfael lui disait qu’Alys, avec ses onze ans, sa dignité de maîtresse de maison et son silence de jeune vierge, même si elle ne bénéficiait pas des confidences de son frère, était très au fait de ce qu’il considérait probablement comme ses petits secrets. Là où était Edwy, on trouverait également Edwin, si Richildis n’avait pas menti. Si l’un était en danger, l’autre lui prêterait assistance. Cadfael approuvait fermement cette attitude.

La nuit était très calme, le froid serait mordant à l’aube. Il n’y avait que son breuvage qui mijotait doucement et le froissement occasionnel de ses manches quand il tournait la cuiller pour rompre le silence. Il commençait à croire que le poisson avait refusé l’hameçon, quand il surprit, après dix heures et au plus noir de la nuit, le bruit furtif du loqueteau qu’on soulevait précautionneusement. Il y eut un souffle d’air froid lorsque la porte s’entrouvrit très légèrement. Il resta assis sans esquisser le moindre geste ; ceux qu’on pourchasse s’alarment aisément. Au bout d’un moment, une petite voix, jeune, méfiante, murmura « Frère Cadfael », d’une façon à peine audible.

— Je suis là, répondit-il doucement. Entre et bienvenue à toi.

— Vous êtes seul ? souffla la voix.

— Oui, entre, te dis-je, et ferme la porte.

Le garçon entra, craintif, repoussa la porte derrière lui, mais Cadfael remarqua qu’il ne la fermait pas au verrou.

— On m’a dit... (il n’allait pas préciser qui), on m’a dit que vous avez vu ma soeur et mon frère ce soir, et vous leur avez dit que vous seriez là. J’ai grand besoin d’un ami... il paraît que vous avez connu ma gr... ma mère, il y a des années, c’est vous le Cadfael dont elle a si souvent parlé, celui qui est parti à la croisade... Je jure n’avoir rien à voir avec la mort de mon beau-père ! Je ne savais même pas qu’il lui était arrivé quelque chose avant qu’on ne me dise que les hommes du shérif me recherchaient pour meurtre. Il parait que vous êtes un grand ami de ma mère, qu’on peut compter sur vous, alors je suis venu. Il n’y a personne d’autre à qui je puisse m’adresser. Aidez-moi ! Je vous en prie, aidez-moi !

— Viens près du feu, murmura doucement Cadfael, et assieds-toi. Reprends ton souffle, réponds à une seule question en toute sincérité, et ensuite, nous pourrons parler. Attention, sur ton âme ! Est-ce toi qui as frappé Gervase Bonel d’un coup mortel ?

Le garçon s’était assis vivement sur le bord du banc, presque à portée de main, mais pas tout à fait. La lumière du brasero, éclairant par en dessous son visage et sa silhouette, montrait un jeune homme mince, agile, à l’ossature légère, mais grand pour son âge ; comme tous les garçons de la campagne, il portait des hauts-de-chausses et une courte tunique, dont le capuchon pendait dans le dos, sans couvrir ses épais cheveux bruns, bouclés et emmêlés. Dans cette lumière rougeâtre, sa chevelure tirait sur le châtain foncé, mais en plein jour, elle serait peut-être plus claire, de la teinte du vieux chêne. Ses joues et son menton avaient encore la rondeur de l’enfance, mais l’ossature commençait à dessiner son visage d’homme. A ce moment, ses deux grands yeux méfiants qui regardaient Cadfael sans ciller lui mangeaient la moitié du visage.

— Je n’ai jamais levé la main contre lui, affirma-t-il solennel et véhément. Il m’a insulté devant ma mère, je l’ai haï à ce moment, mais je ne l’ai pas frappé. Je le jure sur mon âme !

Même les jeunes, quand ils ont l’esprit vif et qu’ils ont très peur, peuvent utiliser toutes sortes de tromperies pour se protéger, mais Cadfael était prêt à jurer qu’il était sincère. Le garçon ne savait vraiment pas comment Bonel avait été tué, on ne l’avait sûrement pas dit à sa famille, ni crié sur les toits, et souvent, un meurtre tient en un coup de poignard porté dans un moment de colère. Il avait accepté cette probabilité sans discuter.

— Très bien ! Maintenant, raconte-moi ta version de ce qui s’est passé aujourd’hui, et tu peux me croire, je vais t’écouter.

Le garçon se mordit les lèvres et commença. Ce qu’il avait à dire correspondait au compte rendu que Richildis avait donné à Cadfael. Meurig était plein de bonnes intentions et il l’avait suivi, pour le réconcilier avec Bonel et ainsi faire plaisir à sa mère. Oui, c’était vrai, cet héritage promis dont on l’avait privé l’avait rempli d’amertume et de colère, il aimait Mallilie où il avait de bons amis, et il aurait fait de son mieux pour l’administrer comme il faut, quand il lui serait revenu ; mais il s’appliquait également à apprendre son métier, et son orgueil ne lui permettait pas de désirer ce qu’il ne pouvait pas avoir, ni de donner satisfaction à un homme qui avait repris sa parole. Pourtant, comme il se souciait de sa mère, il avait accompagné Meurig.

— Et tu es d’abord allé à l’infirmerie pour voir son vieux parent, mentionna Cadfael pour l’aider.

La surprise et l’incertitude arrêtèrent net le garçon. Ce fut alors que Cadfael se leva, très doucement, mine de rien, et commença à arpenter l’atelier. La porte, à peine entrouverte, ne semblait pas l’intéresser, mais il se rendait bien compte de l’obscurité à l’extérieur et du froid qui pénétrait dans la pièce.

— Oui... je...

— Tu y étais déjà allé une fois avec lui, non ? quand tu as aidé Meurig à apporter le lutrin pour la chapelle de la Vierge.

Son visage s’éclaira, mais ses sourcils étaient toujours froncés.

— Oui, le... oui, on l’a apporté tous les deux. Mais qu’est-ce que ça a...

En marchant, Cadfael s’était approché de la porte, il posa la main sur le loqueteau, rentrant les épaules, comme s’il allait bien le fermer, mais tout aussi vite, il l’ouvrit et sa main libre se referma sur une épaisse chevelure frisée. Un glapissement étouffé et indigné le récompensa, et la créature, à l’extérieur, refusant soudain de céder au désir de fuite que ce choc lui avait donné, se redressa et entra dans l’atelier. D’une certaine manière, ce fut une entrée magnifique. Se tenant très droit, le menton en avant, le regard flamboyant, il ignorait superbement le poing de Cadfael dans ses boucles, poing qui devait lui faire mal.

Cet adolescent mince, athlétique, outragé était exactement semblable à l’autre, en un peu plus sombre et farouche peut-être, parce qu’il avait certainement plus peur et que cette peur le rendait plus malheureux.

— Maître Edwin Gurney ? s’enquit courtoisement Cadfael, lâchant l’épaisse chevelure noire, d’un geste presque caressant. Je vous attendais.

Il ferma vraiment la porte cette fois. Maintenant, il n’y avait personne dehors pour écouter, profiter de ce qu’il entendrait, comme le petit animal qui se tapit dans la nuit sur le passage des chasseurs.

— Bon, maintenant que tu es là, va t’asseoir près de ton jumeau. Tu es l’oncle ou le neveu ? Je n’arriverai jamais à vous reconnaître ! Et mets-toi à l’aise. Il fait plus chaud ici que dehors, vous êtes deux, et on vient de me faire remarquer gentiment que je n’ai plus vingt ans. Je n’ai aucune intention d’envoyer chercher de l’aide pour m’occuper de vous, et vous n’avez nul besoin d’aide pour me parler. Alors, pourquoi ne pas mettre en commun ce que nous savons, et voir ce qui en sortira ?

Le deuxième garçon, comme le premier, était dépourvu de manteau, et il tremblait légèrement de froid. Il fut heureux de s’installer sur le banc près du brasero, frotta ses mains engourdies, et s’assit sagement près de son double. Quand l’un se trouvait à côté de l’autre, on voyait bien qu’ils se ressemblaient beaucoup ; et Cadfael trouva qu’ils rappelaient légèrement Richildis quand elle était jeune, mais ils ne se ressemblaient pas au point qu’on pût les confondre en les voyant tous les deux. Cependant, si l’on n’en rencontrait qu’un, il serait peut-être difficile de dire de qui il s’agissait.

— Je le pensais bien, remarqua Cadfael, Edwy s’est fait passer pour Edwin, pour qu’Edwin évite de tomber dans un piège, si piège il y avait, et ne se montre pas avant d’être certain que je n’avais nulle intention de le faire prisonnier et de le remettre au shérif. Et on a bien fait la leçon à Edwy...

— Il a quand même tout gâché, commenta Edwin, avec un mépris naïf et tolérant.

— Tiens donc ! répliqua Edwy avec chaleur. Mais tu ne m’as pas tout raconté. Qu’étais-je censé répondre à frère Cadfael, quand il m’a parlé de ma visite à l’infirmerie ce matin ? Tu ne m’en as rien dit.

— Il n’y avait pas de raison. Je n’y pensais plus. Quelle différence cela faisait-il ? Et tu as tout gâché. Je t’ai entendu, tu as commencé à dire grand-mère, au lieu de mère, hein. Frère Cadfael aussi a entendu, ou comment aurait-il deviné que j’écoutais dehors ?

— Il t’a entendu, bien sûr ! Tu respirais comme un vieux tousseux et tu tremblais de froid, ajouta Edwy pour faire bonne mesure.

Il n’y avait aucune méchanceté dans ces remarques, c’était la façon dont ces deux-là se parlaient, mais si l’un d’eux était menacé, l’autre se battrait jusqu’à la mort pour le défendre. Ce ne fut pas par mauvaise volonté non plus qu’Edwin frappa douloureusement son neveu dans les muscles du bras, et tout aussi vite Edwy saisit Edwin par l’épaule alors qu’il était légèrement en déséquilibre, et le flanqua par terre. Cadfael les attrapa tous les deux par la peau du cou, et les rassit fermement sur leur banc, à un mètre de distance, mais c’était moins par irritation que pour défendre son sirop qui mijotait doucement. Cette courte bagarre les avait réchauffés et dissipé leur peur comme par enchantement ; à peine calmés, ils grimacèrent un sourire.

— Vous voulez bien rester tranquilles une minute, que je m’y reconnaisse ? Edwin, c’est toi l’oncle, et tu es plus jeune... Oui, je te reconnaîtrai. Tu es plus brun, plus trapu, et il me semble que tu as les yeux bruns, ceux d’Edwy...

— Noisette, dit Edwin obligeamment.

— Et tu as une petite cicatrice en forme de croissant blanc près de l’oreille, tout près de la pommette.

— Il y a trois ans, il est tombé d’un arbre, le renseigna Edwy. Il n’a jamais su y grimper.

— Bon, ça suffit ! Maître Edwin, maintenant que tu es là, et que je sais qui tu es, je vais te poser la même question que celle que j’ai posée à ton alter ego il y a un moment. Sur ton âme et sur ton honneur, as-tu frappé maître Bonel d’un coup mortel ?

— Non, affirma solennellement le garçon, en le regardant avec de grands yeux. Je n’ai pas d’arme et même si j’en avais eu une, pourquoi aurais-je voulu lui faire du mal ? Oh, je sais bien ce qu’on dit, je lui en ai voulu parce qu’il n’a pas tenu sa parole, car c’est ce qu’il a fait. Mais je n’étais pas né pour avoir un manoir, seulement pour travailler, et je peux me tailler un chemin en travaillant, sinon j’aurais honte de moi. Non, si quelqu’un l’a frappé à mort – mais comment est-ce que cela a pu arriver si vite ? – ce n’est pas moi. Sur mon âme !

Cadfael n’avait plus guère de doute, maintenant, mais il ne le montra pas.

— J’ai laissé Meurig à l’infirmerie avec le vieux, et je suis allé seul chez ma mère. Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire d’infirmerie ? Est-ce important ?

— Ne t’en occupe pas pour le moment. Comment as-tu été accueilli ?

— Ma mère était contente, déclara le garçon. Mais mon beau-père était fier comme un paon qui fait la roue. J’ai essayé d’en dire le moins possible, à cause de ma mère, et ça l’a mis encore plus en colère ; alors, il a bien fallu qu’il trouve quelque chose pour me piquer au vif. Nous étions tous les trois à table, Aldith avait servi la viande, et elle lui a dit que le prieur avait eu la courtoisie de lui envoyer un plat de sa propre table. Ma mère a essayé de lui en parler et de le prendre par la flatterie, mais il voulait me vexer à tout prix et il ne s’est pas laissé distraire. Il a dit que j’étais revenu, comme il s’y attendait, la queue entre les jambes, comme un chien qu’on fouette, pour le supplier de changer d’avis et de me rendre mon héritage. Il a ajouté que si j’y tenais vraiment, il faudrait que je me mette à genoux et que je le supplie, et peut-être qu’il me prendrait en pitié. Alors, j’ai fini par céder à la colère, et je lui ai crié que je le verrais mort avant de lui demander la moindre faveur, sans parler de me mettre à genoux. Maintenant je ne sais plus ce que j’ai dit, mais il a commencé à me jeter des choses à la tête, et... et ma mère pleurait, et je suis sorti en courant, j’ai traversé le pont et je suis rentré en ville.

— Mais tu n’es pas allé chez maître Bellecote. As tu entendu Aelfric te suivre jusqu’au pont pour te demander de revenir ?

— Oui, mais ça aurait servi à quoi ? Ça n’aurait fait qu’empirer les choses.

— Mais tu n’es pas rentré chez toi.

— Je n’étais pas en état. Et j’avais honte.

— Il est allé dans la réserve de bois de mon père, près du fleuve, expliqua obligeamment Edwy. C’est toujours ce qu’il fait quand il en veut à tout le monde. Ou bien si nous avons des ennuis, on se cache là jusqu’à ce que ce soit terminé, ou au moins que le pire soit passé. C’est là que je l’ai trouvé. Quand le sergent est venu à la boutique et qu’il a dit qu’on le cherchait, que son beau-père avait été assassiné, j’ai su où le trouver. Non que j’aie pensé qu’il avait commis une mauvaise action, même s’il est parfaitement capable de se conduire comme un imbécile, de temps en temps. Mais je savais que quelque chose de grave avait dû lui arriver. Alors, je suis allé le prévenir, et bien entendu, il ne savait rien du meurtre. Quand il est parti, le bonhomme se portait comme un charme, il était simplement furieux.

— Et vous, vous cachez tous les deux depuis ce moment ? Vous n’êtes pas rentrés chez vous ?

— Lui non, c’était impossible. Ils le cherchent. Et il fallait bien que je reste avec lui. Nous devions quitter la réserve de bois, nous savions qu’ils y viendraient. Mais on connaît d’autres endroits. Et puis Alys est venue nous parler de vous.

— C’est la vérité, dit Edwin. Et maintenant, qu’allons-nous faire ?

— D’abord, répondit Cadfael, laissez-moi retirer mon breuvage du feu, afin qu’il refroidisse et que je le mette en bouteille. Voilà ! Je suppose que vous êtes rentrés par la porte paroissiale de l’église, et que vous avez traversé le cloître ?

La porte ouest de l’église abbatiale était à l’extérieur des Murs, et on ne la fermait jamais, sauf pendant la période troublée du siège de la ville, cette partie de l’église appartenant à la paroisse.

— Et vous avez suivi votre odorat, si j’ose dire, une fois dans les jardins. Quand ce sirop bout, il répand une odeur très forte.

— Ça sent bon, dit Edwy, et d’un regard respectueux, il parcourut l’atelier, les tas et les sacs d’herbes séchées qui bruissaient doucement dans la chaleur montant du brasero.

— Tous mes remèdes n’ont pas une odeur aussi appétissante. Je ne dirais pourtant pas qu’ils sentent mauvais. L’odeur est puissante, certes, mais elle est saine.

Il déboucha la grande jarre de lotion de capuchon du moine, et en inclina le goulot sous le nez d’Edwin, qui se penchait, inquisiteur. L’odeur piquante lui fit cligner des yeux, il rejeta la tête en arrière et éternua. Il regarda Cadfael avec franchise, et rit des larmes qui lui venaient aux yeux. Puis il se pencha prudemment, respira de nouveau, et fronça les sourcils, méditatif.

— Ça a la même odeur que le truc dont Meurig se servait pour masser les épaules du vieux. Pas ce matin, mais la dernière fois où je suis venu avec lui. Il y en avait une fiole dans le placard de l’infirmerie. Est-ce la même chose ?

— Oui, dit Cadfael, remettant la jarre sur son étagère.

Le garçon était parfaitement serein, cette odeur ne signifiait rien pour lui qu’un souvenir heureusement distinct de toute notion de tragédie ou de culpabilité. Pour Edwin, Gervase Bonel avait succombé, avec une inexplicable soudaineté, à une attaque armée, et il se sentait seulement coupable de s’être mis en colère, d’avoir fait pleurer sa mère, et d’une blessure d’amour-propre. Cadfael n’avait plus aucun doute. L’enfant était parfaitement honnête, il se trouvait pris dans une situation périlleuse, et par-dessus tout, il avait sérieusement besoin d’amis.

Comme il avait aussi l’esprit très vif. Cette digression commença sérieusement à l’inquiéter.

— Frère Cadfael... commença-t-il, hésitant.

Il prononçait ce nom presque avec révérence, ne s’adressant pas à un vieux moine ordinaire, mais au Croisé que Cadfael avait été jadis, et dont une mère, épouse heureuse et épanouie, se souvenait avec affection, en exagérant sûrement beaucoup son allure, son courage et son audace. Il poursuivit :

— Vous étiez au courant de ma visite à l’infirmerie avec Meurig... Vous avez interrogé Edwy là dessus. Je ne comprends pas pourquoi. C’est important ? Ça a quelque chose à voir avec la mort de mon beau-père ? Je ne vois vraiment pas en quoi.

— C’est ce qui prouve ton innocence, mon petit, répondit Cadfael. Ce sera peut-être difficile à faire accepter aux autres, mais moi je te crois. Assieds-toi près de ton neveu – Grand Dieu, je n’y comprends rien dans vos relations ! – et abstenez-vous de vous battre un moment, le temps que je vous explique ce que personne ne sait encore à l’extérieur de ces murs. Oui, tes deux visites à l’infirmerie sont vraiment importantes, ainsi que cette lotion que tu as vu utiliser – même si, je le reconnais, tu n’es pas le seul à la connaître, et si d’autres que toi connaissent mieux ses propriétés, à la fois bénéfiques et néfastes. Pardonne-moi d’abord de t’avoir laissé croire que maître Bonel avait été tué d’un coup d’épée ou de poignard. Et tu dois me pardonner, puisqu’en croyant à ce que je te racontais, il y a au moins une personne que tu as convaincue de ton innocence : moi. Mais en fait, maître Bonel a été empoisonné, avec le plat que le prieur lui a envoyé, et le poison dont on s’est servi, c’est cette lotion de capuchon du moine. Celui qui l’a mise dans la perdrix, l’a prise soit dans mon atelier, soit à l’infirmerie, et tous ceux qui savaient où on pouvait la trouver, ainsi que le danger qu’elle représentait si on l’avalait, sont suspects.

Les deux garçons, tout couverts de poussière et fatigués qu’ils étaient, finirent par comprendre et ouvrant de grands yeux horrifiés, se rapprochèrent l’un de l’autre sur le banc, comme de jeunes animaux dans un champ se serrent l’un contre l’autre, pour se réconforter. Ils n’étaient plus très loin de l’âge adulte, mais pour l’instant ils se comportaient comme des enfants effrayés et traqués.

— Il n’en savait rien ! affirma vigoureusement Edwy. On a simplement parlé de mort, de meurtre. – Mais si vite ! Il s’est sauvé en courant, et il n’y avait là-bas que les membres de la famille. Il n’avait même pas entendu parler de ce plat...

— Si, protesta Edwin, Aldith nous en avait parlé. Mais en quoi cela pouvait-il m’intéresser ? Je voulais seulement rentrer chez moi...

— Taisez-vous, taisez-vous maintenant ! les rabroua Cadfael. Vous prêchez un converti. Je vous ai mis à l’épreuve. Je sais. Restez tranquillement assis, et ne vous faites plus de souci à mon sujet, je suis convaincu que vous n’avez rien à vous reprocher.

Il était peut-être excessif de dire ça à quiconque, mais au moins ces deux-là n’avaient que des peccadilles sur la conscience ; après tout, Ils étaient jeunes et pleins d’énergie. Et à présent qu’il avait le temps de les regarder, sans chercher à savoir s’ils allaient essayer d’abuser de sa bonne foi, il remarqua autre chose.

— Laissez-moi un moment réfléchir, mais nul besoin de perdre du temps. Dites-moi, vous avez mangé ? L’un d’entre vous, je crois, n’a pas eu grand chose à se mettre sous la dent.

Préoccupés par des problèmes beaucoup plus graves, ils n’avaient guère eu le loisir jusqu’à présent de remarquer qu’ils avaient faim, mais maintenant ils avaient un allié, même si son pouvoir était limité, un abri, même à titre temporaire, et tout soudain, ils eurent une faim de loup.

— J’ai quelques gâteaux d’avoine de ma fabrication, un morceau de fromage et des pommes. Sustentez-vous, pendant que je réfléchis à ce qu’il y a de mieux à faire. Toi Edwy, tu devrais rentrer chez toi, dès que les portes de la ville ouvriront demain matin, te glisser dans la maison sans te faire remarquer, et te comporter comme si tu avais simplement accompli une course ordinaire. Bouche cousue sur tout ça, sauf à ceux dont tu es absolument sûr.

C’est-à-dire à sa famille, unie et prête à combattre pour défendre les siens.

— Mais pour toi, mon ami, c’est une tout autre paire de manches.

— Vous n’allez pas le livrer ? s’exclama Edwy inquiet, en avalant un morceau de gâteau d’avoine.

— Certes non.

Pourtant, il aurait bien poussé le garçon à se rendre, sûr qu’il était de son innocence et de sa foi en la justice, si lui-même avait cru en son infaillibilité. Mais ça n’était pas le cas. Il fallait un coupable, et le sergent, persuadé d’être sur la bonne piste, serait difficile à convaincre qu’il devait chercher ailleurs. Les preuves de Cadfael lui paraîtraient insuffisantes, et il hausserait une épaule méprisante devant ce vieux fou trop facilement convaincu par un jeune menteur adroit.

— Je ne peux pas rentrer chez moi, dit Edwin, solennel malgré une joue gonflée par un morceau de pomme, et l’autre marquée d’une tache verte laissée par une branche. Je ne peux pas non plus aller chez ma mère, ça lui amènerait seulement d’autres ennuis.

— Vous pouvez toujours rester là cette nuit, tous les deux, et alimenter mon brasero. Il y a des sacs propres sous le banc, vous serez au chaud et relativement en sécurité. Mais pendant la journée, il y a des allées et venues ici, il faudra que vous partiez de bonne heure, l’un pour rentrer chez lui, et l’autre... Bon, espérons que tu n’auras pas besoin de rester caché plus de quelques jours. Alors, autant rester à l’abbaye, ils ne viendront sûrement pas te chercher là.

Il réfléchit un long moment. Les greniers au-dessus des écuries étaient toujours chauds à cause du foin et des chevaux en dessous, mais trop de gens y passaient constamment, et avec les voyageurs sur les routes avant Noël, il y aurait peut-être bien des serviteurs qui auraient besoin d’y dormir pour rester près de leurs bêtes. Mais à l’extérieur de la clôture, dans un coin du terrain utilisé pour les foires aux chevaux et la foire estivale de l’abbaye, il y avait une grange où l’on mettait les bêtes qu’on amenait au marché avant de les vendre, et le grenier était plein de fourrage. La grange appartenait à l’abbaye, mais elle était ouverte à tous les marchands forains. A cette époque de l’année, il n’y aurait guère de visiteurs, et le grenier regorgeait de bon foin et de bonne paille, ça ferait un lit assez confortable pour quelques nuits. De plus, si un accident imprévisible menaçait le fugitif, il serait plus facile de s’échapper hors de la clôture qu’à l’intérieur. Mais Dieu veuille que l’on n’ait pas à en arriver là !

— Oui, je connais un endroit utilisable, on s’y rendra très tôt demain matin, et on veillera à te fournir de la nourriture et de la bière pour la journée. Il te faudra être patient, et ne pas bouger, mais tu pourras tenir le coup.

— C’est mieux que de tomber entre les pattes du shérif, s’écria Edwin avec ferveur ; et je vous remercie mille fois. Mais à la longue, ça va m’avancer à quoi ? Je ne peux pas rester caché ad vitam aeternam.

— Il n’y a pas trente-six solutions dans cette affaire, mon garçon, dit Cadfael avec emphase, il va falloir découvrir celui qui a commis le crime dont on t’accuse. Et puisque tu ne peux guère t’en occuper toi-même, tu devras me laisser essayer. Ce qui est en mon pouvoir, je le ferai, pour mon honneur comme pour le tien. Maintenant, il faut que je vous laisse et que j’aille à Matines. Dans la matinée, avant Primes, je viendrai vous faire sortir sans risque.

 

Frère Mark avait bien travaillé, l’habit était là, roulé sous le lit de Cadfael. Il le portait sous le sien, quand il se leva, une heure avant que ne sonne la cloche pour Primes, et il quitta le dortoir par l’escalier de nuit et l’église. L’aube arrive tard en hiver, et ç’avait été une nuit sans lune et nuageuse ; l’obscurité était profonde quand, venant du cloître, il traversa la cour pour se rendre dans le jardin. Personne d’autre n’était debout. C’était parfait pour Edwy, qui pourrait s’en aller sans se faire remarquer. Passant par l’église et la porte de la paroisse, comme il était venu, il arriverait glacé au pont, qu’il franchirait pour entrer dans Shrewsbury, dès que la porte serait ouverte. Nul doute qu’il ne connût la ville comme sa poche, et il trouverait certainement des rues détournées pour échapper à la surveillance des autorités, même si elles avaient la boutique à l’oeil.

Quant à Edwin, il faisait un jeune novice très digne, une fois qu’il eut enfilé l’habit noir et baissé son capuchon. Cadfael ne put s’empêcher de se souvenir de Mark, quand il venait d’arriver, plein de méfiance et s’attendant au pire à cause de cette vocation forcée ; tout y était, la démarche élastique et inquiète, les mains jointes qui se crispaient trop fort dans les grandes manches, les brefs coups d’oeil de côté, pour voir d’où viendraient les ennuis. Mais dans la démarche du garçon, il y avait aussi quelque chose qui évoquait un plaisir pervers ; en dépit du danger, dont il se rendait fort bien compte, cette aventure l’amusait beaucoup, c’était visible. Quant à savoir s’il pourrait rester caché discrètement et supporter cette longue inactivité, ou s’il prendrait le risque de sortir, Cadfael préférait ne pas y penser.

Ils traversèrent le cloître et l’église, et sortirent de la clôture par la porte ouest ; marchant côte à côte, ils tournèrent à droite, et s’éloignèrent du portail. Il faisait encore nuit noire.

— Londres est bien au bout de cette route, non ? murmura Edwin, soulevant légèrement son capuchon.

— Certes. Mais n’essaie pas de t’enfuir par là, même si tu dois partir en courant – Dieu nous protège ! – car à Saint-Gilles, il y a des gardes sur la route. Allons, montre-toi raisonnable, reste tranquille, et laisse-moi au moins quelques jours pour me retourner.

Sous la mince couche de givre, le grand triangle réservé à la foire aux chevaux brillait dans la lumière pâle. La grange de l’abbaye s’élevait dans un coin, tout près du mur de la clôture. La porte principale était fermée à clé, mais à l’arrière il y avait un escalier extérieur menant au grenier, en haut duquel il y avait une petite porte. En ville, on commençait sans doute à circuler, mais à peine car la nuit était noire et nul ne remarqua ces deux moines montant à leur grenier. La porte était fermée à double tour, mais Cadfael avait apporté la clé, et il entraîna le garçon dans l’obscurité où flottait une bonne odeur de foin sec.

— Je ne peux pas te laisser la clé, il faut que je la rende, mais je ne t’enfermerai pas non plus. La porte doit rester ouverte jusqu’à ce que tu puisses sortir librement. Voici du pain, des haricots, du lait caillé, et quelques pommes, et voici également une flasque de petite bière. Garde la robe, tu pourras en avoir besoin pour te tenir chaud la nuit, mais le foin t’offre un lit douillet. Quand je viendrai te voir, car je viendrai, tu me reconnaîtras à ma façon de frapper... Remarque, normalement personne d’autre ne devrait venir. Mais si par hasard, on entrait sans frapper, il y a assez de foin pour que tu puisses t’y cacher.

Le garçon était là, l’air grave soudain et un peu perdu. Cadfael tendit la main, et repoussa le capuchon sur les cheveux bouclés ; la lumière de l’aube était tout juste suffisante pour mettre en relief la forme du visage ovale et solennel, où brillait son regard ferme et dilaté.

— Tu n’as pas dormi beaucoup. A ta place, je me fourrerais dans le foin chaud, et je dormirais jusqu’au soir. Je ne t’abandonnerai pas.

— Je sais, répliqua Edwin fermement.

Il savait qu’à eux deux ils ne pourraient peut-être pas faire grand-chose, mais au moins, il n’était pas seul. Il avait une famille loyale, avec laquelle Edwy ferait la liaison, et il avait un allié dans la clôture. Quelqu’un d’autre aussi pensait à lui et se faisait du souci pour lui.

— Dites à ma mère, fit-il d’une voix qui se mit à trembler un bref instant avant de se reprendre, que je ne l’ai pas touché et que je ne lui ai jamais voulu de mal.

— Je le sais déjà, andouille, le rassura Cadfael, et qui me l’a dit, à ton avis, si ce n’est ta mère ?

La lumière très faible avait une douceur magique, et le garçon, à mi-chemin entre l’enfance et la maturité, en pleine formation, aurait pu passer aussi bien pour un garçon que pour une fille.

— Tu lui ressembles vraiment beaucoup, ajouta Cadfael, se souvenant d’une adolescente à peine plus âgée qu’Edwin, caressée par la même lumière diffuse et délicate, que ses parents croyaient couchée et endormie dans sa solitude virginale. – A ce moment, il avait provisoirement oublié toutes les femmes qu’il avait connues en Orient et en Occident, souhaitant que nulle d’entre elles ne se soit sentie lésée quand il était parti. – Je serai de retour avant la nuit, dit-il, et il s’éloigna dans la fraîcheur de l’hiver, c’était plus sûr.

 

« Seigneur », pensa-t-il en toute révérence, franchissant de nouveau la porte paroissiale pour se rendre à Primes, « ce beau garçon, encore tout neuf, et tout pécheur qu’il est, pourrait être moi ! Lui et son alter ego aussi ! » Ce fut la première et la dernière fois qu’il remit en question sa vocation, la regrettant un peu, mais ça ne dura pas. Il se demanda cependant si quelque part dans le monde, grâce à Ariane, à Bianca, ou à Mariam, ou... – en aurait il aimé une ou deux autres qu’il aurait oubliées maintenant ? – il avait laissé sur son chemin des héritiers aussi beaux que le fils de Richildis.